Profession du père ★★☆☆

Lyon. 1961. Emile a onze ans. Son père (Benoît Poelvoorde) exerce sur lui une emprise que sa mère (Audrey Dana) peine à endiguer. Partisan de l’Algérie française, opposant enragé à De Gaulle, il l’a enrôlé dans une organisation imaginaire qui fomente des attentats en métropole. Sous la coupe de ce père autoritaire et violent, Emile est incapable de lui opposer la moindre résistance et entraîne bientôt un jeune camarade dans son délire.

Je suis un fan inconditionnel de Sorj Chalandon. Je le découvre en 2006 grâce au prix Médicis qui couronne son deuxième roman, Une promesse. Je lis dans la foulée tous les autres avec une préférence pour le diptyque Mon traître/Retour à Killybegs sur le conflit irlandais. Jean-Pierre Améris, qui a l’habitude de s’inspirer d’auteurs contemporains (Anne Wiazemsky, Olivier Adam, David Foenkinos…), adapte son antépénultième roman sorti en 2015. Il y retrouve Benoît Poelvoorde qu’il avait déjà dirigé dans Les Émotifs anonymes et dans Une famille à louer.

Ce choix de casting est peut-être un des défauts du film. Car Poelvoorde est avant tout un acteur de comédie. Il a certes fait de nombreuses incursions dans la tragédie ; mais ses apparitions souvent bouffonnes prêtent plus souvent à rire qu’à trembler. Or le père de cette histoire n’est pas un personnage drôle. Au contraire, c’est un caractère violent, terrifiant. Ses apparitions devraient nous glacer, d’autant que ni sa femme, ni son fils ne lui opposent de résistance, laissant libre cours à sa mythomanie délirante. Le problème de Benoît Poelvoorde est qu’il ne nous fait pas peur.

Il y aurait de quoi. Car l’histoire est poignante qui confronte un homme malade, emporté par sa folie, et une femme et un enfant incapables de lui résister, victimes condamnées par avance de son emprise autoritaire. Le film de Jean-Pierre Améris est hélas un peu trop sage, sa reconstitution du début des années soixante un peu trop appliquée. Sa réalisation un peu fade peine à s’élever au-dessus du standard télévisuel.

La bande-annonce

Bonne Mère ★☆☆☆

Nora, la cinquantaine, habite les quartiers nord de Marseille. Chaque matin, elle se lève aux aurores pour aller, en métro puis en bus, à Marignane faire le ménage dans les avions. Elle doit élever seule ses enfants. L’aîné, Ellyes, est en prison. Les trois autres sont à sa charge : un garçon, gros nounours paresseux, deux filles, dont la cadette, Sabah,  à la recherche d’argent facile, est sur le point se prostituer, sans oublier sa belle-fille et son petit-fils. Nora a patiemment épargné l’argent nécessaire à une coûteuse opération dentaire. Pourra-t-elle utiliser cet argent pour elle-même ou devra-t-elle une fois de plus le sacrifier pour sa famille ?

La jeune actrice Hafsia Herzi, révélée par Abdellatif Kechiche dans La Graine et le Mulet, poursuit une belle carrière devant la caméra (La Source des femmes, L’Apollonide, L’Amour des hommes, Madame Claude…) et tourne avec Bonne mère son second film après Tu mérites un amour. Il est dédié à sa mère, qui comme la Nora du film, a élevé seule dans une cité HLM de Marseille Hafsia, ses deux sœurs et son frère.

Sélectionné à Cannes dans la section Un certain regard, Bonne mère décrit la vie quotidienne de Nora, sa fatigue, sa bonté, sa résilience. Il fait la part belle aux scènes de groupe, filmées en plans rapprochés, à leur joyeux brouhaha où fusent les vannes et les invectives. Comme son titre, malin, l’annonce, il aspire à être la description d’une ville tout entière à travers celle d’une de ses habitantes.

Sauf à avoir un cœur de pierre, il est difficile de ne pas s’attacher à ces personnages. Pour autant, les bons sentiments ne suffisent pas à faire de bons films. Les situations de Bonne mère sont trop archétypales (l’aîné en prison, la cadette au tapin) pour être intéressantes, les acteurs pas assez dirigés pour être convaincants (Halima Benhamed, l’actrice non professionnelle qui interprète Nora, semble figée dans une seule attitude). Dommage…

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Old ★☆☆☆

Des touristes se retrouvent piégés sur une plage mexicaine où ils vivent une terrifiante expérience de vieillissement accéléré.

