Madame de Sévigné ★★☆☆

Madame de Sévigné fut une observatrice acérée de la vie à la Cour de Louis XIV. Sa correspondance, qui n’avait pas vocation à être rendue publique, en porte le témoignage et acquit très vite une célébrité méritée.

L’attachement qu’elle porta à sa fille fut longtemps mis à son crédit. Il rompait avec la froideur sinon le détachement avec lequel les enfants, notamment dans la haute noblesse, étaient élevés à l’époque, soit que leur mortalité très forte interdît qu’on s’y attachât, soit qu’une abondante domesticité en assumât l’essentiel de l’éducation. Un féminisme avant-gardiste sinon anachronique soulignait combien Marie de Sévigné était attachée à l’indépendance et à l’épanouissement de sa fille.

Mais une relecture plus récente a dévoilé une mère plus possessive qu’aimante qui ne supporte pas l’éloignement de sa fille et sa dépendance à son mari, le comte de Grignan, qu’elle accuse de tous les maux.

C’est à cette peinture d’une mère toxique que s’attache le film d’Isabelle Brocard, qui en a co-écrit le scénario. Karin Viard, qui nous épargne les tics et les tocs dans lesquels elle s’est parfois laissé enfermer, y interprète une femme d’une intelligence, d’une sensibilité, mais aussi d’une détermination hors du commun. Rien ne lui résiste, sinon peut-être cette fille à laquelle une mère trop aimante voue un trop-plein d’amour. Le personnage de Françoise, comtesse de Grignan, interprétée par Ana Girardot, m’a semblé plus complexe que celui, monomaniaque, de sa mère : si Françoise manque de tomber dans la folie, est-ce de la faute de sa mère ? ou bien présentait-elle elle-même un terrain propice ?

J’ai aimé l’élégance de ce film, sa langue, ses costumes, ses décors. J’ai aimé Noémie Lvovsky qui se fait décidément une spécialité à apparaître pendant quelques scènes dans des seconds rôles toujours marquants (Jeanne du Barry, La Grande Magie, Youssef Salem a du succès…). Mais j’ai trouvé que, une fois posés le couple mère-fille et la tension qui l’anime, aussi intéressant soit-il, le film n’avait plus grand-chose à dire et faisait du surplace.

La bande-annonce

Dune, deuxième partie ★★★☆

Seuls survivants du clan des Atréides, après le raid victorieux des Harkonnen sur Arrakeen, la capitale de la planète Arrakis, Paul (Timothée Chalamet) et Jessica sa mère (Rebecca Ferguson) se sont réfugiés chez les Fremen, un peuple qui habite la partie méridionale, désertique et inhospitalière, de la planète. Ils y préparent leur revanche.

Il aura fallu attendre plus de deux ans la sortie de cette deuxième partie, au risque d’oublier les détails méandreux de la première. Mais le jeu en valait la chandelle. Si son scénario est peut-être moins subtil que celui du précédent opus, Dune, deuxième partie – que des esprits malicieux mais logiques proposent de rebaptiser « de deux » – est un spectacle époustouflant. Il serait criminel de le voir autrement qu’au cinéma et en Dolby Stereo. Les décors majestueux, les costumes stylés, la musique symphonique de Hans Zimmer (qui relève la gageure de signer la BOF de centaines de films sans être ni tout à fait le même ni tout à fait un autre), la durée écrasante de près de trois heures… tout concourt à faire de ce space opera épique un moment de cinéma inoubliable.

Ce qui frappe surtout, pendant le film, et quelques heures après, si on se donne le temps d’y réfléchir, est la richesse des thèmes brassés par le livre de Frank Herbert, dont la moindre des qualités de Denis Villeneuve est de lui être très fidèle. Des étudiants en cinéma après des générations d’étudiants en littérature en feront, espérons-le, leur miel et consacreront leurs mémoires à :

