De Humani Corporis Fabrica ★★☆☆

De Humani Corporis Fabrica emprunte son titre au monumental traité d’anatomie de Vésale écrit à la Renaissance à partir des premiers travaux de dissection qui constitua pendant des siècles une référence dans les amphithéâtres de médecine.
Comme l’illustre médecin brabançon, Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel entendent nous donner une perception renouvelée du corps humain en le filmant de l’intérieur avec les techniques les plus développées que le cinéma autorise.

Les deux réalisateurs sont avant tout des anthropologues. Le premier a créé à Harvard au début des années 2000 le Sensory Ethnographic Lab, un centre de recherches interdisciplinaires qui croise les arts visuels et l’ethnographie et entend dénoncer l’omnipotence de l’écriture dans les travaux ethnographiques.
Ensemble ils ont tourné deux documentaires marquants. Le premier, Leviathan, en 2012, filmait la vie à bord d’un chalutier un film expérimental sur la pêche industrielle. Le second, Caniba en 2017, qui avait donné des sueurs froides à la Commission de classification que je présidais à l’époque, était une interview en plan serré de Issei Sagawa, passé à la postérité pour avoir assassiné puis mangé des morceaux de la dépouille d’une étudiante néerlandaise à Paris en 1981.

On retrouve dans leur troisième documentaire la même pâte que les précédents. Aucun commentaire, aucune musique, aucun sous-titre ou carton qui viendrait expliquer ce qu’on voit à l’écran. C’est au spectateur de s’y retrouver. Et la tâche n’est pas toujours aisée pour qui ne possède pas quelques notions de médecine. Des caméras endoscopiques nous font plonger dans le corps humain à la recherche d’un polype. Ces séquences, dont le son a été extrêmement travaillé, sont parfois d’une beauté déroutante, comme celle de l’examen de tissus cancéreux qui, sous le microscope de l’anatomopathologue, prennent les couleurs d’une toile de Pollock.

Il faut avoir le cœur bien accroché pour regarder une trépanation, l’introduction d’un drain dans un méat urinaire (on apprend au passage la différence entre un pénis et une verge) ou encore une césarienne où l’obstétricienne plonge les mains jusqu’au coude dans l’utérus de la parturiente pour en extraire le nouveau-né. Mais la séquence la plus émouvante se déroule à la morgue où deux aides-soignantes habillent un défunt avec des gestes à la fois mécaniques et respectueux avant que la dépouille ne soit transportée dans une immense chambre froide où un infirmier se fraie un passage entre deux dizaines de brancards identiques chargés de cadavres.

Ce documentaire, légitimement interdit aux moins de douze ans, laissera un souvenir puissant. Si les images du corps humain, désacralisé, impressionnent, on comprend moins les autres, celles des vigiles et de leurs rondes interminables dans les sous-sols décrépits de l’hôpital, celles des patients désorientés de l’aîle psychiatrique, celle enfin qui clôt le film et qui nous montre l’immense fresque carnavalesque et pornographique qui orne la salle de repos des carabins. Si Castaing-Taylor et Paravel ont voulu faire un film sur la crise de l’hôpital public (un sujet déjà traité par une foultitude de films ou de documentaires), ils auraient dû s’y prendre autrement.

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Breakfast Club (1985) ★☆☆☆

Cinq lycéens sont collés. Ils doivent passer tout leur samedi dans la bibliothèque déserte de leur lycée sous la surveillance de leur principal.

Breakfast Club est un film d’anthologie. Je ne l’avais pas vu à sa sortie en 1985. Avec près de quarante ans de retard, je rattrape cette lacune.
Breakfast Club passe pour être le film qui a lancé le genre du teen movie.
Ce n’est qu’à moitié vrai : le teen movie, défini comme un genre de films ayant l’adolescence comme sujet et des adolescents comme personnages, existait dès les 50ies. La Fureur de vivre avec James Dean et L’Equipée sauvage avec Marlon Brando en sont les oeuvres fondatrices.

