Identités trans, au delà de l’image ★☆☆☆

Quelle image le cinéma et la télévision renvoient-ils des personnes transgenres ? Depuis la naissance du cinéma, elles ont été filmées de toutes sortes de façons. La manière de les montrer joue un rôle déterminant dans la construction de l’identité des personnes transgenres qui sont souvent privées de modèles dans leur environnement immédiat.

Ce documentaire Netflix permet d’identifier trois façons bien distinctes de filmer les trans, qui se sont succédées à travers le temps.
Longtemps, le trans fut une personne ridicule dont l’apparition grotesque sinon carnavalesque n’avait d’autre but que de susciter le rire. La référence qui vient immédiatement à l’esprit, et qui étonnamment ne figure pas dans ce documentaire, est bien sûr Les hommes préfèrent les blondes.
Parallèlement à cette veine-là et sans qu’elle disparaisse complètement, une autre, pas moins transphobe, allait lui succéder : le trans, homme ou femme, est décrit comme un malade (c’est l’assassin psychopathe de Pulsions de De Palma interprété par Michael Caine) ou comme une personne qui inspire le dégoût (le héros de The Crying Game dont la révélation du sexe fait vomir son amant).
La troisième époque est plus récente. Le regard porté sur les trans, homme ou femme, est plus aimant, plus tolérant. Il est souvent le fait de séries dont le format permet de mettre en scène des personnages complexes et fouillés : Orange Is the New Black, Pose, Transparent, Sense8

Le sujet traité par ce documentaire, diffusé par Netflix depuis le printemps dernier après sa projection en avant-première au festival de Sundance début 2020, est dans l’air du temps. Sa bien-pensance rend sa critique périlleuse. Pour autant, on peut s’autoriser à en relever les limites.

La première est son classicisme : le montage, très dynamique, alterne des extraits de films avec des interviews face caméra de quelques unes des principales personnalités transgenres de Hollywood. On reconnaît notamment Laverne Cox, qui fut la première personnalité transgenre nommée aux Emmy Awards pour son rôle dans Orange Is the New Black, Candis Cayne, l’héroïne de Dirty, Sexy Money et Lily Wachowsky, la co-réalisatrice des Matrix et de Sense8.

La deuxième est son américano-centrisme. L’ensemble des films cités sont américains ou britanniques à la seule exception du belge – et excellent – Ma vie en rose (1997). Pas un mot du cinéma de Pedro Almodovar dont la quasi-totalité des films offrent pourtant un rôle à une personnalité trans. Aucune mention de Laurence Anyways du canadien Xavier Dolan ou de Tomboy de Céline Sciamma. Et si l’on voit sur l’affiche Daniela Vega, l’héroïne du bouleversant film chilien Une femme fantastique, je n’ai pas le souvenir de l’avoir vue durant les cent minutes du documentaire.

La dernière est son conformisme. Ce documentaire baigne dans une bien-pensance pachydermique. La dénonciation, légitime, de la transphobie vire parfois dans la revendication, qui l’est moins, surtout lorsqu’elle vise l’interprétation toute en nuance de Eddie Redmayne dans Danish Girl, de réserver les rôles de trans aux seul.e.s trans. Il y a vingt-cinq ans, alors que les esprits étaient loin d’y être aussi bien préparés, The Celluloid Closet réussissait avec beaucoup plus de finesse et pas moins d’encyclopédisme à montrer comment Hollywood avait filmé l’homosexualité en faisant évoluer les mentalités tout en étant influencé par leur évolution.

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Eurovision Song Contest: The Story of Fire Saga ★★★☆

Lars Erickssong (Will Ferrell) est né et a grandi à Húsavík , un minuscule port de pêche perdu au nord de l’Islande. Depuis qu’il a vu à la télé Abba emporter le concours en 1974, il nourrit une obsession : remporter l’Eurovision. Il l’a fait partager à Sigrit Ericksdottír (Rachel McAdams) qui l’aime depuis toujours d’un amour sans réciprocité. Rien ne saurait le dissuader : ni l’hostilité de son père (Pierce Brosnan), ni ses médiocres talents.

