Les Amandiers ★★☆☆

Au milieu des 80ies, un groupe de jeunes comédiens en herbe intègre l’école du Théâtre des Amandiers. Ils vont se former avec Patrice Chéreau (Louis Garrel) et Pierre Romans (Micha Lescot). Le premier monte Platonov de Tchekhov, le second Penthésilée de Kleist.

Valeria Bruni-Tedeschi plonge dans ses souvenirs pour raconter ses années de formation au Théâtre des Amandiers. Elle y fréquenta des jeunes acteurs aussi talentueux que Agnès Jaoui, Vincent Perez, Eva Ionesco, Thibault de Montalembert (qui fait un cameo dans le jury d’admission du début du film), Bruno Todeschini, Marianne Denicourt, Thierry Ravel dont elle fut la compagne et qui mourut à vingt-huit ans d’une overdose après des débuts pourtant prometteurs. Avec eux, elle tint le rôle principal de Platonov qui fut monté à Nanterre puis porté à l’écran en 1987 sous le titre Hôtel de France par Chéreau lui-même.

On imagine volontiers le plaisir nostalgique qu’elle a pris à retrouver ses camarades et à se rappeler avec eux leur folle jeunesse. Nous avons tous connu dans nos vies une période fondatrice de notre jeunesse, un moment parfait, ou reconstitué comme tel dans notre mémoire embellissante, notre premier flirt, notre premier chagrin d’amour, l’année du brevet ou celle du bac, un voyage scolaire à Florence ou à Paris, un examen réussi ou même raté….

Ce plaisir régressif se voit et se sent. Les Amandiers est un film sur la jeunesse qui se perd du double point de vue de la réalisatrice, la cinquantaine bien frappée, et de celui des acteurs eux-mêmes qui ont déjà cette conscience aiguë. C’est un film inscrit dans son temps et dans son milieu – même si le théâtre permettait un étonnant brassement de classes qu’a vécu très intimement Valeria Bruni Tedeschi, héritière d’une richissime famille italienne exilée à Paris pour fuir les Brigades rouges.
Ses jeunes personnages dévorent la vie avec une énergie destructrice. Ils boivent, ils baisent, ils se droguent sans que leurs aînés ne leur mettent de frein. Ceux-ci auraient d’ailleurs plutôt tendance à les y encourager.

Les Amandiers est un film électrisant porté par des jeunes acteurs pleins de flamme. Ils pourraient être les enfants, ou à tout le moins les fils et filles spirituels, des acteurs et des actrices formés par Chéreau à Nanterre dans les 80ies. Nadia Tereszkiewicz (Tom, Babysitter, Seules les bêtes) mène la danse, incandescente. On voit mal comme le César du meilleur espoir féminin lui échapperait. Elle est entourée par une bande de jeunes acteurs tout aussi prometteurs qu’elle, Sofiane Bennacern, des faux airs de Félix Moati, en tête : Liv Henneguier (Crache cœur), Sarah Henochsberg (C’est ça l’amour), Suzanne Lindon (Seize printemps)….

Pour autant, le film souffre d’un manque de rythme et s’enlise dans une durée trop longue (il aurait pu facilement être amputé d’une bonne demi-heure). Il souffre aussi d’une musique envahissante : on a beau aimer Bach et Vivaldi – et Daydream de Wallace Collection – il n’était pas nécessaire d’en coller des extraits à chaque plan.

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Riposte féministe ★★☆☆

Partout en France, des militantes féministes collent sur les murs à la nuit tombée des slogans chocs sur des feuilles A4 peintes en noir qui dénoncent les féminicides et le patriarcat : « Je te crois » « Mon corps, mes choix » « Pas un.e de plus » « Ras le viol » « Non c’est non » « Ta main sur mon cul, ma main sur ta gueule ».
Marie Perennès et Simon Depardon sont allés à la rencontre  de ces colleuses, jeunes et militantes, dans une dizaine de villes de France : Lyon, Le Havre, Montpellier, Marseille, Montbrison, Brest, Compiègne, Amiens, Lille, Paris, Gignac….

