Megalopolis ★☆☆☆

Dans un futur (ou un passé ?) dystopique, la mégalopole de New Rome est au bord du chaos. Cesar Catilina (Adam Driver), un jeune architecte, nobélisé pour l’invention d’un nouveau matériau révolutionnaire, y est en charge de l’urbanisme. Ses projets disruptifs se heurtent au conservatisme du maire, Franklyn Cicero (Giancarlo Esposito). La fille de celui-ci, Julia Cicero, devient l’attachée de presse de Cesar Catalina et bientôt son amante.

Il l’a fait ! À quatre-vingts ans passés, Francis Ford Coppola a enfin réalisé le projet qu’il portait depuis plusieurs décennies. Pour rassembler la centaine de millions de dollars nécessaires à la production, il a dit-on puisé dans ses réserves personnelles et dans les profits générés par ses vignobles dans la Napa Valley. Le résultat est à l’image du personnage : gargantuesque.

On aurait aimé adorer Megalopolis, y voir le summum de la carrière d’un des plus grands réalisateurs contemporains, une œuvre à la démesure de son œuvre. Mais la vérité oblige à reconnaître, comme les festivaliers à Cannes et la critique quasi-unanime, que le résultat est raté. Megalopolis est un grand n’importe quoi foutraque. Les références à la Rome antique – et notamment à la conjuration de Catilina qui manqua renverser la république romaine, sauvée par Cicéron en 60 av. J.-C. – à Fritz Lang, à Shakespeare, au Dictateur de Chaplin, à Fellini, sont si nombreuses, si envahissantes qu’elles finissent par étouffer le film sous leur poids.

Les images sont certes envoûtantes. La bande-annonce nous avait mis l’eau à la bouche en en dévoilant quelques-unes. Mais cette débauche d’effets spéciaux tourne à vide. On décroche rapidement d’un scénario dont on ne comprend pas grand-chose sinon qu’il se résume, tout bien considéré, à opposer les rêves utopiques de César Catilina à la froideur conservatrice de Cicero et de sa clique. Quant aux acteurs, aussi prestigieux et nombreux soient-ils (Shia LaBeouf, Jon Voight, Laurence Fishburne…), Coppola ne sait pas les diriger, les plus malaisants étant les rôles féminins (Nathalie Emmanuel, Aubrey Plaza, Talia Shire…) réduits au rang de faire-valoir.

La bande-annonce

Emmanuelle ☆☆☆☆

Après un vol intercontinental en classe affaires, agrémenté d’un passage aux toilettes, l’héroïne anonyme (Noémie Merlant) atterrit à Hong-Kong. Elle y loge dans un palace dont elle doit évaluer la qualité des prestations dans le but bientôt révélé d’en licencier la directrice (Naomi Watts).

Un Emmanuelle 2024 ? Soixante ans après la publication du roman d’Emmanuelle Arsan qui fit scandale et surtout cinquante après l’incroyable succès du film de Justin Jaeckin qui attira près de dix millions de spectateurs en salles et dont la légende affirme qu’il resta treize ans à l’affiche sur les Champs-Elysées ? Voilà un pari bien risqué. Mais un pari alléchant quand on voit le trio féminin et féministe qui l’a relevé. Audrey Diwan à la réalisation, auréolée du succès, ô combien mérité, de son précédent film, L’Evénément, Lion d’or à Venise en 2021, l’adaptation glaçante du roman autobiographique d’Annie Ernaux qui y racontait son avortement clandestin au début des années soixante à Rouen. Rebecca Zlotowski pour l’épauler au scénario, l’intello du cinéma français (Normale Sup, agrégation, Fémis), dont les films (Belle Épine, Une fille facile, Les Enfants des autres) peuvent se lire comme un projet de déconstruction des représentations genrées. Et enfin Noémie Merlant, la star qui, depuis son second rôle dans Portrait de la jeune fille en feu, enflamme tout sur son passage.

Emmanuelle 2024 courait le risque de décevoir tout le monde. Les vieux messieurs libidineux qui, comme moi, seraient allés le voir en espérant à tort y retrouver les émotions érotiques ressenties une cinquantaine d’années plus tôt. Et les jeunes Femen scandalisées par la réhabilitation de cette figure honnie de femme-objet.