Eurovision Song Contest est une immense bouffonnerie et se revendique comme telle. Le matériau est en or : ce concours de l’Eurovision qui, sans qu’il soit besoin d’en rajouter, est déjà à lui seul si hilarant avec ses groupes de hard rock biélorusses et ses drag queens autrichiennes [je tremble que la phrase qui précède me valle une accusation de transphobie].

Cet humour volontiers outrancier n’est pas sans rappeler celui des frères Farrelly dont Will Ferrell fut longtemps l’homme lige. C’est d’ailleurs le principal reproche qu’on pourrait adresser à ce film : il aurait pu être tourné dix ans plus tôt et a d’ailleurs pour têtes d’affiche deux acteurs qui étaient au summum de leur popularité dans les années 2000. Will Ferrell a d’ailleurs dépassé sa date de péremption dans un rôle pour lequel il accuse une bonne vingtaine d’années en trop. Rachel McAdams en revanche n’a rien perdu de son charme ni de son humour. Sa performance crève l’écran.

Après une première partie en Islande qui raconte la qualification rocambolesque du duo, la seconde se transpose à Édimbourg où est censée se dérouler la finale de l’Eurovision. Les deux chanteurs y retrouvent leurs concurrents lors d’une soirée endiablée qui se transforme en vidéo clip façon Bollywood. On reconnaît au passage quelques uns des chanteurs de l’Eurovision tels Conchita Wurst, Netta ou Bilal Hassani. Les chansons de la BOF, très riche, sont au diapason de celles qu’on entend chaque année à l’Eurovision : gentiment ridicules mais en même temps terriblement galvanisantes.

Eurovision Song Contest ne se moque pas seulement du concours européen et de son décorum si caricatural. Il se moque aussi des Islandais, décrits comme un peuple innocemment consanguin, uniformément vêtu de pulls de Noël kitschs et discutant à ses heures perdues avec les elfes. Le film a été tourné sur place et son moindre atout n’est pas de nous montrer les incroyables paysages de ce sympathique pays.

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Midnight Runner ★☆☆☆

Jonas est en apparence un jeune homme sans histoire. Il a une passion, la course à pied, une fiancée ravissante, Simone, et un travail dans les cuisines d’un grand restaurant bernois. Mais, en vérité, depuis la mort de son frère, Jonas va mal. Et son malaise tend à s’exprimer de plus en plus violemment.

Midnight Runner (le titre français de Der Laüfer) est inspiré d’une histoire vraie : au début des années 2000, un meurtrier a semé la panique dans la capitale suisse. Son profil, comme celui de Jonas dans le film, était des plus ordinaires, compliquant l’enquête de la police et son arrestation.

Le réalisateur Hannes Baumgartner a choisi de se placer du côté de Jonas. Du coup, il ôte à son film toute dimension policière : on ne se demandera jamais qui a commis les crimes puisqu’on le sait déjà. Midnight Runner devient un portrait psychologique d’un désaxé qui, contre toute raison (Jonas ne brille pas par sa capacité à brouiller ses pistes), s’enferre dans une logique meurtrière.

Max Hubacher est impressionnant dans le rôle principal, qu’il courre le demi-fond ou travaille en cuisine. On l’avait déjà remarqué dans les rôles principaux de The Captain et de Mario. On lui promet une belle carrière.

Mais cette interprétation exceptionnelle ne suffit pas à sauver le film qui, à trop se focaliser sur son personnage principal, finit par manquer d’oxygène.

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The Great Green Wall ★☆☆☆

La Grande Muraille verte est un projet panafricain de création d’un mur d’arbres traversant le Sahel d’est en ouest pour le protéger de la progression du désert.
Le documentariste Jared Scott a suivi la chanteuse malienne Inna Modja dans un long périple du Sénégal à l’Éthiopie en passant par le Mali, le Nigéria et le Niger.

