Kompromat ★☆☆☆

Directeur de l’Alliance française d’Irkoutsk en Sibérie, Mathieu Roussel (Gilles Lellouche) est brutalement arrêté par la police. Accusé d’inceste et de pédopornographie, il est jeté en prison et tabassé par ses codétenus. Les services consulaires français et son avocat obtiennent sa libération provisoire. Il attendra son procès à son domicile, en résidence surveillée, avec un bracelet électronique au pied. Mais, refusant la perspective d’une condamnation cousue de fil blanc, sur la base dun « kompromat » fabriqué par le FSB, Mathieu Roussel décide de quitter la Russie. Il y parviendra avec l’aide providentielle de Svetlana (Joanna Kulig) la seule personne à ne pas l’abandonner quand tous lui tournent le dos.

Kompromat est inspiré de faits réels : ceux qui sont arrivés à Yoann Barbereau entre 2015 et 2018 et qu’il a racontés dans un livre autobiographique, Dans les geôles de Sibérie. Mais il s’en éloigne considérablement pour lui donner tous les ressorts caricaturaux du film d’action hollywoodien.

Gilles Lellouche y joue à la perfection un rôle qui lui va si bien : celui d’un homme ordinaire dont la vie bascule brutalement. Quelque part entre Edmond Dantès (la soif de vengeance) et Jason Bourne (la capacité à semer ses poursuivants), son personnage gagne la course poursuite que le FSB a lancée contre lui …. quitte à laisser penser que c’est un surhomme ou que la police russe n’est pas capable d’appréhender un détenu français en fuite qui traverse son territoire avec un sac à dos, un téléphone portable et un compte PayPal.

Kompromat se laisse regarder sans déplaisir même si on en connaît par avance le dénouement. Mais il accumule les clichés au-delà du raisonnable avec un étalonnage désaturé pour souligner combien la Russie est triste et laide sous la neige. Les Russes y sont soit des alcooliques philosophes soit des anciens combattants culs-de-jatte soit encore des policiers sadiques. Quant aux diplomates français (on reconnaît Mireille Perrier dans le rôle d’une attachée d’ambassade et Louis-Do de Lencquesaing dans celui de l’ambassadeur de France à Moscou), ils sont prêts à sacrifier un innocent sur l’autel de la raison d’Etat.

Tant de caricatures ravalent ce film d’évasion à ce qu’il n’a pas eu l’ambition de dépasser : un film d’action aux ficelles scénaristiques trop grosses.

La bande-annonce

À propos de Joan ★★★☆

Joan (Isabelle Huppert), roule dans la nuit à bord de son Autin Cooper. Regard face caméra, elle nous annonce qu’elle va nous raconter sa vie.
À vingt ans, fille au pair à Dublin, elle rencontre Doug, un voleur à la tire, dont elle tombe follement amoureuse et dont elle attend bientôt un enfant avant d’en être brutalement éloignée. Elle élèvera seule Nathan, avec l’aide de ses parents qui se séparent après que sa mère (Florence Loiret-Caille) a décidé de partir au Japon y suivre son professeur de karaté.
À quarante, devenue éditrice parisienne, elle est courtisée par Tim Ardenne (Lars Eidinger), un auteur allemand à succès borderline.
À soixante, alors qu’elle prend sa retraite, elle retrouve Doug et hésite à lui avouer l’existence de son fils Nathan (Swann Arlaud), parti travailler à Montréal, dont le retour inopiné l’oblige à regarder son passé en face.

J’ai vaincu les réticences que m’inspire l’omniprésence d’Isabelle Huppert pour aller voir son dernier film. L’honnêteté m’oblige à reconnaître qu’on la voit moins souvent sur les écrans ces temps-ci : depuis le Covid, elle n’a guère joué que dans le quatre-étoiles Les Promesses où elle interprétait une élue locale déchirée par le démon de la politique. L’honnêteté m’oblige surtout à reconnaître qu’elle est une immense actrice. Elle le démontre une fois encore ici – même si je lui ferai encore et toujours le même reproche du même jeu récurrent de grande bourgeoise à la moue pincée qu’elle ne sait pas varier d’un film à l’autre.

