Le Tigre et le Président ★☆☆☆

Inconnu du public, Paul Deschanel, qui présidait la Chambre des députés depuis 1912, souffle en janvier 1920 la présidence de la République à Georges Clémenceau, le « Tigre », auréolé de la gloire de la Victoire, mais fragilisé par les nombreuses inimitiés que sa personnalité autoritaire a fait naître sur les bancs de droite comme de gauche. Le nouveau Président n’entend pas se cantonner au rôle purement protocolaire auquel la pratique constitutionnelle de la IIIème République condamne le Chef de l’Etat. Mais sa santé fragile et sa chute accidentelle en mai 1920 du train qui l’emmenait à Montbrison en déplacement officiel l’obligeront à démissionner sept mois plus tard.

Mais quelle mouche a donc piqué Jean-Marc Peyrefitte pour qu’il consacre son premier film à l’un des présidents de la République les plus éphémères de notre histoire (le mandat de Jean Casimir-Périer en 1894-1895 fut plus bref encore) dont la seule trace marquante qu’il ait laissée dans l’histoire fut sa chute ridicule du train de Montbrison ? Une sorte d’Alain Poher en plus maigre….

Le réalisateur dit avoir voulu faire le portrait d’un « perdant magnifique ». Pourquoi pas ? Mais il le fait au prix de tant de libertés avec la réalité historique que sa méticuleuse reconstitution en perd toute authenticité. Ainsi Deschanel est-il présenté dès la première scène comme un opposant au Traité de Versailles dont il aurait critiqué les conditions trop rigoureuses faites à l’Allemagne et pressenti qu’elles porteraient en germe un nouveau conflit mondial. En fait, s’il était hostile au traité, c’est parce que, favorable à une ligne dure contre l’Allemagne, il en jugeait les stipulations trop peu contraignantes. Lorsque la Ruhr se soulève en mars 1920, il critique le gouvernement d’Alexandre Millerand non pas pour la dureté de sa réaction mais au contraire pour sa modération.

Paul Deschanel est présenté dans ce film comme un esprit progressiste qui a défendu des réformes en avance sur son temps : le droit de vote des femmes, l’abolition de la peine de mort…. Il est exact qu’il était favorable à l’abolition de la peine capitale (Clémenceau l’était aussi d’ailleurs) ; mais le film se garde bien d’évoquer ses positions moins politiquement correctes comme le rétablissement des relations avec le Saint-Siège – qui lui avait valu le soutien de la droite catholique et de l’Action française de Charles Maurras.
Si Deschanel, comme Casimir-Périer avant lui et Millerand après lui, avait espéré restaurer la fonction présidentielle, il est inimaginable qu’il se fût permis – et que le Président du Conseil lui eût permis – d’exclure un ministre d’une séance du Conseil des ministres comme une scène du film le laisse penser. L’expression « inaugurer les chrysanthèmes » que le scénario met dans la bouche de Raymond Poincaré lors de l’investiture de Deschanel est un anachronisme.

Ce qui est le plus gênant dans ce film est ce qui constitue son cœur : la confrontation entre le « tigre » et le « président ». Certes, Deschanel a soufflé l’élection de 1920 à Clémenceau. Mais après sa défaite, Clémenceau se retire de la vie politique. En avril 1920, il part en voyages en Egypte. En septembre, il n’est pas aux Etats-Unis (il ne s’y rendra qu’à l’automne suivant) le jour de la démission de Deschanel mais en France qu’il quitte le lendemain pour Ceylan. Sans doute n’avait-il que peu d’estime pour le président de la République élu contre lui. Pour autant, imaginer le face à face des deux hommes et a fortiori leur duel n’est pas conforme à la réalité historique.

On me rétorquera qu’il s’agit là de détails qui ne troublent que quelques historiens vétilleux. On n’aurait qu’à moitié raison. Car, si on passe par-dessus les libertés que le film prend avec l’histoire, on ne trouve pas grand-chose pour le sauver. Qu’on ne me parle pas de son interprétation ! André Dussollier m’a en particulier paru caricatural dans le rôle d’un gros chat matois et avide de vengeance. Reste Anne Mouglalis dont la voix m’ensorcelle et dont je n’ose pas avouer que les brèves apparitions en mère maquerelle d’un bordel dont les décors ont été filmés au premier étage du quai d’Orsay, dans la salle de bains Art déco attenante à la Chambre du Roi, ne m’ont pas laissé de marbre…