Riposte féministe témoigne de leur engagement. Il aurait pu se focaliser sur un seul collectif, probablement parisien, car le plus nombreux et le plus riche. Il a préféré prendre le parti de ce lent Tour de France dont l’objectif est de témoigner de la diversité de ce militantisme et aussi de son universalité : ce n’est pas seulement un phénomène parisien mais bien un mouvement national. Le risque est de donner au documentaire un faux rythme : il aurait pu nous montrer cinq groupes de plus – ou de moins – sans y rien changer.

Les femmes interviewées se ressemblent. Elles sont jeunes, entre dix-huit et vingt-cinq ans. Elles sont militantes et politisées. Ce sont les mêmes concepts, le même vocabulaire stéréotypé qu’elles utilisent, mais avec une indéniable authenticité. Elles se réapproprient la rue et la nuit avec une témérité contagieuse : quand une élue à Compiègne propose de leur affecter un mur pour s’y exprimer, elles accueillent avec tiédeur cette offre qui gommerait la transgression de leur geste.

Les Colleuses sont non-mixtes. Ces collectifs rassemblent exclusivement des femmes et des « minorités de genre ». Cette non-mixité contredit l’idéal universaliste qui est au cœur de notre pacte républicain et qui postule une égalité fondamentale, au-delà des différences de genres, de classes et de religions. La misandrie n’est jamais loin et les Colleuses en ont une conscience lucide dans leur débat interne autour du slogan radical de Brigitte Fontaine : “Assez parlementé, vive la lutte armée, qu’on empale tous les mâles”. On peut désapprouver cette non-mixité, cette misandrie latente ; mais il n’en est pas moins indéniable que la complice sororité – un mot étrangement tu durant tout le documentaire – qui caractérise ces collectifs et que les réalisateurs ont parfaitement réussi à saisir en constitue une des dimensions les plus sympathiques.

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Qui a peur de Pauline Kael ? ★★★☆

Pauline Kael (1919-2001) fut en son temps la plus féroce et la plus célèbre critique de cinéma américaine. Née en Californie, Kael s’essaie à la création artistique après des études à Berkeley. Elle commence par hasard à écrire des critiques de cinéma en 1953 – en assassinant Les Feux de la rampe de Charlie Chaplin – avant de rejoindre The New Yorker en 1967 dont elle tient la rubrique cinématographique jusqu’à son départ à la retraite en 1991.

Pauline Kael refusait tout intellectualisme et toute théorisation. Pour elle, voir un film était une aventure avant tout subjective. Ses critiques, rédigées à la première personne, évoquaient fréquemment son état d’esprit, la salle, les réactions des autres spectateurs, autant de facteurs qu’une critique orthodoxe et désincarnée tait traditionnellement.

Pauline Kael est entrée dans l’histoire du cinéma pour ses coups de gueule et pour ses coups de cœur. Les premiers sont restés les plus célèbres : La Musique du bonheur, La Dolce Vita, L’Année dernière à Marienbad, Lawrence d’Arabie, West Side Story, 2001, Odyssée de l’espace, Shoah (ce qui lui attira le reproche d’être une Juive antisémite), Apocalypse Now, Blade Runner… Au contraire, elle défendit avec acharnement les jeunes réalisateurs de la Nouvelle vague américaine : Scorsese dont elle lança la carrière avec sa critique de Mean Streets, De Palma, Altman, Peckinpah…

Ses engouements comme ses détestations étaient imprévisibles ; car sa pensée ne faisait pas système. C’était sa principale qualité, son principal défaut aussi. Aujourd’hui, à une époque où Internet a permis à n’importe qui – moi y compris – de s’ériger en critique de cinéma au risque de tout ravaler, on n’imagine pas le poids et l’influence qu’ont pu avoir les articles hebdomadaires de Pauline Kael sur l’industrie du cinéma des 70ies et des 80ies. Elle s’est attiré une foule d’ennemis, blessés à mort par les propos parfois cruels qu’elle a tenus sur eux, et beaucoup d’admirateurs inconditionnels.

C’est à eux que Rob Garver, dans un documentaire très sage qui, comme c’est souvent le cas, a le défaut de verser souvent dans l’hagiographie, donne la parole : Quentin Tarantino, Paul Schrader, David O. Russell… Le résultat ne mérite sans doute pas les trois étoiles que je lui donne ; mais ce documentaire touche un sujet qui m’est tellement cher qu’il rentre immédiatement avec son héroïne dans mon panthéon personnel.