Laurent Larivière, dont c’est le second long métrage, lui confie un rôle étonnant sur un scénario atypique. Il nous invite à des sauts dans le temps. On y voyage à Dublin. La séquence est censée se dérouler au milieu des 80ies alors que les décors y ressemblent furieusement à ceux des 60ies. Le rôle de Joan y est interprété par Freya Mavor qui avait incendié la pellicule avec son premier film adapté de Sébastien Japrisot, La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil. J’écrivais d’elle dans la critique que j’en avais faite à sa sortie (nous n’étions pas encore à l’ère #MeToo) :  « Ami masculin, tape son nom sur Google Images … et reviens me remercier en bavant ! Amie féminine, tu as le droit aussi de le faire… mais épargne moi tes commentaires jaloux ! »

Plus gênante est la deuxième partie censée se dérouler à la fin des années 90. Isabelle Huppert, née en 1953 (oui ! je sais ! on ne dit pas l’âge d’une dame), y interprète une jeune quadragénaire blonde peroxydée. Le problème est qu’elle relevait apparemment pendant le tournage d’une douloureuse sciatique ou d’une fracture du col du fémur qui rendait sa démarche vacillante : quand on la voit se déhancher sur le dance floor d’une boîte de nuit, on a plus le réflexe de lui tendre un déambulateur que de lui emboîter le pas.

Mais j’ai promis d’être gentil avec Isabelle Huppert ! Et mon naturel haineux, que j’essaie de chasser, revient au galop ! Il me faut parler de la dernière partie censée se dérouler de nos jours dans la belle maison de campagne où Joan s’est retirée après sa retraite. Elle y accueille son fils, Nathan, qu’interprète Swann Arlaud, l’un des acteurs les plus stimulants de sa génération (je ne signalerai pas qu’il a 38 ans de moins que Huppert alors qu’ils sont censés avoir vingt ans de différence à peine dans le film). Les scènes entre les deux acteurs, aussi affûtés l’un que l’autre, sont parmi les meilleures du film.

Je n’en dirai pas plus sur une oeuvre qui se conclut par un switch aussi inattendu que renversant qui nous oblige à reconsidérer toute l’histoire qu’elle racontait.

La bande-annonce

Don’t Worry Darling ★★★☆

Alice Chambers (Florence Pugh) mène une vie de rêve auprès de son mari Jack (Harry Styles). Ils se sont installés à Victory, au cœur du désert californien avec plusieurs autres familles qui leur ressemblent. Chaque matin, les hommes partent travailler en voiture au projet ultra-secret dirigé par Frank (Chris Pine) laissant leurs épouses à une vie consacrée aux tâches ménagères, aux courses et aux thés entre amies
Mais Alice éprouve, contre toute raison, un malaise croissant dans cette vie trop parfaite qui menace de l’étouffer.

Don’t Worry Darling est construit sur un principe simple sinon simpliste déjà utilisé par exemple dans Matrix, The Truman Show, Le Village ou Soleil Vert. Il s’agit d’installer des personnages dans un décor dont on informe très vite le spectateur de la fausseté ou de l’artifice tout en les laissant lentement en prendre conscience par une succession de micro-événements de plus en plus perturbants (ce sera ici le comportement d’une voisine que la paranoïa conduira au suicide). La tension montera graduellement jusqu’à exploser lorsque sera enfin révélée la réalité.

Très souvent, ce genre de films fait pschitt : « tout ça pour ça se dit le spectateur déçu » quand les lumières se rallument. C’est la crainte qu’on pouvait éprouver devant la bande-annonce de Don’t Worry Darling ou durant ses trois premières demi-heures pendant lesquelles on frétille d’impatience, excité par cet épais mystère qu’aucune piste ne permet de deviner, mais en même temps inquiet que sa résolution décevante ne vienne a posteriori gâcher la fébrile attente de cette conclusion.