Mais il est exact que le genre se constitue et fait florès dans les 80ies et que John Hughes en devient la figure tutélaire. Il acquiert alors ses règles quasi-immuables. Il met en scène un groupe d’adolescents en conflit plus ou moins ouvert avec le monde adulte. L’action se déroule au lycée où ils sont scolarisés et a comme point d’orgue le bal de fin d’année. L’éveil à la sexualité en est souvent le fil directeur.
Le genre a des sous-genres : comique (American Pie), musical (Grease), fantastique (Carrie), futuriste (Retour vers le futur), etc.

Malgré la mythique réputation qui l’entoure, Breakfast Club m’a frappé par sa pauvreté. Son scénario ressemble à celui d’une pièce de théâtre : cinq jeunes gens sont enfermés dans une bibliothèque, dont ils ne franchiront pas les murs, pendant une journée. Chacun incarne un archétype : la fille à papa, l’intello (on ne disait pas encore le nerd), le sportif beau gosse, la punkette border line et le voyou. Chacun a droit à tour de rôle à sa scène où il/elle révèlera un pan de sa personnalité. Et, comme de bien entendu, ces cinq lycéens que tout semblait séparer se découvrent des points communs et se rapprochent.

Les cinq acteurs sont médiocres. Aucun d’ailleurs n’est passé à la postérité. Emilio Estevez (le fils de Martin Sheen et le frère de Charlie) a eu son heure de gloire à la fin des années 80 avant de sombrer dans l’oubli. Idem pour Ally Sheedy – qui avait partagé l’affiche de Wargames avec Matthew Broderick deux ans plus tôt.

Autrement réjouissants, au moins dans le souvenir que j’en ai gardé, sont les autres films auxquels Breakfast Club a eu le mérite d’ouvrir la voie : La Folle Journée de Ferris Bueller, Peggy Sue s’est mariée, Footlose, Rusty James….

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Youssef Salem a du succès ★★★☆

Youssef Salem (Ramzy Bedia), la quarantaine bien entamée, vient de publier son premier roman. Le Choc toxique raconte la relation compliquée d’un enfant issu de l’immigration à la sexualité et à l’intime. S’il ne s’agit pas d’une autobiographie, ce roman s’inspire très largement de l’enfance et de la famille de Youssef. Pour ce motif, l’écrivain redoute que son père et sa mère en découvrent le contenu. Mais la célébrité grandissante de son ouvrage, boostée par la polémique provoquée sur les réseaux sociaux par les déclarations de son auteur et par sa sélection pour le Goncourt, va mettre en péril son désir d’anonymat.

Baya Yasmi est désormais une personnalité installée du cinéma français. Elle a co-signé le scénario de plusieurs films de Michel Leclerc, son compagnon, parmi lesquels Le Nom des gens, dans lequel Sara Forestier jouait une militante de gauche qui couchait avec des électeurs de droite pour les convaincre de changer leur vote, et La Lutte des classes, qui mettait en scène un couple de bobos parisiens (interprétés par Leïla Bekhti et Edouard Baer) tiraillé entre leurs convictions politiques et l’éducation de leur fils (je glousse encore à l’évocation de la scène où les paroles anarchisantes des morceaux de hard rock joués par Edouard Baer resurgissent durant l’entretien qu’il doit passer devant un directeur d’école catholique pour y faire entrer son fils).
Baya Yasmi avait déjà signé un film, Je suis à vous de suite, dont j’écrivais à sa sortie en 2016 qu’il était « un bijou d’originalité ». On retrouve dans Youssef Salem… quelques uns des acteurs de ce précédent film – Ramzy Bedia au premier chef, mais aussi Vimela Pons et Lyes Salem – et on se plaît à imaginer qu’ils constituent une bande soudée par une longue amitié qui aime à se réunir autour d’un méchoui – ou d’un cassoulet (voir infra).

J’ai retrouvé dans Youssef Salem tout ce que j’avais aimé dans ces précédents films.

En premier lieu, on y rit. On y rit beaucoup. Et ce n’est pas rien en ce janvier maussade et en cette période de grèves, de rigueur énergétique et d’instabilité géopolitique qui n’incite guère à la légèreté.

