Martin Eden ★☆☆☆

Martin Eden est marin. Après avoir porté secours à un jeune homme, il est introduit dans une famille de la grande bourgeoisie napolitaine. Il tombe sous le charme de Elena et décide de s’instruire pour la conquérir.

Le film de Pietro Marcello est la libre adaptation du roman d’apprentissage de Jack London. Son cadre est déplacé de la baie de San Francisco à celle de Naples. Le roman autobiographique de Jack London se déroulait au début du vingtième siècle ; la temporalité du film de Pietro Marcello, enrichie de quelques images d’archives est moins certaine. Il pourrait se dérouler au début du siècle. Mais quelques indices (les automobiles, un poste de télévision) le situent plutôt dans les Trente Glorieuses.

Martin Eden est l’histoire d’un homme qui entend sortir de son état. Une sorte de Bel-Ami américain ou napolitain. L’écriture est pour lui à la fois le moyen d’y parvenir et l’expression d’une sensibilité étouffée. En devenant artiste, Martin Eden deviendra un autre et s’accomplira. Cette schizophrénie, on l’imagine sans peine, n’est pas tenable. L’intrigue – si intrigue il y a – est cousue de fil blanc : Martin Eden est condamné à se perdre. En devenant écrivain, il réalise son ambition mais au prix d’une trahison de classe. Et ses efforts pour être accepté dans la haute bourgeoisie sont condamnés par avance.

On comprend mal l’intérêt d’adapter Martin Eden en 2019. Ses longs développements politiques – où Martin Eden esquisse vainement une alternative entre capitalisme et socialisme en proposant un individualisme dont on pourrait redouter qu’il vire au fascisme – ont perdu tout écho dans notre société contemporaine. Aussi excellente que soit l’interprétation de l’excellent Luca Marinelli, qui n’a pas volé son prix d’interprétation à la dernière Mostra, on n’est jamais touché par le personnage qu’il joue.

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Matthias & Maxime ★★★☆

Matthias (Gabriel D’Almeida Frietas) et Maxime (Xavier Dolan himself) font partie d’une bande de copains amis depuis l’enfance. Issu d’une famille aisée, Matthias est devenu avocat dans un prestigieux cabinet de Montréal. Il vit en couple. Moins privilégié, Maxime doit s’occuper seul de sa mère dépendante. Il est célibataire. Il a décidé de quitter le Québec pour l’Australie.
Lors d’un week-end à la campagne, la jeune sœur de Rivette, l’un des membre de la bande, demande à Matthias et Maxime de jouer dans son court métrage. Elle leur demande de s’embrasser devant la caméra.

Longtemps, Xavier Dolan m’a gonflé. J’ai dit dans ma critique assassine de Juste la fin du monde tout le mal que j’en pensais. Ses poses rimbaldiennes de poète maudit, son énergie débordante, son immaturité revendiquée me sortaient des yeux. Si Laurence anyways m’avait touché, Mommy m’avait mis en rogne. Loin d’être ému par la sensibilité à fleur de peau et par le brûlant désir d’amour de son jeune héros, j’ai passé deux heures de film à me retenir de lui filer deux baffes en le renvoyant chiâler dans sa chambre.

Xavier Dolan a mûri. Et c’est tant mieux. Au Moi nombriliste de ses précédents films se substitue un Nous plus mature.
Certes son cinéma n’est pas encore débarrassé de ses tics. Il ne peut pas s’empêcher de glisser ici ou là le personnage d’une mère toxique (Anne Dorval, toujours là) ou aimante (Micheline Bernard, mère de substitution). Il ne peut pas s’empêcher de lester son film d’une BO sursignifiante (Pet Shop Boys, Reggiani, Mozart, Nina Simone…)

« Vincent, François, Paul et les autres ». Xavier Dolan réussit à brillamment filmer un groupe de potes. Comme Sautet dans les années 1970. Comme Canet dans les années 2010. Comme Denys Arcand auquel Xavier Dolan adresse un coup de chapeau mi-ironique mi-révérencieux. Il filme le groupe, les vannes qui volent, l’amitié qui vibre. Chaque personnage secondaire est attachant.