Old est la dernière oeuvre en date de M. Night Shyamalan, le réalisateur de Sixième Sens, Incassable, Le Village… Le twist final – c’est à dire le renversement à la fin du film qui conduit le spectateur à reconsidérer  l’ensemble de l’histoire d’un oeil neuf – est devenu sa marque de fabrique. Chacun connaît celui de Sixième Sens. La conséquence en est qu’on regarde chacun des films de Shyamalan dans la vague attente de ce fameux twist-là. Y en aura-t-il un ? Et si oui quel sera-t-il ?

Le problème de Old réside précisément dans sa conclusion que, comme je viens de le dire, le spectateur attend avec d’autant d’impatience que Shyamalan place la barre très haut en nous habituant à nous renverser.

Ce qui précède cette conclusion est sans surprise, que la bande-annonce a déjà dévoilé. Après une introduction gentillette et dispensable d’une vingtaine de minutes, qui introduit les personnages, à commencer par les deux héros, Trent (Gael Garcia Bernal) et Prisca (Vicky Krieps qu’on vient de voir la semaine dernière dans Bergman Island), et leurs deux enfants Trent et Maddox, l’action peut enfin commencer lorsque tous les personnages sont réunis sur cette fameuse plage. Là, bientôt, des indices macabres révèlent l’étonnant phénomène physique qui la caractérise : la faramineuse accélération du vieillissement biologique des cellules humaines.

À ce stade, l’action est tendue par deux questions : nos personnages parviendront-ils à s’évader de cette plage et à éviter la mort inéluctable qui les attend dans une poignée d’heures ? Ont-ils été piégés par le hasard ou par une volonté humaine perverse et manipulatrice ? La fin du film répondra à ces deux questions d’une façon plate et décevante.

Reste alors seulement à passer quelques instants de ce huis clos en plein air, façon Koh Lanta, avec cette dizaine de touristes dont on sait par avance qu’ils seront décimés les uns après les autres. Le seul suspens est de savoir dans quel ordre et à quel rythme. M. Night Shyamalan les filme avec beaucoup de brio dans des plans virevoltants qui donneront la nausée à qui font vomir les mouvements trop brusques de caméra à l’épaule. Mais hélas, les quelques considérations philosophiques qui accompagnent cette course contre la montre – sur la jeunesse qui passe trop vite et sur l’amour, seul rempart contre le temps – sont bien trop frelatées pour en rehausser l’intérêt de ce qui, in fine, se réduit à un divertissement sans intérêt.

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Sembène ! ★★☆☆

Ousmane Sembène (1923-2007) est souvent présenté comme le père du cinéma africain. Samba Gadjigo fut son bras droit pendant les vingt dernières années de sa vie. Il lui consacra une longue biographie, d’abord publiée aux Etats-Unis en 2010, car Gadjigo est professeur outre-Atlantique, puis traduite en français en 2013. C’est le même itinéraire qu’a suivi ce documentaire réalisé en 2015. Il sort sur nos écrans six ans plus tard seulement, à l’occasion de la réédition du Mandat, un des films les plus attachants de Sembène.

Ousmane Sembène fut un réalisateur militant. Il développe une conscience de classe dans les rangs de la CGT, à Marseille, où il avait trouvé à s’employer sur les docks. C’est à cette époque qu’il écrit son premier roman, Les Bouts de bois de Dieu, qui raconte, sur un mode volontiers lyrique, la grève des cheminots du Dakar-Bamako. Formé au cinéma en URSS, il en revient avec une caméra super-8 avec laquelle il tourne ses premiers courts-métrages.

Ses films traitent à bras-le-corps de sujets politiques. La Noire de… (1966) évoque le sort cruel des bonnes africaines employées par des petits blancs, mesquins et racistes. Ceddo (1977) dénonce l’islamisation forcée des campagnes. Camp de Tiaroye (1987) rappelle une page oubliée de la Seconde Guerre mondiale : la révolte, matée dans le sang, de tirailleurs sénégalais démobilisés qui réclamaient le paiement de leurs soldes. Moolaadé (2003), son dernier film, est un réquisitoire contre l’excision.

