Munch ★☆☆☆

Edvard Munch (1863-1944) est une célébrité nationale en Norvège, l’équivalent dans ce petit pays de cinq millions d’habitants à peine, indépendant depuis une centaine d’années seulement, de Shakespeare en Angleterre, Goethe en Allemagne, Cervantès en Espagne. Son Cri – ou plutôt ses Cri car il en existe cinq versions – est devenu iconique.
En 1974, Peter Watkins tourna un film de près de quatre heures qui faisait jusqu’à ce jour référence. Il se focalisait sur la jeunesse de Munch.

Près d’un demi-siècle plus tard, un réalisateur norvégien s’attaque à cette gloire nationale. Son parti pris est radical et rappelle celui de Todd Haynes pour raconter la vie de Bob Dylan. Évoquer quatre chapitres de sa vie – une déception amoureuse pendant des vacances estivales durant sa jeunesse en 1885, son séjour à Berlin en 1892 et le refus qui lui y fut opposé d’exposer ses œuvres au motif qu’elles auraient été « inachevées », son séjour à Copenhague en hôpital psychiatrique en 1908-1909, son refus de collaborer avec l’occupant nazi dans les dernières années de sa vie à Oslo – en faisant interpréter son rôle par quatre acteurs – parmi lesquels, l’identifierez-vous ?, une femme.
L’audace est accrue par le choix de transposer l’épisode berlinois à l’époque actuelle, avec téléphones portables et drogues en tous genres.

Le résultat est déconcertant. Les spectateurs bon teint que cette biographie autorisée avait attirés, plus habitués aux salles d’expositions d’Orsay qu’aux festivals de films scandinaves, ont probablement été déconcertés par les lumières stroboscopiques des boîtes berlinoises. Ils n’imaginaient pas que Munch fût si punk.

Comme souvent dans les biographies consacrées à un artiste, qu’il s’agisse d’un peintre, d’un écrivain ou d’un chanteur, on ne le voit pas assez à l’œuvre. On parle beaucoup de sa vie privée, de ses tourments intérieurs, sans évoquer les problèmes très concrets qu’il a rencontrés pour créer, pour se vendre et pour devenir célèbre. Le défaut est accentué par le parti retenu qui éclate la vie de Munch en quatre épisodes, sans lien les uns avec les autres. Certes, le procédé qui joue à saute-mouton avec les époques – sans qu’on comprenne d’ailleurs toujours la logique de ce montage éclaté  – a l’avantage de prévenir toute monotonie. Mais il prive, à mon sens, Munch et son œuvre de toute cohérence : qu’y a-t-il de commun entre le fougueux jeune homme de 1885, l’ivrogne en convalescence de 1908 et l’atrabilaire vieillard de 1943 ?

La bande-annonce

Aki Kaurismäki avant « Les Feuilles mortes » : J’ai engagé un tueur (1990) ★★☆☆ / Tiens ton foulard, Tatiana (1994) ★★★☆ / Juha (1999) ★★★☆

À l’occasion de la sortie des Feuilles mortes, la Filmothèque du Quartier latin a la bonne idée de proposer une rétrospective des vieux films de Kaurismäki. C’est l’occasion de voir ou de revoir ces pépites, de vérifier aussi si le reproche fait aux Feuilles mortes – reproduire une formule trop bien rodée – est ou pas pertinente.

Tiens ton foulard, Tatiana est sorti en 1994. À cette date, Kaurismäki tourne des longs métrages depuis une dizaine d’années déjà. Il a trouvé sa voie, désormais reconnaissable entre mille et dont il ne déviera plus, et ses acteurs fétiches, Kati Outinen (dont c’est le quatrième film avec Kaurismäki) et Matti Pellonpää (qui décèdera l’année suivante dans la force de l’âge et dont c’est l’avant-dernier des quatorze films tournés ensemble).

Tiens ton foulard, Tatiana raconte l’odyssée de deux Finlandais mutiques. Valto boit du café et coud des robes à domicile sous la férule de sa mère. Reino boit de la vodka et répare des voitures. Dans une Volga noire hors d’âge, ils traversent la Finlande. En chemin, ils rencontrent deux voyageuses soviétiques, une Russe extravertie et une Estonienne plus réservée qui parle le finnois.