Avec 44.000 entrées en première semaine, il a fait un bide retentissant. J’aurais pourtant imaginé qu’il suscite, au moins en première semaine, la curiosité d’un public plus nombreux.
La raison en est tout simplement que c’est un film calamiteux. On dirait une longue pub pour un parfum de luxe, ou pour une compagnie aérienne extrême-orientale. À chaque plan, on se demande si Charlize Theron ne va pas surgir d’une piscine dorée ou si une hôtesse en talons hauts ne va pas nous tendre un oshibori.

Audrey Diwan fait du neuf avec du vieux et voudrait nous faire penser que les choses ont changé. L’Emmanuelle de 1974 était une épouse oisive. Celle de 2024 (mais s’appelle-t-elle seulement Emmanuelle ?) est une cost killeuse célibataire. Sylvia Kristel évoluait à Bangkok, Noémie Merlant à Hong Kong, dans un hôtel dont elle ne franchit quasiment jamais les portes. La première était cornaquée par Alain Cuny ; la seconde court après un métis chinois, d’autant plus désirable qu’il se refuse obstinément à elle. Seul trait commun, tout bien considéré, entre les deux femmes : elles explorent leur sexualité à la recherche d’un impossible orgasme qu’elles finiront par atteindre dans un final explosif (spoiler !)

Je n’ai pas trouvé sensuelle le moins du monde l’esthétique léchée (sic) de ce film. Elle n’a suscité en moi aucun trouble. Aurais-je eu la même réaction si je l’avais vu à vingt ans, les hormones bouillonnantes ? En tout état de cause, hormones bouillonnantes ou pas, je n’y ai pas vu non plus une réflexion très stimulante sur la femme, son empowerment, son agency et la réappropriation de son plaisir.

La bande-annonce

Le Monde d’après 3 ☆☆☆☆

Après un premier volet sorti en octobre 2022 et un deuxième en mars 2023, voici une nouvelle série de sketches sur le monde de l’après-Covid. Les deux premiers se déroulaient, confinement oblige, à l’intérieur ; celui-ci prend l’air comme son affiche l’annonce.

Son titre n’est pas clair. Signifie-t-il qu’après le Covid un nouveau monde est né, meilleur que celui d’avant comme nous fûmes nombreux à l’espérer, ou pire au contraire ? Ou bien, si le titre doit être lu comme une antiphrase, que rien n’a changé ?

Pour Laurent Firode, le Covid était tout au plus une grosse grippe qui a tué quelques vieillards qui seraient morts de toute façon quelques années plus tard. Cette menace grossie a conduit l’Etat à prendre des mesures liberticides, notamment l’obligation vaccinale, sans utilité sanitaire, dans le seul objectif d’enrichir les groupes pharmaceutiques : « On nous a obligés à nous vacciner parce qu’on allait mourir ; je ne me suis pas vacciné et je ne suis pas mort » lance l’un des personnages du deuxième sketch qui, quelques minutes plus tard, abandonnera sur le bord de la route un médecin « covidiste » blessé en lui faisant l’aumône d’un Doliprane et en lui rappelant que la consigne est d’éviter à tout prix l’engorgement des hôpitaux.
Cette réplique donne à penser. Elle a la beauté stylistique du parallélisme. Elle sonne aussi comme une évidence : toute personne qui ne s’est pas vaccinée contre le Covid et qui n’en est pas morte peut légitimement revendiquer être la preuve vivante de l’inutilité de la vaccination. Pour autant, cette affirmation de bon sens – ou son symétrique : « Je me suis fait vacciner et pourtant j’ai attrapé le Covid ; c’est la preuve que le vaccin ne servait à rien » – peut, si l’on s’en donne la peine, être réfutée en rappelant quelques principes de bases de virologie et d’immunologie.

Laurent Firode fait le pari, malin, de l’humour. Pari dont on sait l’efficacité depuis la commedia dell’arte, Molière et son Castigat ridendo mores. Cette technique consiste à outrer le comportement de ceux qu’on vise à ridiculiser : influenceuses vegan et néo-rurales qui exigent d’un coq qu’il arrête de chanter, actrice sur le retour qui espère se faire de la publicité en défendant la cause d’une Iranienne emprisonnée, angoissée climatique aisément manipulable pour participer à des actions violentes, sensitivity reader qui passe à la moulinette des textes prétendument offensants au risque de les dénaturer, etc.