La bande-annonce

Le Sixième Enfant ★★★☆

Franck (Damien Bonnard) est ferrailleur. Sa femme, Meriem (Judith Chemla) et lui sont gitans et vivent avec leurs cinq enfants dans une caravane en Seine-Saint-Denis au milieu d’un camp sordide et surpeuplé. Julien (Benjamin Lavernhe), un avocat, lui évite la prison après l’accident qui détruit son camion et provoque son arrestation. À cette occasion Franck et Meriem rencontrent Julien et sa femme, Anna, une avocate elle aussi, rongée par le désir d’enfant. Le couple, qui attend leur sixième enfant, propose aux jeunes bobos un marché simple quoiqu’illégal : leur enfant à naître en échange de l’effacement de leurs dettes et du rachat d’un nouveau camion.

Le premier film de Léopold Legrand, remarquable de maîtrise, repose sur une idée qui peut sembler tirée par les cheveux mais qui, une fois qu’on l’a admise, entraîne les conséquences en série des meilleurs films des frères Dardenne. Il est remarquablement servi par un quatuor d’acteurs dont chacun des personnages possède une épaisseur et une complexité qu’on trouve rarement. Damien Bonnard est sans doute le plus impressionnant, dans le rôle très physique du pilier de famille obligé, pour protéger les siens, de mettre un mouchoir sur ses valeurs. Judith Chemla est la plus ambiguë dont on se demandera jusqu’au bout si son inhumanité apparente est un antidote à la douleur que lui causera la séparation d’avec son enfant. Mais c’est Sara Giraudeau qui est la plus étonnante. Sa voix de crécelle en irrite beaucoup. Mais, si on passe par-dessus, on ne pourra que saluer la maîtrise avec laquelle elle joue cette femme à qui l’obsession de la maternité fait perdre pied. Dans ce quatuor, Benjamin Lavernhe, tout sociétaire de la Comédie-française qu’il est, est le maillon faible, avec le rôle le plus ingrat.

Comme avec les scénarios des frères Dardenne, celui co-écrit par Léopold Legrand, d’après le livre d’Alain Jaspard Pleurer des rivières a le mérite de compter bien des bifurcations et de nous réserver bien des surprises. On ne s’ennuie pas une seule seconde. On est ému de bout en bout. La fin du film est étonnante. Tout bien considéré, elle est la plus logique qui soit. Elle réussit à ne pas être moralisatrice sans être immorale.

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Poulet Frites ★★★☆

Une prostituée a été sauvagement égorgée dans un appartement sordide du quartier populaire de Matonge à Bruxelles. La police criminelle enquête. Alain Mertens, un voisin, client occasionnel, est immédiatement arrêté. Son lourd passé criminel et la faiblesse de son alibi le désignent comme le coupable idéal.

Pendant près de trente ans, l’émission belge Striptease a « déshabillé la France et la Belgique » en en montrant, sans voix off ni interview, les travers tragi-comiques. L’émission s’est arrêtée en 2012.

En 2018, Jean Libon, son co-créateur, et Yves Hinant, l’un des réalisateurs récurrents de l’émission, ont suivi au jour le jour un juge d’instruction aux méthodes hétérodoxes et en ont tiré Ni juge ni soumise un documentaire qui eut un grand succès public et critique et fut couronné du César du meilleur documentaire. Profitant du Covid pour se replonger dans les émissions de Striptease, ils ont exhumé une enquête filmée en 2003 (les GSM sont encore préhistoriques et les ordinateurs mastoc) et en ont remonté les rushes.

C’est ce travail de montage qu’il faut saluer. C’est grâce à lui que cette banale enquête ne cesse de nous surprendre et nous tient en haleine tout du long. Aucun temps mort, aucune baisse de régime dans un film qui pourtant ne déploie pas toute l’armurerie d’un blockbuster hollywoodien et ne sort guère des bureaux de la police criminelle de Bruxelles, sinon pour une perquisition.

Tout se passe dans le bureau du commissaire Lemoine et dans celui de la juge d’instruction. Les premières déclarations d’un prévenu, Alain Martens, font de lui le coupable tout désigné. Mais les enquêteurs creusent une affaire qu’ils auraient pu déjà paresseusement boucler et leurs découvertes viennent ébranler les conclusions auxquelles ils auraient pu trop vite aboutir.