Tiens ton foulard, Tatiana contient – comme Les Feuilles mortes – tout le cinéma de Kaurismäki. Quasiment muet, il dure une heure à peine. Son action pourrait aussi bien se dérouler dans les 60ies que trente ans plus tard. Ses héros pince sans-rire enfouissent leurs sentiments sous une réserve maladroite qui les rend aussi touchants qu’ils sont pudiques.

J’ai engagé un tueur a été filmé quatre ans plus tôt. Pour le tourner, Aki Kaurismäki a quitté la Finlande pour l’Angleterre. Il a pour acteur principal Jean-Pierre Léaud, auquel le réalisateur finlandais vouait un culte depuis qu’il avait vu les films de la Nouvelle Vague. Il lui confie le rôle d’un employé de bureau taciturne qui, après son licenciement, faute de trouver le courage de mettre fin à ses jours, recrute un tueur à gages pour l’éliminer, avant de tomber amoureux d’une jolie marchande de fleurs qui le convainc de renoncer à son projet.

On retrouve dans ce film londonien les mêmes caractéristiques que dans les autres films de Kaurismäki, les couleurs froides de ses décors, ses héros taciturnes, la parfaite horlogerie de ses scénarios minimalistes. Mais, comme on préfère les films de Woody Allen tournés à New York à ceux qu’il a tournés à l’étranger à la fin de sa carrière, on s’autorise une préférence pour les films finlandais de Kaurismäki par rapport à ceux, comme J’ai engagé un tueur ou La Vie de bohême, tournés hors de son pays.

Juha a été tourné en Finlande cinq ans après Tiens ton foulard, Tatiana. Matti Pellonpää est mort en 1995. Mais Kati Outinen est toujours fidèle au poste. Juha est peut-être le film le plus radical de Kaurismäki. C’est un film en noir et blanc – ce qui constitue déjà une sacrée transgression en cette fin de vingtième siècle – mais c’est au surplus un film muet, construit comme l’étaient les films des premiers temps du cinéma, avec des cartons qui s’intercalent entre les plans pour quelques lignes de dialogue que l’expressivité outrée des personnages n’a pas permis de comprendre. The Artist reprendra cette idée, avec le succès qu’on sait quelques années plus tard. L’intrigue est celle d’un roman classique finnois ultra-référencé : l’histoire d’un époux bienveillant, de son épouse innocente et d’un étranger sournois qui la séduit et l’enlève pour la livrer à la prostitution.

La bande-annonce de « J’ai engagé un tueur »
La bande-annonce de « Tiens ton foulard, Tatiana »
La bande-annonce de « Juha »

L’Eté dernier ★★☆☆

Anne, la quarantaine, est une redoutable pénaliste, qui défend avec succès des mineurs dans des affaires scabreuses d’agressions sexuelles ou de violences familiales. Elle a épousé Pierre, un homme d’affaires installé, plus âgé qu’elle. Infertile, le couple a adopté deux fillettes indochinoises aujourd’hui âgées de six et sept ans. Pierre avait eu d’un premier lit un garçon, Théo, adolescent difficile, élevé jusqu’alors par sa mère à Genève, qui, pour changer de milieu, emménage avec eux. Les rapports entre Théo et sa belle-mère sont d’abord conflictuels avant de prendre un tour plus complice.

La bande-annonce – ah ! ces bandes-annonces et le reproche que je leur fais sempiternellement de trop en dire et le conseil, bienvenu, mais que je n’écoute pas, de ne pas les voir pour ne pas être influencé – de L’Eté dernier laisse augurer une histoire reposant sur un mystère. On y voit Pierre accuser Anne d’avoir une liaison avec Théo et Anne nier froidement. Anne a-t-elle ou pas couché avec son beau-fils ? Est-elle coupable de l’inceste – au sens des dispositions de l’art. 222-22-3 du code pénal – que son mari lui reproche ? Ou s’agit-il d’un mensonge fomenté par un adolescent mythomane pour discréditer sa belle-mère et monopoliser l’amour d’un père trop absent ?