Le pari est en partie réussi car certaines situations et certaines réparties sont franchement drôles. Mais cette charge en règle covido-sceptique, antivax, climato-sceptique contre le monde actuel et les travers qu’on lui trouve – l’accent mis sur la défense de la planète, l’égalité des sexes, le principe de précaution… – n’en reste pas moins nauséabonde. Et les sarcasmes qu’on entend dans la salle, doublés des commentaires étouffés qui s’y murmurent, ne donnent pas envie de sympathiser avec les autres spectateurs.

La bande-annonce

La Prisonnière de Bordeaux ☆☆☆☆

Les chemins d’Alma (Isabelle Huppert), une grande bourgeoise bordelaise, et de Mina (Hafsia Herzi), une modeste employée d’un pressing dans l’Aude, n’auraient jamais dû se croiser. Elles se rencontrent pourtant au parloir de la prison où leurs maris sont emprisonnés : celui d’Alma, un neurochirurgien, a fauché en état d’ivresse deux piétonnes, celui de Mina a braqué une bijouterie. Alma, qui s’ennuie dans sa maison trop grande, propose à Mina d’y emménager avec ses enfants.

Quelques semaines à peine  après Les Gens d’à côté, Isabelle Huppert et Hafsia Herzi se retrouvent. Leur binôme inspire décidément le cinéma français. Il incarne à merveille deux générations d’actrices (Isabelle Huppert a 71 ans, Hafsia Herzi 37) si différentes. L’une a grandi dans les beaux quartiers parisiens ; l’autre est née à Manosque d’un père tunisien et d’une mère algérienne.

La Prisonnière de Bordeaux, un titre au singulier pour un film pourtant dual, imagine leur rencontre. Elle est pour le moins improbable. Et c’est là la première incongruité d’un film qui en compte beaucoup. Certes, le parloir est un lieu d’attente, essentiellement féminin, où des personnes se croisent que rien n’aurait dû rapprocher. L’idée avait inspiré Rachida Brakni qui en avait fait un film en 2017, De sas en sas. On pourrait peut-être imaginer qu’Alma, attendrie par Mina, propose de la raccompagner jusqu’à la gare. Mais de là à lui proposer de l’héberger ! [On me rétorquera que j’ai le cœur bien sec et que je n’ai jamais hébergé un inconnu rencontré dans la rue. Ce qui est vrai. Mais l’avez-vous déjà fait vous-même ?].

La suite du film est mollement construite sur ce postulat improbable. Le sommet du ridicule est atteint dans une soirée donnée par Alma avec quelques amis proches. L’associé de son mari joue quelques notes de saxo [vos amis jouent spontanément du saxo dans vos soirées ? les miens pas !] Mina déboule, que l’avocat d’Alma prend pour la nouvelle femme de ménage. façon lourdingue de souligner la différence de classe sociale entre les deux femmes.
Dans une autre scène, on voit Mina jeter son téléphone par la fenêtre de sa voiture [Ça vous arrive souvent ? Moi pas !].

Ceux d’entre vous qui me connaissent un peu savent mon allergie pour Isabelle Huppert. Ceux qui me connaissent très bien savent que j’en pense autant de Hafsia Herzi. Autant dire que j’ai été servi avec ces deux actrices ! L’honnêteté m’oblige à reconnaître qu’Isabelle Huppert joue très bien, même si décidément ses efforts pour lutter contre l’âge se voient trop et que son hystérie sautillante m’exaspère. Mais c’est à Hafsia Herzi que je veux réserver mon fiel. Depuis la folle énergie dont elle faisait preuve dans La Graine et le Mulet, je ne l’ai jamais trouvée convaincante. Je trouve son jeu monocorde et monotone. Dans Borgo, dans Les Gens d’à côté ou ici, elle est la même : même expression, même diction, même présence anesthésiée…

L’antipathie que m’inspirent ces deux actrices aurait pu être compensée par un scénario intelligent. Mais hélas, trois scénaristes ont beau s’être attelés à la tâche, le résultat, lui non plus, ne m’a pas convaincu et m’a semblé bien pauvre : une sororité – le mot est tellement à la mode qu’il en devient suspect – de deux femmes que tout oppose et qui vont trouver grâce à l’autre la voie de leur libération.