Le documentaire de Samba Gadjigo déroule révérencieusement cette prestigieuse filmographie. Il alterne très classiquement les images d’archives et les interviews face caméra. Il évite de justesse l’hagiographie en ne passant pas sous silence les défauts du grand réalisateur qui fut peut-être un immense homme de cinéma, mais aussi un être irascible et un père exécrable (le témoignage d’Alain Nidaye, son premier fils, est particulièrement impitoyable).
Samba Gadjigo évoque sa relation avec Sembène, son admiration pour son oeuvre, les conditions de leur rencontre. Assez paradoxalement, cette dimension du documentaire, qui décentre le regard trop longtemps fixé sur le réalisateur et son oeuvre édifiante, est la plus touchante et on regrette qu’elle n’ait pas été plus explorée.

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Je voulais me cacher ★★☆☆

Antonio Ligabue (1899-1965) fut un peintre naïf qui acquit tardivement une relative célébrité dans l’Italie de l’après-guerre. Il souffrit toute sa vie de graves troubles psychiatriques qui provoquèrent de multiples internements en institutions spécialisées et le maintinrent en marge de la société.
Né à Zurich d’une fille mère italienne, il prit le nom du mari de celle-ci. Il fut placé dans une famille de Suisses allemands qui n’avaient pas eu d’enfant naturel mais y fut très vite en butte à l’hostilité de son père adoptif. Sa scolarité fut difficile, son originalité en faisant vite la tête de Turc de ses jeunes camarades. En 1919, il est expulsé vers l’Italie, le pays du mari de sa mère. Il ne connaissait rien de sa patrie et ne parlait pas un mot de sa langue. En Emilie-Romagne, il vit de l’aumône populaire, s’emploie comme journalier, est interné épisodiquement. Il ne trouve de soulagement que dans le dessin. En 1928, Marino Mazzacurati, un sculpteur renommé, le prend sous son aile. Il lui enseigne la peinture et la sculpture.

Une vie en morceaux. Je ne connaissais rien d’Antonio Ligabue. Ni ses oeuvres qui rappellent celles du Douanier Rousseau, ni sa vie passablement chaotique. Le moindre mérite du film de Giorgio Dritti est de me l’avoir fait découvrir. Ce biopic aurait pu paresseusement raconter la vie de Ligabue en en suivant le fil chronologique. Mais le procédé utilisé, qui évite l’académisme qui menaçait ce film, est beaucoup plus astucieux et captivant. Il procède par une succession de courtes saynètes qui se jouent des époques et des lieux. Leur montage désoriente d’abord ; mais très vite, on retrouve ses marques et on se pique à ce jeu de l’oie qui, à force d’allers-retours, finira néanmoins à nous raconter l’histoire d’une vie de ses débuts à sa fin.

Je voulais me cacher est porté par l’interprétation exceptionnelle de Elio Germano, qui lui a valu l’Ours d’argent et le Donatello – l’équivalent du César. L’acteur – qui a quarante ans à peine et qu’on avait repéré dans Alaska, dans Suburra et dans L’Incroyable Histoire de l’île de la rose – est méconnaissable. Le film repose sur ses épaules, des épaules de guingois déformées par le rachitisme dont Ligabue fut affecté pendant son enfance.

Le seul reproche qu’on pourrait adresser à ce film est de ne pas suffisamment mettre en valeur la peinture de Ligabue et son processus créatif. Je voulais me cacher nous montre moins un peintre maudit que la souffrance d’un homme en butte à la cruauté d’autres hommes à une époque où la folie était moins considérée comme une maladie que comme une malédiction.

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Bergman Island ★★★☆

Tony (Tim Roth) et Chris (Vicky Krieps) laissent derrière eux leur fille, June, pour s’installer quelques jours d’été sur l’île de Fårö en Suède, où vécut Bergman et où le grand réalisateur suédois tourna quelques uns de ses films. Tony est un cinéaste réputé, invité à Fårö pour y animer une master class. Chris, beaucoup plus jeune, réalisatrice elle aussi, peine à écrire son prochain film. Elle en raconte la trame à son conjoint qui l’écoute d’une oreille distraite : il y sera question de deux anciens amants, Amy (Mia Wasikowska) et Joseph (Anders Danielsen Lie), réunis par hasard sur une île suédoise pour le mariage d’un ami commun, qui, à l’occasion de la noce, renouent leur liaison.