Don’t Worry Darling parvient à surmonter cet obstacle souvent rédhibitoire. Il avait réussi au préalable à poser un décor extrêmement séduisant, à la Mad Men : costumes, voitures et musiques droit venus des années 50. Florence Pugh est de chaque plan et réussit à nous faire partager son trouble. Dommage que son partenaire, Harry Styles, ait le sex appeal d’un chicon belge. On imagine ce que Shia LeBoeuf, qui avait été pressenti pour le rôle avant de se faire virer du plateau, aurait pu y apporter.

J’avais pensé que Frank dirigeait avec ses hommes une sorte de projet Manhattan de construction d’une arme de destruction massive. C’est la preuve de mon manque de flair. Le scénario est autrement plus imaginatif et autrement plus vertigineux. Il n’en faut bien sûr rien dire sinon peut-être qu’il est directement connecté aux enjeux qui traversent notre temps.
Don’t Worry Darling se termine comme il se doit par une course poursuite haletante qu’il faut regarder – et aussi écouter – jusqu’à l’ultime seconde pour en comprendre l’issue.

La bande-annonce

La Dernière Nuit de Louise Broholm ★★★☆

Au Danemark, à la fin du dix-neuvième siècle, dans une opulente propriété agricole.
Louise a quatorze ans. Elle est l’aînée d’une nombreuse fratrie de sept frères et sœurs. Louise est sur le point de quitter la ferme pour poursuivre ses études au collège. Elle attend ce départ avec un mélange d’anxiété et de fébrilité qu’exacerbe un cauchemar récurrent qui l’assaille. C’est précisément la veille de son départ que sa mère, qui attend son huitième enfant, entre en couches.

En dødsnat est, dit-on, un chef d’oeuvre de la littérature danoise. Il a été écrit en 1912 par Marie Bregendahl. Il n’en existe aucune traduction en français. Sa traduction anglaise publiée en 1931 est intitulée A Night and Death – un titre qui laisse augurer l’issue de l’intrigue.

J’avais beaucoup de préjugés en allant voir La Dernière Nuit…. J’imaginais un long film ennuyeux baignant dans une lumière crépusculaire et égrenant des lieux communs sur la fin de l’enfance d’une jeune danoise en fleurs, quelque part entre Tess et Le Festin de Babette. Je n’avais pas tout à fait tort : ses personnages ont la grâce aérienne de nymphes préraphaélites.

Mais j’ai bien vite ravalé mes sarcasmes. La beauté de la lumière y fut pour beaucoup. En témoigne l’affiche du film. Quelques plans m’ont rappelé les tableaux de Vilhelm Hammershøi, exposé à Jacquemart-André en 2019 et leurs intérieurs épurés et faussement simples.

Mais la seule photo n’aurait pas suffi à m’emporter. Si j’ai aimé La Dernière Nuit… c’est à cause de l’histoire qu’il raconte. Il est organisé autour d’un faux suspens : la mère de Lise survivra-t-elle ou pas ? Assez étonnamment, cet enjeu prend le pas sur celui qu’on imaginait au centre du film : l’émancipation si fiévreusement espérée de la jeune Lise. Avec une étonnante économie, l’histoire nous raconte une longue nuit de veille : pour les éloigner de la chambre de la parturiente, les jeunes enfants sont confiés à la garde de Lise qui les amène jouer chez leur grand-mère où ils retrouvent deux cousines. Ainsi raconté, le pitch de cette Dernière Nuit… laisse augurer la pire des bluettes – ou bien, pour ceux qui ont trop regardé Vendredi 13 ou Midsommar, un film d’horreur. Il n’en est rien.

La bande-annonce

Les Mystères de Barcelone ★★☆☆

Sebastià Comas, un journaliste morphinomane (Roger Casamajor), enquête à Barcelone en 1912 sur la mystérieuse disparition de jeunes enfants. Le chef de la police (Sergi Lopez) a mis sous les verrous une guérisseuse (Nora Navas) qui clame son innocence. Mais Comas, aidé d’Amèlia, une prostituée (Bruna Cusí), est sur une autre piste qui compromet la haute bourgeoisie de la ville.