La bande-annonce

Le Passager de la pluie (1970) ☆☆☆☆

Mélie (Marlène Jobert) est l’épouse d’un pilote de ligne. Une nuit qu’elle passe seule dans sa grande maison isolée au bord de la Méditerranée, elle est violée par un inconnu de passage, qu’elle avait vu l’après-midi descendre de l’autobus de Marseille sous la pluie. Elle réussit à tuer son agresseur de deux balles de chevrotine et à se débarrasser de son cadavre dans une crique voisine.
Le lendemain, un mystérieux Américain (Charles Bronson) se présente à elle. Il veut lui faire admettre le crime qu’elle a commis. la police elle aussi commence à enquêter. Mélie ne veut rien avouer.

Le Passager de la pluie a été tourné à la fin des années 60 dans la presqu’île de Giens – que le Toulonnais que je suis identifie avec nostalgie. Son réalisateur, René Clément, était une institution du cinéma français : l’auteur de La Bataille du rail, de Jeux interdits et de Paris brûle-t-il, bizarrement, à la fin de la carrière allait se convertir au polar. Le scénariste, Sébastien Japrisot, écrivait à l’époque à la chaîne des polars sacrément bien troussés pour le cinéma : Compartiment Tueurs, Piège pour Cendrillon, Adieu l’ami, La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil… Sa popularité culminerait avec L’Eté meurtrier et Un long dimanche de fiançailles l’un et l’autre adaptés au cinéma avec le succès que l’on sait.

J’ai trouvé ce film furieusement démodé. Son sexisme décomplexé hystériserait Sandrine Rousseau. La musique de Francis Lai, qui accompagnait la quasi-totalité des films de l’époque comme aujourd’hui celle d’Alexandre Desplat ou de Hans Zimmer, est insupportable. Mais l’est plus encore l’interprétation des deux acteurs principaux. On se demande s’ils avaient reçu des instructions en ce sens, ou s’ils se laissent aller à leurs penchants : Charles Bronson ânonne un Français hésitant avec un demi-sourire de faux dur tandis que Marlène Jobert multiplie les minauderies de petite fille.

L’intrigue du Passager de la pluie est passablement déroutante. On connaît dès le départ le double crime – le viol et l’assassinat – et leurs deux auteurs. Aussi, l’histoire, qui se réduit au jeu du chat et de la souris auquel se livre le personnage interprété par Charles Bronson, ne devient-elle vite qu’un prétexte, un MacGuffin – le mot est même utilisé à la fin du film. Prétexte à quoi ? Je me le demande encore.

La bande-annonce

Salem ☆☆☆☆

Djibril et Camilla s’aiment d’un amour pur. Ils ont quatorze ans à peine quand Camilla tombe enceinte. Mais ils appartiennent à deux quartiers marseillais irréconciliables : Djibril est un Comorien des Sauterelles, Camilla une gitane des Grillons.

Salem est le deuxième film de Jean-Bernard Marlin. Son premier, Shéhérazade, a connu en 2018 un immense succès, critique et public. Il avait remporté le prix Jean-Vigo, le César de la meilleure première oeuvre et ses deux jeunes acteurs ceux des meilleurs espoirs masculin et féminin.

Après un tel succès, le film suivant est un défi. Jean-Bernard Marlin a mis près de six ans à le relever. Il aurait pu changer de théâtre. Il a décidé de rester à Marseille et d’en filmer une fois encore les quartiers les plus pauvres et les populations les plus marginalisées.

Salem souffre cruellement de la comparaison avec Shéhérazade. Il en est le bégaiement malhabile, la copie ratée. Jean-Bernard Marlin en réutilise tous les ingrédients : l’intrigue se déroule dans deux cités HLM rivales de Marseille ; elle a pour héros un couple de débutants ; un scénario dramatique – Télérama utilise, avec beaucoup d’emphase et énormément d’indulgence l’adjectif « shakespearien » – les confronte.

