À l’occasion du dixième anniversaire de la Révolution d’Octobre, les autorités soviétiques ont commandé à Sergueï Eisenstein, le réalisateur du Cuirassé Potemkine, un film commémoratif. Bénéficiant de moyens quasi-illimités, il y relate les événements ayant conduit à la prise du pouvoir par les Bolcheviks et à la chute du Palais d’hiver en octobre 1917.
Octobre est un film mythique, une référence sacramentelle des dictionnaires du cinéma. On en connaît les scènes les plus célèbres : l’ouverture du pont-levis sur la Neva, la chute de la statue de l’empereur Nicolas II, le sac des caves du palais d’hiver… On sait que Eisenstein dut in extremis remonter son film pour en supprimer toute apparition de Trotski qui venait de tomber en disgrâce. On sait aussi que Staline se fâcha de ne pas y être mentionné.
On salue avec déférence le génie du réalisateur le plus célèbre du cinéma soviétique. Pourtant, si l’on remet les choses en perspective, on pourrait nuancer ces éloges. Ainsi de l’art du montage de Eisenstein. On apprend en école de cinéma que c’est Eisenstein le premier qui chercha, en juxtaposant deux plans, à faire naître une idée. Sans doute. Mais Griffith avait ouvert la voie, treize ans plus tôt dans Naissance d’une nation. Ou Chaplin dans La Ruée vers l’or (1925).
On insiste sur les qualités du cinéma d’Eisenstein, sur ses intuitions géniales. On minore ses défauts. C’est un exécrable directeur d’acteurs. Les personnages d’Octobre sont des silhouettes sans vie, même Lénine – joué par un amateur – qui n’a droit qu’à quatre ou cinq plans. Autre critique plus fondamentale : le cinéma d’Eisenstein est un cinéma d’action. Les personnages courent, crient. Cette vitalité donne un rythme fou à son film – même si les canons du cinéma muet ne sont pas ceux dont on est aujourd’hui coutumier. Mais cet enthousiasme a son revers, le même que celui de la liesse révolutionnaire : il emporte tout sur son passage, prend le spectateur en otage, lui interdit tout choix sinon celui de l’adhésion obligée.