The Great Green Wall est un objet filmé dont on peut légitimement mettre en doute l’utilité de la sortie en salles. Il se présente comme un documentaire sur la Grande muraille verte, une initiative internationale de lutte contre la désertification. Le projet, que d’aucuns trouvent trop ambitieux, est pharaonique : il s’agit de stopper l’avancée du désert moins par une muraille d’arbres que par une mosaïques d’écosystèmes arborés.

Le sujet écolo se prête a priori volontiers à un documentaire comme on en voit beaucoup, soit qu’il soit traité sur un mode scientifique et pédagogique façon Une vérité qui dérange ou We feed the world, soit qu’il donne lieu à une approche plus esthétique comme chez Yann Arthus-Bertrand ou Godfrey Reggio.

Mais, en cours de route The Great Green Wall oublie son sujet. Il y est moins question de la Grande Muraille verte que de Inna Modja. Le documentaire se transforme en long clip vidéo.

Le mal n’est pas si grand car la chanteuse a du talent. Elle est intelligente, sensible, agréable à regarder et plus agréable encore à écouter. Mais il y a tromperie sur la marchandise. The Great Green Wall aurait dû s’intituler The Inna Modja Afrika Tour.

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Mon nom est clitoris ★★☆☆

Comment parler de sexualité féminine ? Daphné Leblond à l’image et Lisa Billuart Monet au son sont allées interroger douze jeunes femmes qu’elles filment dans l’intimité de leur chambre.

J’avais d’abord écrit « dans l’intimité de leurs jambes ». Le lapsus, lacanien à souhait, se comprend sans peine. Le documentaire tourne en effet si l’on ose dire autour du clitoris et de son invisibilité. Invisibilité anatomique : seule une petite partie externe en est visible, l’essentiel de ses douze centimètres en forme de Y inversé étant caché. Invisibilité culturelle : on passe sous silence cet organe et le plaisir qu’il peut procurer dans les cours d’éducation sexuelle qui se focalisent sur le fonctionnement des organes reproducteurs.

Les deux co-réalisatrices posent des questions très directes. Les interviewées y répondent sans détour avec une honnêteté qui force l’admiration.
À quel âge as-tu ressenti tes premiers émois sexuels ?
As-tu pu en parler ? En famille ? À l’école?
Comment s’est passé ton premier rapport ?
Décris-nous un orgasme.
Es-tu plutôt clitoridienne ou vaginale ?
As-tu déjà regardé du porno ?
Te masturbes-tu ?

Les réponses données sont d’une telle franchise qu’elles évacuent la gêne qu’on craignait d’éprouver à les entendre. Elles sont, je crois, riches d’enseignements, qu’on soit fille ou garçon, qu’il s’agisse de l’orgasme vaginal (qui n’a rien de vaginal) ou de la masturbation (qui n’est pas un monopole masculin). Si on a autour de soi un.e ado en pleine puberté, on préfèrerait volontiers qu’il passe soixante-dix-sept minutes à regarder ce documentaire qu’à surfer sur YouPorn.

Revers de la médaille : la pauvreté du procédé documentaire ne peut que ramener Mon nom est clitoris au rang des innombrables productions télévisuelles dont il avait vainement essayé de se distinguer par l’audace de son sujet et la fraîcheur de son ton.

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Mosquito ★★☆☆

Âgé de dix-sept ans à peine, le jeune Zacarias s’engage en 1917 pour fuir une famille qui l’étouffe et servir un pays, le Portugal, dont il est fier. Mais au lieu d’être envoyé en France, le voici débarqué au Mozambique pour y combattre les Allemands cantonnés dans le Tanganyika voisin. Sa compagnie est dépêchée sur les bords du lac Nyassa (l’actuel lac Malawi), aux confins nord-est de la colonie. Mais Zacharias, cloué à l’infirmerie par un paludisme foudroyant, reste en arrière. Lorsqu’il est remis sur pied, il n’a qu’une hâte : rejoindre sa troupe. Mais pour ce faire, il devra traverser avec la seule assistance de deux porteurs indigènes à la loyauté incertaine, des milliers de kilomètres de savane hostile.

