E.1027, Eileen Gray et la maison en bord de mer ★☆☆☆

À la fin des années vingt, Eileen Gray, une architecte irlandaise, a construit une petite maison à Roquebrune Cap-Martin. Cette villa avant-gardiste, coincée entre la voie ferrée et la Méditerranée, fut baptisée E.1027 en mêlant les initiales de son nom  et de Jean Badovici, architecte et rédacteur en chef de la revue L’Architecture vivante, qui partageait alors sa vie (10 =J, 2 = B, G=7). Mais le couple s’est séparé et Le Corbusier, ami de Badovici, fit main basse sur la maison qu’il adorait, en la recouvrant de fresques qui en dénaturèrent l’apparence et en laissant la postérité lui en attribuer la paternité.

Deux documentaristes suisses ayant suivi la luxueuse restauration qui vient d’être achevée de E.1027 après que la propriété laissée à l’abandon a été acquise par le Conservatoire du littoral à la fin des années quatre-vingt-dix, ont eu l’idée d’en faire un film. Sa forme est originale. Elle mêle des images tournées sur place qui donnent à voir ce bijou d’architecture et de courtes scènes jouées par trois acteurs interprétant les rôles respectifs de Gray, de Badovici et de Le Corbusier à partir des textes qu’ils ont laissés.

Le résultat a le mérite de faire connaître ce lieu et son histoire hors normes. Les distributeurs ont jugé bon de lester l’affiche d’une phrase « Une histoire sur le pouvoir de l’expression féministe et le désir des hommes de la combattre » inutilement militante. Un ajout superflu qui n’apporte pas grand-chose à un sujet qui se suffisait à lui-même.

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High School (1968) ★★★☆

En 1968, un an après Titicut Follies, dont la sortie est retardée par d’interminables disputes judiciaires, Frederick Wiseman tourne son deuxième documentaire dans un lycée de la banlieue middle class de Philadelphie.

Sa méthode est déjà en place et ne variera plus : pas d’interviews, pas de voix off, pas de musique, un tournage rapide (High School a été tourné en moins d’un mois) en immersion complète, une équipe technique réduite au minimum (Wiseman assure lui-même la prise de son et guide son cadreur en lui murmurant à l’oreille ses consignes) et un long travail de montage à partir de la montagne de rushes accumulés.

Tout en se défendant de toute ambition sociologique, Wiseman entreprend de dresser le portrait de l’Amérique de son temps en racontant chacune de ses institutions : l’hôpital (Titicut Follies, Hospital), l’école (High School), la police (Law and Order), la justice (Juvenile Court), l’aide sociale (Welfare)…. Son tout premier film était clairement militant : avec Titicut Folies, Wiseman entendait dénoncer les maltraitances commises dans les hôpitaux psychiatriques. À partir de son deuxième, Wiseman est moins partisan même si son regard n’en demeure pas moins aiguisé.

Wiseman nous laisse le choix. C’est peut-être l’une des plus grandes vertus de ses documentaires. Il ne développe pas une thèse, ne défend pas un point de vue. Il nous montre ce qu’il y a à voir, avec la plus grande honnêteté intellectuelle possible. Si Wiseman avait voulu signer un documentaire à charge et faire du lycée qu’il filme le bastion d’un patriarcat toujours dominant, il aurait monté son film autrement. Il ne l’aurait pas conclu par le long discours de sa directrice, véritable ode à la méritocratie et à l’égalité des chances.

Il choisit de poser sa caméra dans un lycée mixte. On est à la fin des années 60 ; mais on est bien loin des campus hippies de Californie. Une morale stricte prévaut encore, imposée par un corps enseignant qui porte la cravate pour les hommes, le tailleur strict pour les femmes. Certains enseignants sont plus jeunes. Ce sont les plus libéraux : l’un cite « L’Autre Amérique » de Michael Harrington dans son cours de sociologie, l’une fait écouter à ses élèves en cours de littérature une chanson de Simon & Garfunkel.