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La Maison ★★☆☆

La Maison est inspiré du livre éponyme d’Emma Becker qui fit scandale à sa sortie en août 2019. L’autrice, une jeune écrivaine française, y racontait les deux années qu’elle avait décidé de passer dans une maison close berlinoise pour y trouver la matière de son quatrième roman.

Le sujet est sulfureux. Il appelle le scandale et peut d’ailleurs être suspecté de vouloir s’en nourrir. L’affiche du film accentue ce biais, qui pourrait être celle d’un porno chic, sur laquelle les mots encadrés « Interdit aux moins de 16 ans » semblent constituer un argument supplémentaire de vente (comme ces films d’horreur qui perdent toute crédibilité si la commission de classification ne leur reconnaît pas ce label).
D’ailleurs, dans la salle où j’ai vu le film hier soir, la proportion dangereusement élevée de sexagénaires patibulaires en imperméables douteux (il est vrai qu’il pleuvait à Paris comme vache qui pisse) aurait dû me mettre la puce à l’oreille sur les motivations des spectateurs.

Tous ces vieux cochons – au nombre desquels je dois lucidement m’inclure – en auront eu pour leur argent. La Maison mérite sans guère de doute son interdiction. Il contient son lot d’images chocs de porno chic, de sexes, masculins et féminins, dénudés, d’hôtesses en hauts talons et en lingerie fine…
Toute cette imagerie stéréotypée accompagne un discours qui rassérénera lesdits cochons et hérissera le poil (non épilé ?) des féministes de stricte obédience : la prostitution, quand elle est librement consentie et quand elle est exercée dans un environnement réglementé, n’a rien d’infamant. Autre argument connexe : le bordel est un lieu clos où des femmes, qui entretiennent entre elles une sororité chaleureuse, gagnent beaucoup plus d’argent que des caissières de supermarché en y effectuant un travail beaucoup moins pénible. Dernier jalon de la démonstration : les hommes ne sont, à quelques rares exceptions près, pas de dangereux pervers mais des êtres vaniteux qu’il est facile de berner en feignant l’orgasme ou des nounours déprimés qui trouvent au bordel la chaleur humaine qui leur est refusée au dehors.

C’est à ce stade d’un raisonnement qui, s’il s’arrêtait là, conduirait irrévocablement à une conclusion sans appel, qu’il faut ajouter deux bémols.

Le premier est que ce discours se tient. J’entends d’ici les cris d’orfraie des abolitionnistes qui, à bon droit, répliqueront que la prostitution est dans la majorité des cas exercée par des femmes fragilisées et non consentantes et n’enrichit que leurs proxénètes et que, quand bien même elle serait librement consentie et serait exercée dans un environnement protégé, elle constitue toujours une entreprise détestable de réification du corps humain. J’entends cette opinion, je la comprends et, au fond de moi, je la partage. Pour autant, sans la partager, j’entends aussi l’opinion inverse, celle défendue dans La Maison ou, tout récemment, dans un autre film allemand (ces Allemands décidément !) qui traitait exactement du même sujet, Seule la joie

Le second bémol, le plus significatif à mon sens, est que le vrai sujet du film est ailleurs. On se tromperait en considérant qu’il traite de la prostitution. Quel est alors son sujet ? Il s’agit d’une écrivaine en train d’écrire un livre, du défi qu’elle se lance, des sacrifices qu’elle consent, de l’obligation de sincérité qu’elle s’impose.
Un tel sujet est sans doute moins glamour que la lingerie fine d’une cocotte. Il n’en est pas moins intéressant. Il est dommage que le film l’ait occulté là où le livre lui laissait logiquement plus d’espace.

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Les Engagés ★★★☆

David (Benjamin Lavernhe) est kinésithérapeute à Briançon. Il forme avec Gabrielle (Julia Piaton) et les deux enfants qu’elle a eus d’un homme dont elle est en train de se séparer une famille recomposée épanouie et heureuse. Mais cet équilibre est rompu le jour où le jeune Jocojayé, un Guinéen qui vient de franchir illégalement la frontière franco-italienne et que les gendarmes poursuivent, se jette sous les roues du 4×4 familial. Sans y réfléchir, répondant à l’impératif de fraternité et d’hospitalité qui s’impose spontanément à lui, David le recueille et le cache. Il le confie au Refuge, une association briançonnaise qui accueille les demandeurs d’asile et les accompagne dans leur démarche.