« César et Rosalie ». Dolan filme aussi, filme surtout un couple. Comme l’annonce le titre, Matthias et Maxime raconte une impossible histoire d’amour.
Amis depuis l’enfance, Matthias et Maxime éprouvent l’un pour l’autre une attraction qu’ils se refusent à reconnaître. Le baiser échangé devant la caméra amateure de l’insupportable sœur de Rivette leur sert de catalyseur. Il constitue le cœur du film et, gommé par une superbe ellipse, on ne le verra pas.

Quelle est la place de l’homosexualité dans le film ? Matthias est incontestablement hétérosexuel. Quant à Maxime, c’est plus flou. On ne lui connaît aucun amant. C’est d’abord un solitaire.
Mais, que Matthias et Maxime soient deux garçons n’a tout bien considéré pas grande importance. On se tromperait en classant ce film au rayon LGBT. Matthias et Maxime nous raconte une histoire d’amour entre deux êtres. Ni plus ni moins.

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L’Angle mort ★☆☆☆

Dominick Brassan (Jean-Christophe Folly) mène une vie ordinaire en apparence. Il habite un modeste appartement dans une barre d’immeubles déshumanisée de la Place des Fêtes. Il travaille dans un magasin de musique où il refuse avec obstination les promotions que son patron lui propose. Il a une relation avec une marchande d’art Viveka (Isabelle Carré) mais n’accepte pas de lui donner un tour plus sérieux.
Dominick Brassan cache depuis sa plus tendre enfance un don extraordinaire : celui de se rendre invisible. D’autres l’utilisent à des fins criminelles ou lucratives. Mais lui ne sait que faire de ce don embarrassant qui semble l’abandonner.

Le cinéma français se frotte au réalisme fantastique. Dans la série Les Revenants (qui, comme L’Angle mort fut écrit sur la base d’une idée de Emmanuel Carrère) la population d’une ville des Alpes voyait revenir à la vie ses morts. Récemment, dans Vif-Argent, un jeune Parisien jouait le rôle de passeur entre la vie et la mort. Ozon dans Ricky imaginait l’émoi provoqué par un bébé qui vole. Et Bertrand Bonello tisait l’histoire d’un zombi haïtien et d’une sororité de lycéennes dans Zombi child.

Ces tentatives sont séduisantes. Mais elles ne sont pas toujours convaincantes. Le réalisme fantastique est un genre délicat qui doit trouver un fragile équilibre sauf à tomber dans le gore ou dans l’insignifiance.

C’est l’écueil contre lequel s’échoue L’Angle mort. Son héros ne sait que faire de son don. Manifestement, son réalisateur aussi. On pourrait imaginer que confier le rôle de cet homme invisible à un acteur noir porte un message politique sur l’impossible invisibilité du Noir dans la société française contemporaine. Il n’en est rien. Le rôle aurait pu être tenu par n’importe qui – ce qui, m’objectera-t-on à raison, est déjà, en soi un message politique sur l’indifférenciation des rôles dans un cinéma français qui a longtemps cantonné les Noirs (et les Arabes) dans des rôles d’immigrés ou de dealers.

La seule idée du scénario est de faire croiser au héros une guitariste aveugle (Golshifteh Farahani) incapable de le voir, qu’il soit visible ou invisible. Mais cette rencontre et les rebondissements qu’elle permet ne suffit pas à donner à elle seule à L’Angle mort le nerf qui lui manque désespérément.

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Les Fleurs amères ★★★☆

Ignorant les réserves de son mari, Lina (Qi Xi) part du nord-est de la Chine pour Paris où elle espère trouver un emploi. Hélas, ses premières semaines en France sont difficiles et elle doit quitter brutalement la famille qui l’exploite comme bonne à tout faire. À la rue, Lina rencontre une compatriote qui lui offre un toit partagé avec d’autres Chinoises clandestines. Sans emploi stable, ces femmes n’ont d’autre alternative pour survivre que de se livrer à la prostitution.