En allant voir Poulet Frites, j’imaginais voir un film comique, un film qui, comme Ni juge ni soumise, aurait utilisé un humour noir et provocateur, se moquant tout à la fois des juges, des policiers et des accusés. Tout me laissait l’escompter, depuis la réputation sulfureuse de Striptease qui a fait de cette ligne-là son credo, au titre du documentaire en passant par son résumé qui indique qu’une frite constituerait une pièce à conviction – ce qui n’est ni tout à fait juste ni tout à fait faux.

Certes, il y a quelques séquences qui, par leur trivialité, suscitent le rire sinon le malaise. Mais Poulet Frites me semble avant tout un documentaire très sérieux qui, à une époque où il est de bon temps de se méfier de tout, à commencer de nos institutions dont on critique tout à la fois le manque de moyens, la gabegie, la politisation et l’incompétence, décrit des services de police qui, sans compter leurs heures sup (l’enquête se déroule durant quelques jours et quelques nuits pendant lesquels on a l’impression que les policiers de la brigade criminelle et la juge ne quittent jamais leur bureau et ne prennent aucun repos), accomplissent en toute impartialité, au service de l’intérêt général et de la justice, un travail admirable.

La bande-annonce

Une femme de notre temps ☆☆☆☆

La cinquantaine, Juliane Verbecke (Sophie Marceau) est commissaire de police à Paris. Durant ses loisirs, elle écrit des polars. Elle ne se remet pas de la mort accidentelle de sa sœur Lara, cinq ans plus tôt. Son chagrin est décuplé quand elle découvre l’infidélité de son mari (Johan Heldenbergh).

Tout est raté dans le dernier film de Jean-Pazul Civeyrac qu’on avait connu plus inspiré (Mes Provinciales). À commencer par ce titre prétentieux qui voudrait faire de cette femme trompée mais entière le symbole de son époque.

Sophie Marceau incarne le rôle-titre. On la reconnaît facilement sur l’affiche. Mais elle est méconnaissable dans la bande annonce, les traits tirés par les liftings ou les années qui passent. L’actrice-préférée-des-Français (l’est-elle encore ?) a le mérite de se faire rare sur les écrans. Ici elle fait la gueule pendant tout le film dans le rôle improbable d’une commissaire de police qui ne mène aucune enquête et d’une écrivaine qui n’écrit pas une ligne.

On comprend mal ce que le réalisateur a voulu lui faire jouer : la détresse de la femme trompée ? la détermination d’une Diane vengeresse ? la bifurcation d’une vie qui bascule ? Sophie Marceau a appris à tirer à l’arc pour les besoins du rôle. Les heures de coaching se voient à l’écran : on entend son professeur lui répéter « le coude levé ! » quand elle arme ses flèches.

Le scénario la met dans des situations aussi dénuées de crédibilité qu’embarrassantes. À commencer par celle, dans la garçonnière de son mari (qui donne sur la porte Saint-Denis), où elle assiste à ses ébats bruyants depuis la salle de bains. De façon récurrente, il recourt aux cauchemars et aux réveils en sursaut pour faire avancer l’action, une facilité qu’on pensait prohibée par le code de déontologie des scénaristes. Le ridicule culmine avec la scène finale dont on ne dira rien, mais que l’affiche laisse augurer (eh oui ! c’est ça ! vous avez bien compris !).

La bande-annonce

Kompromat ★☆☆☆

Directeur de l’Alliance française d’Irkoutsk en Sibérie, Mathieu Roussel (Gilles Lellouche) est brutalement arrêté par la police. Accusé d’inceste et de pédopornographie, il est jeté en prison et tabassé par ses codétenus. Les services consulaires français et son avocat obtiennent sa libération provisoire. Il attendra son procès à son domicile, en résidence surveillée, avec un bracelet électronique au pied. Mais, refusant la perspective d’une condamnation cousue de fil blanc, sur la base dun « kompromat » fabriqué par le FSB, Mathieu Roussel décide de quitter la Russie. Il y parviendra avec l’aide providentielle de Svetlana (Joanna Kulig) la seule personne à ne pas l’abandonner quand tous lui tournent le dos.

Kompromat est inspiré de faits réels : ceux qui sont arrivés à Yoann Barbereau entre 2015 et 2018 et qu’il a racontés dans un livre autobiographique, Dans les geôles de Sibérie. Mais il s’en éloigne considérablement pour lui donner tous les ressorts caricaturaux du film d’action hollywoodien.

