Knit’s Island ★★★☆

DayZ est un jeu vidéo RPG en ligne vendu à plusieurs millions d’exemplaires à travers le monde depuis sa sortie en 2018. Les joueurs évoluent dans une république post-soviétique dont la population a été transformée en zombies menaçants. Ils doivent s’organiser pour survivre, soit en coopérant, soit en s’entretuant.
Trois anciens étudiants des Beaux-Arts de Montpellier, Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgoualc’h, qui avaient ensemble consacré un précédent documentaire au phénomène GTA V, ont filmé leur immersion dans l’univers de DayZ.

Knit’s Island est incroyablement novateur. Il s’agit d’un documentaire entièrement filmé en image de synthèse. Même si vous n’avez jamais joué à un jeu vidéo en ligne – ce qui est (hélas ou tant mieux) mon cas – vous avez déjà vu ces images, de plus en plus réalistes, qui gardent toutefois encore une artificialité dérangeante, notamment dans la retranscription du corps humain, de ses mouvements et des expressions de son visage.

Les trois réalisateurs disent avoir passé près d’un millier d’heures en ligne pendant quatre ans. Ils ont tourné près de deux cents heures de rushes dont ils ont extrait les quatre-vingt-dix minutes du film.

Knit’s Island aurait pu raconter une histoire. C’aurait pu être un film d’horreur survivaliste sur une bande de journalistes venus tourner un documentaire au cœur de ce jeu video et devenant la proie de zombies décérébrés et/ou d’humains cruels. Mais, fidèle de bout en bout à son cahier des charges, Knit’s Island est un documentaire, semblable en tous points à celui que trois documentaristes seraient allés tourner sur une île exotique en interrogeant ses habitants. On y croise plusieurs joueurs, ceux qui y laissent exprimer leurs penchants les plus sadiques, ceux au contraire qui y réinventent un vivre-ensemble plus solidaire. Parfois, dans ces témoignages, affleure un peu de leur personnalité : on y apprend qui ils sont, où ils vivent, quel est leur environnement familial….

Knit’s Island pose plusieurs questions diablement stimulantes sur la virtualité. La plus évidente est celle des frontières entre le réel et la virtualité : s’agit-il de deux mondes imperméables l’un à l’autre ? ou, pour la poser autrement : les experiences vécues dans les mondes virtuels impactent-elles la vie réelle ? par exemple, va-t-on essayer de rencontrer irl (in real life) les joueurs qu’on a croisés dans DayZ ? Knit’s Island pose aussi des questions intimes : que recherche-t-on dans le jeu en ligne ? une évasion ? un défouloir ? une sociabilité que la « vraie vie » ne nous procure pas ? Les plus délicates sont éthiques et juridiques : les notions de Bien et de Mal s’appliquent-elles dans DayZ de la même façon que dans la « vraie vie » ? est-on « responsable » des actes qu’on y commet ?

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L’Échappée ★★☆☆

Une jeune femme noire et solitaire erre au milieu des touristes d’une île grecque. Elle refuse tout contact, vit de quignons de pain et dort à la belle étoile. Lentement, son identité se dévoile. Jacqueline est libérienne et fuit un passé traumatisant. Une guide américaine, Callie, va progressivement conquérir sa confiance.

Je craignais le pire de L’Échappée. Je redoutais une histoire lente, ennuyeuse, sans enjeu. Mes préjugés étaient déplacés. J’ai au contraire beaucoup apprécié ce film cosmopolite tourné en Grèce par Anthony Chen, un réalisateur singapourien (Ilo Ilo, Un hiver à Yanji), avec des acteurs britanniques, adapté du roman d’un écrivain américain que je vais m’empresser de lire.

Certes, on a tôt fait de pressentir le drame enfoui dans le passé de Jacqueline, qui se révèle par une succession de flashbacks assez patauds. Mais cette révélation, utile à la compréhension du personnage, ne vide pas le film de tout enjeu. Un autre se noue dans la relation entre Jacqueline et Callie. On en pressent d’avance le dénouement. Mais, là encore, ce suspense éventé ne nuit pas au film.