Les Mystères de Barcelone a obtenu cinq Gaudí début 2021 dont celui du meilleur film. Les Gaudí (ou Gaudis ?) sont décernés chaque année depuis 2009 à Barcelone par l’Académie du cinéma catalan. Un prix est décerné au meilleur film en langue catalane – catégorie dans laquelle concourait Les Mystères… – et un autre au meilleur film en langue non catalane – dont je me demande s’il s’agit exclusivement du castillan ou s’il peut s’agir d’une autre langue…. sachant qu’un troisième prix est décerné au meilleur film européen… laissant ouverte la question de savoir si le prix du meilleur film en langue non catalane peut être décerné à un film non européen…. Bref
Il y aurait à écrire un article sur ce prix et sur ceux distribués dans d’autres régions d’un Etat fédéral ou semi-fédéral (je pense aux Prix Jutra/Iris au Québec… mais il en existe sûrement d’autres). Ont-ils été créés en réaction aux prix décernés dans la capitale ? S’en distinguent-ils uniquement par la langue ? Sont-ils l’occasion de l’expression de revendications sécessionnistes ou indépendantistes ?

Mais revenons aux Mystères... – une traduction maligne qui, de La Vampira de Barcelona, un titre intraduisible (la vampire de Barcelone ? la vampiresse de Barcelone ?), fait un clin d’oeil au roman-feuilleton d’Eugène Sue bien connu de ce côté-ci des Pyrénées, .
Sa bande-annonce m’avait mis l’eau à la bouche. Le sujet me semblait intéressant : une plongée dans les bas-fonds de la métropole catalane en plein essor (elle était déjà, l’héroïne du chef d’oeuvre d’Eduardo Mendoza La Ville des prodiges qui enjambait cette époque). Et son traitement visuel encore plus, qui, comme Blancanieves, un autre film espagnol (ou catalan ?), jongle avec les effets visuels, le noir et blanc et la couleur, les décors dessinés et les ombres chinoises.

J’avoue une pointe de déception. Les Mystères… se complaît vite dans une ambiance glauque et manichéenne, mettant face à face des bourgeois dépravés et pédophiles et des gueux faméliques. Le film, interdit aux moins de douze ans avec avertissement, est éprouvant et je comprends l’écoeurement des spectateurs qui ont quitté la salle en cours de route.
Quant au traitement visuel expressionniste, on s’en lasse vite.

Si Les Mystères… s’achève par un plan sublime, il accumule trop de noirceurs pour ne pas friser l’overdose.

La bande-annonce

Sans filtre ★☆☆☆

Carl (Harris Dickinson) et Yaya (Charlbi Dean brutalement décédée en août dernier à trente-deux ans à peine) sont mannequins et influenceurs. Ils participent à une croisière sur un yacht de luxe avec quelques milliardaires désœuvrés – un Russe enrichi dans le commerce d’engrais agricole, des Britanniques marchands d’armes, une Allemande paraplégique…. – et une troupe d’hôtesses, de stewards et de femmes de chambre souriants et serviles. Le commandant du yacht (Woody Harrelson), en état éthylique avancé, refuse de sortir de sa cabine. Après bien des émotions, quelques naufragés échouent sur une île déserte où s’instaure un nouvel ordre social différent de celui qui prévalait à bord.

Cinq ans après avoir décroché une première Palme d’Or en 2017 avec The Square, Ruben Östlund en décroche une seconde avec son film suivant. Seuls Bille August et Michael Haneke avaient avant lui réussi consécutivement un tel doublé. Une telle gloire devrait immédiatement ouvrir à l’encore jeune réalisateur suédois le panthéon du cinéma. Y mérite-t-il sa place ?