Ces interrogations auraient parfaitement pu nourrir un film passionnant, terriblement dans l’air du temps, sur les violences intrafamiliales et la foi donnée à la parole de la victime.
Mais L’Eté dernier n’est pas ce film-là.
Dans ce film-ci, il n’y a pas place au doute : Anne couche avec Théo. Mais quand Théo la dénonce à son père, Anne n’a d’autre ressource, pour éviter l’explosion du couple qu’elle forme avec Pierre, de la famille qu’elle a patiemment construite avec leurs deux filles et que son beau-fils menace de détruire, de tout nier, quitte à broyer Théo.

Cette histoire-là a la dureté et la simplicité d’une nouvelle de Maupassant. Mais Catherine Breillat a le défaut de vouloir in extremis lui rajouter une ambiguïté, une subtilité qui, au lieu de l’enrichir, la surcharge. Sans sa  dernière scène, L’Eté dernier aurait été saisissant. Avec elle, il est inutilement complexe.

Un mot encore sur Léa Drucker, une nouvelle venue dans le cinéma de Catherine Breillat. Elle joue à la perfection l’avocate brillante et intraitable, l’épouse prête à tout pour sauver son couple. Elle est en revanche moins convaincante quand elle fend l’armure. Elle manque de la sensualité, de la tendresse qui auraient rendu les scènes d’amour avec le jeune Samuel Kircher (frère cadet de Paul Kircher, et fils d’Irène Jacob) plus crédibles.

La bande-annonce

La Voie royale ★☆☆☆

Fille de modestes agriculteurs du Forez (Antoine Chappey et Marilyne Canto, mariés à l’écran et à la ville), Sophie Vasseur (Suzanne Jouannet, César du meilleur espoir féminin 2022 pour son rôle tout en subtilité dans Les Choses humaines) est poussée par son prof de maths de terminale à rejoindre une classe prépa scientifique à Lyon. La jeune boursière pourra compter sur l’amitié de sa voisine d’internat, Diane (Marie Colomb, remarquée dans Laëtitia et As bestas), et sur la protection de Hadrien (Lorenzo Lefebvre), un 5/2 qui maîtrise tous les codes. Mais, écrasée par la masse de travail et la difficulté des matières, traumatisée par sa première colle avec une professeur de physique intraitable (Maud Wyler), Sophie semble bien mal partie pour réaliser le rêve qu’elle s’est autorisée : intégrer l’X.

La classe prépa est une originalité bien française de l’Enseignement supérieur dont on pourrait s’étonner qu’elle ne soit pas le décor de plus de films tant son potentiel cinématographique est grand. Mis à part La Crème de la crème de Kim Chapiron en 2014, je serais bien en mal d’en citer d’autres. En un lieu quasiment clos (unité de lieu), des jeunes gens venus des horizons les plus différents, entre lesquels naîtront des amitiés pour la vie, des haines tenaces ou des histoires d’amour plus ou moins durables, sont réunis pendant deux ou trois ans (unité de temps) avec un seul objectif en tête : intégrer une Grande école (unité d’action).

Frédéric Mermoud a bien compris tout le parti à tirer de cet arrière-plan. Il sait que la prépa peut être le décor d’un film politique (Sophie saura-t-elle faire oublier ses origines sociales pour assimiler les codes qu’elle n’a pas ?) et d’une coming-of age story (les premières amours de Sophie la distrairont-elles de son but ?), le tout tendu par une question en forme de défi sportif : Sophie craquera-t-elle ?

Le problème de cette Voie royale est que tout y est outré, sans nuances, caricatural et banalement prévisible. Les parents de Sophie sont de braves éleveurs auxquels une administration tatillonne refuse la subvention qui leur permettait péniblement d’équilibrer leurs comptes. Leur fils, le frère de Sophie, embrasé par une juste colère, enfile un gilet jaune, manifeste et se fait bastonner par les flics. Diane, l’amie de Sophie, devient sans le moindre effort la major de sa promo… avant de démissionner pour aller suivre des cours de théâtre et donner un sens à sa vie. Mme Fresnel, la glaçante prof de physique, cache peut-être derrière son sévère chignon un lourd secret dont on redoute la révélation et offre hélas à la sublime Maud Wyler le plus mauvais rôle qu’elle ait jamais tenu. Quant aux parents de Hadrien, ils incarnent jusqu’à la caricature la haute société lyonnaise.