Le réalisateur belge Olivier Meys vient du documentaire. Les Fleurs amères en porte la trace et en a la patine. Il s’agit de raconter l’histoire d’immigrées chinoises venues de Mandchourie. Elles ont la réputation de parler un excellent mandarin, ce qui fait d’elles des recrues de choix pour éduquer les enfants ; mais, faute d’emplois, un grand nombre se retrouve sur le trottoir.

Olivier Meys aurait pu choisir de tourner un documentaire. Il a la bonne idée de réaliser un film en confiant le rôle principal à Qi Xi qu’on vient de voir dans So Long, My Son. De tous les plans, l’actrice est bouleversante. On partage tous les états qu’elle traverse : l’excitation à son arrivée à Paris, le découragement face aux premières difficultés, l’écartèlement devant le choix qui s’offre à elle (rentrer piteusement en Chine ou se vendre ?), la culpabilité face au mensonge que Lina sert à son mari et à sa famille pour expliquer l’origine des fonds qu’elle leur envoie.

Pour éviter que l’action ne s’enlise, le scénario invente une cousine qui décide de rejoindre Lina à Paris et à laquelle il faudra bien révéler la réalité. Conséquence : Lina devra revenir en Chine. Le film, qui s’était construit sur les trottoirs parisiens et autour de la petite communauté de femmes solidaires qui avaient accueilli Lina, en perd en unité. Mais il va au bout de la trajectoire de Lina qui devra assumer les conséquences de ses choix. Jusqu’à un plan ultime d’une infinie douceur.

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Quelle folie ★★☆☆

La trentaine, la barbe métrosexuelle, terriblement séduisant, follement intelligent, Aurélien est autiste.
Il est d’une grande lucidité sur son état qu’il essaie de décrire avec un soin maniaque.
Son ami, le documentariste Diego Governatori l’a filmé dans la campagne de Navarre, à la feria de Pampelune, aux abords du Louvre pour l’aider à libérer sa parole.

Caméra cathartique. Rarement l’expression aura été plus pertinente pour qualifier la démarche de Diego Governatori et d’Aurélien Deschamps. Les deux hommes sont amis à la ville. Diego a voulu accompagner Aurélien dans son travail d’analyse.

Le résultat est étonnant. Il ne s’agit pas d’un film sur l’autisme. Ni d’un film sur un autiste. Il s’agit d’un film sur Aurélien que la caméra de Diego suit dans ses déambulations rurales ou citadines.

Deux images contradictoires circulent sur les autistes. La première est celle de l’autiste savant, façon Rain Man, capable de lister les nombres premiers ou de résoudre des équations quintiques. L’autre est celle de l’autiste lourdement handicapé façon Hors normes, dangereux pour les autres et pour lui-même. Elles sont l’une comme l’autre caricaturales. Les troubles du spectre autistique sont très différents. Certains autistes, lourdement affectés, sont incapables d’une vie sociale ordinaire. D’autres, plus légers, y parviennent grâce à un travail sur eux-mêmes et, le cas échéant, une médication.

Même s’il est supérieurement intelligent, même si son vocabulaire est d’une rare richesse, Aurélien n’est pas un génie façon Rain Man. Il manifeste les symptômes traditionnels de l’autisme : interactions sociales entravées, besoin de routines, hypersensibilité au bruit… Mais son handicap n’est pas si lourd qu’il n’arrive pas à le confiner et à vivre avec.

Aurélien Deschamps nous ouvre une porte, à nous les « hommes structurés », sur le chaos qui règne dans son cerveau. Dans une métaphore éclairante, il nous explique que vivre, c’est faire atterrir un Airbus. La plupart des gens disposent, sans connaître leur chance, d’un pilote automatique pour les y aider. Les autistes hélas, doivent le faire sans cette aide, en mode manuel, ce qui sollicite tous leurs efforts et les rend incapables… de plaisanter avec le copilote ou de draguer l’hôtesse de l’air !