  • « Une lecture géopolitique de Dune : empire, colonisation et lutte de libération nationale » : la lutte des Fremen contre les Harkkonen qui ont fait main basse sur leur planète et, derrière eux, contre l’Empereur qui a armé leurs bras, peut se lire comme une métaphore des guerres de libération menées au Vietnam ou en Afghanistan.
  • « L’orientalisme de Dune » : la religion pratiquée par les Fremen n’est pas sans présenter bien des points commun avec l’Islam, tout comme leur mode de vie dans le désert pourrait rappeler celui des tribus nomades de la péninsule arabique aux temps du Prophète. Les Fremen vivent dans l’espérance du retour du Mahdi, cette figure à la fois religieuse et politique de l’Islam qui inspira des soulèvements nationalistes, par exemple au Soudan à la fin du XIXème siècle. Les Fedaykin, ces guerriers Fremen, évoquent irrésistiblement les feddayin palestiniens, qui se battent contre Israël pour la souveraineté de leur pays. La mise en avant de cette identité là, voire sa glorification, sont étonnantes dans l’Amérique post-11 septembre et surprennent de la part d’une Amérique trumpiste ouvertement pro-israélienne.
  • « Paul Atréides, Messie ou Prophète ? » : Ce sujet-là, non sans lien avec le précédent, interroge la dimension religieuse du héros de Dune. A la fois Mahomet et Moïse, il guide son peuple hors du désert vers la terre promise, ce « paradis vert » auquel rêve Stilgar (Javier Bardem), le chef Fremen. Possède-t-il une dimension christique ? se sacrifiera-t-il pour son peuple ? La troisième partie du film et la fin du roman le révèleront. Un parallèle peut aussi être esquissé avec Anakin Skylwalker, le héros de la sage Star Wars, dont on connaît [attention spoiler] la généalogie troublée.
  • « Les femmes dans Dune » : il y aurait une étude à consacrer au Bene Gesserit, cet ordre féminin, semblable à un ordre maçonnique, qui, à côté du pouvoir séculier monopolisé par les hommes [Dune est un patriarcat viriliste de la pire des espèces dont on peut malicieusement se demander s’il subira les flèches des wokistes], exerce une influence souterraine sur l’ordre des choses. Il est dirigé par Gaius Helen Mohiam interprétée avec la glaçante majesté qu’on lui connaît par Charlotte Rampling. Dame Jessica, la mère de Paul Atréides, en fait partie, ainsi que deux personnages qui font leur apparition dans cet opus : la princesse Irulan (Florence Pugh) à laquelle son père l’Empereur a promis de lui succéder, et Margot Fenning (Léa Seydoux).

On ne saurait achever cette critique fort sentencieuse sans dire un mot d’un sujet qui, si, par construction il ne figure pas dans le livre, pourrait lui aussi donner la matière d’une étude à part entière : Timothée Chalamet. Le choix de cette star pour interpréter le rôle titre dit beaucoup de notre époque. Dans le film honni de David Lynch, le rôle était tenu par Kyle McLachlan. Pour interpréter ce nouveau Messie, ce chef de guerre, on imagine plus volontiers une montagne de muscles qu’un adolescent fluet. Timothée Chalamet, sa silhouette gracile, ses cheveux frisés, son charme androgyne, étonne et détonne. Il n’est guère crédible dans le combat qui l’oppose au baron Fey-Rautha Harkonnen. Quant au couple qu’il est censé former avec Chani (Zendaya), c’est sans doute le chaînon le plus faible du film.

La bande-annonce

Une vie ★★☆☆

Jeune courtier à la City de Londres, Nicholas Winton se rendit à Prague à l’hiver 1938. Il y découvrit avec horreur le dénuement dans lequel y vivaient les réfugiés fuyant les persécutions nazies. Il mobilisa toute son énergie à travers le Comité britannique pour les réfugiés de Tchécoslovaquie (BCRC) pour organiser le départ vers l’Angleterre de plusieurs centaines d’enfants. Son héroïsme désintéressé resta longtemps ignoré jusqu’à sa révélation lors d’une émission télévisée en 1988 qui rassembla les enfants qu’il avait sauvés d’une mort certaine.

L’émotion spontanée ressentie en regardant l’émission télévisée de 1988 qui réunit les enfants des convois organisés en 1939 au départ de Prague par Nicholas Winton et leur bienfaiteur est si grande qu’on comprend aisément qu’elle ait suscité l’envie d’en faire un film. Mais hélas, cette entreprise, aussi noble soit-elle, fait long feu.

Elle essaie de mêler deux temporalités. D’un côté, une reconstitution en carton-pâte de la Tchécoslovaquie sur le point d’être envahie par l’Allemagne où un jeune Nicholas Winton, traumatisé par ce qu’il découvre dans les camps de réfugiés, se démène comme un beau diable pour mettre à l’abri des enfants, notamment juifs, dont nous savons – mais dont les contemporains ne savaient pas – la mort certaine à laquelle ils sont promis s’ils ne s’échappent pas à temps. De l’autre, en 1988, un Nicholas Winton vieillissant auquel la star du quatrième âge Anthony Hopkins prête ses traits, qui semble déchiré par le remords d’avoir laissé derrière lui des victimes innocentes.