On y rit ; mais on y rit intelligemment, en questionnant les sujets de société qui tiennent à cœur à cette réalisatrice, femme de gauche, laïque, féministe, issue de l’immigration et fière d’en être, mais refusant d’avoir à administrer la preuve de sa francité ou de son adhésion aux valeurs de la République. Comme Le Nom des gens ou La Lutte des classes, Youssef Salem… est un film qui mêle l’intime et le politique. Il interroge le statut de l’écrivain, celui de l’artiste, auquel est constamment renvoyée sa propre biographie. Mais il interroge aussi la place et le statut de l’Arabe de la seconde génération dont le désir d’invisibilité ou le « droit à la médiocrité » – que revendique lors d’un débat télévisé homérique le héros – est constamment mis en échec par les injonctions contradictoires d’une extrême droite racisante et d’une extrême gauche identitariste.

Youssef Salem… pourrait n’être qu’une succession de vignettes drôles et intelligentes. Mais c’est plus que cela. Elles s’enchaînent dans une histoire comme je les aime, avec un début, un milieu et une fin, sans flashbacks inutilement acrobatiques, ni ellipses savamment déroutantes. Ramzy Bedia, longtemps cantonné à des rôles comiques, y démontre la richesse de sa palette. Les seconds rôles y sont excellents, à commencer bien entendu par Noémie Lvovsky, toujours étonnante, et Melha Bédia qui incarne le rôle de la petite sœur du héros, en révolte permanente contre le mépris, réel ou fantasmé, dans laquelle elle s’estime tenue du fait de son sexe, de sa culture ou de sa morphologie (on, apprend grâce à elle un nouveau mot : l’islamo-grossophobie).

J’ai beau chercher, je ne trouve à ce film qu’un seul défaut : son titre.

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Babylon ★★★★

Babylon raconte Hollywood à la fin des années 1920, au moment de basculer du cinéma muet au cinéma parlant, à travers l’histoire de quelques unes de ses figures, célèbres ou anonymes : la star Jack Conrad (Brad Pitt), la jeune danseuse Nelly LaRoy (Margot Robbie), Manuel, un Mexicain, homme à tout faire (la révélation Diego Calva), le trompettiste noir Sidney Palmer (Jovan Adepo), la critique de cinéma Elinor Saint-John (Jean Smart), la  sulfureuse chanteuse de cabaret Lady Fay Zhu (Li Jun Li), etc.

Vous avez certainement rencontré dans un dîner en ville un convive bruyant qui monopolise la parole et l’attention. Bardé de diplômes, il occupe un poste prestigieux dans une boîte du CAC 40 ou à la Direction générale du Trésor ; il connaît les gens qui comptent et regorge à leur sujet d’anecdotes croustillantes ; champion de tennis de table, il randonne à ses heures perdues dans l’Himalaya quand il ne part pas gravir le Kilimanjaro ; il a lu les derniers romans à la mode et vu en avant-première les films qui feront l’actualité du mois prochain.
Vous détestez ce m’as-tu-vu bruyant ? Ou au contraire, vous reconnaissez qu’il n’usurpe aucun de ses titres et que c’est un convive sacrément divertissant ? Selon votre réponse, vous adorerez ou pas Damien Chazelle et son cinéma orgiaque bigger-than-life qui vous en mettra plein les mirettes tout en vous avertissant prétentieusement qu’il va y parvenir.

Avant de dire tout le bien que j’ai pensé de Babylon, un caveat : Babylon ne se hisse pas aux sommets inaccessibles atteints par La La Land dont aucun lecteur de ce blog n’ignore que je l’ai placé irréfragablement sur la première marche de mon panthéon. Pourtant, il en a le parfum sinon la texture. Certaines lignes mélodiques de sa musique, signée du même Justin Hurwitz, qui fut le coturne de Chazelle à Harvard, rappellent les harmonies de Another Day of Sun ou City of Stars. Il joue sur la même corde, qui me touche profondément, celle de la nostalgie : la nostalgie d’un amour perdu dans La La Land, celle d’un monde en train de disparaître dans Babylon. Mais si La La Land est tout entier construit autour d’une histoire d’amour qui se dénoue d’une façon profondément originale et immensément émouvante, la romance entre Nelly et Manny n’est qu’un élément parmi d’autres de Babylon. Et surtout, elle n’a pas la même puissance émotionnelle.