Ma critique est décidément paradoxale. J’aimerais dire du bien de cette Échappée que j’ai aimée mais ne fais qu’en énumérer les défauts. La raison en est peut-être que j’y ai retrouvé les paysages d’Egine et du petit restaurant d’Agia Marina où j’avais déjeuné en avril dernier.

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L’Île ★★☆☆

Damien Manivel (Le Parc, Les Enfants d’Isadora, Magdala) avait le projet de réunir une bande d’adolescents pour filmer en un seul plan séquence leur dernière nuit ensemble, sur une plage bretonne, à la veille du départ de l’une d’entre eux au Canada. Faute de financement, ce film n’a pas été tourné. Mais des rushes ont été gardés des deux semaines que la petite troupe avait passées, au début de l’été, pour apprendre à se connaître et répéter ensemble. Ce sont ces rushes que le producteur du film a convaincu le réalisateur de monter et d’en faire un film.

L’Île n’est pas le making of d’un film qui ne s’est pas fait. Il en est le brouillon.

Le résultat est étonnant. On a l’habitude de voir des films, des produits achevés, parfaits, ou du moins qui aspirent à la perfection. Ici, au contraire, on voit les coutures. On voit ce qui a précédé immédiatement le film. Son scénario et ses dialogues sont déjà écrits ; mais reste aux acteurs à se les approprier.

L’Île nous montre ce que nous ne voyons d’habitude pas. Et cette révélation donne au film, au produit fini, une épaisseur étonnante. Un geste d’un acteur qui a l’air si naturel devient le résultat d’une longue préparation, de multiples tâtonnements. On découvre ici à la fois la difficulté de jouer, l’art de la mise en scène et le talent de certains acteurs, plus doués que d’autres.

Le paradoxe de L’Île est que tout laisse augurer que le film, s’il avait été tourné, aurait été passablement raté. Il visite un thème déjà mille fois défriché, celui de la fin de l’adolescence, de l’entrée dans l’âge adulte, de l’excitation des envols et de la tristesse des séparations. Ses situations, ses dialogues semblent d’une grande platitude.
Mais si le produit fini, qu’on ne verra jamais, semble assez quelconque, son brouillon n’en est pas moins très instructif. Et, une fois qu’on est arrivé à cette conclusion s’ouvre devant nous un abîme : parmi tous les films très ennuyeux qu’on a vus ces derniers mois, combien auraient été plus intéressants si on n’en avait vu que les répétitions ?

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The Corridors of Power ★★★☆

Si la fin de la Guerre froide avait suscité l’espoir d’un nouvel ordre mondial pacifié, les dernières décennies ont connu encore leur lot de guerres et de massacres que les Etats-Unis, malgré leur hyperpuissance n’ont pas su prévenir. Dror Moreh interroge les principaux acteurs de la politique étrangère américaine des trente dernières années sur cet échec collectif.

The Corridors of Power est un titre bien banal et bien obscur pour un documentaire aussi exceptionnel qui revisite l’histoire des relations internationales de 1989 à nos jours. Réalisé par un documentariste israélien, achevé en 2022, sorti la même année aux Etats-Unis, il a connu en France une diffusion ultra-confidentielle, dans une seule salle parisienne à des horaires improbables. C’est bien dommage.

Certes, c’est une œuvre exigeante sur les dilemmes de la politique étrangère, qui n’intéressera peut-être que quelques rares spécialistes des relations internationales. C’est aussi un spectacle éprouvant : par sa durée (plus de deux heures) et surtout par les images qu’il montre,de massacres et de charniers. Mais les questions qu’il pose et les réponses qu’il y donne sont d’une rare intelligence.