Le titre se voudrait polysémique ; mais il ne l’est qu’à moitié. Une vie renvoie peut-être à celle de Nicholas Winton, dont en fait on n’apprend pas grand chose entre 1938 et 1988. Une vie renvoie plus certainement à l’adage juif plein de sagesse selon lequel : « qui sauve une vie sauve l’humanité ».

Pas certain d’avoir comme lui montré le même entêtement à sauver ces enfants, on craint d’être bien mesquin en objectant que Nicholas Winton n’a pas risqué grand-chose en menant à bien son entreprise. Qu’il n’ait pas pris de risque physique n’enlève rien à l’admiration que son obstination mérite. Aussi mesquin sans doute serait-il de regretter que tout le mérite de cette action collective lui revienne à lui seul, ses compagnons au Comité britannique étant tous disparus cinquante ans après les faits.

On pleure abondamment devant Une vie, à commencer par sa bande-annonce en moins de deux minutes. Faut-il saluer un film pour jouer si efficacement sur ce ressort-là ? ou faut-il au contraire l’en blâmer ?

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Bob Marley: One Love ★☆☆☆

Icône de la musique reggae, apôtre du mouvement rasta, Bob Marley n’avait pas encore eu droit à son biopic. C’est chose faite sous la supervision sourcilleuse de sa veuve et de son fils qui ont veillé à ce que sa mémoire ne soit pas ternie. Le résultat est très lisse.

Le scénario d’un biopic doit arbitrer un choix délicat : raconter toute la vie de son héros, du berceau au tombeau, ou bien se focaliser sur un épisode particulièrement emblématique. On a l’impression que les nombreux scénaristes de Bob Marley ont longtemps hésité, se sont peut-être déchirés et n’ont finalement pas réussi à trancher.

Le début du film laisse penser qu’il se focalisera sur le fameux concert Smile Jamaica du 5 décembre 1976 organisé par Marley dans le but de réconcilier les factions ennemies qui déchiraient la Jamaïque de l’époque. Mais cet épisode ainsi que l’attentat deux jours plus tôt durant lequel Marley et son épouse échappent miraculeusement à la mort sont rapidement évacués pour raconter la suite de la vie du chanteur, son exil à Londres, la confection du mythique album Exodus en mars-avril 1977 (avec les tops Jamming, Three Little Birds et One Love) et la découverte du mélanome qui finalement l’emporta à trente-six ans en 1981.
L’histoire de sa vie est entrecoupée de flashbacks sur son enfance, marquée par la figure absente de son père, un blanc d’origine anglaise, et par ses débuts en musique avec son groupe, les Wailers.

Bob Marley est un produit stéréotypé et oubliable, du genre de ceux qu’on proposera pendant des années sur les vols transcontinentaux. On y entend canoniquement les principaux tubes de la star : Get up, Stand up, I Shot the Sheriff, No Woman, no Cry, Is this Love…. On y apprend quelques notions de base sur le mouvement rastafari façon « Le Rasta pour les nuls ». On y montre certes les tensions qui régnaient dans l’entourage de la star où tant d’argent si vite gagné devait susciter bien des tentations. Mais on n’y dit rien d’offensant sur l’icône. Si on y évoque à mots feutrés ses infidélités nombreuses et même ses enfants illégitimes, c’est en veillant à ne pas humilier sa veuve, qui a participé à la production de cet hommage.

La bande-annonce

Le Successeur ★★★☆

Ellias Barnès (Marc-André Grondin) est la star montante de la haute couture parisienne. Ce jeune Québécois a coupé tous les ponts avec ses origines. Mais son passé se rappelle à lui quand on lui apprend le décès de son père. Il doit rentrer à Montréal pour organiser ses obsèques et vider sa maison. Il n’imaginait pas ce qu’il allait y découvrir.