Babylon n’en reste pas moins un film exceptionnel qui, même si nous sommes le 18 janvier à peine, a déjà gagné, santo subito, son statut de meilleur film de l’année 2023. Il le doit à plusieurs facteurs.

Le premier est, on l’a dit, son appétit orgiaque et communicatif. C’est d’ailleurs le principal défaut à sa cuirasse, l’aspect qui risque de rebuter certains spectateurs qui, dès la première scène, pachydermique, étonnamment scatologique, trouveront que Chazelle en fait trop. Et ils n’ont pas encore vu la deuxième, la plus étourdissante du film sans doute, un étonnant plan séquence qui virevolte à l’intérieur d’une improbable demeure hollywoodienne, juchée sur une montagne déserte, où un nabab organise une folle soirée avec des convives cocaïnés jusqu’à l’os.
Babylon dure 3h09. Une durée hors normes exténuante qui autorise tous les excès, comme cette scène interminable, mais qui n’aurait pas le même effet si elle n’était pas aussi longue où la malheureuse Nelly doit inlassablement rejouer devant la caméra la même scène pour satisfaire aux impératifs techniques d’un ingénieur du son impérieux.

Chazelle sait tourner un plan. Il sait aussi choisir ses acteurs et les diriger. Brad Pitt et Margot Robbie sont l’un et l’autre époustouflants. On voit mal comment les Oscars du meilleur acteur et de la meilleure actrice leur échapperaient. Ils sont l’un et l’autre au sommet de leur art, n’ont jamais été aussi beaux, aussi sexys. Et précisément parce qu’ils sont au sommet de leur carrière, Damien Chazelle leur fait lucidement et cruellement regarder devant eux vers l’inévitable déclin qui les menace, qui les attend.

Enfin, et c’est la troisième qualité du film, Babylon est de part en part pénétré par la passion du cinéma. C’est une ode au septième art, cet art soi-disant « mineur » mais qui, évidemment, quand on sort lessivés de la séance, ne peut plus être qualifié de tel. L’ode culmine dans les dernières images hyper-référencées du film. Chazelle en fait-il trop ? Peut-être. Mais il est tellement brillant, le plaisir qu’il prend à filmer est tellement communicatif, qu’on lui pardonne tout

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L’Envol ★★☆☆

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Raphaël (Raphaël Thiéry), un Poilu démobilisé, rentre chez lui, dans un petit village du littoral picard, pour y apprendre que sa femme bien-aimée est morte brutalement en lui laissant une fillette. Madame Adeline (Noémie Lvovsky) l’a élevée et accepte de prendre Raphaël comme homme à tout à faire. C’est entre ce père débonnaire et taiseux et cette mère de substitution que grandira Juliette, en butte à l’hostilité des gamins du village, qu’elle développera ses dons pour le chant et qu’elle tombera amoureuse de Jean (Louis Garrel), un bel aviateur.

L’Envol est l’adaptation d’un roman russe, écrit dans les années 20 par Alexandre Grine. S’il n’est guère connu hors de son pays, Les Voiles écarlates fut longtemps le livre de chevet de tous les petits Russes. Il racontait l’histoire édifiante d’Assol, une jeune fille, orpheline de mère, à qui on prédit qu’un navire blanc aux voiles « écarlates » lui apparaîtra et l’emmènera au loin.

Pietro Marcello vient de signer une adaptation de Martin Eden que je n’ai pas aimée, sans parvenir à décider si c’est la manière du film qui ne m’a pas plu ou le livre qui l’a inspiré, lequel fait pourtant l’objet d’une admiration révérencieuse que je ne partage pas. Il transpose le célèbre roman russe de Grin dans la France paysanne de l’entre-deux-guerres et transforme le Prince charmant de l’héroïne en aviateur tombé du ciel.