Dans les premières minutes de ce documentaire, on craint un procès à charge, inspiré par une thèse simpliste et bien-pensante : les États-Unis, malgré leur puissance, ont été incapables de prévenir et d’arrêter les crimes de guerre qui se sont paradoxalement multipliés depuis la fin de la guerre froide dans l’ex-Yougoslavie, au Rwanda, en Syrie…

En se donnant le temps d’examiner cette thèse, The Corridors of Power accepte la complexité. Il aurait été tellement simple de mettre les errements de la diplomatie américaine sur le dos des intérêts financiers ou des petits calculs politiciens. Mais en décortiquant chaque événement, en prenant le temps d’expliquer les positions de chacune des parties prenantes à la prise de décision, le documentaire permet de mieux comprendre et surtout de recontextualiser les positions arrêtées. Il montre par exemple dans quelle mesure l’indécision américaine en ex-Yougoslavie en 1993-1994 s’explique par le manque d’expérience du jeune président Clinton récemment élu, alors que cinq ans plus tard, fort de l’expérience acquise et de sa notoriété grandissante, il prend au Kosovo une position beaucoup plus hardie.
The Corridors of Power montre surtout que, contrairement à l’image qu’on s’en fait ou que l’Histoire reconstruit a posteriori il n’y a pas une « bonne » et une « mauvaise » décision mais que la salle de crise réunit autour du président « des gens imparfaits disposant d’informations imparfaites devant prendre des décisions imparfaites ».

Si ce documentaire avait un seul mérite, outre celui de déchiffrer la complexité du processus de décision, c’est celui de refuser l’opposition manichéenne entre la « mauvaise » abstention et la « bonne » intervention. Car rester inactif face à un génocide qui se commet, ne signifie pas ipso facto que l’intervention militaire pour y mettre un terme soit la bonne solution.
Quelques exemples suffisent à le montrer. Celui de la Libye est particulièrement révélateur. Au nom de la « responsabilité de protéger » que le président Obama venait de théoriser, les Etats-Unis, avec l’aide du Royaume-Uni et de la France, sont intervenus en Libye et ont débarrassé ce pays d’un sanglant dictateur. Mais ils l’ont fait sans l’aval du Conseil de sécurité et ont abandonné le pays à la guerre civile.
Ce précédent éclaire l’inaction occidentale en Syrie, ensanglantée elle aussi par les exactions d’un autre dictateur. En violation de la promesse qu’il avait faite d’intervenir si Bachar utiliserait l’arme chimique, Obama est resté l’arme au pied après les massacres de la Ghouta au gaz sarin en août 2013. The Corridors of Power consacre à cet épisode de longs et éclairants développements.

The Corridors of Power interroge le gratin de la diplomatie américaine de ces quarante dernières années. Son personnage récurrent est Samantha Power. Journaliste, formée à Yale et à Harvard, elle décroche le prix Pulitzer en 2002 pour son volumineux essai A Problem from Hell sur la réponse américaine aux génocides. Proche du parti démocrate, elle a accompagné Obama dans sa conquête du pouvoir, a servi auprès de lui au Conseil de sécurité nationale avant de devenir son ambassadrice à l’Onu. Cette « femme puissante » fut la conscience droitsdelhommiste du président démocrate et dut assumer des décisions qui mettaient à mal ses valeurs.

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Que notre joie demeure ★☆☆☆

Le sauvage assassinat du père Jacques Hamel le 26 juillet 2016, dans son église de Saint-Etienne-du-Rouvray, où il disait la messe, a durablement frappé l’opinion.
Que notre joie demeure retrace en parallèle les derniers jours de la vie du prêtre et ceux de son assassin.

Cheyenne Carron réalise depuis vingt ans des films à l’audience confidentielle. Que notre joie demeure est le quinzième. La réalisatrice autodidacte revendique sa foi religieuse. Elle imprègne ses œuvres. C’est suffisamment rare pour la distinguer du tout-venant.

L’assassinat du père Hamel était pour elle pain bénit, si on ose dire, pour exalter la mémoire de cet homme d’Eglise, dont la réalisatrice documente – sans qu’on sache la part de fiction ou de réalité – la bonté et l’empathie. C’est quasiment la même démarche qu’avait suivie Étienne de Montety, Grand Prix du roman de l’Académie française en 2020 pour La Grande Épreuve.

Comment allait-elle traiter son assassin, Adel Kermiche ? On découvre, loin de l’image qu’on s’en était faite a priori, un jeune homme de bonne famille, aimé par une mère qui avait fui la décennie noire en Algérie. On comprend qu’il a fait de la prison et qu’il s’y est radicalisé. On est loin de la caricature islamophobe qu’on redoutait, mais pour autant, on peine à se sortir de celle d’un homme habité par le Diable (les derniers mots du père Hamel auraient été : « Va-t-en Satan »).