Après Jusqu’à la garde, un drame étouffant sur les violences domestiques, couvert de prix (César 2018 du meilleur film et de la meilleure actrice pour Léa Drucker), plébiscité par le public (378.000 entrées), il a fallu attendre six ans le deuxième long métrage de Xavier Legrand. Il nous prend à contre-pied, par son sujet et plus encore par son cadre : Xavier Legrand a traversé l’Atlantique pour tourner au Canada avec des acteurs québécois, tels que Marc-André Grondin (C.R.A.Z.Y., Le Premier Jour du reste de ta vie…) et Yves Jacques (Laurence Anyway, Les Invasions barbares…), qui nous sont familiers pour les avoir vus souvent à l’écran tout en restant délicieusement exotiques avec leur accent.

Je suis allé voir Le Successeur sans en rien savoir. Et c’était fort bien ainsi. J’en dirai donc le moins possible, sinon que j’imaginais à son titre que Ellias serait amené, à la mort de son père, à prendre sa succession à la tête d’une entreprise mafieuse. Je me trompais du tout au tout.

Le Successeur est un thriller oppressant dont l’action se déroule en l’espace de deux journées à peine. Il suit pas à pas Ellias – dont on apprendra qu’il a changé de prénom en changeant de vie et en quittant le Québec – depuis son atterrissage à Montréal jusqu’à la crémation de son père, dans chacune des démarches obligées que l’organisation de ses funérailles appelle. Les actes anodins – passer aux pompes funèbres, récupérer les clés de la voiture de son père, celles de sa maison… – qu’effectue Ellias dans le brouillard du jetlag sont brutalement interrompus par une découverte stupéfiante.

Rajouté à cela, avant que j’en dise trop, que le film se termine sur une révélation tout aussi stupéfiante, Le Successeur m’aura cloué à mon siège. Que demander de plus ?

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L’Empire ☆☆☆☆

Jony, un pêcheur du Boulonnais, élève avec l’aide de sa mère son gamin, Freddy. Il n’a pas conscience que le bambin doté de pouvoirs surnaturels est appelé à gouverner le monde et que sa présence va provoquer la bataille titanesque des forces du Bien, dirigées par la Reine (Camille Cottin), et du Mal entraînées par Belzébuth en personne (Fabrice Luchini).

Le space opera est un genre cinématographique à part entière qui a acquis avec La Guerre des étoiles ses lettres de noblesse. Le genre appelait sa caricature : Mel Brooks s’y est essayé avec plus ou moins de succès dans La Folle Histoire de l’espace. À voir l’affiche de L’Empire, le rictus et le déguisement de Luchini, le visage éthéré de Camille Cottin – méconnaissable à force d’avoir été photoshopé – les deux flics inséparables du P’tit Quinquin, les vaches et les paisibles percherons qui les entourent, on s’imagine que L’Empire s’inscrit dans le même registre parodique et burlesque.

Mais c’est mal connaître le cinéma de Bruno Dumont qui ignore le second degré. Aussi délirant que cela puisse paraître, son film est à prendre au premier degré : Tatooine serait un petit port de la Côte d’Opale, Anakin serait né dans un pavillon rurbain à la lisière des champs d’orge des Hauts-de-France, Palpatine aurait les traits de Fabrice Luchini et Joda ceux de Camille Cottin, etc.

Un tel menu excite la curiosité. Il a excité la mienne et celle des spectateurs nombreux, qui se pressaient dans la salle quasi-comble des Halles où j’ai vu hier soir L’Empire. Il faut dire que la distribution est alléchante – dont s’est retirée Adèle Haenel qui a considéré que le film, parce qu’il n’incluait que des acteurs blancs, était « raciste ». Virginie Efira et Lily-Rose Depp étaient également pressenties ; mais le report du tournage, à cause du Covid, a entraîné leur défection. Adèle Haenel a été remplacée par Anamaria Vartolomei, meilleur espoir féminin 2022 pour L’Evénement, Lily-Rose Depp par Lyna Khoudri, méconnaissable en cagole perruquée.

Le résultat est pour le moins déconcertant. L’Empire ne fait pas rire – manifestement tel n’est pas l’objectif de Bruno Dumont – alors qu’il contient tous les ingrédients pour y parvenir. Naît un décalage malaisant entre ses ingrédients parodiques et son effet plus absurde que comique. Car Bruno Dumont, dans ce film comme dans tous les précédents, ne peut se retenir de brasser des questions majuscules sur le Bien, le Mal, l’Apocalypse, l’origine et la fin du Monde, l’Amour….