Je n’en suis pas si sûr.
On salue chez lui son cinéma transgressif, qui se moque des codes empesés du politiquement correct et fait souffler un vent de liberté salvateur dans une époque corsetée par le wokisme ou le féminisme. The Square était une satire de l’art contemporain, de ses engouements factices, de ses oeuvres creuses et surcotées. Sans filtre – curieuse traduction de Triangle of Sadness… dont il faut reconnaître qu’il s’agissait d’un curieux titre – se moque tout azimuts des influenceurs narcissiques obsédés par leur propre image, des capitalistes malhonnêtement enrichis qui ne savent plus que faire de leur argent et même des pauvres frustrés en quête d’une revanche sociale.

Le problème de ce cinéma là est qu’il est moins transgressif qu’il n’en a l’air.
D’une part parce que Sans filtre vient juste après The Square et que l’effet de surprise face à un nouveau réalisateur qu’on découvrait alors – même s’il en était déjà à son cinquième film après notamment Happy Sweden et Snow Therapy – ne joue plus.
D’autre part parce que Ruben Östlund n’est pas le premier réalisateur à creuser le sillon de la satire acide et anarchique : Luis Bunuel (dans Le Charme discret de la bourgeoisie), Marco Ferreri (dans La Grande Bouffe), les Monty Python (Le Sens de la vie) s’y étaient essayé avant lui avec au moins autant de talent. Sans doute ces films-là ont-ils plus d’une quarantaine d’années ; mais cela n’ôte rien à leur efficacité.

Sans filtre souffre d’un autre défaut : sa construction. Il s’agit de trois histoires collées bout à bout, dont le scénario ne cache d’ailleurs pas la juxtaposition en les introduisant chacun par un carton. On voit d’abord Carl et Yaya dans un restaurant de luxe se disputer l’addition qui, si elle a le mérite de poser la question des codes genrés de nos vies quotidiennes (pourquoi l’homme au restaurant paie-t-il presque toujours  la note ?) le fait dans une scène étendue jusqu’au malaise.
On embarque ensuite à bord de ce yacht luxueux piloté par un commandant alcoolique et marxiste et peuplé de passagers caricaturaux. La séquence culmine dans une tempête apocalyptique où les passagers rivalisent en jets de vomis et torrents de caca tandis que le soûlographe échange des slogans marxistes-léninistes avec un ancien directeur de sovkhoze converti au capitalisme.
Le troisième épisode se déroule sur une île déserte. On y perd de vue encore un peu plus nos deux héros définitivement ravalés au statut de personnages secondaires. Il est difficile d’en dire plus de ce renversement des hiérarchies sans déflorer le sujet, sinon pour évoquer la fin, un peu paresseuse, d’une intrigue que le scénariste semblait bien en peine de conclure.

Le film dure près de deux heures trente (The Square durait déjà deux heures vingt). Je mentirais en disant que j’ai regardé ma montre. Pour autant, je ne suis pas convaincu qu’il ait eu besoin de durer si longtemps pour nous faire comprendre son propos.

La bande-annonce

Chronique d’une liaison passagère ★★☆☆

La quarantaine déjà bien entamée, Simon (Vincent Macaigne) et Charlotte (Sandrine Kiberlain) se rencontrent, se plaisent et s’aiment. Simon est marié, père de famille, maladroit et timide. Charlotte se remet d’une pénible séparation et ne souhaite plus s’attacher. Aussi décident-ils de placer leur liaison sous le signe de la légèreté. Sauront-ils se tenir aux limites qu’ils se sont fixées ?

Avant d’aller voir Chronique d’une liaison passagère, je savais par avance à quoi m’en tenir. Après l’avoir vu, je ne sais plus qu’en penser….

Avec Emmanuel Mouret, qui signe ici son onzième long-métrage, on est en effet en terrain de connaissance. On sait que le réalisateur de Vénus et Fleur, Mademoiselle de Jonquières, Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait nous livrera un film intellectualisant et élégant sur les jeux de l’amour. On a souvent dit de lui qu’il était le successeur de Rohmer. C’est surtout sa filiation avec Woody Allen qui frappe. Cette Chronique… a des airs de Manhattan : Paris y remplace New York. Sandrine Kiberlain ressemble à Diane Keaton : elle a la même démarche, la même légèreté et joue au badminton aussi mal que Keaton jouait au tennis. Quant à Vincent Macaigne, il fait penser à tous ces acteurs alléniens à qui le maître a confié le soin de l’incarner à l’écran : il récite les textes que Mouret a écrits et que Mouret aurait pu aussi bien déclamer lui-même.