Le documentaire ne pouvait pas se contenter de filmer Aurélien face caméra pendant quatre-vingt-dix minutes. Diego Governatori a eu l’idée de l’amener à Pampelune, en pleine feria, qui chaque été, rassemble des millions de touristes dont les seuls plaisirs semblent être de s’alcooliser généreusement et de se faire encorner par des taureaux lâchés dans la ville. Pas sûr que ce parallèle – comparer le chaos qui règne dans le cerveau d’Aurélien et celui qui agite le centre ville de Pampelune – soit la meilleure idée du film.

Reste une révélation particulièrement stimulante non seulement de ce qu’est l’état d’esprit d’un autiste, mais, en miroir, de ce qu’est celui d’une personne « normale ». Un peu comme si tous les automatismes dont la vie quotidienne est tissée perdaient tout à coup leur fluidité.

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Camille ★★★☆

Camille Lepage était une  photoreporter passionnée et exigeante. À vingt-six ans seulement, en mai 2014, elle est morte en République centrafricaine au cours d’un reportage.
Le biopic que lui consacre Boris Lojkine raconte les six derniers mois de sa vie.

Boris Lojkine avait réalisé un très beau premier film : Hope sur la migration semée d’embûches d’une Africaine vers l’Europe. Il a mis près de cinq ans à sortir son second film qui tangente encore avec le documentaire.

Camille est en effet un mausolée à une jeune femme trop tôt décédée. Comment ne pas être séduit par cette journaliste, l’œil collé à son appareil, les Ray Ban en casquette, le sac en bandoulière, qui essaie de capter « l’instant décisif » ? Quelques séquences en France pendant les fêtes de Noël permettent de comprendre le milieu d’où elle vient : une famille provinciale et aimante (on reconnaît Mireille Perrier, qu’on aime depuis Un monde sans pitié, dans le rôle de sa mère) qui n’a jamais contrecarré ses rêves d’ailleurs.

Camille est aussi un film sur la Centrafrique et sur la sanglante guerre civile qu’elle a traversée entre 2013 et 2015. Elle opposait des milices chrétiennes et musulmanes. Mais seule une lecture simpliste y verrait un conflit de civilisations similaire à ceux prophétisés par Samuel Huntington. Camille Lepage, qui avait rencontré des étudiants à l’université de Bangui et les avait suivis après leur enrôlement aux milices anti-balaka, en fut une victime collatérale.

Mais Camille est aussi un film sur la rencontre entre cette femme-là et ce pays-ci. Une rencontre impossible tant le fossé est immense entre une jeune fille blanche et les habitants d’un pays parmi les plus pauvres de la planète. On craint un temps que, avec un angélisme surfait, ce fossé soit nié, que Camille raconte – comme Out of Africa ou La Massaï blanche – une histoire d’amour et une épiphanie comme les Occidentaux en rêvent quand ils vont en vacances au Club Med du Cap Skirring.
Mais Camille ne sombre pas dans ce travers. Il interroge la distance : distance entre le photographe et son sujet, distance entre le Blanc nanti et le Noir pauvre, distance entre le journaliste de passage et la victime de guerre à laquelle nul avion, nul visa ne permettra de quitter son pays.

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Pour Sama ★★☆☆

Waad est une jeune étudiante à l’université d’Alep quand éclate le printemps arabe en Syrie. Avec son téléphone portable, elle filme les étudiants en grève qui réclament le départ de Bachar el-Assad. La répression s’abat sur eux. Waad continue à filmer. Elle rencontre, s’éprend et finalement épouse Hamza, un jeune docteur qui décide de créer un hôpital où les insurgés seront soignés.
En 2016, au milieu des bombes, le couple a un enfant prénommée Sama.

L’an passé, un premier documentaire filmé dans les rangs mêmes de l’Armée syrienne libre (ASL) avait documenté le siège d’Alep. Still recording m’avait laissé au bord du chemin. J’en avais salué le refus du sensationnalisme et critiqué le manque d’intérêt.