Dans ce lycée si emblématique de l’Amérique middle class, les archétypes ont la vie dure. Les filles suivent des cours de cuisine et de couture – même si on y voit aussi quelques garçons. Les mini-jupes, les robes trop moulantes leur sont interdites. Une professeure leur donne des conseils de maintien et décoche aux filles les plus disgracieuses des remarques peu amènes qui lui vaudraient aujourd’hui une exclusion de l’Education nationale et la vindicte des réseaux sociaux.
Un gynécologue vient répondre aux questions des élèves, dont l’hilarité cache mal le trouble. Sans doute une telle intervention n’aurait-elle pas été concevable quelques années plus tôt. Qu’un cours d’éducation sexuelle soit dispensé à ces adolescents montre que l’enseignement qu’ils reçoivent n’est pas si rétrograde. Les propos qu’il tient n’en sont pas moins malaisants, qu’on ne tiendrait plus aujourd’hui.

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Sebastian ★☆☆☆

Max est un jeune auteur ambitieux. Il a déjà publié une nouvelle dans une revue prestigieuse où il est employé comme pigiste. Il travaille à son premier roman avec le soutien de son agent. Le héros du roman est un jeune prostitué. Max prétend travailler sur la base de témoignages recueillis auprès d’escorts gays. Mais, pour nourrir son roman, il s’adonne à la prostitution sous le nom de Sebastian.

Interdit aux moins de douze ans en raison de ses scènes de sexe très crues, Sebastian, déjà diffusé à Paris en novembre dernier dans le cadre du festival Chéries, Chéris, nous promet une plongée voyeuriste dans le monde de la prostitution londonienne chic et gay. Mais il ne s’y résume pas. Sebastian nous fait miroiter une stimulante réflexion sur le travail de l’écrivain, sur sa mise en danger pour se documenter sur son sujet, sur le risque qu’il court de se perdre entre deux identités, la sienne et celle du personnage qu’il prétend être.

On pense au journaliste italien Fabrizio Gatti qui s’est glissé dans la peau d’un migrant subsahélien pour documenter le long voyage des immigrés africains vers l’Europe. On pense aussi à la romancière française Emma Becker qui a travaillé pendant deux ans dans un bordel berlinois pour écrire Maison close et dont les romans ultérieurs, écrits à la première personne, entretiennent la confusion entre le roman et l’autobiographie.

La comparaison s’arrête là. Sebastian ne convainc pas. Pourtant le jeune acteur italo-écossais Ruaridh Mollica paie de sa personne et on retrouve avec plaisir le grand acteur de théâtre Jonathan Hyde. Mais le scénario de Sebastian manque trop de surprise, les dilemmes auxquels son jeune héros est confronté sont trop convenus, pour laisser une trace marquante.

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Dimanches ★☆☆☆

Un couple de vieux paysans ouzbeks habite une grande ferme. Lui élève quelques chèvres ; elle tisse des tapis et fabrique son propre pain. Leurs enfants devenus grands les ont quittés. Le cadet, avec la complicité de l’aîné, essaie de mettre la main sur un corps de ferme pour s’y installer après son mariage. D’ici là, il couvre ses parents de cadeaux dont ils ne savent que faire.

Dimanches est peut-être le premier film que j’aie jamais vu d’un réalisateur ouzbek. Si les cinémas kazakh et kirghize sont particulièrement prolifiques (Ayka, La Tendre Indifférence du monde, Le Souffle…), le cinéma ouzbek l’est moins, alors que la population de l’Ouzbekistan est largement supérieure à celle de ses deux voisins.

Son affiche place la barre très haut citant Ozu (pour la chronique familiale filmée à ras de chorpoï) et Kiarostami (pour la chronique de la vie rurale). Pas sûr que Shokir Kholikov s’élève dès son premier film à ces hauteurs. Son film contient de nombreuses ellipses qui en rendent parfois la compréhension difficile. L’action se déroule en l’espace de six semaines dont une journée (le lundi de la première semaine, le mardi de la deuxième, etc.) est tour à tour filmée. Chaque jour, une nouveauté technologique s’introduit dans le foyer de nos aimables retraités (un briquet le premier lundi, une gazinière le mardi, une télévision à écran plat le mercredi, etc.) qu’ils sont bien en peine d’utiliser. Le procédé devient vite à mes yeux répétitif.