Gilles Lellouche y joue à la perfection un rôle qui lui va si bien : celui d’un homme ordinaire dont la vie bascule brutalement. Quelque part entre Edmond Dantès (la soif de vengeance) et Jason Bourne (la capacité à semer ses poursuivants), son personnage gagne la course poursuite que le FSB a lancée contre lui …. quitte à laisser penser que c’est un surhomme ou que la police russe n’est pas capable d’appréhender un détenu français en fuite qui traverse son territoire avec un sac à dos, un téléphone portable et un compte PayPal.

Kompromat se laisse regarder sans déplaisir même si on en connaît par avance le dénouement. Mais il accumule les clichés au-delà du raisonnable avec un étalonnage désaturé pour souligner combien la Russie est triste et laide sous la neige. Les Russes y sont soit des alcooliques philosophes soit des anciens combattants culs-de-jatte soit encore des policiers sadiques. Quant aux diplomates français (on reconnaît Mireille Perrier dans le rôle d’une attachée d’ambassade et Louis-Do de Lencquesaing dans celui de l’ambassadeur de France à Moscou), ils sont prêts à sacrifier un innocent sur l’autel de la raison d’Etat.

Tant de caricatures ravalent ce film d’évasion à ce qu’il n’a pas eu l’ambition de dépasser : un film d’action aux ficelles scénaristiques trop grosses.

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À propos de Joan ★★★☆

Joan (Isabelle Huppert), roule dans la nuit à bord de son Autin Cooper. Regard face caméra, elle nous annonce qu’elle va nous raconter sa vie.
À vingt ans, fille au pair à Dublin, elle rencontre Doug, un voleur à la tire, dont elle tombe follement amoureuse et dont elle attend bientôt un enfant avant d’en être brutalement éloignée. Elle élèvera seule Nathan, avec l’aide de ses parents qui se séparent après que sa mère (Florence Loiret-Caille) a décidé de partir au Japon y suivre son professeur de karaté.
À quarante, devenue éditrice parisienne, elle est courtisée par Tim Ardenne (Lars Eidinger), un auteur allemand à succès borderline.
À soixante, alors qu’elle prend sa retraite, elle retrouve Doug et hésite à lui avouer l’existence de son fils Nathan (Swann Arlaud), parti travailler à Montréal, dont le retour inopiné l’oblige à regarder son passé en face.

J’ai vaincu les réticences que m’inspire l’omniprésence d’Isabelle Huppert pour aller voir son dernier film. L’honnêteté m’oblige à reconnaître qu’on la voit moins souvent sur les écrans ces temps-ci : depuis le Covid, elle n’a guère joué que dans le quatre-étoiles Les Promesses où elle interprétait une élue locale déchirée par le démon de la politique. L’honnêteté m’oblige surtout à reconnaître qu’elle est une immense actrice. Elle le démontre une fois encore ici – même si je lui ferai encore et toujours le même reproche du même jeu récurrent de grande bourgeoise à la moue pincée qu’elle ne sait pas varier d’un film à l’autre.

Laurent Larivière, dont c’est le second long métrage, lui confie un rôle étonnant sur un scénario atypique. Il nous invite à des sauts dans le temps. On y voyage à Dublin. La séquence est censée se dérouler au milieu des 80ies alors que les décors y ressemblent furieusement à ceux des 60ies. Le rôle de Joan y est interprété par Freya Mavor qui avait incendié la pellicule avec son premier film adapté de Sébastien Japrisot, La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil. J’écrivais d’elle dans la critique que j’en avais faite à sa sortie (nous n’étions pas encore à l’ère #MeToo) :  « Ami masculin, tape son nom sur Google Images … et reviens me remercier en bavant ! Amie féminine, tu as le droit aussi de le faire… mais épargne moi tes commentaires jaloux ! »

Plus gênante est la deuxième partie censée se dérouler à la fin des années 90. Isabelle Huppert, née en 1953 (oui ! je sais ! on ne dit pas l’âge d’une dame), y interprète une jeune quadragénaire blonde peroxydée. Le problème est qu’elle relevait apparemment pendant le tournage d’une douloureuse sciatique ou d’une fracture du col du fémur qui rendait sa démarche vacillante : quand on la voit se déhancher sur le dance floor d’une boîte de nuit, on a plus le réflexe de lui tendre un déambulateur que de lui emboîter le pas.