La jeune Mia Hansen-Løve poursuit une oeuvre décidément originale, à cheval sur les pays (Bergman Island se déroule en Suède, Maya prenait la tangente dans le sud de l’Inde, Tout est pardonné commençait à Vienne) et sur les registres, puisant son inspiration dans un fonds qu’on imagine volontiers autobiographique : le couple que forment Tim Roth et Vicky Krieps, sa cadette de vingt-deux ans, n’est pas sans rappeler celui que forma longtemps Mia Hansen-Løve elle-même avec Olivier Assayas, son aîné de vingt-six ans. Pour une réalisatrice de son âge, elle démontre une étonnante maîtrise à diriger un casting international impressionnant et à organiser un récit dans lequel beaucoup d’autres se seraient égarés.

Car Bergman Island est constamment menacé par le narcissisme et l’insignifiance. Le narcissisme : n’y a-t-il pas un certain nombrilisme à vouloir raconter le travail d’un couple de cinéastes en atelier sur l’île du grand Bergman ? à qui ce genre d’histoires là va-t-il parler ? L’insignifiance : le récit prend son temps à s’installer, au rythme languide de vacances d’été en espadrilles. On se croirait presque dans un clip video de l’office de tourisme de Suède où on filme des paysages marins battus par le vent et des touristes heureux et bronzés festoyant au crépuscule un verre d’aquavit à la main.

Ce genre de cocktail pourrait être calamiteux. Et il manque bien l’être. Au bout d’une heure, on accroche ou on décroche. J’ai eu la chance de ne pas décrocher. Bien m’en a pris. Car la seconde moitié du film se révèle beaucoup plus riche que la première. Une mise en abyme un peu artificielle – Chris raconte à son conjoint le sujet de son scénario – conduit à un troublant jeu de miroirs : au couple bien réel de Chris et Tony répond celui, imaginé par Chris, de Amy et Joseph. Pour fantasmé qu’il soit, ce couple là n’est pas plus épanoui que celui que Chris et Tony forment. Car, même si Amy et Joseph ont fait leur vie avec leur conjoint respectif, Amy reste rongée du désir de retrouver son ancien amant et de renouer la chaîne des temps.

L’air de rien, comme un conte de Rohmer ou un film cérébral de Woody Allen, Bergman Island distille sa petite musique mélancolique. Seul bémol : son dernier plan inutilement moralisateur. En compétition à Cannes, Bergman Island n’en a ramené aucune récompense. Un oubli injuste.

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Titane ★☆☆☆

Après Annette, en ouverture le 6 juillet, après Benedetta le 9,Titane a fait scandale le 14 sur la Croisette et suscité des débats bien au-delà. Il en a suscité d’autant plus qu’il a reçu avant-hier soir la Palme d’or. Une Palme d’or historique puisque c’est la seconde seulement depuis 1945 décernée à une réalisatrice. Et une Palme d’or décernée à un film de genre, puisque c’est désormais l’expression consacrée pour désigner ce genre de films, là où le jury préférait souvent distinguer un film au sujet politique explicite (Missing, Farenheit 9/11) ou au thème social brûlant (Entre les murs, Moi, Daniel Blake).

Alors qu’il recevait la palme d’Or à Cannes, Titane était déjà diffusé depuis trois jours en salles. Cette concomitance assez rare – je ne me souviens que de Tree of Life et de La Chambre du fils ces vingt dernières années – obère le box-office d’un film qui aurait sans doute eu plus de succès s’il était sorti à l’automne, précédé de l’attente impatiente suscitée par cette prestigieuse récompense. Mais elle permet de découvrir le film sans tarder et de s’en faire une opinion – en évitant le penchant délétère de le juger à l’emporte-pièce sans l’avoir vu.