Que notre joie demeure est curieusement monté. On aurait imaginé qu’il commence par les images de l’assassinat et soit construit en flashbacks présentant alternativement des scènes de vie des deux hommes. Sa construction est différente : sa première moitié est consacrée au père Hamel, sa seconde à Abdel Kermiche jusqu’à leur rencontre fatale le 26 juillet.

Baigné de religiosité, Que notre joie demeure est un hymne à un martyr. Il encense la figure héroïque du père Hamel, mais n’éclaire pas celle de son bourreau.

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Frères ★☆☆☆

En 1948, en Charente-Maritime, deux frères, âgés de six ans à peine, s’enfuient de l’orphelinat qui les hébergeait de peur d’être accusés d’un crime qu’ils n’ont pas commis. Ils se réfugient dans les bois et y survivent pendant six ans.
Le temps a passé. Michel (Yvan Attal) et Patrick (Mathieu Kassovitz) ont fait leur vie. L’un est devenu un brillant architecte, l’autre un grand médecin. Mais ils ont été marqués indélébilement par cette épreuve hors normes qui les a soudés à jamais.

Aussi incroyable qu’elle semble, Frères s’inspire d’une histoire vraie. Un carton nous explique qu’après la Seconde Guerre mondiale des centaines de milliers d’enfants avaient perdu leurs parents.

Comme son affiche, le scénario de Frères fait des allers-retours entre deux époques. On y voit alternativement les deux gamins lutter contre la faim et contre le froid avec comme seules armes leur ingéniosité et leur solidarité, et les deux adultes tenter de panser leur trauma (cette seconde histoire devrait logiquement se dérouler à la fin des années 80 mais, bizarrement, on y voit des téléphones portables).

Frères sonne faux. Il sonne faux dans la robinsonnade des deux orphelins, trop maquillés, trop bien coiffés pour être crédibles. Il sonne faux dans l’échappée des deux adultes dans leur cabane au Canada (fine allusion à Line Renaud !), qui ressemble là aussi plus à un séjour Découvertes qu’à un ermitage suicidaire.

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La Base ★☆☆☆

Vadim Dumesh est un jeune documentariste qui a grandi en Lettonie et qui s’est formé en Israël avant de s’installer en France. Il a posé sa caméra dans la base arrière taxi (BAT) de l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle. Il a lui-même tourné quelques images, mais il a surtout demandé à plusieurs chauffeurs de taxis de filmer eux-mêmes leurs quotidiens avec leur téléphone portable. Pendant le tournage, l’ancienne base a fermé et les chauffeurs ont déménagé vers un nouveau lieu, plus fonctionnel, mais moins chaleureux.

Vadim Dumesh s’est emparé d’un sujet passionnant. Qui sont les centaines de taxis parisiens qui, chaque jour, accueillent à Roissy les touristes étrangers qui y atterrissent ? Que font-ils durant la longue attente à laquelle ils sont contraints entre deux courses ?

Comme c’est hélas souvent le cas dans le documentaire aujourd’hui, chez Wiseman comme chez Philibert, aucune explication n’accompagne La Base. Aucune voix off, aucun carton, aucun diagramme ne vient éclairer l’organisation des taxis à Roissy. La règle, d’airain, s’applique : les images et les paroles sont les seules sources d’information mises à la disposition du spectateur.

Lors de la projection débat à laquelle j’ai eu la chance d’assister, les questions ont fusé précisément sur l’organisation de la profession. Vadim Dumesh, ouvert et souriant, y a volontiers répondu, aidé par plusieurs chauffeurs présents dans la salle et parfois acteurs du film – ainsi de Nicolas et de ses improbables cravates. Face à tant d’interrogations frustrées, Vadim Dumesh s’est défendu : son film, a-t-il dit, n’avait pas pour objet de décrire l’organisation des taxis à Roissy mais de montrer comment une profession s’était saisie d’un lieu – la base – et d’un moment – l’attente entre deux courses – pour en faire « quelque chose » : un temps de repos, de détente, d’échanges, de socialisation pour des professionnels condamnés à un emploi très solitaire.