Le scénario interminable de La Voie royale souffre d’un sérieux problème de crédibilité – dont on ne peut rien dire sans spoiler – et de rythme, s’étirant sur deux années. Un œil à la bande-annonce suffit à en deviner par avance les moindres rebondissements.

L’interprétation très juste de Suzanne Jouannet sauve La Voie royale du naufrage. Mais, pour moi, c’est l’unique atout d’un film qui, avec une rare maladresse, accumule les défauts.

La bande-annonce

Tirailleurs ★★☆☆

Bakary Diallo (Omar Sy) est un éleveur peul. Sa vie paisible auprès de sa femme et de ses enfants est brutalement interrompue lorsque l’armée coloniale française vient dans son village en 1917 y recruter de force des tirailleurs pour combattre contre l’Allemagne. Pour protéger son fils Thierno (Alassane Diong), son père s’engage. Mais ses tentatives d’évasion échouent et les deux soldats se retrouvent bientôt sur le front à Verdun.

Tirailleurs a été au centre d’une polémique quelques jours avant sa sortie. Une polémique qui a d’ailleurs peut-être servi à donner au film, noyé dans une programmation surabondante, une visibilité qu’il n’aurait pas eue. Cette polémique est née d’une phrase d’une interview donnée par Omar Sy au Parisien. L’acteur y comparait l’émotion suscitée par la guerre en Ukraine avec celle, bien moindre selon lui, que provoque un conflit en Afrique. On lui a aussitôt reproché son ingratitude. Il se défendit en affirmant qu’il avait été mal compris.

Cette polémique semble bien vaine quand on regarde Tirailleurs, qu’on appréciera sans qu’il soit besoin d’en avoir eu connaissance ni a fortiori de compter au nombre des accusateurs ou des défenseurs de son acteur principal.

Sur le papier, Tirailleurs faisait craindre de réutiliser la recette, indigeste, d’Indigènes, un film grand spectacle destiné à défendre une thèse politiquement très correcte – et historiquement parfaitement exacte. Cette thèse s’articule en trois points.
1. Pour se défendre face à l’Allemagne durant les deux guerres mondiales, la France a recruté de force dans ses colonies des hommes. 2. Ces soldats, improprement appelés « tirailleurs sénégalais » alors qu’ils venaient non seulement du Sénégal mais aussi d’autres colonies africaines, ont largement contribué à l’effort de guerre et subi des pertes massives. 3. Cette contribution n’a pas été reconnue à sa juste valeur et les promesses agitées par le commandement n’ont pas été tenues après la victoire.

Tous ceux que la repentance exaspère et qui reprochent au devoir de mémoire d’être trop souvent invoqué pour nous obliger à regarder lucidement notre passé peuvent être rassurés : Tirailleurs, contrairement à ce qu’on pouvait en augurer, n’exploite pas cette veine-là. Tous ceux qui au contraire en escomptaient un discours édifiant lui reprocheront de passer quelques vérités historiques bien senties sous silence.

Tirailleurs est beaucoup plus subtil. Bien sûr, son histoire se déroule dans le décor hyperconnoté des tranchées de 1917. Sans atteindre l’efficacité immersive du film de Sam Mendes, on y retrouve la boue, la crasse, le bruit assourdissant des bombardements, l’absence de sommeil et la peur panique des assauts. On y retrouve aussi l’absurdité de la guerre et de la stratégie menée par les états-majors français et allemand.

Mais Tirailleurs est avant tout un film sur la relation père-fils. Elle l’est dans son postulat de base, à la limite de la crédibilité : ce père qui accepte en s’engageant de risquer sa vie pour protéger celle de son fils. Mais elle l’est surtout dans l’évolution des deux personnages au front. Le père n’a qu’une obsession : s’évader et regagner l’Afrique. Le fils, qui parle français, découvre un nouveau monde et caresse l’ambition de s’y intégrer.
Si le film avait été manichéen, il aurait montré comment ces espoirs d’intégration se seraient fracassés au mur du racisme des officiers français. Mais il n’utilise pas cette facilité-là. Il préfère donner à la fin du film une dimension presqu’élégiaque qui, loin d’insister sur les fautes – bien réelles – commises, met l’accent sur la contribution à l’effort de guerre et au sang versé ensemble pour défendre la patrie. Soyons-lui en reconnaissants.