Pour Sama en est presque le double inversé. Il a exactement le même sujet que Still recording et nous montre quasiment les mêmes images : des populations sous les bombes, des immeubles en ruines, des cadavres couverts de sang et de poussière….

Le documentaire prend la forme, ô combien galvaudée, mais tellement émouvante, d’une lettre d’une mère à sa fille. Pour l’auteure, il s’agit tout autant de filmer son couple que la guerre.

Le procédé pourrait sembler bien racoleur. Mais force est de reconnaître que Waad et Hamza forment un couple hors du commun. Belle comme le jour, Waad est une pasionaria toute entière dévouée à son mari qu’elle adule, à sa fille qu’elle adore et à la cause de la révolution. Le visage encore poupin qu’un poil follet parvient à peine à vieillir, Hamza dirige sans élever la voix le seul des neuf hôpitaux d’Alep-est que les bombes russes n’ont pas réussi à détruire. À chaque bombardement, les mêmes scènes terribles se reproduisent que filme sans ciller Waad : les blessés affluent dans un chaos indescriptible, certains n’en réchappent pas, leurs cadavres s’accumulent dans la chambre mortuaire dans une odeur qu’on imagine pestilentielle.

Une scène restera gravée dans les esprits : celle de ce bébé accouché sans vie par césarienne d’une parturiente tombée à neuf mois de grossesse sous les bombes. Les médecins tentent de le réanimer. Dans un film hollywoodien, on sait par avance, compte tenu de ce qui précède du scénario et du moment de la scène, si elle se terminera par la résurrection joyeuse de l’enfant ou au contraire par son décès déchirant. Ici, on ne sait rien avant de l’avoir vue ; car Alep est devenu le lieu de la mort banale et des petits miracles.

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Joker ★★★☆

Gotham City. Fin des années 70. Arthur Fleck (Joaquin Phoenix) vit seul avec sa vieille mère impotente dans un appartement sordide. Quand il est sous le coup d’une vive émotion, il est pris d’un fou rire inextinguible.
Arthur rêve de faire du spectacle et de passer à la télévision. En attendant, il occupe un emploi misérable de clown.

Auréolé du Lion d’or de Venise et de l’Oscar du meilleur acteur unanimement promis à Joaquin Phoenix, Joker arrive sur les écrans précédé d’une impressionnante aura. La presse et les spectateurs n’ont qu’un seul mot à la bouche : « waouh ».

Et il faut reconnaître que c’est celui qui vient à l’esprit au bout de deux heures de film. Waouh ! Car Joker est, sans nul conteste, un film marquant porté par un acteur exceptionnel.

L’acteur exceptionnel, on voit mal ce qu’on peut en dire de plus que le tombereau d’éloges mérités qui se déverse depuis Venise sur lui telle la pluie d’or sur Danaé. Amaigri de vingt kilos, Joaquin Phoenix est stupéfiant. Joker le hisse définitivement sur l’Olympe des plus grands. Il est d’ailleurs emblématique qu’il y croise Robert de Niro (qui jouait au début des années quatre-vingts dans La Valse des pantins de Martin Scorsese le rôle similaire d’un fan psychotique obsédé par un animateur de télévision interprété par Jerry Lewis), méconnaissable, au jeu d’une rare économie, pour un passage de relais symbolique d’une génération à l’autre, par dessus la tête de Brad Pitt et de Leonardo di Caprio.

Le film marquant est l’oeuvre de l’inattendu Todd Phillips, golden boy de la comédie américaine lourdingue (Very Bad Trip et ses dispensables succédanés) duquel on n’escomptait pas autant de finesse. Joker est un film sur la folie à ranger sans barguigner aux côtés de Taxi Driver (Robert De Niro décidément), Vol au-dessus d’un nid de coucou (Jack Nicholson qui fut en son temps un Joker d’anthologie) et Shutter Island (Scorsese encore lui). On y suit la chute inéluctable d’un homme broyé par une société déshumanisée qui refuse de lui tendre la main.
Car Joker n’est pas seulement un film psychologique sur un méchant de bande dessinée. C’est aussi un film politique. Les crimes nihilistes de Arthur Fleck sont le catalyseur d’un chaos social, d’une vague de violence protestataire façon Occupy Wall Street ou Extinction Rebellion.