L’argument est recevable ; mais il n’est qu’en partie fondé. La Base fait naître bien des questions auxquelles le seul visionnage du film, si on n’a pas la chance de bénéficier du débat qui le suit, ne fournit pas les réponses. Sans doute est-il intéressant de voir comment les chauffeurs s’approprient ce lieu, mais il l’est plus encore d’en comprendre l’origine et l’économie.

Faute de nous fournir cet arrière-plan, La Base se réduit à une succession de scènes mal filmées, sans queue ni tête, dont le seul fil directeur serait le déménagement de l’ancienne base à la nouvelle, et les seuls repères quelques figures cosmopolites hautes en couleurs : Jean-Jacques, le patriarche, Ahmad et Madame Vong, une des rares femmes du lieu (la profession compte 5 % seulement de femmes).

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No Pasàran (2003) ★★☆☆ / Le Temps du voyage ★☆☆☆

À l’occasion de la sortie en salles du Temps du voyage, plusieurs cinémas parisiens (Le Grand Action mercredi 8 mai, Le Saint-André des Arts samedi 11) ont programmé une double projection-débat, en présence de Henri-François Imbert, de deux de ses documentaires, réalisés à vingt ans de distance.

J’ai beaucoup aimé No Pasaràn, que j’avais raté en octobre 2003. Son titre pourrait laisser augurer une histoire des Républicains espagnols, dont on aura reconnu le slogan, opposé sans succès hélas à l’avancée des troupes franquistes. Il s’agit plutôt de l’histoire de leur exil en France. L’idée en a germé chez le jeune Henri-François Imbert en découvrant six cartes postales chez ses grands-parents maternels, émigrés espagnols. Elles montraient des réfugiés franchissant la frontière au Perthus et parqués dans des camps de concentration – l’expression n’avait pas encore reçu la sinistre connotation dont les camps nazis allaient la lester à jamais.

Excité par cette découverte, Henri-François Imbert est parti à la recherche des autres cartes postales constituant ce lot. Le documentaire raconte en voix off cette quête, longtemps frustrante, émaillée de découvertes et de rencontres. À chaque carte postale découverte, c’est un nouvel élément du puzzle qui est retrouvé. On y comprend l’infâmie commise par le gouvernement français de l’époque : au nom de la neutralité, emprisonner les Républicains espagnols, aussi bien civils que militaires, dans des camps de rétention, leur confisquer leurs effets (et ne jamais les leur restituer), séparer les hommes de leurs femmes et de leurs enfants, déplacer les camps des Pyrénées-Orientales (Argelès, Saint-Cyprien, Le Barcarès) où la crainte naît que leurs occupants encouragent le sécessionnisme catalan, vers l’Aude (Bram) et l’Hérault (Agde).

J’ai beaucoup moins aimé Le Temps du voyage que j’ai vu dans la foulée. La raison en est que j’escomptais une suite à No pasaràn, sur l’internement des Tziganes pendant la Seconde guerre mondiale en France. Henri-François Imbert en fait son point de départ mais s’en désintéresse bien vite pour se focaliser sur la situation contemporaine de la communauté tzigane.

Il y aurait eu beaucoup de choses à dire à ce sujet, à commencer par éclairer une question étymologique : faut-il parler des Roms, des Tziganes, des Gitans, des Manouches ? Quelle est leur histoire ? Quelle est leur répartition sur le territoire national ? Parlent-ils tous la même langue ? Pratiquent-ils la même religion ? Partagent-ils la même culture ? Se sont-ils sédentarisés ? intégrés ?

Le Temps du voyage, qui avait commencé au camp d’internement de Jargeau dans le Loiret sur les traces d’Eugène Daumas, le président de l’UFAT (Union française des associations tziganes) qui a milité avec succès pour l’abolition du livret de circulation des Tziganes, délaisse ce fil-là, pourtant passionnant, pour un autre. Dans sa seconde moitié, renonçant à faire oeuvre d’historien et de sociologue, Henri-François Imbert se contente paresseusement de suivre Thierry Patrac, un fils de Gitan sédentarisé à Agde, qui travaille dans la musique et l’animation culturelle. Il s’englue dans le portrait sans intérêt d’une famille tzigane qui a réussi son intégration sans renoncer à son identité.