Quand les lumières se rallument, les spectateurs se regardent, déconcertés devant cet Ovni (c’est le cas de le dire !) cinématographique : sidérante (ou sidérale ?) mise en abyme métaphysique ? ou parodie ratée de space opera ? Je ne suis pas certain de ma propre opinion et je n’exclus pas d’ici quelques années de parler de L’Empire avec enthousiasme. Mais sur le coup, devant le jeu volontairement bredouillant des acteurs non professionnels, devant un scénario qui s’étire interminablement avant l’Armageddon final, devant les effets spéciaux kitschs et les décalages absurdes, c’est la consternation qui l’a emporté.

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Universal Theory ★★☆☆

Johannes Leinert présente en 1974 à la télévision allemande son livre La Théorie du tout. Il raconte un épisode de sa vie qui s’est déroulé douze ans plus tôt dans les Grisons, où le jeune Johannes, alors doctorant en physique quantique, avait participé avec son directeur de thèse à un congrès international. Ce congrès avait été marqué par une série d’épisodes mystérieux, à commencer par la défection de son principal intervenant. Johannes y avait fait la connaissance de Maria (Olivia Ross), une pianiste aux dons étranges.

Présenté en compétition à la dernière Mostra, Universal Theory (bizarre traduction française de Die Theorie von Allem, « la théorie du tout ») est un film ambitieux et impressionnant. Ultra-référencé, il multiplie les clins d’oeil, les emprunts, les hommages, jusqu’au vertige :
– à Hitchcock, à ses intrigues compliquées sur fond de Guerre froide (Le Rideau déchiré, L’Etau, La Mort aux trousses….) et à la musique symphonique de Bernard Herrmann ;
– au cinéma fantastique de David Lynch et à ses mystérieuses créatures venues des confins de notre monde ou peut-être de nos cauchemars les plus morbides ;
– à La Montagne magique de Thomas Mann qui se déroule dans le même écrin intemporel dans un palace international niché au sommet des Alpes enneigées ;
– à l’expressionnisme allemand de Lang ou de Murnau et à ses héritiers dans le film noir américain jusqu’à Wenders et l’usage qu’il fait du noir et blanc dans Les Ailes du désir.

On prend un vrai plaisir artistique et intellectuel à retrouver toutes ses références, pendant et après la séance. Elles ne nous écrasent pas moins, ne laissant guère de place à quoi que ce soit d’autre. Car, comme dans les films de Lynch, l’intrigue est passablement filandreuse, sinon totalement incompréhensible. Et, à la différence des films de Hitchcock, aucun suspense palpitant ne nous tient en haleine tout du long. Quant à l’histoire d’amour dont on comprend – sans en être tout à fait certain – qu’elle constitue le fil rouge du scénario, elle est aussi glaciale que la face nord de l’Eiger.

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Bye bye Tibériade ★★☆☆

Lina Soualem plonge dans les archives familiales pour raconter l’histoire de sa mère Hiam Abbas, née en Palestine en 1960. Sa grand-mère, Um Ali, avait dû fuir Tibériade en 1948 lors de la création d’Israël. Sa maison détruite, sa famille éclatée (l’une de ses filles s’est retrouvée en Syrie dont elle ne put jamais revenir), elle s’installa à Deir Hanna, à mi-chemin entre Acre et Tibériade. C’est là que vécut Nemat, sa mère, qu’elle y devint institutrice, qu’elle y fonda une famille bientôt riche de dix enfants. Hiam, la quatrième, se sentait étouffer dans ce milieu patriarcal. Elle partit le plus vite possible étudier la photographie à Haïfa, avant d’intégrer une troupe de théâtre à Jérusalem, de se marier contre la volonté de ses parents avec un Anglais et d’aller vivre à Londres avant de s’installer à Paris en 1989, sans parler un mot de français.

Lina Soualem creuse le sillon qu’elle avait déjà ébauché dans son premier documentaire, Leur Algérie, consacré à ses grands-parents paternels (les parents de l’acteur bien connu Zinedine Soualem). Bye bye Tibériade est un documentaire à la fois intime et pudique. Comme son titre l’annonce, il est placé sous le signe de la nostalgie. Lina Soualem veut garder le souvenir, qui est en train de se perdre après la mort de sa grand-mère Nemat, de la vie de quatre générations de femmes palestiniennes.

Derrière la micro-histoire de cette famille, c’est l’Histoire de la Palestine qui se dessine, celle de la Nakba de 1948, celle de la difficile coexistence des deux peuples israélien et palestinien, sur une même terre minuscule, celle de la revendication sans cesse renaissante mais toujours bâillonnée de l’indépendance et de la souveraineté.