Ces éloges objectifs ne doivent pas occulter un ressenti plus mitigé. Joker est un film malaisant. On passe deux heures à se tortiller sur son fauteuil, partagé entre la fascination et le dégoût. Mais qui a dit que le bon cinéma devait être nécessairement feel good ?
Plus grave, à y bien réfléchir, le scénario, platement chronologique, ne brille pas par sa finesse. De quoi s’agit-il en effet ? D’un homme qui plonge. lentement mais sûrement. Dans une ville en plein chaos. C’est simple. Si l’on chipote, on pourrait dire que c’est simpliste.
Et Joker se termine – aucun spoiler dans cette révélation prévisible – dans un sabbat anarchique que le vieux balladurien que je suis ne peut que réprouver.

Si j’étais moins perméable à l’avis des autres, si j’avais plus confiance en mon jugement, si je ne craignais pas de passer pour une vieille baderne néocon, j’aurais peut-être mis une ou deux étoiles de moins à Joker – comme Louis Guichard dans Télérama qui tire dessus à boulets rouges avec un argumentaire qui se tient. Mais force m’est de reconnaître, malgré le déplaisir que j’y ai pris, les qualités objectives indéniables de ce film qui, comme annoncé, restera comme l’un des plus marquants de l’année.

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Chambre 212 ★★★☆

Maria (Chiara Mastroianni) a beau aimer profondément son mari Richard (Benjamin Biolay), cela ne lui interdit pas de multiplier les aventures. Lorsque Richard découvre la dernière en date, en interceptant un sms sur le téléphone de son épouse, vingt années de félicité maritale s’écroulent.
Maria quitte le domicile conjugal, traverse la rue et prend une chambre d’hôtel. C’est là, dans la chambre 212, que ses fantômes s’invitent.

Christophe Honoré est sans doute un des réalisateurs français contemporains les plus importants. Il avait commencé sa carrière à la fin des années quatre-vingt-dix comme critique de cinéma et s’était fait connaître avec une critique au bazooka publiée aux Cahiers contre le cinéma « moralisateur » de Robert Guédiguian et d’Anne Fontaine. Il avait commencé à tourner des longs métrages au début des années 2000. Je dois avouer que ses films ne m’avaient jamais réellement conquis. J’éprouvais à leur égard ce que le collégien boutonneux ressent pour l’élève le plus talentueux de la classe : un mélange de jalousie et d’admiration. Ma mère, Les Chansons d’amour, Les Biens-aimés étaient pour moi trop parisiens, trop branchés, trop arty, trop déprimants pour emporter mon enthousiasme. Les brassées d’éloges qui ont accueilli son dernier film, Plaire, aimer et courir vite m’avaient laissé au mieux perplexe.

Mon contentieux avec Christophe Honoré est en passe d’être soldé avec ce Chambre 212 qui m’a enthousiasmé. Son sujet était pourtant bien rebattu (l’adultère) et son traitement casse-gueule qui emprunte à la fois à la poésie de Resnais au réalisme magique de Blier et au vaudeville de Guitry.

Miracle ! Ça marche. Ça marche grâce aux acteurs remarquablement dirigés. Chiara Mastroianni n’a jamais été aussi belle ni aussi juste. Elle a amplement mérité le prix de l’interprétation féminine à la section Un certain regard et sera certainement en lice aux Césars. Vincent Lacoste, dont la bouche molle m’horripile, n’en est pas moins charmant (je laisse à ma voisine, moins pudique que moi, le soin de commenter son postérieur) . Benjamin Biolay accepte sans mégoter de s’enlaidir en homme au foyer en pilou-pilou. Le diamant du film, c’est Camille Cotin en fantasmatique professeure de piano d’une folle sensualité. Le César du meilleur second rôle féminin lui est promis.