On retrouve, dans la forme et dans les thèmes de L’Envol, la même farine que dans son Martin Eden. L’image en est granuleuse, parfois décadrée ; le récit fait de grandes embardées avec la chronologie – sans pour autant que les personnages, à l’exception de la jeune Juliette, semblent prendre de l’âge. L’Envol fait le grand écart entre plusieurs styles et plusieurs thématiques : roman historique, drame familial, conte féérique, comédie musicale façon Jacques Demy où la charmante Juliette Jouan, qui est aussi musicienne et compositrice, pousse la chansonnette. On se croirait quelque part entre Le Grand Meaulnes, Peau d’Âne et Le Petit Prince. Mais cette surabondance finit par pénaliser l’oeuvre dont on ne comprend plus très bien le sens et la direction.
Mention spéciale à Raphaël Thiéry, à la trogne incroyable, qui rappelle Baur, Gabin ou Ventura dans le rôle de grand nounours bourru que monopolise depuis dix ans Gregory Gadebois.

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Hinterland ★★☆☆

Une demi-douzaine de soldats en piteux état regagnent Vienne en 1920 après avoir été prisonniers en Union soviétique. Ils ne reconnaissent rien à la capitale de l’ancien Empire austro-hongrois, dévastée par la guerre. Parmi eux, Peter Perg, un ancien inspecteur de police. Il va reprendre son ancien travail et enquêter sur une série de crimes sadiques qui frappent ses anciens compagnons d’armes.

Hinterland est constitué de deux ingrédients différents : un fond et une forme.

Le fond n’est pas très intéressant. Il s’agit d’une banale enquête policière, comme on en lit tant et tant dans ces romans policiers qui se voudraient attrayants parce qu’ils se déroulent en d’autres temps ou sous d’autres latitudes : polar islandais, enquête dans la Chine des Ming ou dans l’Irlande du Moyen-Âge. Je sais le succès de ces ouvrages – dont ma belle mère, notamment, raffole – mais je les trouve insipides et répétitifs. Les rebondissements dont est émaillé le scénario de Hinterland manquent trop de finesse pour me faire changer d’avis sur cette littérature.

En revanche, la forme de Hinterland m’a enthousiasmé. Faute de disposer des moyens de reconstituer la Vienne des années vingt, Stefan Ruzowitzky a choisi de filmer ses acteurs sur fond vet puis d’insérer des décors. Ces décors, aux lignes distordues, aux perspectives aberrantes, comme on en voit un échantillon en arrière-plan de l’affiche, sont bluffants. Au point qu’en les scrutant, on en perd le fil de l’action. Ils constituent autant d’hommages aux films expressionnistes allemands – qui étaient eux aussi filmés en studio avec des décors artificiels – mais aussi à la bande dessinée (on pense aux univers de Tardi ou au steam punk).

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La Ligne ★★☆☆

Après qu’elle a brutalement agressé sa mère (Valeria Bruni-Tedeschi), Margaret (Stéphanie Blanchoud) se voit interdire, par une ordonnance judiciaire, d’approcher à moins de cent mètres de son domicile. Ses deux sœurs, Louise la cadette qui est sur le point d’accoucher de jumelles, et Marion (Elli Spagnolo), la benjamine, à peine sortie de l’enfance, essaient de renouer les liens au sein de cette famille déchirée, dont le seul trait d’union est la passion de la musique.

Ursula Meier est une réalisatrice franco-suisse trop rare qui, la cinquantaine passée, n’a signé que trois longs métrages. Home en 2008 , avec Isabelle Huppert et Olivier Gourmet, sélectionné à Cannes, mettait en scène une famille dysfonctionnelle habitant une maison jouxtant une autoroute en construction. L’Enfant d’en haut en 2012 – qui se déroulait dans la même région que La Ligne, au pied des cimes impressionnantes des Alpes valaisannes – levait progressivement le mystère sur les liens qui unissaient ses deux héros interprétés par Léa Seydoux et Kacey Mottet Klein.

Ursula Meier a le don de faire tourner les jeunes enfants. Ses deux premiers films ont lancé la carrière de Kacey Mottet Klein. Espérons le même succès à l’étonnante Elli Spagnolo, la révélation de La Ligne.