On pourrait faire bien des critiques à ce film.
Une critique marxiste : Chronique… peint des bourgeois aisés qui fréquentent les musées et les cinémas (on les voit au Petit Palais et à l’Escurial… ce qui, de mon point de vue, est une marque de goût) et ne dit rien de leur travail (on apprend que Simon pratique l’haptonomie mais on ne saura rien du métier de Charlotte) ni de leur aliénation.
Une critique féministe : Chronique… est un film d’homme qui fantasme l’adultère, en minimise la charge et sous-estime l’investissement émotionnel qu’y mettent les femmes – sans parler de la douleur qu’il cause aux femmes trompées (l’épouse de Simon est la grande absente du film). D’ailleurs la référence à Woody Allen, sur qui pèsent de graves soupçons de violences sexuelles, aurait dû nous alerter. Il faudrait prescrire à Emmanuel Mouret une bonne cure de « déconstruction » pour lui éviter de mettre dans la bouche de son héroïne des paroles telles que « On va boire un verre ou deux mais je ressens une envie irrésistible de faire l’amour avec toi » qui ne reflètent pas la psyché féminine mais sont l’expression des pires fantasmes masculins #MeToo.

Deux autres critiques moins caricaturales peuvent lui être adressées
La première concerne le tour que prend son scénario avec l’apparition d’un troisième personnage interprété par l’étonnante Georgia Scalliet. Outre que son irruption ne soit guère crédible (on imagine mal le couple si sage formé par nos deux héros ressortir aux pratiques que le scénario leur prête), on aurait aimé que l’histoire de Simon et Charlotte se dénoue sans l’intervention d’un tiers.
La seconde vise la « morale » du film, bien convenue et bien prévisible : l’amour ne peut jamais rester léger longtemps. Cette morale-là apparaît dans un plan qui frappe par sa laideur et sa maladresse : la caméra d’Emmanuel Mouret, jusqu’alors si badine, zoome brusquement sur le dos tétanisé de Charlotte lorsque Simon lui parle d’amour. Tout le paradoxe de cette morale est qu’elle contredit voire annule le principe sur lequel tout le film semblait construit.

Cet amoncellement de critiques signifie-t-il que le film ne m’ait pas plu ?
Non – et ce n’est pas le moindre des paradoxes
Je suis trop caricaturalement le produit d’un milieu pour ne pas me reconnaître dans les personnages d’Emmanuel Mouret, dans leurs goûts et leurs inclinations. Si la violence et les mensonges des personnages de Claire Denis étaient si éloignés de moi et m’ont tant rebuté dans Avec amour et acharnement, je me reconnais plus volontiers – ou j’aspire plus volontiers à me reconnaître – dans la façon d’être de Simon et de Charlotte, dans leur élégance, leur délicatesse et leur désir contrarié de légèreté.

La bande-annonce

140km à l’ouest du paradis ★☆☆☆

La jeune documentariste française Céline Rouzet a sans doute dû relever bien des défis, que sa caméra a la pudeur de ne pas évoquer, pour aller au fin fond de la Papouasie Nouvelle Guinée filmer une tribu papoue prise au piège de la modernité. Sur ses Hautes terres, Exxon Mobil, avec la complicité de la classe politique corrompue, l’a privée de ses terres en lui promettant une pluie d’or qui n’est jamais venue.

Néo-colonialisme, racisme larvé, disneylandisation des peuples premiers, exploitation intensive des ressources naturelles : le terrain de Céline Rouzet rassemble jusqu’à la caricature les tares de la modernité orgueilleuse. La journaliste aurait pu verser dans le manifeste écologiste et anticolonialiste qu’on s’attendait à voir après en avoir vu la bande-annonce et en avoir lu le pitch. Elle a la retenue de ne pas le faire.