La Première Guerre mondiale fut réellement mondiale. Elle se déroula notamment sur le continent africain. Grâce à La Victoire en chantant, le film de Jean-Jacques Annaud, on sait qu’elle opposa les Français et les Anglais au Cameroun. Grâce à Comme neige au soleil, le livre de William Boyd, on sait aussi qu’elle mit face à face Britanniques et Allemands dans l’Est africain. Avec Mosquito, j’aurai appris que les Portugais y ont pris leur part, au nord du Mozambique.

Mosquito est donc un drame historique qui illustre une page méconnue de l’histoire contemporaine. Mais il n’a pas que cette ambition là – à supposer d’ailleurs qu’il l’ait eue. Comme Apocalypse now, qui utilise la Guerre du Vietnam pour raconter la folie des hommes dans la guerre, Mosquito vise un sujet supérieur. Le sujet n’est pas la guerre : on ne verra aucun combat  dans Mosquito (et pas l’ombre d’une nuée d’hélicoptères attaquant à l’aube, au son de Wagner, un paisible village). Le sujet n’est pas non plus la folie d’un homme même si la caméra ne quitte pas Zacarias dans le chemin de croix censé le mener au bord du lac Nyassa au péril de sa vie et de son équilibre psychique.

Il s’agit plus profondément pour Joao Nuno Pinto d’illustrer le fossé qui sépare les Blancs colonisateurs imbus de leur supériorité et les Noirs colonisés définitivement imperméables à toute entreprise d’assimilation. Mosquito n’est pas un film sur la colonisation et sur ses apories. Il s’agit plutôt d’une réflexion ethnologique voire anthropologique qui trouve son point d’orgue dans la longue captivité qu’endure Zacarias dans un village gouverné par des femmes, faute d’hommes réquisitionnés au combat.

Mosquito est un film exigeant, de plus de deux heures, composé de longs plans fixes, d’une beauté impressionnante, quasiment sans dialogue. Sa compréhension n’en est pas facilitée par un montage qui rompt avec la chronologie.

Mosquito fait partie de ces films dont la beauté catatonique provoque spontanément deux types de réaction : la fascination ou l’ennui. Je mentirais en disant que je ne me suis pas ennuyé ; je verserais dans une démagogie facile en affirmant que je n’ai pas été fasciné.

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Benni ★★★☆

Bernadette a neuf ans trois quarts. Hyperactive, elle est sourde à toute forme d’autorité et résiste avec la dernière violence à ceux qui entendent la lui imposer. Sa mère a baissé les bras. Les services sociaux ont pris, sans succès le relais.

L’enfant a souvent été présenté, dans la littérature ou au cinéma, chez Dickens ou Hugo, comme la victime innocente d’un ordre implacable. C’est récemment, avec Les Quatre Cents Coups de Truffaut qu’il a été érigé en sujet autonome, au moins autant acteur que victime de sa propre destinée. On en trouvait la figure dans un autre film allemand, Jack, que j’avais classé dans mon Top 10 de l’année 2015 mais qui hélas était passé inaperçu.

C’est précisément cette ambiguïté dans le personnage de Benni qui la rend plus crédible et plus intéressante. Malgré sa blondeur et ses yeux bleus, Benni n’a rien d’angélique. Un traumatisme dans sa petite enfance (viol ? tentative d’infanticide ?) déclenche des réactions d’une rare violence dès qu’on lui touche le visage. Sa soif inextinguible d’amour maternel est constamment trahie par les fausses promesses de sa mère. Toutes les solutions de rechange que lui proposent inlassablement les services sociaux, incarnés par Mme Bafané, cette assistante sociale d’une infinie patience au centre de la scène la plus déchirante du film, et par Micha, cet éducateur jeune père de famille qui la prendra sous son aile au risque d’y perdre la distance, sont pour Benni des pis-aller inacceptables.