Ça marche grâce à une BOF épatante qui mélange Scarlatti, Vivaldi (revisité par Max Richter), Charles Aznavour et Barry Manilow.

Mais ça marche surtout par un scénario qui renverse les stéréotypes du couple adultère. C’est la femme qui travaille à l’extérieur tandis que son époux – dont on ne saura jamais la profession – l’attend au foyer, fait la lessive et prépare le repas. C’est la femme qui enchaîne les adultères tandis que son époux ne l’a jamais trompée. Quand la crise éclate, c’est la femme qui part et le mari qui reste. Ce renversement n’est pas d’une audace folle en ces temps féministes, mais suffisamment original pour être salué.

Chambre 212 est léger sans être frivole, grave sans peser des tonnes. Chambre 212 est délicat et intelligent. Sans verser dans le moralisme ni dans le cynisme, Chambre 212 s’amuse de l’usure du couple et de l’adultère. Chambre 212 parle avec justesse du désir qui passe et de l’amour qui reste. À voir, surtout si on a passé la quarantaine et fêté ses noces de porcelaine (ce qui me place en cœur de cible), en couple, avec son mari ou sa femme, son amant ou sa maîtresse… mais pas les quatre ensemble. 

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Sœurs d’armes ★☆☆☆

Au nord de l’Irak et de la Syrie, Daech étend lentement son emprise et asservit les femmes.
Un village yézidi est envahi. La jeune Zara (Dilan Gwyn) est coiffée d’un tchador, vendue au marché aux esclaves, achetée par un combattant britannique sadique qui la viole et l’emprisonne. Zara avait vu son père assassiné et son petit frère capturé pour devenir un des « boucliers humains » de l’émir.
Pendant ce temps, de l’autre côté de la ligne de front, les peshmergas kurdes s’organisent. La commandante du groupe du serpent (Amira Casar) a sous ses ordres des femmes de toutes nationalités venues rejoindre la cause. Deux françaises viennent de la rejoindre : l’une est juive et s’appelle Yael Cohen (Esther Garrel), l’autre est musulmane et s’appelle Kenza Belkacem (Camelia Jordana).

Sœurs d’armes est tristement servi par l’actualité. Sa sortie coïncide avec la décision ubuesque de Donal Trump de retirer ses forces spéciales du nord de la Syrie, laissant le champ libre aux forces turques pour saigner les milices kurdes.

Sœurs d’armes est l’oeuvre de Caroline Fourest. Polémiste , essayiste, elle milite pour le féminisme et la laïcité. Elle avait déjà réalisé des documentaires (sur Marine Le Pen, les Femen ou les « réseaux de l’extrême ») ; mais Sœurs d’armes est sa première fiction cinématographique.

Les peshmergas sont à la mode. Leur combat ne peut que susciter la sympathie en Occident : ils se battent pour la reconnaissance de leur identité nationale, contre le fanatisme de Daesh et en faisant dans leurs rangs une place à égalité aux hommes et aux femmes. Bernard-Henry Lévy (Peshmerga) et Stéphane Breton (Filles du feu) leur ont consacré deux documentaires en 2016 et 2017.
Sœurs d’armes marche sur les traces des Filles du soleil d’Eva Husson diffusé l’an dernier en compétition officielle à Cannes. Il en reprend presque à l’identique les thèses, les personnages, les situations. Mais il en exacerbe les défauts. Tout sonne faux dans ce film de guerre simpliste et manichéen où chacun des personnages incarne un stéréotype (la Yézidie martyre, la fière cheffe de guerre kurde, la beurette cool, la Juive laïcarde, le jihadiste psychopathe…), où chaque prévisible rebondissement semble n’avoir été écrit que pour scandaliser les cœurs et forcer les pleurs.

Ce piteux nanar hollywoodien eût-il été signé par un réalisateur anonyme, on aurait, avec beaucoup d’indulgence, toléré son simplisme badass. Mais, de la part de Caroline Fourest, on attendait autre chose, on attendait mieux.

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