Écartons d’abord une objection de procédure. Le film serait particulièrement éprouvant. Sa projection à Cannes aurait provoqué évanouissements, vomissements et évacuations. J’avais pris soin d’aller le voir l’estomac vide : je m’y serais évanoui peut-être mais n’aurais pas dégobillé sur les genoux de ma voisine. Pourtant, cette réputation sulfureuse – dont on se demande si elle va dissuader des spectateurs ou au contraire en attirer un nombre plus grand encore, motivés par je ne sais quel tabou – est largement usurpée. Certes, Titane contient quelques scènes impressionnantes d’un masochisme qui fait grincer les dents, serrer les accoudoirs et fermer les yeux. Mais pour autant, son interdiction aux moins de seize ans semble parfaitement proportionnée, une interdiction aux moins de douze étant trop laxiste et aux moins de dix-huit, rarissime, trop rigoureuse.

Venons-en enfin au film dont vous aurez noté, lecteur fidèle, que je n’ai pas résumé son scénario au premier paragraphe de ma critique, rompant avec une routine paresseuse.
Pourquoi ? parce que cette histoire – dont je ne sais plus très bien ce que j’ai le droit d’en dire sans m’attirer le reproche de divulgâchage – constitue à mes yeux son principal point faible. L’histoire d’une serial killeuse qui, pour fuir la police, entend se faire passer pour le fils, disparu dix ans plus tôt, d’un officier de sapeur-pompier perclus de chagrin, manque à ce point de crédibilité qu’elle m’a instantanément coupé des deux personnages principaux, en dépit de l’interprétation exceptionnelle d’Agathe Rousselle et de Vincent Lindon. Je n’ai rien ressenti pour Alexia/Adrien – dont on m’explique qu’elle/il se cherche un père de substitution. Je n’ai rien ressenti pour Vincent – dont on me dit que le besoin maladif de retrouver son fils le pousse contre toute raison à adopter cette fugitive.

J’avais aimé Grave car ce film de genre déjà passablement transgressif, au-delà des scènes inoubliables qu’il contenait, filait une métaphore diablement intelligente et sensible sur la sortie de l’adolescence, l’éveil des sens et la découverte de la sexualité.
Rien de tel hélas dans Titane qui flirte pourtant avec deux sujets stimulants : le transhumanisme (Alexia fut victime à neuf ans d’un grave accident de voiture qui conduisit à lui greffer dans le crâne une plaque de titane qui va altérer gravement sa personnalité) et le transgenrisme (Alexia est contrainte à se travestir pour disparaître). Hélas, du transhumanisme, Titane ne nous dit rien, sinon dans son plan ultime hélas tellement prévisible. Quant au transgenrisme, la conclusion du film, qui semble enfermer Alexia dans une identité de genre à laquelle elle tentait d’échapper, contredit frontalement le beau discours de Julia Ducournau lors de la remise de la Palme en faveur d’un « monde plus fluide et plus inclusif ».

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Kuessipan ★★★☆

À Sept-Îles, sur les bords du Saint-Laurent, la population innue est parquée dans des réserves. Deux enfants, Mikuan et Shaniss y ont grandi, la première dans une famille unie, la seconde séparée de ses parents violents et alcooliques, y sont devenues inséparables. Mais au sortir de l’adolescence, leurs chemins semblent emprunter des chemins différents. Mikuan, éprise de littérature, ne rêve que de quitter une communauté qui l’étouffe tandis que Shaniss s’y est retrouvée piégée par un compagnon toxico et l’enfant qu’il lui a fait.

Kuessipan – un mot innu qui signifie « à toi », « à ton tour » – est l’adaptation par la réalisatrice québécoise Myriam Verreault d’un roman paru en 2011, écrit par Naomi Fontaine, une jeune romancière membre de la nation innue d’Uashat, qui en cosigne le scénario. Il a été tourné sur place avec des acteurs amateurs dans des rôles souvent très proches de leurs propres vies.

Kuessipan est donc un film profondément naturaliste à la limite du documentaire qui nous transporte dans des territoires exotiques, glacés et majestueux. Si quelques plans en montrent la sauvage beauté, l’objet du film n’est pas touristique ni esthétique. Il s’agit plutôt de présenter, à travers la vie de deux adolescentes, les difficultés auxquelles sont confrontés les derniers habitants d’une « nation » autochtone canadienne, soutenus à bout de bras par les subventions fédérales et régionales, repliés sur eux-mêmes dans un identitarisme inquiet que nourrit paradoxalement le regard ambigu que portent sur eux les Blancs. Ces questions identitaires sont incarnées par un personnage : Francis, le Blanc dont Mikuan tombe amoureuse, malgré l’hostilité de Shaniss qui lui reproche cette trahison, un adolescent gentil, ouvert et curieux de la communauté innue, mais dont l’ingénuité même trahit les préjugés racistes sinon l’hostilité.