La bande-annonce

Compartiment n° 6 ★★☆☆

Laura (Seidi Haarla) est une jeune Finlandaise venue en Russie dans les années 90 pour y étudier et en apprendre la langue. Elle y est devenue l’amante de Laura (Dinara Drukarova), une archéologue russe, qui, à la veille de leur départ pour Mourmansk, où les deux archéologues avaient l’intention d’aller voir des peintures rupestres, lui fait faux bond.
Laura décide de prendre seule le train. Le voyage s’annonce long et inconfortable. D’autant qu’elle doit partager le compartiment de Ljoha (Yuriy Borisov), un jeune Russe passablement alcoolisé, qui se rend au même endroit pour y travailler à la mine.

Auréolé du Grand Prix du jury au dernier festival de Cannes, précédé par une critique élogieuse, Compartiment n° 6 portait la promesse d’un rail movie aux confins de la Russie, « entre Lost in Translation et In the Mood for Love », comme l’annonce son affiche. Traduisons : une histoire d’amour déchirante entre deux inconnus que les hasards de la vie font se croiser dans un pays étranger dont ils ne comprennent pas la langue – avec la réserve qu’ici Ljoha est russe et que Laura comprend et parle fort bien sa langue.

Le film provoque parmi ses spectateurs deux types de réactions très tranchées. Les premiers crient au chef d’oeuvre, saluent la poésie de ce long voyage immobile, dans le huis clos d’un compartiment minuscule, mais ouvert sur l’immense toundra subarctique. Ils sont touchés par la délicatesse de l’histoire d’amour qui rapproche lentement les deux passagers. Les autres, plus laconiques, disent s’être beaucoup ennuyés devant un film trop long à l’intrigue prévisible et à la morale convenue (« Le voyage importe plus que la destination »).

Je dois humblement avouer qu’aussi dissemblables soient ces deux points de vue, je les reprendrai volontiers tous les deux à mon compte. Tout en étant touché par la délicatesse de cette histoire, j’ai trouvé le temps bien long. Tout en ayant souvent regardé ma montre et bâillé d’ennui, je garderai un souvenir fort de ce film émouvant.

La bande-annonce

L’Etat du Texas contre Melissa ★★☆☆

En février 2007, Mariah Lucio, une gamine de deux ans à peine, meurt soudainement, le corps recouvert d’ecchymoses. Sa mère, Melissa, une toxicomane au chômage, est immédiatement suspectée de maltraitance et d’infanticide. Après une nuit d’interrogatoire, elle avoue son crime. Un procès expéditif la condamne à mort. La documentariste franco-américaine Sabrina Van Tassel la rencontre dans le couloir de la mort et décide de rouvrir l’enquête.

Les faits qu’elle rassemble jette un doute sur la culpabilité de l’accusée. Rien dans le passé de cette femme aimante, mère de quatorze enfants, ne laisse augurer le passage à l’acte. Aucun de ses enfants, aucun de ses proches n’ont jamais été témoin du moindre acte de maltraitance. Un médecin légiste invalide les conclusions hâtives de son prédécesseur qui avait conclu au meurtre et considère que les hématomes dont le corps de Mariah était recouvert auraient pu avoir été provoqués par une chute dans l’escalier de la maison évoquée par plusieurs enfants dont le témoignage n’avait pas été produit. La manière dont l’avocat, commis d’office, avait défendu Melissa lors de son premier procès est d’ailleurs particulièrement pointée du doigt : par paresse ou par corruption (il allait obtenir quelques mois plus tard un poste auprès du procureur général), il a dissimulé les pièces qui auraient évité à Melissa une condamnation aussi sévère.

Au-delà du seul cas de Melissa, ce documentaire révèle les biais de la justice américaine. Sa réalisatrice, qui la connaît bien, affirme sans détour qu’elle est injuste : les riches, aussi coupables soient-ils, éviteront la prison, les pauvres au contraire, quand bien même ils seront innocents, seront condamnés. « Il n’y a pas de millionaires dans le couloir de la mort » affirme-t-elle dans une formule péremptoire mais avérée.