Le film pourrait faire du sur-place, s’enfermer dans une succession infiniment répétée de rémissions (un séjour en forêt avec Micha) et de rechutes (une nouvelle fugue, une nouvelle bagarre). Chaque espoir que fait naître l’amélioration de l’état de Benni semble condamné à être fatalement douché par une nouvelle déception. Sans doute, le scénario avance-t-il sur ce rythme binaire. Mais il a l’intelligence d’offrir suffisamment de bifurcations pour ne pas être prévisible. Et surtout, il laisse suspendu, jusqu’au plan ultime, dont je ne suis d’ailleurs pas certain d’avoir épuisé le sens, le sort de l’héroïne : chute ou guérison ?

Le titre original du film, Systemsprenger (dynamiteur du système), donne à la jeune Benni une dimension politique qu’elle n’a pas : elle ne dynamite pas le système, pas plus que l’attention inépuisable quoique stérile qu’une cohorte d’éducateurs lui prodigue démontrerait je-ne-sais-quel gaspillage de l’argent public. Le titre français, Benni, est bien meilleur qui recentre le film sur son seul sujet : son héroïne.

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Be Natural L’histoire cachée d’Alice Guy-Blaché ★★☆☆

Alice Guy-Blaché fut l’une des pionnières du cinéma. Secrétaire de Louis Gaumont, elle tourne pour lui dès 1896 de courtes fictions. Elle accompagne aux États-Unis son époux, Herbert Blaché, y crée en 1910 sa société de productions et y fonde l’un des premiers studios de cinéma à Fort Lee dans le New Jersey. Mais le couple divorce et Alice Guy, couverte de dettes, doit vendre son studio en 1922 et revenir en France.

Le documentaire de Pamela Green invite à deux lectures.

C’est au premier degré l’histoire d’une pionnière du cinéma racontée à travers son oeuvre – plus d’un millier de films de tous genres – et les interviews qu’elle a données (Alice Guy meurt, presque centenaire, à la fin des années soixante aux États-Unis).

Mais c’est surtout un documentaire féministe qui soulève une question et essaie d’y répondre : alors que Alice Guy-Blaché a joué un rôle si important dans l’histoire du cinéma, pourquoi son nom a-t-il disparu de la mémoire collective ?
La réponse la plus séduisante serait qu’elle aurait été victime du patriarcat. Elle n’est pas entièrement fausse. Le souvenir de Alice Guy-Blaché s’est perdu au profit des Lumière, Méliès, Feuillade auxquels les historiens du cinéma (le malheureux Georges Sadoul auteur d’une iconique Histoire générale du cinéma se fait tailler un costard)ont donné la part belle.

Mais, le documentaire passe à côté d’un sujet autrement intéressant. Il n’évoque qu’en passant le fait que les femmes étaient nombreuses à exercer des fonctions d’autorité aux premiers temps du cinéma, à la réalisation, à la production ou au scénario : Lois Weber, June Mathis, Anita Loos, Frances Marion… Il ne se demande pas pourquoi, ni ne s’interroge sur leur relégation dans les années vingt.

La raison en est pourtant simple et connue. Le cinéma n’était, à l’origine qu’un genre mineur auquel on ne prédisait pas un glorieux avenir. Les investissements y étaient prudents. Du coup, l’oligarchie masculiniste pouvait laisser les femmes y exercer leur talent, sans redouter d’y perdre son pouvoir et son argent. Les choses changent dans les années vingt avec la création d’Hollywood et surtout avec les gros investissements qui l’accompagnent. L’inflation des budgets transforme le cinéma en industrie. L’augmentation des risques et des profits ne permettent plus de le considérer comme un passe-temps abandonné aux femmes. Les hommes reprennent le pouvoir.