Mais Kuessipan ne se réduit pas à cette dimension documentaire. C’est avant tout un drame familial mettant en scène, comme son affiche l’annonce, deux héroïnes à la fois proches et dissemblables. Dans le rôle de Mikuan, l’étonnante Sharon Fontaine-Ishpatao crève l’écran. L’actrice amateure porte son obésité avec une grâce déconcertante – on pense à Gadourey Sidibe, l’interprète de Precious. Elle joue à merveille les ambiguïtés de son personnage dont l’attachement à sa nation passe par un inéluctable éloignement. Yamie Grégoire a un rôle plus ingrat : celui d’une jeune femme trop tôt vieillie, prisonnière d’une relation toxique avec un mauvais garçon, un chouïa caricatural.

Kuessipan dure près de deux heures car son histoire connaît des rebondissements qu’on n’escomptait pas. Mais il est suffisamment rythmé, suffisamment prenant pour qu’on ne s’y ennuie jamais. Au contraire ! On sort de la salle transporté par cette histoire lumineuse.

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Helmut Newton : l’effronté ★★☆☆

Helmut Newton (1920-2004) compte parmi les photographes les plus connus du vingtième siècle. Certains de ses clichés, comme celui du smoking Yves Saint-Laurent dans une rue nocturne du Marais, sont entrés dans l’histoire. Toute sa vie durant, il a photographié des femmes puissantes, nues, très érotisées.
Le réalisateur allemand Gero von Boehm a rencontré Helmut Newton et sa femme en 1997. Il a tourné à l’époque pour la télévision un documentaire intitulé Helmut Newton – Mein Leben. Pour le centenaire de la naissance du photographe, il en a remonté les images pour le cinéma.

Le nom de Helmut Newton et son oeuvre sentent le soufre. On lui a reproché de fétichiser la femme, d’en faire un objet, la projection de ses fantasmes pervers et violents. Un extrait d’archive d’Apostrophes montre Susan Sontag lui reprocher sa « misogynie ».

Le documentaire de Gero von Boehm répond à cette accusation, au risque de verser dans l’hagiographie. Il convoque pour ce faire douze femmes – et pas un seul homme – qui ont travaillé avec lui et qui témoignent à tour de rôle face caméra, selon un procédé documentaire dont on ne peut pas dire qu’il révolutionne les codes. Leurs témoignages décernent au défunt photographe un brevet de respectabilité. Non, elles ne se sont jamais senties humiliées ou salies par l’oeil de son appareil. Non, il n’a jamais profité des séances de pose pour leur faire des avances – ce qui, disent-elles, n’était pas toujours le cas des autres photographes de l’époque. Non, elles n’ont pas honte de leurs nus mais au contraire s’enorgueillissent de la puissance qui s’en dégage et s’en revendiquent.

Le documentaire raconte en filigrane la vie de Helmut Newton, placée sous le sceau du cosmopolitisme. Il naît et grandit à Berlin dans les années Trente sous l’ombre menaçante du nazisme. C’est là que, très jeune, il s’initie à la photographie. Il en part en 1938 et s’établit quelques années à Singapour. Arrivé en Australie – pays dont il prendra la nationalité – il y rencontre sa future femme qu’il épouse en 1948. L’amour profond qui l’unira à cette autre artiste toute sa vie durant contraste avec l’image de dandy pervers que ses photos laissent soupçonner. Il s’installe à Paris au début des années soixante et y devient vite célèbre. Il partage la fin de sa vie entre Monaco et Los Angeles où il meurt, dans un accident de la route, devant le Château-Marmont en 2004, clin d’oeil macabre d’une vie passée dans la jet-set. Il est enterré à Berlin.