Que dire de ce couple ? Est-il aimant ? J’en doute. L’usure du temps semble y avoir gommé toute tendresse. Le mari exerce sur son épouse une autorité patriarcale. La force des habitudes plus encore que la soumission explique la subordination de l’épouse. Quant aux enfants, on ne les voit guère, comme si l’essentiel de l’action censée donner son rythme au film se déroulait en arrière-scène.

Dernier défaut de ce film décevant : il ne franchit jamais, sinon dans son dernier plan, les murs de la cour, nous privant des visions exotiques qu’on escomptait de ce voyage dans les steppes de l’Asie centrale.

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Tardes de Soledad ★★★☆

Tardes de Soledad (littéralement : un après-midi de solitude) est un documentaire consacré au jeune matador péruvien Andrés Roca Rey. Le réalisateur Albert Serra l’a suivi pendant une tournée en Espagne. Sa caméra ne le quitte pas et le filme en plans serrés dans trois endroits exclusivement : sa chambre d’hôtel où il se prépare avec un soin maniaque, le minibus qui le conduit et le ramène de l’arène, et l’arène enfin face au taureau.

Albert Serra est un cinéaste excentrique dont l’œuvre ambitieuse étonne et détonne. Ses premiers films (Le Chant des oiseaux, La Mort de Louis XIV), terriblement exigeants, semblaient le condamner à une audience confidentielle. Mais il a élargi sa renommée avec Pacifiction, qui a valu à Benoît Magimel le césar du meilleur acteur.

Les partis-pris radicaux de ses films m’avaient radicalement déplu. J’avais détesté La Mort de Louis XIV et Pacifiction. Aussi ai-je bien failli faire l’impasse sur Tardes de Soledad, dont le sujet au surplus ne m’attirait guère. C’est la critique toute en finesse d’une amie – qui se reconnaîtra – qui m’a incité à le voir avec quelques semaine de retard.

Bien m’en a pris ! Car Tardes de Soledad est un film passionnant qui ne s’oublie pas de sitôt. Certes, c’est un film exigeant et ingrat, sans commentaires, sans voix off, sans interview qui permettraient de mieux comprendre ce qu’on nous donne à voir. Sa durée n’est guère comestible : il dure plus de deux heures et aurait pu fort bien être amputé d’un bon quart sans perdre en efficacité.

Mais il donne un point de vue unique sur la corrida. Un avertissement s’impose : Serra n’est pas pro- ou anti-. Son film n’est pas politique. Son objectif n’est pas partisan. Albert Serra est un cinéaste esthétisant. Ses films ressemblent à des peintures. Et le travail de son chef opérateur et de son monteur sont exceptionnels, qui nous donnent des images incroyables. Tout est filmé en plans serrés. Aucun plan large, aucune image de la foule dont on entend seulement le lointain murmure. La caméra se focalise sur le matador et sur le taureau qu’il affronte dans un combat à mort.

Pour autant, rien n’est jamais exclusivement esthétique. Tout est toujours, quoi qu’on en dise, politique. Tardes de Soledad nous montre le matador et l’équipe qui l’entoure. Il s’agit d’hommes exclusivement (on ne voit pas une seule femme pendant tout le film, sinon une admiratrice qui pose avec Andrés Roca pour un selfie crispé). Ils entretiennent leur chef dans une idéologie viriliste, vantant la grosseur de ses « c*uilles » à tout bout de champ, dénigrant à la fois le taureau qu’il affronte (on escomptait plus de respect pour l’adversaire) et le public hostile, qui n’a plus guère la cote à notre époque. S’ajoute à cette ambiance machiste un vieux fond de superstition qui s’exprime à travers une bimbeloterie d’images saintes et de gris-gris, pieusement baisées à chaque entrée en lice.

Tardes de Soledad est un film hypnotisant, dérangeant, désagréable. Un film à voir pour toutes ces (bonnes) raisons.