La bande-annonce du Temps du voyage

Semaine sainte ★★☆☆

Leiba, un aubergiste juif, est en conflit avec Gheorghe, son employé paresseux et alcoolique. Il le licencie mais Gheorghe promet de se venger. Le village, gangréné par l’antisémitisme, se ligue vite contre l’aubergiste et menace sa famille.

Aucune indication de lieu ni d’époque ne nous est fournie. Mais on devine qu’on est au début du XXième siècle dans la campagne roumaine (dans le delta du Danube peut-être). On pense aussitôt à Shttl, qui se déroulait presque à la même époque, presque au même endroit et qui racontait presque la même histoire. Il s’agit dans ces deux films d’évoquer l’antisémitisme qui a dressé les goys contre les Juifs dans l’est de l’Europe, avec, chez le spectateur contemporain, la prescience du génocide nazi à venir qui rayera cette communauté de la carte.

La mise en scène de Semaine sainte est déroutante. Contrairement à la tendance actuelle du cinéma à filmer de longs plans-séquences où la caméra tourbillonne au milieu du décor – comme c’était par exemple le cas dans Shttl – Andrei Cohn préfère l’immobilité des plans fixes. Ces plans sont savamment composés, comme le montre l’affiche du film. Selon qu’on y regarde l’avant-plan ou l’arrière-plan, on y lit deux histoires différentes.

Au-delà de la composition des plans, le plus déroutant dans Semaine sainte est son montage. Andrei Cohn pratique l’art de l’ellipse. L’essentiel de l’action se déroule entre les plans. L’exercice sollicite le spectateur qui doit rester sur le qui-vive. Le défi est exigeant, dans un film qui s’étire sur plus de deux heures. Ainsi des trois plans qui clôturent le film. J’ai mis longtemps à en comprendre la signification dont je ne suis encore pas tout à fait certain.

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Notre monde ★☆☆☆

Zoé et Volta sont deux cousines qui ont grandi ensemble au Kosovo, un pays qui, en 2007, panse les plaies d’une guerre civile qui a décimé la population et cherche encore son indépendance qu’il n’acquerra qu’un an plus tard. Fuyant le destin tout tracé qui les attend dans leur petit village, les deux jeunes femmes partent à Pristina et s’inscrivent à la fac. Mais elles déchantent bien vite devant le manque d’intérêt des cours et l’absentéisme endémique de leurs enseignants.

Deux ans après La Colline où rugissent les lionnes, la jeune réalisatrice franco-kosovare Luàna Bajrami signe déjà son deuxième film. Comme le premier, il se déroule au Kosovo et en montre une « génération oubliée » ou qui se vit ainsi, sans formation, sans perspectives d’avenir sinon celle de l’exil.

Notre monde est un bien joli titre qui joue sur la paronymie Notre monde/Un autre monde. Il se déroule en 2007 et a l’ambition revendiquée d’évoquer en arrière-plan la naissance du Kosovo indépendant qui aura lieu en mars 2008. Telle était la démarche d’un film serbe sorti il y a quelques mois à peine, Lost Country, dont j’ai tardé à publier la critique : son action se déroulait en 1996 et son héros était un adolescent dont la mère était la porte-parole du parti présidé par Slobodan Milosevic, l’autocrate serbe.

Ici hélas, l’arrière-plan politique est à peine ébauché. De la guerre au Kosovo, de la longue marche vers l’indépendance, de sa proclamation, on ne verra rien sinon quelques images d’archives en ouverture du film. Et on apprendra moins encore si tant est qu’on eût pu l’escompter.

Mais il y a pire. Après une première partie prometteuse durant laquelle Zoé et Volta quittent leur village et s’installent dans la capitale kosovare, la seconde partie s’enlise dans une chronique sans enjeu de leur vie universitaire. Entre les sit-in à la fac, les bières et les fumettes partagées avec leurs nouveaux amis, Volta tombe amoureuse d’un garçon qui trempe dans des trafics louches et Zoé se laisse attirer par l’argent facile pour se produire dans une boîte à soldats. Cette chronique convenue d’une jeunesse désabusée a un parfum de déjà-vu.

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