Si un ami député ne m’avait pas invité à l’avant-première des Engagés à l’Assemblée nationale, je ne serais pas allé le voir tant ce film m’inspirait des réticences. Ces préjugés étaient de deux ordres : j’en redoutais la bien-pensance et le manichéisme.

Bien-pensant voire partisan, Les Engagés l’est assurément. Mais comment ne pas l’être sur un tel sujet ? Comme le rappelait dans le débat qui a suivi le film Raquel Garrido – et Dieu sait que pourtant je ne goûte que rarement les interventions publiques de cette députée LFI inutilement clivante – l’hospitalité est une valeur que toutes les civilisations défendent. En haute-mer comme en haute montagne, porter secours au voyageur qui se noie, qui s’échoue, qui se perd, qui risque de mourir de froid, est un impératif  catégorique qui s’impose à chacun de nous.

Notre droit positif méconnaît ce principe. Il a de bonnes raisons de le faire. Laisser transiter à travers nos frontières des étrangers extra-européens que la misère et la recherche d’une vie meilleure ont poussés à quitter leur pays sans pourtant pouvoir invoquer un des motifs qui leur permettraient de revendiquer l’asile politique, ce serait créer un appel d’air qui risquerait de mettre à mal l’intégration des étrangers déjà présents en France avec un titre légal de séjour.

David et ses amis du Refuge refusent d’appliquer une loi qu’ils estiment inique. Ils rejouent le drame d’Antigone, toujours d’une brûlante actualité, au risque de mettre leur vie privée et leur équilibre personnel en danger. Le parallèle avec la Résistance et la traque des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale est sans doute excessif mais vient immédiatement à l’esprit.

Le second écueil sur lequel Les Engagés aurait pu se fracasser est le manichéisme. Le scénario co-écrit par Emilie Frèche – dont c’est la première réalisation après avoir signé plusieurs livres et plusieurs scénarios dont le facteur commun est l’engagement contre le racisme et l’antisémitisme – évite cet écueil. David et ses amis du Refuge sont certes parés des plus nobles vertus. Ils ne sont ni anarchistes ni révolutionnaires : « Que voulais-tu que je fasse ? crie David à sa compagne. je n’allais pas laisser ce gamin mourir de froid dans la montagne ». Qui n’aurait pas cette réaction ? Ou, pour poser la question avec plus d’honnêteté et ne pas paraître plus héroïque qu’on ne l’est quotidiennement, qui n’aimerait pas avoir cette réaction-là ? C’est le personnage de Lili, la fille adolescente de Gabrielle, avec son hospitalité instinctive et sa douleur brute, qui m’a le plus touché. Mais c’est le personnage de Bruno Todeschini que j’ai le plus apprécié, dont on découvre tardivement la profession aux deux tiers du film. Sans lui le film aurait été bancal.

Qu’on soit de droite ou de gauche – mais être de gauche aide – on ne pourra qu’être touché par Les Engagés.

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Charlotte ★☆☆☆

Charlotte Salomon est morte à Auschwitz en 1943. Elle avait vingt-six ans. Elle était enceinte de cinq mois de son mari, qu’elle avait rencontré à Villefranche-sur-mer où elle était venue se réfugier en 1939. Elle avait quitté ses parents et l’Allemagne nazie où sa judéité l’avait empêchée de suivre les cours de l’Académie des arts de Berlin.
Durant son séjour à Villefranche, Charlotte avait peint plus d’un millier de gouaches et d’aquarelles qu’elle avait rassemblées dans une oeuvre gigantesque, Leben? oder Theater?, qui est aujourd’hui considérée comme le premier roman graphique.

C’est à cette vie tragique qu’est consacré ce dessin animé – ou plutôt ce « film d’animation » selon l’expression désormais consacrée – canado-belgo-français. Tout y est sagement raconté avec un dessin très classique en 2D, dans la même palette chromatique que les gouaches de Charlotte (le noir n’est jamais utilisé) : l’antisémitisme des Nazis en Allemagne, les secrets de famille trop longtemps enfouis, l’exil ensoleillé au bord de la Méditerranée. Les circonstances de la mort du grand-père de Charlotte – qu’elle empoisonna avec une omelette au véronal – ne sont pas cachées ; mais ses motifs – ledit grand-père aurait abusé de sa petite-fille – sont passés sous silence.