Ursula Meier filme les familles, leurs pathologies, les forces centripètes et centrifuges qui contradictoirement les structurent. C’est précisément cette tension-là, quasi géométrique, qu’elle raconte dans La Ligne, un film au titre étonnant. Il peut se comprendre de deux façons. La première, la plus évidente, est ce rayon de cent mètres autour de la maison de Christina, matérialisé par le trait de peinture que dessine la jeune Marion, à la fois pour cantonner Margaret au-delà de cette limite, mais aussi, paradoxalement, pour lui donner rendez-vous sur cette lisière chaque jour afin d’y continuer les cours de chant que l’aînée donne à sa benjamine. Mais on peut imaginer un second sens à ce titre et concevoir une ligne métaphorique, immatérielle, qui relierait envers et contre tout cette mère égoïste et mal aimante à sa fille dont la violence trouve sa source précisément dans l’amour qu’elle n’a pas reçu.

Mais surtout, ce qui frappe dans La Ligne, dès sa première scène, d’un formalisme étonnant, c’est la place qui y est faite à la musique. La BOF de La Ligne est d’une étonnante richesse. À cela rien d’étonnant : la co-scénariste du film et l’une de ses actrices principales, Stéphanie Blanchoud, est connue pour être chanteuse. On la découvre, avec un plaisir de fan, pousser la chansonnette avec Benjamin Biolay qui, lui aussi, mène une étonnante carrière à cheval sur deux registres. Mais la BOF ne se limite pas à cela. La première scène, muette, dont on vient de parler, laisse entendre le sublime Nisi Dominus de Vivaldi. On entendra aussi Schubert. Et si on reste jusqu’au générique de fin, on découvrira une pépite : la relecture orientalisante de Bach par la pianiste turque Anjelika Rosenbaum-Akbar.

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L’Immensità ★★☆☆

Dans la Rome des 70ies, Clara (Penelope Cruz) élève ses trois enfants auprès d’un mari qui l’étouffe et qu’elle a cessé d’aimer. Son aînée, Adriana, est une jeune adolescente qui ne s’accepte pas dans son corps de femme.

À l’occasion de sa projection à la Mostra de Venise, Emanuele Crialese a révélé être née femme et avoir fait sa transition. Il s’est défendu du caractère strictement autobiographique de L’Immensità ; mais il n’a pas dénié que ce film empruntait largement à sa propre histoire et à ses souvenirs.

L’Immensità n’est pas un film sur la dysphorie de genre, la transidentité ou la transition de genre. Le serait-il, on le suspecterait à tort ou à raison de plaquer un vocabulaire ou des problématiques du XXIème siècle sur le siècle précédent qui les ignorait hypocritement.

Adriana n’est en effet pas le personnage principal du film ; même si l’histoire personnelle d’Emanuele Crialese la/le leste d’une lourde responsabilité.

Le personnage principal du film – comment en aurait-il pu être autrement ? – est la star Penelope Cruz qui, à l’approche de la cinquantaine, n’a jamais été aussi éblouissante. Plutôt que L’Immensità – un titre dont je n’ai pas compris la signification – j’aurais, paraphrasant Albert Cohen ou Georges Bataille, intitulé ce film Ma Mère. C’est elle en gros plan qui monopolise l’affiche ; c’est elle qui constitue l’atout principal de ce film ; c’est autour d’elle, de sa relation avec un mari machiste et brutal, des violences conjugales, tant physiques que psychologiques, dont elle est la victime, de la relation privilégiée qu’elle entretient envers et contre tout avec son aînée, dont elle est la seule à comprendre et à accepter la différence, que le film s’organise.

Chaque apparition de Penelope Cruz met le feu à un film qui, sans elle, n’aurait rien eu de bien original. La luminosité des couleurs – ou est-ce là encore la présence de la sublime Penelope ? – m’a rappelé les décors bariolés d’Almodovar. Les variétés italiennes qui parsèment le récit en égaient le cours au risque parfois de lui donner un goût trop sucré – même si j’ai regretté de ne pas retrouver la chanson de la bande-annonce [impossible d’en identifier le titre HELP !]. Mais l’ensemble hélas n’a rien d’inoubliable.