Son documentaire laisse paradoxalement un goût de trop peu. C’est un comble avec un sujet aussi riche tourné sous des latitudes aussi exotiques. Il existe, ai-je appris, une trilogie d’anthologie filmée dans la même région par un couple d’anthropologues australiens dans les 80ies : First Contact Joe Leahy’s Neighbours Black Harvest. J’imagine qu’elle fait la joie de quelques passionnés qui s’en enquillent les trois volets lors d’interminables projections en plein air à Couthures-sur-Garonne ou Arles-sur-Tech ! Je ne l’ai pas vue et découvrais ici pour la première fois un documentaire tourné dans un pays aussi lointain.

Aussi ai-je été frustré de ne pas plus en découvrir. Céline Rouzet a réussi à se faire accepter de ses hôtes qui lui ont offert un toit. Mais elle n’a rien trouvé à filmer sinon une attente émolliente, rythmée par les tentatives vaines d’un des membres du clan d’aller chaque jour devant la base-vie d’ExxonMobil en essayant sans succès d’y faire prévaloir ses droits. On a vite compris qu’il s’était fait rouler. Mais une fois cet amer constat dressé, 140km à l’ouet du paradis ne trouve plus rien à dire…

La bande-annonce

L’Ombre de Goya ★★☆☆

Le documentariste espagnol José Luis López-Linares, met face à face deux géants : le peintre Francisco de Goya (1746-1828) et l’écrivain Jean-Claude Carrière (1931-2021).

L’œuvre de Goya aurait mérité à elle seule un documentaire. Il fut, entre Velazquez deux siècles plus tôt et Picasso un siècle plus tard, le plus grand peintre espagnol, dont l’oeuvre documente une des périodes les plus troubles de l’histoire de la péninsule et frappe par sa modernité.

L’idée de génie de José Luis López-Linares – qui nous avait déjà guidé dans les salles du Prado à la découverte du Jardin des délices de Jérôme Bosch – est de nous faire découvrir cette œuvre avec Jean-Claude Carrière. Carrière était un homme aux mille talents, écrivain, scénariste, metteur en scène et à la culture encyclopédique, qui entretenait avec l’Espagne une relation particulière. Il fut longtemps le plus proche collaborateur de Luis Buñuel, dont il signa le scénario de pas moins de six films : Le Journal d’une femme de chambre, Belle de jour, Le Charme discret de la bourgeoisie

À près de quatre-vingt-dix ans, Carrière entreprend pour ce documentaire son dernier voyage en Espagne. Il en a conscience. Appuyé sur une canne, la démarche hésitante, il est au crépuscule de sa vie. Mais il n’a rien perdu de sa lucidité ni de son intelligence. Sa voix grave est toujours aussi élégante, sa scansion toujours aussi majestueuse. Avec son immense culture et cet éclair d’ironie dans son regard qui ne le quitte pas, il nous raconte, sans jamais en rajouter, les chefs-d’œuvre que l’oeil de la caméra caresse : Le Portrait de la duchesse d’Alba, Le sommeil de la raison produit des monstres, Les Majas nue et vêtue, Saturne dévorant un de ses fils et Tres de Mayo bien sûr.

L’Ombre de Goya ne révolutionne pas le genre. Sa sortie en salles ne se serait pas justifiée si les documentaires n’y drainaient désormais un public que les fictions peinent à séduire. Mais il nous fait passer un moment agréable et nous donne le sentiment éphémère d’être plus intelligent et plus sensible que nous ne sommes.

La bande-annonce

Les Enfants des autres ★★★☆

Rachel (Virginie Efira) rencontre Ali (Roschdy Zem) à un cours de guitare. Elle est enseignante, quadragénaire, sans enfant ; il travaille dans le design automobile, a peut-être une dizaine d’années de plus qu’elle et une petite fille de quatre ans et demi, Leïla, dont il partage la garde avec son ex-femme (Chiara Mastroianni).
Rachel tombe très vite amoureuse d’Ali. Elle éprouve tout autant de sentiments pour Leïla sur laquelle son statut précaire lui interdit pourtant de revendiquer aucun droit. Saura-telle se faire accepter d’elle ?