Mais j’ai promis d’être gentil avec Isabelle Huppert ! Et mon naturel haineux, que j’essaie de chasser, revient au galop ! Il me faut parler de la dernière partie censée se dérouler de nos jours dans la belle maison de campagne où Joan s’est retirée après sa retraite. Elle y accueille son fils, Nathan, qu’interprète Swann Arlaud, l’un des acteurs les plus stimulants de sa génération (je ne signalerai pas qu’il a 38 ans de moins que Huppert alors qu’ils sont censés avoir vingt ans de différence à peine dans le film). Les scènes entre les deux acteurs, aussi affûtés l’un que l’autre, sont parmi les meilleures du film.

Je n’en dirai pas plus sur une oeuvre qui se conclut par un switch aussi inattendu que renversant qui nous oblige à reconsidérer toute l’histoire qu’elle racontait.

La bande-annonce

Novembre ★★★★

Après Bac Nord, qui avait divisé la critique, Cédric Jimenez s’attaque aux attentats du 13 novembre 2015. Sacrée gageure ! Que pouvait-il en dire qu’on n’en sache déjà, après en avoir vécu heure par heure à l’époque le déroulement, après avoir suivi le procès du V13, après avoir lu les chroniques si intelligentes d’Emmanuel Carrère dans L’Obs ? Comment créer du suspense sur une histoire dont on connaît par avance chacun des rebondissements et le dénouement ? Cédric Jimenez choisit de laisser de côté les attentats proprement dits et de se focaliser sur la traque par les services de police, tétanisés par la crainte d’une seconde vague, des terroristes qui ont survécu aux attaques.

Il a convoqué tout le ban et l’arrière-ban du cinéma français – au point de faire regretter que Jean Dujardin monopolise à lui seul l’affiche qu’il aurait pu/dû partager avec ses collègues. Jean Dujardin d’ailleurs, aussi excellent soit-il, a désormais un problème avec les rôles dits « sérieux » tant on l’a vu dans des parodies décocher des répliques désopilantes avec son sourire irrésistible. En gilet pare-balles, le flingue à la ceinture, il est sur tous les fronts à la SDAT à Levallois, sur le terrain, sautant dans un Falcon pour aller interroger le père d’un suspect au Maroc, au point de se demander s’il est doté du don d’ubiquité.
Sandrine Kiberlain joue le rôle de sa supérieure, la directrice centrale de la police judiciaire (une fonction qui à l’époque était exercée par une femme, Mireille Balestrazzi). On la suit trop peu et on aurait aimé la voir ferrailler avec ses homologues de la place Beauvau ou de l’Elysée pour savoir comment la crise avait été gérée au sommet de l’Etat.
C’est que le sujet du film se situe sur le terrain et non dans les antichambres, dans la traque policière et dans elle seulement. Elle est assurée par des policiers anonymes qu’interprètent Anaïs Demoustier, Jérémie Rénier, Sofian Khammès, Stéphane Bak… On ne saura rien d’eux, de leur passé, de leurs familles. On les suivra simplement dans la quête haletante qui les obnubile cinq jours de rang.

Il y a trois façons de critiquer Novembre.

La première (la thèse) est de lui reprocher de ne pas faire de politique, de traiter le V13 sur le mode du pur cinéma d’action, d’en négliger les causes et les conséquences, sans éviter certaines caricatures, comme l’opposition manichéenne entre les méchants terroristes et les bons flics.

La deuxième (l’antithèse) est au contraire de faire de la politique sans en avoir l’air, de flirter avec les thèses de l’extrême-droite, comme on en avait déjà fait le procès à Bac Nord, en renvoyant l’image d’une France menacée par le terrorisme et par l’islamisme, un danger contre lequel seul l’engagement sacrificiel de nos forces de police pourrait nous protéger.

La troisième (la synthèse) est de prendre Novembre pour ce qu’il est : un film incroyablement efficace racontant une traque policière, avec ses fausses pistes (ce trafiquant de shit pris pour un terroriste, cet infiltré malencontreusement placé en garde à vue…) et ses brutales accélérations. Cédric Jimenez sait y faire pour raconter une histoire passablement embrouillée mais d’une parfaite lisibilité. Ses personnages sont exempts du manichéisme qu’on pourrait leur reprocher : quand Anaïs Demoustier se lance dans une audacieuse course poursuite en scooter dans les rues de Paris, elle se fait vite recadrer par Jean Dujardin qui lui reproche une procédure hors des clous. Idem pour Jean Dujardin lui-même qui perd sa maîtrise face à un fondamentaliste narquois.