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Canción sin nombre ★★☆☆

Georgina, la vingtaine, fait partie de ces paysans sans terre qui vivent dans le plus extrême dénuement dans les environs de Lima, la capitale péruvienne. À la fin des années quatre-vingts, alors que le pays est plongé dans la crise de la dette et la guerre civile, elle y attend son premier enfant. Elle accouche dans une clinique privée qui lui avait fait miroiter des soins gratuits. Mais son enfant lui est violemment retiré. Après s’être tournée en vain vers la police et vers la justice, elle alerte un journaliste.

Canción sin nombre aurait pu être un film hollywoodien à suspense dans lequel une jeune femme pauvre et un journaliste courageux auraient, au péril de leur vie, dévoilé un crime d’Etat : le rapt de nouveaux nés pour nourrir une filière d’adoption internationale. Mais, à partir de cette trame tristement inspirée de faits réels, qui lui avaient été relatés par son père, lui-même à l’époque journaliste, la jeune réalisatrice Melina León a opté pour un parti tout autre : celui de l’esthétisme poétique qui n’est pas sans rappeler le splendide film guatémaltèque Ixcanul de Jayro Bustamante

Le film perd en densité ce qu’il gagne en profondeur. Il est filmé en noir et blanc dans un format 4/3 qui rappelle celui des émissions télévisées. Les plans sont longs, qui montrent la minuscule Georgina, enceinte de neuf mois, cheminer péniblement autour de sa cabane. L’intrigue est réduite à sa plus simple expression. L’ennui parfois guette et on le regrette d’autant que le sujet est poignant et l’interprétation, toute en retenue, de Pamela Mendoza et de Tommy Párraga, impeccable.

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Filles de joie ★☆☆☆

Dominique (Noémie Lvovsky), Axelle (Sara Forestier) et Conso (Annabelle Lengronne) n’ont pas la vie facile. La première est infirmière, mariée et mère de deux adolescents pour lesquels elle se meurt d’inquiétude. La deuxième élève seule ses trois petits après s’être séparée d’un mari violent. La troisième rêve au Prince charmant mais va de désillusion en désillusion.
Les trois femmes mènent une double vie : elles vont ensemble chaque jour travailler dans un bordel de l’autre côté de la frontière belge.

Filles de joie est un film radicalement féministe qui met en scène trois femmes cabossées par la vie. Les hommes n’y ont guère de place : ce sont des pervers narcissiques (l’ex-mari d’Axelle), des salauds (le « prince charmant » de Conso) ou des silhouettes sans épaisseur (le mari de Dominique interprété par un Sergi Lopez qu’on se désespère à voir relégué dans des rôles aussi mineurs).

Les trois héroïnes de Filles de joie se prostituent. Le film ne nous dit pas pourquoi. On imagine que le manque de revenus en est la raison. Mais le film ne nous en dit pas plus.
Les scènes de bordel, filmées dans une belle lumière estivale, sont étonnamment joyeuses. On y voit Athéna, Circé et Héra (ce sont leurs noms de scène) rire ensemble dans une ambiance de sororité empathique. On ne croise quasiment pas leurs clients, sinon un veuf triste qui prend son bain en philosophant avec Dominique. Les trois femmes semblent trouver dans ce cocon un peu de la sérénité qui leur fait si cruellement défaut de l’autre côté de la frontière, dans leur vie grisailleuse.

Du coup, Filles de joie est guetté par un risque, peut-être assumé par leurs deux co-réalisateurs : présenter le bordel comme un lieu joyeux, épanouissant, où les trois femmes pansent les plaies qu’un quotidien brutal leur inflige. C’est un parti pris qui peine à emporter l’adhésion tant on ne nous fera pas croire que vendre son corps contre de l’argent puisse être un geste anodin.

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