[Attention : cette critique contient des spoilers]
La bande-annonce des Enfants des autres ne m’avait pas donné envie de le voir. J’imaginais déjà un film à thèse, comme ceux qu’on projetait jadis en première partie de soirée aux Dossiers de l’écran le mardi soir sur Antenne 2 dans les années 70. Il aurait introduit un débat intitulé : « Les belles-mères et les enfants des autres » où auraient été appelés à témoigner une belle-mère qui, après avoir sacrifié de longues années à l’éducation des enfants de son conjoint, en aurait été brutalement séparée après leur rupture, une mère biologique rappelant les droits du sang, un père coincé entre deux légitimités qu’il n’oserait pas départager et un avocat ou un journaliste appelant à l’urgence de réformer le Code civil.

Certes, Les Enfants des autres n’évite pas ce moralisme un peu balourd. Il le fait d’autant moins qu’il se sent obligé d’ajouter au rôle de la belle-mère sacrifiée celui de l’enseignante militante : on y voit Virgnie Efira batailler dans un conseil de classe pour sauver un Dylan (sic) du déclassement en classe spécialisée. Cette scène-là annonce la dernière du film qui ressemble à une pub pour l’Education nationale : « Chère Sylvie, enseignante en collège, tu as quarante-cinq ans, ton mec t’a plantée, tu n’as pas réussi à faire un enfant, mais tu n’as pas tout à fait raté ta vie : Dylan/Kevin s’en est sorti ! ».

Mais – et c’est tout le paradoxe de cette dernière scène – Les Enfants des autres m’a arraché des larmes malgré son moralisme pachydermique.

Il le doit d’abord à ses acteurs. Virginie Efira au premier chef qui réussit miraculeusement (à la différence d’Isabelle Huppert) à envahir les écrans sans se répéter ni me lasser. Elle est parfaitement juste dans ce rôle profondément sympathique de la quadragénaire nullipare en mal d’enfants, loin des personnages hystériques écrits par Christine Angot ou des égocentriques adulescents à la FabCaro qui sont tellement à la mode dans le cinéma français. Virginie Efira est une tête d’affiche ; mais ce n’est pas une star inaccessible comme l’était Deneuve ou Adjani. C’est la copine ou la sœur qu’on aimerait avoir, la girl next door avec qui on aimerait prendre un thé ou faire les boutiques.
Mais il n’y a pas qu’elle. Roschdy Zem est lui aussi parfait. Il trimballe de film en film la même dégaine avec sa veste en jeans trop serrée et ses pieds en canard. Mais il est lui aussi très juste et, ce qui ne gâte rien, Rebecca Zlotowski laisse sensuellement sa caméra traîner sur ses fesses – alors qu’elle filme la nudité de Virginie Efira sur un mode comique pas du tout sensuel (la scène du balcon) qui lui va très bien.
Mention spéciale à Chiara Mastroianni qui en trois scènes seulement revisite la figure de la mère et évite le manichéisme dans lequel on l’aurait spontanément enfermée.

Rebecca Zlotowski (Une fille facile, Planétarium, Grand Central, Belle Epine) est une cinéaste confirmée. Elle sait y faire. Elle dirige avec beaucoup de maîtrise ses acteurs. Elle sait susciter grâce à eux une émotion qui a eu tôt fait de lever mes réticences. Le scénario y est pour beaucoup qui nous entraîne gentiment, quitte à un détour vacancier par la Camargue, du début vers la fin dans un récit dont la paisible linéarité m’a reposé des complexes flashbacks dont chaque film aujourd’hui se sent obligé d’être lesté. Reste une minuscule réticence sur ce scénario : le revirement d’Ali que j’ai trouvé trop abrupt.

La bande-annonce