Novembre nous prend aux tripes et nous cloue à notre fauteuil de la première à la dernière minute. On regrette presque qu’il ne prenne pas plus son temps et ne dure pas une demi-heure de plus. C’est, de mon point de vue, l’un des meilleurs films de l’année.

La bande-annonce

Don’t Worry Darling ★★★☆

Alice Chambers (Florence Pugh) mène une vie de rêve auprès de son mari Jack (Harry Styles). Ils se sont installés à Victory, au cœur du désert californien avec plusieurs autres familles qui leur ressemblent. Chaque matin, les hommes partent travailler en voiture au projet ultra-secret dirigé par Frank (Chris Pine) laissant leurs épouses à une vie consacrée aux tâches ménagères, aux courses et aux thés entre amies
Mais Alice éprouve, contre toute raison, un malaise croissant dans cette vie trop parfaite qui menace de l’étouffer.

Don’t Worry Darling est construit sur un principe simple sinon simpliste déjà utilisé par exemple dans Matrix, The Truman Show, Le Village ou Soleil Vert. Il s’agit d’installer des personnages dans un décor dont on informe très vite le spectateur de la fausseté ou de l’artifice tout en les laissant lentement en prendre conscience par une succession de micro-événements de plus en plus perturbants (ce sera ici le comportement d’une voisine que la paranoïa conduira au suicide). La tension montera graduellement jusqu’à exploser lorsque sera enfin révélée la réalité.

Très souvent, ce genre de films fait pschitt : « tout ça pour ça se dit le spectateur déçu » quand les lumières se rallument. C’est la crainte qu’on pouvait éprouver devant la bande-annonce de Don’t Worry Darling ou durant ses trois premières demi-heures pendant lesquelles on frétille d’impatience, excité par cet épais mystère qu’aucune piste ne permet de deviner, mais en même temps inquiet que sa résolution décevante ne vienne a posteriori gâcher la fébrile attente de cette conclusion.

Don’t Worry Darling parvient à surmonter cet obstacle souvent rédhibitoire. Il avait réussi au préalable à poser un décor extrêmement séduisant, à la Mad Men : costumes, voitures et musiques droit venus des années 50. Florence Pugh est de chaque plan et réussit à nous faire partager son trouble. Dommage que son partenaire, Harry Styles, ait le sex appeal d’un chicon belge. On imagine ce que Shia LeBoeuf, qui avait été pressenti pour le rôle avant de se faire virer du plateau, aurait pu y apporter.

J’avais pensé que Frank dirigeait avec ses hommes une sorte de projet Manhattan de construction d’une arme de destruction massive. C’est la preuve de mon manque de flair. Le scénario est autrement plus imaginatif et autrement plus vertigineux. Il n’en faut bien sûr rien dire sinon peut-être qu’il est directement connecté aux enjeux qui traversent notre temps.
Don’t Worry Darling se termine comme il se doit par une course poursuite haletante qu’il faut regarder – et aussi écouter – jusqu’à l’ultime seconde pour en comprendre l’issue.

La bande-annonce

La Dernière Nuit de Louise Broholm ★★★☆

Au Danemark, à la fin du dix-neuvième siècle, dans une opulente propriété agricole.
Louise a quatorze ans. Elle est l’aînée d’une nombreuse fratrie de sept frères et sœurs. Louise est sur le point de quitter la ferme pour poursuivre ses études au collège. Elle attend ce départ avec un mélange d’anxiété et de fébrilité qu’exacerbe un cauchemar récurrent qui l’assaille. C’est précisément la veille de son départ que sa mère, qui attend son huitième enfant, entre en couches.

En dødsnat est, dit-on, un chef d’oeuvre de la littérature danoise. Il a été écrit en 1912 par Marie Bregendahl. Il n’en existe aucune traduction en français. Sa traduction anglaise publiée en 1931 est intitulée A Night and Death – un titre qui laisse augurer l’issue de l’intrigue.

J’avais beaucoup de préjugés en allant voir La Dernière Nuit…. J’imaginais un long film ennuyeux baignant dans une lumière crépusculaire et égrenant des lieux communs sur la fin de l’enfance d’une jeune danoise en fleurs, quelque part entre Tess et Le Festin de Babette. Je n’avais pas tout à fait tort : ses personnages ont la grâce aérienne de nymphes préraphaélites.