L’Etat du Texas contre Melissa était diffusé gratuitement hier soir à L’Escurial dans le cadre du quarantième anniversaire de l’abolition de la peine de mort en présence de sa réalisatrice et des militants de l’association Ensemble contre la peine de mort (ECPM), et notamment de Sandrine Ageorges-Skinner, l’épouse d’un prisonnier qui attend depuis vingt sept ans d’être exécuté pour un crime qu’il clame n’avoir pas commis. Bien sûr l’abolition est une juste cause qui ne pouvait que rallier un auditoire unanime. Bien sûr, l’innonce ou, à tout le moins, le doute raisonnable qui entoure la culpabilité de Melissa Lucio ne rendent que plus choquante la sévérité de la condamnation dont elle a fait l’objet.
Pour autant, je me demande si ce documentaire-là était approprié à ce sujet-là. La peine de mort est-elle plus haïssable si elle frappe un condamné innocent ou coupable ? Le meilleur réquisitoire ne prendrait-il pas pour héros un condamné dont la culpabilité ne fait aucun doute ?

La bande-annonce

La Traversée ★★☆☆

Kyona et Adriel sont à peine sortis de l’enfance et doivent prendre le chemin de l’exil après que leur village a été la cible de persécutions. Brutalement séparés de leurs parents, pris dans une rafle, ils échouent dans une grande ville où ils trouvent refuge au milieu d’autres enfants perdus. Leur long exode vers un pays plus clément sera ponctué d’épisodes heureux ou malheureux : une traversée périlleuse, un cirque accueillant, la prison….

La réalisatrice Florence Miailhe a plongé dans son histoire personnelle pour raconter celle de Kyona et Adriel : sa propre mère avait dû traverser la France en juin 40 avec son frère et ses arrières-grands-parents avaient fui avec leurs neuf enfants les pogroms juifs d’Odessa au tournant du vingtième siècle. Elle fait le pari réussi de l’intemporalité et de l’universalité en refusant d’ancrer son histoire dans un lieu ou dans un temps spécifiques. On pourrait être dans l’Europe de la Seconde guerre mondiale ou dans le Moyen-Orient contemporain : les épreuves que les migrants doivent endurer sont hélas toujours aussi atroces.

Cette description, aussi poignante soit-elle, n’est pas très originale. L’exode et ses avanies ont déjà fait l’objet d’un si grand nombre de livres ou de films que La Traversée ne peut guère nous surprendre. Pire : elle enfonce un peu trop les portes de la bien-pensance au risque de nous dissuader d’aller la voir.

En revanche, c’est la technique utilisée qui m’a laissé sans voix. La Traversée est un film d’animation tourné sur des plaques de verre. Je ne comprends rien à la phrase que je viens d’écrire, que je suis allé piocher dans le dossier de presse. Mais je n’ai pu qu’être fasciné par la maîtrise et la beauté de ce film : c’est une véritable féérie de couleurs qu’on voit se déployer sous nos yeux ébaubis dans un pur spectacle chromatique dont le sujet finit par s’effacer.

La bande-annonce

Cycle cinéma letton ★★☆☆

En 2008, en amont des commémorations devant entourer le centenaire de son indépendance, la Lettonie s’est lancée dans un exercice stimulant : dresser la liste des quatre-vingt-dix-neuf « trésors nationaux » qui, de la littérature à l’architecture, en passant par la gastronomie et le design, dessineraient les contours de son identité nationale. On imagine sans peine les passes d’armes homériques que l’exercice similaire en France aurait provoquées.

Parmi ces quatre-vingt-dix-neuf trésors qui forment le Canon culturel letton figurent douze films quasiment inconnus en France. J’ai profité de mon récent séjour à Riga pour en voir trois.

Edgars et Kristine est sorti en 1966. Le dégel khrouchtchévien avait autorisé son tournage en letton. C’est l’adaptation d’un roman de Rūdolfs Blaumanis, un écrivain de la fin du dix neuvième siècle, qui raconte les amours impossibles d’un palefrenier et d’une blanchisseuse. Le film connut un immense succès à l’époque dans toute l’URSS. Il le dut notamment au charme de son acteur principal, Uldis Pūcītis, qui représentait l’idéal masculin à l’ère soviétique.