Mais alors que tout était réussi dans Shéhérazade, tout est raté dans Salem. Deux époques s’y entremêlent entre lesquelles le scénario fait des allers-retours : les héros à quatorze ans et, douze ans plus tard, ce qu’ils sont devenus après la sortie de Djibril de prison. Il prête à Djibril des pouvoirs occultes, ou plutôt la conviction d’en posséder, notamment celui de ressusciter les morts, au risque de le transformer en prophète improbable. Sur fond de dérèglement climatique, il imagine une invasion biblique de criquets.

On pourrait reprocher à Jean-Bernard Marlin son inconséquence politique, qui filme Marseille sans évoquer le trafic de drogue, le banditisme, les tensions interreligieuses, la réduisant à un terrain de jeu pour deux bandes rivales.
Mais le principal reproche que j’adresserai à Salem est la direction d’acteurs. Autant Kenza Fortas et Dylan Robert crevaient l’écran dans Shéhérazade, autant l’amateurisme et le jeu outré des interprètes de Djibril, de Camilla et de leur fille font peine à voir. Jean-Bernard Marlin dit avoir mené un casting sauvage pour les recruter. On est gênés pour eux devant certaines scènes.

La bande-annonce

Le mal n’existe pas ☆☆☆☆

Takumi élève seul sa fille Hana, en harmonie avec la nature dans un petit village isolé du monde au cœur de la forêt. Un projet de « camping glamour » en menace le paisible équilibre.

Il est des films unanimement encensés que j’ai ratés. Ratés ne signifie pas que je ne les ai pas vus. Mais que je les ai mal vus. Que je suis passé à côté. Ils ont reçu des louanges unanimes. Mais je ne les ai pas aimés. Le Règne animal est de ceux-là. Drive my Car aussi.

Et je dois hélas ajouter Le mal n’existe pas du même Ryusuke Hamaguchi que décidément je ne comprends pas, à cette liste. Je n’en ai pourtant lu que du bien : Télérama se pâme, Le Monde frise l’orgasme, Première l’a élu film du mois. Et moi ? J’ai dormi !

Vous me direz que si je n’avais pas dormi, j’aurais peut-être aimé. Mais, comme l’oeuf et la poule, le sommeil et le – mauvais – film entretiennent un lien de causalité indémêlable : si j’ai dormi, c’est parce que je suis un vieillard narcoleptique, mais c’est aussi parce que la première moitié du film m’a assommé d’ennui.

Mettons de côté mes troubles de sommeil, mes goûts et mes dégoûts nombrilistes et parlons du film. Élégie écolo ? Fable politique ? Western contemplatif ? Superbe écrin à la musique planante de Eiko Ishibashi – qui vit dans la région où le film a été tourné et autour de la musique de laquelle il a été écrit par son réalisateur ? Peut-être.

Ce que j’ai surtout aimé dans ce film y est accessoire. C’est le long débat public qui confronte deux consultants fraîchement débarqués de Tokyo pour présenter leur projet de « glamping » aux habitants du village qui lui sont hostiles. Une telle confrontation, en France, aurait tourné à la dispute, aux injures, aux coups peut-être. Rien de tel au Japon où pourtant, le fond du problème est le même : d’un côté, deux blancs-becs essaient de parer de beaux mots un projet nuisible, de l’autre des paysans bourrus leur opposent leur solide bon sens. Au Japon, on ne s’invective pas, on s’insulte encore moins. Si on n’est pas d’accord, on l’exprime avec mille précautions. Mieux encore : on écoute les arguments de son contradicteur, voire on accepte de changer d’avis et de reconnaître ses torts.

Cette scène est le pivot du film. C’est celle qui le fait démarrer – même si elle survient vingt bonnes minutes après son commencement – et qui crée une tension. C’est aussi l’occasion d’un changement de focale, les deux consultants tokyoïtes devenant alors les personnages principaux d’une histoire qu’on pensait cantonnée aux limites de ce petit village sylvestre.

Mais le film revient bientôt dans son lit, qui m’a tellement ennuyé au point de m’assoupir : la forêt, sa sauvage beauté, indifférente au Bien et au Mal, le tout enrobé dans la même phrase musicale certes poignante mais ô combien répétitive après deux heures de projection.