Je me souviens du choc que j’avais ressenti en 2012 au Grand Palais devant sa rétrospective. Ses femmes hiératiques, leurs nudités provocatrices m’intimidaient et m’attiraient à la fois, me mettaient mal à l’aise et me séduisaient en même temps. C’est Isabella Rossellini qui analyse avec le plus de finesse les fantasmes masculins qui nourrissent cette iconographie : « Tu me plais – je te maudis ». Sans doute ne s’agit-il pas des fantasmes les plus avouables, ni les plus chevaleresques qui soient. Mais un artiste – surtout l’un de ceux qui avaient le « bon goût » en horreur – n’a-t-il pas le droit d’en appeler à autre chose qu’à nos bons sentiments ?

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Désigné coupable ★★★★

Désigné coupable – en version originale The Mauritanian – raconte l’histoire vraie de Mohamedou Ould Slahi (Tahar Rahim) qui fut arrêté fin 2001 en Mauritanie, transféré d’abord en Jordanie puis en Afghanistan et enfin à Guantánamo en 2004 où il resta emprisonné jusqu’en 2016.
Mohamedou Ould Slahi s’était rendu deux fois en Afghanistan au début des années 90 combattre aux côtés des talibans – qui étaient à l’époque soutenus par les États-Unis – contre le pouvoir communiste de Kaboul. Son cousin faisait partie du premier cercle d’Oussama ben Laden.
Ould Slahi fut torturé à Guantánamo afin de lui arracher des aveux. Il bénéficia néanmoins de l’assistance d’un avocat pour introduire une requête en habeas corpus qui conduisit à sa libération après une longue bataille judiciaire.
Ould Slahi réussit à faire publier en 2015 ses Carnets de Guantánamo qui sont devenus un bestseller de librairie.

Le film de Kevin McDonald raconte le calvaire de cet homme. Il le fait en introduisant trois autres personnages qui ont participé à l’instruction de son procès. D’un côté, son avocate, interprétée par Jodie Foster, le cheveu blanc, assumant comme peu de stars hollywoodiennes osent le faire, ses bientôt soixante ans, assistée d’une jeune collaboratrice, interprétée par Shailene Woodley, l’héroïne prometteuse de À la dérive, Divergente et Nos étoiles contraires. De l’autre, Benedict Cumberbatch interprète le rôle peut-être le plus intéressant du film, celui d’un lieutenant-colonel de la Marine, chargé de poursuivre Ould Slahi dont la découverte des pièces du dossier, notamment des conditions dans lesquelles les aveux du prévenu ont été obtenus, l’entraîneront à une brutale prise de conscience.

Désigné coupable est l’œuvre de Kevin McDonald, un cinéaste dont j’avais énormément apprécié les précédentes réalisations : La Mort suspendue, un documentaire sur deux alpinistes luttant contre la mort dans la cordillère des Andes, Le Dernier Roi d’Écosse, une biographie à peine romancée du dictateur ougandais Idi Amin Dada, Jeux de pouvoir, la transposition au cinéma d’une mini-série britannique que je tiens pour l’une des meilleures jamais réalisées.

Désigné coupable est autant sinon plus un film sur la justice que sur la torture. Comme souvent à Hollywood, le procès devient le prétexte à raconter une histoire et le cadre dans lequel on la raconte. Ici, c’est moins sur le procès proprement dit qu’on se concentre que sur sa préparation compliquée par une particularité procédurale. L’avocat de Ould Sahi doit d’abord se battre pour apprendre les griefs qui sont reprochés à son client. Elle doit obtenir l’accès aux procès-verbaux de ses interrogatoires puis en obtenir la déclassification. Paradoxalement, la tâche est aussi délicate pour le lieutenant-colonel instructeur qui doit venir à bout des rivalités interservices au sein de l’armée et des services secrets

Désigné coupable est un film poignant et fort qui n’est pas exempt de manichéisme et même de voyeurisme dans sa façon de filmer les scènes de torture. Lui donner quatre étoiles, ce que je fais rarement, est sans doute bien indulgent. C’est d’abord le signe que je ne le fais pas assez et qu’il faut parfois, quand un film m’emporte, que je laisse s’exprimer mon enthousiasme. C’est surtout le signe que ce genre de films, plongés dans un contexte géopolitique, mais aussi porteurs d’une histoire forte et vraie, me plaisent particulièrement. Voyez y, chers lecteurs, une part de subjectivité assumée et ne me blâmez pas trop sévèrement si vous n’êtes pas aussi emballé que moi.

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