Charlotte est un film qu’il faut voir avec un pré-ado pour le sensibiliser à ce destin tragique. Mais sans cet alibi, il ne mérite pas le détour. Autant lui préférer la lecture de la biographie de David Foenkinos qui reçut à sa parution en 2014 un succès mérité et permit de sortir cette figure de l’oubli dans lequel elle avait glissé.

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Trois nuits par semaine ★☆☆☆

Baptiste (Pablo Pauly) mène une vie en apparence bien rangée. Il est chef de rayon à la FNAC Saint Lazare. Il est en couple depuis huit ans avec Samia (Hafsia Herzi), une étudiante en dernière année de ses longues études de pharmacie qu’il accompagne parfois la nuit pour des actions de dépistage auprès des prostitué.e.s du XXième arrondissement. C’est là qu’il croise Cookie Kunty (Romain Eck) et ses ami.e.s drag queens. La fascination est immédiate.

Jeune réalisateur passé par la Fémis, Florent Gouëlou s’est toujours intéressé à l’univers des drag queens au point d’en devenir une lui-même (il fait un court caméo dans la dernière scène du film). Romain Eck est un acteur récurrent de ses courts et longs métrages où il incarne le personnage de Cookie Kunty. Mais c’est la première fois qu’il apparaît en « garçon ».

L’objet de Trois nuits par semaine est en effet de raconter la vie backstage des drag queens, une fois ôtés leurs perruques et leurs faux seins. Il est de souligner la difficulté presque schizophrène de réconcilier leur ultra-féminité de façade avec leur masculinité biologique (la communauté drag se caractérise par sa diversité : on y trouve des hommes non-binaires, des transsexuel.le.s et même des femmes, mais les hommes non opérés y sont majoritaires, lit-on dans le dossier de presse du film).

Florent Gouëlou aurait pu se borner à raconter la fascination ressentie par Baptiste, censé incarner un Monsieur-tout-le-monde avec lequel chaque spectateur pourrait s’identifier, lorsqu’il découvre ce monde nocturne. Il aurait pu décrire plus tragiquement ses hésitations et la réprobation de son entourage avant de basculer dans une relation amoureuse homosexuelle. Il aurait pu aussi, en puisant dans son propre vécu, prendre une autre voie et imaginer que son héros décide lui aussi de se travestir : une scène où Baptiste enfile avec ravissement les longs gants en dentelle noire de Cookie le laisse augurer.

Mais hélas Trois nuits par semaine préfère la voie plus convenue de la comédie romantique. Il raconte l’histoire à l’eau-de-rose du couple formé par Baptiste, Cookie… et Quentin, le garçon qui se cache derrière Cookie et dont Baptiste tombe lentement amoureux. Cette histoire cousue de fil blanc – auquel sont ajoutés beaucoup de paillettes et de maquillage – se déroule lentement vers son happy end final avec son lot sans surprise de disputes et de réconciliations. La platitude du scénario est une vraie déception ; car Trois nuits par semaine (dont rien, pas même un extrait d’Indochine qu’on attendait impatiemment, ne vient expliciter la signification) tenait un sujet qui aurait pu être beaucoup plus richement utilisé.

C’est à se demander si le thème ne se serait pas mieux prêté à un documentaire. Tel était l’objet des Reines de la nuit sorti en salles fin 2019.

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Les Repentis ★★☆☆

Le titre original de ce film est Maixabel, du prénom de son héroïne. Il est inspiré de son histoire. Maixabel Lasa est la veuve de Juan María Jáuregui, qui fut le gouverneur civil – l’équivalent d’un préfet en France – de la province basque de Guipúzcoa de 1994 à 1996 avant d’être assassiné par l’ETA le 29 juillet 2000 à Tolosa. Onze ans plus tard, après avoir rompu avec l’ETA, deux de ses assassins souhaitèrent rencontrer sa veuve.
La réalisatrice Icíar Bollaín (Yuli, L’Olivier) en a tiré un film qui a remporté un énorme succès en Espagne. Douze fois nommé aux Goyas – l’équivalent de nos Césars – il y a décroché trois statuettes dont celle de la meilleure actrice pour Blanca Portillo.