Mais j’ai bien vite ravalé mes sarcasmes. La beauté de la lumière y fut pour beaucoup. En témoigne l’affiche du film. Quelques plans m’ont rappelé les tableaux de Vilhelm Hammershøi, exposé à Jacquemart-André en 2019 et leurs intérieurs épurés et faussement simples.

Mais la seule photo n’aurait pas suffi à m’emporter. Si j’ai aimé La Dernière Nuit… c’est à cause de l’histoire qu’il raconte. Il est organisé autour d’un faux suspens : la mère de Lise survivra-t-elle ou pas ? Assez étonnamment, cet enjeu prend le pas sur celui qu’on imaginait au centre du film : l’émancipation si fiévreusement espérée de la jeune Lise. Avec une étonnante économie, l’histoire nous raconte une longue nuit de veille : pour les éloigner de la chambre de la parturiente, les jeunes enfants sont confiés à la garde de Lise qui les amène jouer chez leur grand-mère où ils retrouvent deux cousines. Ainsi raconté, le pitch de cette Dernière Nuit… laisse augurer la pire des bluettes – ou bien, pour ceux qui ont trop regardé Vendredi 13 ou Midsommar, un film d’horreur. Il n’en est rien.

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Les Mystères de Barcelone ★★☆☆

Sebastià Comas, un journaliste morphinomane (Roger Casamajor), enquête à Barcelone en 1912 sur la mystérieuse disparition de jeunes enfants. Le chef de la police (Sergi Lopez) a mis sous les verrous une guérisseuse (Nora Navas) qui clame son innocence. Mais Comas, aidé d’Amèlia, une prostituée (Bruna Cusí), est sur une autre piste qui compromet la haute bourgeoisie de la ville.

Les Mystères de Barcelone a obtenu cinq Gaudí début 2021 dont celui du meilleur film. Les Gaudí (ou Gaudis ?) sont décernés chaque année depuis 2009 à Barcelone par l’Académie du cinéma catalan. Un prix est décerné au meilleur film en langue catalane – catégorie dans laquelle concourait Les Mystères… – et un autre au meilleur film en langue non catalane – dont je me demande s’il s’agit exclusivement du castillan ou s’il peut s’agir d’une autre langue…. sachant qu’un troisième prix est décerné au meilleur film européen… laissant ouverte la question de savoir si le prix du meilleur film en langue non catalane peut être décerné à un film non européen…. Bref
Il y aurait à écrire un article sur ce prix et sur ceux distribués dans d’autres régions d’un Etat fédéral ou semi-fédéral (je pense aux Prix Jutra/Iris au Québec… mais il en existe sûrement d’autres). Ont-ils été créés en réaction aux prix décernés dans la capitale ? S’en distinguent-ils uniquement par la langue ? Sont-ils l’occasion de l’expression de revendications sécessionnistes ou indépendantistes ?

Mais revenons aux Mystères... – une traduction maligne qui, de La Vampira de Barcelona, un titre intraduisible (la vampire de Barcelone ? la vampiresse de Barcelone ?), fait un clin d’oeil au roman-feuilleton d’Eugène Sue bien connu de ce côté-ci des Pyrénées, .
Sa bande-annonce m’avait mis l’eau à la bouche. Le sujet me semblait intéressant : une plongée dans les bas-fonds de la métropole catalane en plein essor (elle était déjà, l’héroïne du chef d’oeuvre d’Eduardo Mendoza La Ville des prodiges qui enjambait cette époque). Et son traitement visuel encore plus, qui, comme Blancanieves, un autre film espagnol (ou catalan ?), jongle avec les effets visuels, le noir et blanc et la couleur, les décors dessinés et les ombres chinoises.

J’avoue une pointe de déception. Les Mystères… se complaît vite dans une ambiance glauque et manichéenne, mettant face à face des bourgeois dépravés et pédophiles et des gueux faméliques. Le film, interdit aux moins de douze ans avec avertissement, est éprouvant et je comprends l’écoeurement des spectateurs qui ont quitté la salle en cours de route.
Quant au traitement visuel expressionniste, on s’en lasse vite.

Si Les Mystères… s’achève par un plan sublime, il accumule trop de noirceurs pour ne pas friser l’overdose.

La bande-annonce