En confessant mon manque d’appétence pour ce film, je ne me pose pas en rebelle. Je suis bien trop conformiste pour de telles postures. Pas plus n’est-il dans mon intention de vous dissuader de le voir. Car je comprends parfaitement que ce film puisse plaire. Je respecte plus simplement la règle du jeu (du je ?) qui régit ce blog : une subjectivité cinéphile et argumentée.

La bande-annonce

Madame Hofmann ☆☆☆☆

Sylvie Hofmann travaille depuis quarante ans à l’Hôpital Nord de Marseille. Cadre au service d’oncologie, la vie ne l’a pas épargnée : sa mère, octogénaire, qui fut infirmière elle aussi, enchaîne les cancers à répétition ; sa fille, atteinte d’une grave maladie respiratoire à la naissance, a longtemps nécessité  ses soins attentifs ; son compagnon, après un quadruple pontage coronarien, a pris une retraite anticipée dans les Hautes-Alpes. Sylvie Hofmann elle-même a mal supporté le Covid, la pression sur les lits, ses protocoles draconiens. Atteinte d’une surdité partielle, peut-être causée par le surmenage, elle décide de prendre sa retraite.

Sébastien Lifshitz a remporté le César du meilleur documentaire à deux reprises : en 2013 pour Invisibles et en 2021 pour Adolescentes. Il décrivait dans le premier la vie ordinaire de couples homosexuels, en démontrant, à rebours des outrances incendiaires des opposants au mariage pour tous, que les gays n’étaient ni des monstres dénaturés ni des pervers partouzeurs. Dans le second, il suivait pendant cinq ans, de la quatrième à la terminale le parcours de deux adolescentes de cette France qu’on ne dit plus « profonde » mais « périphérique » depuis que le géographe Christophe Guilluy en a popularisé l’expression.

En filmant Sylvie Hofmann, il donne un visage à ces soignants pour lesquels, pendant le confinement, la France, pour une fois unanime, a fait tintinnabuler ses casseroles à vingt heures tapantes. Il joue sur la corde de l’empathie en filmant cette « mère courage » à l’accent chantant, qui a consacré sa vie à ce dur métier, qui s’est tant dévouée à sa tâche et qui peut enfin revendiquer le droit à se reposer. Si j’en crois les critiques élogieuses que j’en lis ici ou là, l’objectif est atteint : « Magnifique portrait d’une très belle personne. C’est émouvant et profondément humain. Que ça fait du bien de voir cela aujourd’hui! » écrit alexis01 sur Allociné.

Aussi, je me sens d’autant plus monstrueux de ne pas communier avec l’enthousiasme général. Madame Hofmann ne m’a pas convaincu. Pire, il m’a irrité. Tout a commencé avec la bande-annonce dont la tonalité victimaire m’avait déplu. Le documentaire hélas est de la même farine. Son héroïne se plaint. Elle se plaint beaucoup. Elle est effroyablement auto-centrée. Tout tourne autour d’elle : quand sa mère lui parle du quatrième cancer consécutif qui la frappe, sa réaction est de s’inquiéter des « gènes pourris » qu’elle lui aurait légués. Elle passe son temps à se vanter d’avoir la carapace épaisse pour se plaindre sans cesse des fissures qui risquent de la faire exploser.

L’image que donne ce documentaire de l’hôpital est particulièrement pauvre. Autrement moins intéressante et subtile que celle que donnent ceux, nombreux, tournés dans ce cadre : Nicolas Philibert sur la formation des infirmières, De chaque instant, Claire Simon sur le corps des femmes en souffrance, Notre corps, sans oublier la série Hippocrate avec Louise Bourgoin ou le film L’Ordre des médecins avec Jérémie Renier. La caméra, à force de se focaliser sur Sylvie Hofmann, ne filme rien d’autre : ni ses collègues, réduites à des seconds rôles, alors qu’il y aurait eu beaucoup à dire sur l’évolution du métier et la façon dont le vivent les jeunes générations, ni les médecins qu’on ne voit jamais à l’exception de la figure paternaliste du chef de service, ni surtout les patients, qui sont les grands absents du film, ou leurs familles.