Les Repentis évoque l’une des pages les plus sensibles de l’histoire espagnole. Il n’est d’ailleurs pas toujours lisible à qui ne la connaît pas un peu. Auraient mérité quelques explications les allusions au procès de Burgos de 1971, intenté par le régime franquiste déliquescent contre seize membres de l’ETA qui a galvanisé le mouvement nationaliste, aux GAL, les milices paramilitaires qui, en dehors de tout cadre légal, ont combattu l’ETA dans les 80ies, à l’affaire Laza et Zabala du nom des deux premiers membres de l’ETA enlevés, torturés et assassinés par les GAL en 1983 et au général Galindo, un haut gradé de la Guardia Civil responsable de ces deux meurtres.

Mais Les Repentis a une portée universelle. Il traite de la culpabilité et du pardon, des conditions dans lesquelles les coupables la reconnaissent et le sollicitent de leurs victimes, des conditions aussi dans lesquelles celles-ci sont disposées à l’accorder.
Car il faut autant de courage à Maixabel qu’aux assassins de son mari pour accepter cette rencontre. Les assassins de l’ETA se voient reprocher par leurs camarades de détention de trahir leur lutte et leur idéal. Quant à Maixabel, elle doit elle aussi vaincre la réprobation de son entourage qui lui reproche de tendre la main aux assassins de son mari.

La rencontre tant attendue est peut-être moins intéressante que ce long processus qui y conduit. Mais elle ne constitue pas le point d’orgue du film. Les Repentis réussit à nous surprendre par un épilogue poignant, hymne à l’humanité, au pardon et à la réconciliation auquel seuls les plus acariâtres reprocheront sa bien-pensance.

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Armageddon Time ★★☆☆

Paul Graff a onze ans. Il grandit dans le Queens, un quartier de New York, au sein d’une famille juive ashkénaze (son arrière-grand-mère a fui les pogroms d’Ukraine) qui se réunit régulièrement autour de grandes tablées bruyantes. Paul est couvé par sa mère (Anne Hathaway) mais élevé à la dure par son père (Jeremy Strong). Il est profondément attaché à son grand-père (Anthony Hopkins). Ecolier rêveur, plus doué pour le dessin que pour les matières académiques, il fait son entrée au collège et s’y lie immédiatement d’amitié avec Johnny, un jeune redoublant noir élevé par sa grand-mère grabataire.

James Gray est sans doute un des réalisateurs les plus talentueux de sa génération. Chacun de ses films depuis près de trente ans a fait l’événement : Little Odessa, The Yards, Two Lovers, La nuit nous appartient, The Lost City of Z

Armageddon Time est, à ce jour, son oeuvre la plus autobiographique. Il y raconte sa pré-adolescence, au début des années 80, juste avant l’élection de Ronald Reagan qui, pour ses parents, électeurs démocrates convaincus, sonnait le glas de l’apocalypse nucléaire (c’est ainsi que s’éclaire non sans mal le titre cryptique du film sur lequel a été mixé le titre paronyme de The Clash, face B du single London Calling, Armagideon Time, nourri d’une colère rentrée).

Qu’un réalisateur raconte son enfance est décidément monnaie courante. Quentin Tarantino (Once Upon a Time… in Hollywood) et Paul Thomas Anderon (Licorice Pizza) viennent de le faire. Fellini (Amarcord) et Coppola (Peggy Sue s’est mariée) l’avaient fait avant eux.

Le problème est que le genre est désormais galvaudé et manque d’originalité. C’est bien là le principal défaut d’Armageddon Time.
Bien sûr, il est remarquablement scénarisé, remarquablement interprété (une mention spéciale au jeune Banks Repeta à l’aube, on l’espère, d’une longue carrière et à Anthony Hopkins au crépuscule de la sienne), remarquablement éclairé par le grand chef op’ Darius Khondji. On ne s’y ennuie pas une seconde, même s’il progresse à un rythme de sénateur et traverse à mi-parcours un ventre mou. Mais ses rebondissements, dont on ne peut rien dire, sont tellement prévisibles qu’ils perdent tout intérêt.

Armageddon Time ne se limite toutefois pas à une nostalgique chronique familiale et à un récit d’apprentissage comme on en a tant vus. Il se double en effet d’une analyse très intelligente et, elle, plus originale, du défi rencontré par les deux minorités, juive et noire, à trouver leur place dans l’Amérique de Ronald Reagan et de Donald Trump.