On retrouve Uldis Pūcītis en 1967 en tête d’affiche de Quatre chemises blanches. Le ton en est radicalement différent. Le film s’inspire de la Nouvelle Vague française. Son sujet est explosif : il raconte les démêlés d’un groupe de rock avec la censure. Il ne trouva d’ailleurs le chemin des salles qu’avec la Perestroïka en 1986 – avant d’être projeté au festival de Cannes en 2018. Sa musique est signée par Imants Kalniņš, un des plus grands compositeurs lettons, dont la Quatrième Symphonie figure d’ailleurs au nombre des trésors nationaux du Canon letton.

Sorti en 1981, Limousine dans les couleurs de la nuit de la Saint-Jean est peut-être le film le plus populaire de Lettonie, l’équivalent dans l’imaginaire national de notre Grande Vadrouille. Autour de l’héritage d’une octogénaire que se disputent ses descendants, Limousine… est une satire bon enfant de la vie à la campagne et de la cupidité humaine.

Ces films, vieux d’un demi siècle, ont plus ou moins bien résisté à l’épreuve du temps. Il est hasardeux de les recommander à qui recherche un suspense haletant ou un humour délirant pour combattre l’ennui des dernières soirées confinées. Mais le cinéphile curieux de l’histoire de l’URSS et de ses satellites y trouvera beaucoup d’intérêt.

La bande-annonce

War Machine ★★★☆

Quand le général McChrystal est nommé en 2009 à la tête de l’ISAF, la coalition des forces armées en Afghanistan, la guerre y dure depuis déjà huit ans sans perspective réaliste d’une issue victorieuse. Certes, les talibans ont été chassés de Kaboul et se terrent à la frontière pakistanaise. Mais le pays, lesté par ses traditions, foncièrement hostile aux forces d’occupation, peine à se reconstruire. L’armée américaine et celles de ses alliés, taillées pour gagner la guerre, peinent à gagner la paix.

Michael Hastings, un journaliste de Rolling Stone, signa un reportage qui provoqua le départ anticipé de McChrystal de son commandement. Il en tira ensuite un livre, The Operators.
C’est ce livre volontiers ambigu que David Michôd, le réalisateur australien de Animal Kingdom et Le Roi, porte à l’écran.

War Machine est un film désarmant qui hésite constamment entre deux registres : d’un côté la réflexion très fine sur l’interventionnisme militaire dans l’après-guerre froide, de l’autre la bouffonnerie vers laquelle le tire l’interprétation outrée par Brad Pitt de son héros.

Car Brad Pitt en fait des tonnes pour caricaturer le malheureux général McChrystal qui n’en méritait pas tant – et dont on serait curieux de connaître la réaction à ce spectacle embarrassant. Quelque part entre le Patton de George C. Scott (Oscar – refusé – du meilleur acteur en 1971) et Le Dictateur de Sacha Baron Cohen, Brad Pitt force le trait, campant un général droit dans ses bottes, affublé de tics (regardez ses pouces !), entouré d’une bande de joyeux drilles qu’on croirait tout droit sortis de M*A*S*H ou d’un épisode des Têtes brûlées (vous vous souvenez de la série avec Robert Conrad que vous regardiez sur Antenne 2 à la fin des années 70 ?). Il croise un président Karzai pas moins caricatural, interprété par Ben Kingsley dans deux scènes désopilantes.

Le film manque de prendre définitivement le virage de la comédie loufoque. C’eût été un choix radical et pourquoi pas envisageable. La réussite dans ce registre des Chèvres du Pentagone ou de La Guerre selon Charlie montre qu’on peut rire des guerres menées par les Etats-Unis en Afghanistan ou en Irak. Mais, assez miraculeusement, War Machine reste du début à la fin dans un entre-deux qui se révèle diablement stimulant. Il ne va jamais jusqu’au bout de sa loufoquerie. Il continue inébranlablement à traiter sérieusement d’un sujet sérieux : l’incapacité d’une force militaire d’occupation à reconstruire un pays conquis. Et le regard qu’il porte sur ce sujet reste incroyablement balancé, et donc très stimulant (à la différence d’un M*A*S*H qui versait dans une posture antimilitariste pas très fine selon moi).

Ce film déconcertant réussit à la fois à nous faire rire et à nous faire réfléchir. Double pari qu’on pensait impossible à réussir simultanément.

La bande-annonce