Et que dire de la musique sursignifiante qui souligne chaque plan et de la mise en scène qui sent à plein nez l’artifice : on ne nous fera pas croire que la scène où Sylvie Hofmann annonce au médecin-chef que l’un de ses patients vient de décéder à la sortie du bloc opératoire n’a pas été rejouée pour les besoins de la cause.

J’aurais difficilement assumé mon hostilité si je n’avais vu ce documentaire en compagnie d’une professionnelle de santé qui, à mon grand soulagement, a partagé mon irritation et m’a dit ne pas s’être reconnue dans l’image sulpicienne ainsi donnée de sa profession et de son vécu.

La bande-annonce

La Vie de ma mère ☆☆☆☆

Pierre (William Lebghil) a la trentaine déjà bien entamée. Pourtant, il peine encore à se stabiliser. Professionnellement : la fleuristerie qu’il a reprise n’a pas encore atteint le point d’équilibre. Sentimentalement : il ne parvient pas à se déclarer à Lisa (Alison Wheeler). La raison de ces blocages réside dans sa relation compliquée à sa mère (Agnès Jaoui) qui revient brutalement dans sa vie, après deux ans d’absence. Gravement bipolaire, elle vient de s’échapper du centre psychiatrique où elle avait été internée. C’est à Pierre qu’il incombe de l’y reconduire.

Je suis allé hier en traînant les pieds voir, dans une salle pourtant comble, La Vie de ma mère, quatre semaines après sa sortie… et mes craintes se sont hélas avérées fondées. La Vie de ma mère fait partie de ces films dont tout le sujet tient dans sa bande-annonce et dans son pitch.

Aucune surprise ne doit en être attendue. Ni dans le jeu des acteurs : Agnès Jaoui surjouera encore plus ce qu’elle a l’habitude de jouer – la mamma attachante et exaspérante – et William Lebghil endossera le rôle pas si ingrat du fils chargé de fliquer sa mère, entre rodomontades et attendrissement lacrymal. Ni dans le scénario, une « comédie de l’empêchement » dont l’issue – le retour de Judith dans son HP – est sans cesse contrariée par une série d’obstacles, une halte dans une station-service qui tourne en eau de boudin, un passage sur la tombe du grand-père, un coucher de soleil sur la dune du Pilat, etc. À chaque fois que Pierre est sur le point d’atteindre son but, il suffit au spectateur d’un coup d’oeil à la montre pour savoir s’il y parviendra ou pas encore.

Il y a cinq ans, le même film avait déjà été tourné où s’était fracassée Fanny Ardant, perdue dans un cabotinage gênant, Ma mère est folle. Sur la bipolarité, ceux qui en souffrent et ceux qui doivent au quotidien la prendre en charge, était autrement convaincant Les Intranquilles avec Damien Bonnard et Leïla Bekhti.

La bande-annonce

The Sweet East ☆☆☆☆

Lilian (Talia Ryder) est une jeune lycéenne sans histoire qui profite d’un voyage de classe à Washington DC pour prendre la clé des champs. Sa folle errance du New Jersey au Vermont la conduira chez des hippies antifas, des suprémacistes blancs, un prof de fac libidineux, des artistes noirs hyperbranchés et finalement dans un camp d’entraînement de musulmans en armes.

The Sweet East est un pur produit indie qui en a la fraîcheur, la spontanéité, mais aussi les tares jusqu’à la caricature. La rumeur bienveillante qui l’entoure est largement exagérée. Il est filmé avec un amateurisme revendiqué qui rappelle les projets de fins d’études, filmés à l’arrache par une bande délirante de copains, avec deux bouts de ficelle et de mauvais raccords.

Le scénario s’inspirerait d’Alice au pays des merveilles, l’histoire d’une innocente jeune fille passée de l’autre côté du miroir. C’est surtout le prétexte à une succession sans gradation de saynètes, une collection de tout ce que l’Amérique compterait de plus déjanté. Cette accumulation porte-t-elle un message politique ? décrit-elle une Amérique en déréliction, fragmentée en une myriade de groupuscules tous plus extrémistes ? Même pas.

Prix du jury au dernier festival de Deauville, The Sweet East se contente de surfer d’une histoire à l’autre, sans s’attarder ni rien approfondir. Les épisodes que traverse son héroïne ne la touchent pas. Ils ne nous touchent pas non plus.

La bande-annonce