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Pacifiction : Tourment sur les îles ☆☆☆☆

Le haut-commissaire en Polynésie française, M. De Roller (Benoît Magimel) sillonne Tahiti et les îles avoisinantes à la rencontre de la population pour faire le clair sur une rumeur persistante : la reprise imminente des essais nucléaires.

Albert Serra est un réalisateur inclassable du cinéma européen. Ses précédents films, dont l’affèterie revendiquée m’avait rebuté (La Mort de Louis XIV, Liberté), ont emprunté leur sujet à l’histoire et se déroulaient en Europe. Changement radical avec ce tournage en Polynésie française et cette fiction censée se dérouler de nos jours.

Le cinéma n’a pas souvent filmé la Polynésie française, depuis Les Révoltés du Bounty qui a laissé sur place Marlon Brando qui y prit femme et y acheta un atoll. De mémoire, je ne pourrais guère citer que Gauguin, tourné aux Marquises sur les lieux mêmes des dernières années du peintre de Pont-Aven, dans un décor plus vénéneux que paradisiaque.
Pacifiction présente l’immense attrait de donner à voir des paysages magnifiques : l’île de Moorea telle qu’on la voit depuis les quais de Papeete, les rouleaux intimidants de Teahupoo qui attirent les surfeurs du monde entier (et où les épreuves de surf de Paris2024 seront curieusement délocalisées). Mais c’est bien là, de mon point de vue, le seul attrait d’un film qui m’a laissé sur le bord du chemin.

Pourtant, Jacques Mandelbaum du Monde le tient pour un chef d’oeuvre et déjà deux de mes amies de la blogosphère, qui comme moi s’y sont ruées dès sa sortie, ne tarissent pas d’éloges. Ils n’ont pas tort de vanter la composition de Benoît Magimel et de souligner combien l’atmosphère du film est envoutante.

Pour me laisser envouter, encore aurait-il fallu que je me laisse embarquer. Ce ne fut pas possible. La faute à mon rationalisme à deux sous et mon besoin d’un minimum de crédibilité.

Qu’Albert Serra ait voulu écrire une satire du pouvoir – à supposer que ce fut son objectif ce dont rien ne permet d’être certain – il en avait le droit. Qu’il ait voulu pour ce faire donner le rôle principal de Pacifiction au représentant de l’Etat en Polynésie française – qui, dans cette collectivité d’outre-mer, porte le titre de haut-commissaire alors qu’il porte celui de préfet dans les cent-un départements de métropole et d’outre-mer – pourquoi pas ? Mais cela suppose au minimum que le personnage interprété par Benoît Magimel de rentrer dans le costume sinon dans l’uniforme préfectoral.

J’ose à peine imaginer l’effarement de l’actuel haut-commissaire à Papeete, ou de son prédécesseur que j’ai eu la chance de connaître, ainsi que de tous les sous-préfets qui l’entourent devant ce film ! Comment imaginer qu’un préfet traîne dans une Mercedes aux plaques rouges en costume blanc de souteneur marseillais dans des boites de nuit interlope au bras d’un Mahu ? L’agenda d’un préfet est surchargé. Il passe la plupart de ses journées en réunion à son bureau et se déplace dans son département selon un protocole millimétré, avec plusieurs collaborateurs et les autres services de l’Etat. Il n’a pas le temps ni la liberté de traîner dans les bars louches. Comment oser lui faire tenir devant des élus locaux sur le ministre et sur le Président les propos qu’on met dans sa bouche ? Comment penser un seul instant qu’il ne soit pas au courant d’un éventuel, et abracadabrantesque, projet de reprise des essais nucléaires qu’un amiral – qui porte la casquette et les galons d’un capitaine de vaisseau – lui cacherait à partir d’un sous-marin mystérieusement caché au large ?

On me dira que j’ergote. On aura peut-être raison. J’aurais dû lâcher prise, ne pas m’arrêter à ses détails administratifs pour me laisser envouter. Il l’aurait fallu pour supporter ce film obèse de près de trois heures qui aurait pu durer le double ou la moitié sans que rien ne change dans l’ersatz d’histoire qu’il esquisse.

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