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Professeur Yamamoto part à la retraite ★☆☆☆

Dans Mental (2008), le documentariste Kazuhiro Soda avait déjà filmé la consultation du professeur Yamamoto dans sa clinique, auprès de malades mentaux qu’il accueillait gratuitement au titre de l’aide sociale. Une dizaine d’années plus tard, il le retrouve octogénaire au moment de prendre sa retraite et de se séparer de ses patients. Il doit désormais prendre soin de son épouse frappée de la maladie d’Alzheimer.

Ce documentaire minimaliste est composé de quatre scènes. La première est sans doute la plus intéressante. C’est celle où l’on voit Yamamoto recevoir pour leur dernière consultation quelques uns de ses patients, dont certains qu’il suit depuis des dizaine d’années. Aucun divan dans son cabinet mais deux chaises inconfortables, comme un dispensaire, où le psychiatre et son patient discutent de biais.
Les trois autres scènes du documentaire sont tournées hors du cabinet, semble-t-il après que Yamamoto l’a définitivement quitté. Il est désormais accompagné de sa femme dont on ne nous dit pas mais dont on comprend vite qu’elle est atteinte d’une maladie dégénérative. On les voit d’abord chez eux où ils accueillent le réalisateur et lui proposent de partager une commande de sushis. Puis on les suit chez une amie de longue date qui, avec beaucoup de volubilité, raconte quelques anecdotes de leur passé commun. Enfin on les accompagne sur la tombe des aïeuxs de Yamamoto qu’il vient fidèlement entretenir et honorer.

On veut bien comprendre voire adhérer au projet du film et à sa démarche : nous faire entrer dans l’intimité d’un Juste qui, après avoir consacré sa vie à soigner les parias de la société, consacrera sa retraite à être le bâton de vieillesse de son épouse diminuée. Mais on ne comprend pas pourquoi ce projet-là a besoin d’une durée aussi exténuante – près de deux heures – et surtout de ces interminables plans séquences – le dernier au cimetière dure plus d’une vingtaine de minutes – et que rien ne justifie.

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Une femme indonésienne ★★☆☆

Indonésie. 1966. Nana est l’épouse d’un riche Javanais plus âgé qu’elle. Dans sa vaste résidence, assistée d’une nombreuse domesticité, elle élève ses quatre enfants en faisant mine d’ignorer l’infidélité de son mari et la liaison qu’il entretient avec Ino, la propriétaire d’une boucherie en ville. Des cauchemars troublent son sommeil : quinze ans plus tôt, alors qu’elle venait d’accoucher, son père avait été brutalement assassiné et elle avait dû s’enfuir avec sa sœur et son nourrisson. Son premier mari avait alors disparu.

L’Indonésie est un géant démographique, le quatrième au monde par la population ; mais c’est un nain cinématographique (note pour moi : je pourrais dire la même chose du Pakistan ou du Bangladesh). Ai-je déjà vu un seul film de ce pays ? Oui… à condition de pouvoir compter les deux documentaires époustouflants de Joshua Oppenheimer sur les massacres de 1966 : The Act of Killing et The Look of Silence. Le reste semble-t-il n’en a guère franchi les frontières si ce n’est quelques films d’horreur ou d’arts martiaux pour un public pointu (je crois me souvenir de The Raid en 2011, épuisant baston d’une heure trente minutes).

L’exotisme est donc la première qualité de cette Femme indonésienne. Pourtant cet exotisme est un peu éventé : on croit voir en effet une copie parfaite de In the Mood for Love. Tout nous y ramène : l’époque délicieusement rétro, l’élégance des costumes, l’impassibilité des personnages, les ralentis qui accentuent la grâce féline des actrices dans leurs longs sarongs, le tempo languide de la musique omniprésente… Plagiat éhonté ou clin d’oeil révérencieux, la plus célèbre scène de In the Mood for Love est reproduite quasiment à l’identique.

Cette inspiration envahissante suffit-elle pour autant à disqualifier Une femme indonésienne ? Nullement. Tous les spectateurs n’ont pas vu le chef d’oeuvre de Wong Kar Wai. Et ceux qui, comme moi, l’ont vu à sa sortie en 2000, l’ont largement oublié depuis. Les uns comme les autres pourront se laisser hypnotiser par la beauté de ses deux héroïnes, Happy Salma et Laura Basuki, Ours d’argent de la meilleure performance de second rôle.

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