La vraie héroïne du film est Hiam, la mère de Lina. Ses traits nous sont devenus familiers, à force de l’avoir vue depuis plus de trente ans dans une kyrielle de films : La Fiancée syrienne, Free Zone, Munich, Les Citronniers, Corps étranger, Gaza mon amour… Comment une telle artiste est-elle née dans un tel milieu ? Comment sa sensibilité s’y est-elle aiguisée ? Pourquoi est-elle partie ? Comment s’est-elle réconciliée avec ses parents ? Autant de questions qui ne sont pas traitées de front mais auxquelles, par bribes successives, des réponses partielles et pudiques sont apportées.

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Mambar Pierrette ★☆☆☆

Mambar Pierrette élève seule ses deux garçons à Douala au Cameroun. Sa vieille mère malade lui est à charge. Elle exerce ses talents de couturière dans une petite échoppe où défilent ses clients. Mais le sort s’acharne sur elle.

Camerounaise bamiléké, installée depuis 2012 en Belgique, Rosine Mbakam a déjà plusieurs longs métrages à son actif, où elle a documenté la difficulté d’être immigrée et camerounaise en Europe : Les Deux Visages d’une femme bamiléké (2016), Chez Jolie Coiffure (2018), Les Prières de Delphine (2021). Pour filmer Mambar Pierrette, elle est retournée à Douala.

Mambar Pierrette se présente comme une oeuvre de fiction ; mais elle tire du côté du documentaire. Son héroïne est de tous les plans. Elle oppose son visage impassible aux coups du sort répétés qui s’abattent sur elle : sa vieille machine à coudre tombe en panne, des voyous la délestent de ses économies, des pluies diluviennes inondent sa maison et son atelier… Pour payer ses traites, elle n’a d’autre alternative que de solliciter la générosité de ses amis et de vider la tirelire de son cadet.

Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes l’an dernier, Mambar Pierrette est un film qui pâtit d’une mauvaise direction d’acteurs. Le jeu de son héroïne en particulier est dangereusement inexpressif. Son scénario repose sur l’alternance trop mécanique des visites des clientes qui rythment la vie de la couturière et des catastrophes qui s’abattent sur elle. Leur accumulation aurait pu, sans que l’histoire n’en soit modifiée, durer une demi-heure de plus ou de moins. Autre défaut : la frustration de ne rien voir de Douala ou du Cameroun, Rosine Mbakam préférant les scènes d’intérieur et les plans serrés.

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Nuit noire en Anatolie ★★☆☆

Sept ans après un drame dont le spectateur apprendra lentement les détails, Ishak revient dans son village natal où sa vieille mère se meurt. Son retour rouvre des plaies mal cicatrisées.

Nuit noire en Anatolie reprend la même toile de fond que Burning Days, sorti il y a dix mois à peine dont l’action se déroulait également dans un coin perdu d’Anatolie. Une violence atavique se déchaîne contre le corps étranger qui vient perturber le train-train de villageois rétrogrades, confits dans leurs traditions ancestrales : dans Burning days, un jeune procureur formé à la ville, qui ose mettre le nez dans la gestion municipale, dans Nuit noire…, un garde-champêtre, Ali, en rupture de ban venu s’exiler dans ces fiers alpages pour y fuir la civilisation et y chercher un Eden pastoral fantasmé.

Nuit noire en Anatolie aurait pu se borner à raconter platement cette histoire. Son intelligence est dans sa construction, à l’instar, toutes choses égales par ailleurs, de May December. Il se donne plusieurs années de recul, se focalisant moins sur le drame proprement dit que sur les cicatrices qu’il a laissées dans la communauté villageoise, chez le père d’Ali, fou du chagrin de la perte de son fils, et chez Ishak condamné à perpétuité au remords d’avoir trahi son ami.

Le film est organisé en une succession d’allers-retours dans le temps. On s’y perd parfois, le seul indice nous permettant de nous y retrouver étant la coupe de cheveux d’Ishak. La fin est aussi glaçante qu’était énigmatique et frustrante celle de Burning Days. On pourrait, si on avait la dent dure, dire : « tout ça pour ça ? » ; mais ce serait faire un mauvais procès à un film sacrément bien écrit et aux paysages majestueux.

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