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Oxana ★☆☆☆

Oksana Chatchko (1987-2018) fut l’une des trois cofondatrices du mouvement Femen. Elle grandit dans une petite ville ukrainienne. Passionnée d’art, elle se consacre à la réalisation d’icônes à côté de ses études à la faculté de philosophie. C’est alors qu’elle rencontre deux jeunes femmes de son âge et fonde le mouvement Femen. Chatchko en inspire l’esthétique : buste nu, slogan peint à même le corps. Le mouvement mène des opérations coup de poing en Ukraine, en Biélorussie – où elles sont torturées par la police – et en Russie – où elles manifestent contre Poutine le jour de l’élection présidentielle.
Les Femen quittent l’Ukraine pour la France où elles obtiennent l’asile politique. Elles se divisent bientôt, Oksana Chatchko critiquant le virage autoritaire et fashion tendance pris par le mouvement sous l’impulsion d’Irina Chevtchenko.

Oxana est le troisième film de Charlène Favier. On avait beaucoup aimé son premier, Slalom, sur l’emprise exercée par un entraîneur de ski sur une jeune sportive de compétition. Noée Abita y jouait le rôle principal. Elle a un petit rôle dans Oxana, celui d’Apolonia Sokol, qui héberge Oksana à son arrivée en France dans une communauté d’artistes dans le dix-huitième arrondissement. D’ailleurs qui a vu le récent documentaire consacré à cette jeune artiste surdouée, Apolonia, Apolonia, se souvient qu’y apparaissait en arrière-plan le personnage d’Oksana.

Oxana a une qualité incontestable : nous raconter, avec une grande fidélité, l’histoire du mouvement des Femen, sa naissance, sa célébrité grandissante, son expatriation en France, ses tiraillements…. Inna Chevtchenko, sa figure emblématique, dont on apprend qu’elle n’a pas participé à la création du mouvement mais l’a rejoint plus tard pour en accaparer la direction, en prend pour son grade. Je me suis demandé comment elle avait réagi à cette version des faits et si elle avait saisi la justice pour la faire interdire.

On s’interroge en regardant Oxana sur la valeur ajoutée de la fiction sur le documentaire. Ce que le film nous raconte des Femen, un documentaire – tel que celui tourné en 2014 par le réalisateur suisse Alain Margot Je suis Femen – l’aurait aussi bien voire mieux raconté. L’intérêt de la fiction est du côté de son personnage principal et du portrait incandescent qu’elle en fait. Oksana est une jeune femme ardente et entière. Pénétrée de religion, elle veut entrer dans les ordres gamine et en est dissuadée par un pope qui lui conseille de développer ses talents artistiques et de peindre des icônes. Le féminisme est pour elle une autre religion à laquelle elle se consacre à corps perdu.

Le défaut hélas d’Oxana est que cette incandescence, selon moi, fait long feu. L’actrice qui l’incarne a beau payer de sa personne, son interprétation m’a semblé bien fade. Je n’ai pas vibré, je n’ai pas trouvé touchante cette figure qui avait vocation à l’être.

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Ce n’est qu’un au revoir ★★☆☆

Deux documentaires de Guillaume Brac sont présentés à la suite l’un de l’autre. Le premier, un long métrage d’une heure à peine, a pour cadre un internat drômois et pour sujets des élèves de terminale. Le second, un moyen métrage d’une demi-heure, tournée une année plus tôt, a pour héroïnes deux amies lycéennes à Hénin-Beaumont dans le Pas-de-Calais.

Guillaume Brac s’est fait connaître au début des années 2010 avec Un homme sans femmes, qui a lancé la carrière de Vincent Macaigne et de Laure Calamy. Il devient, avec Antonin Peretjatko, Sebastien Beitbeder et Justine Triet, l’un des représentants de la Nouvelle nouvelle vague française. Mais il a depuis tracé une voie originale, à cheval sur le documentaire et la fiction.

Ces deux documentaires en portent le témoignage qui auraient aussi bien pu être des œuvres de fiction, comme À l’abordage, l’une de ses précédentes réalisations, aurait aussi bien pu être un documentaire. Il y est question de l’adolescence, du lycée, des amitiés qu’on y noue, des choix qu’on y fait sans toujours en être conscients.

La tentation est grande pour moi de dire que ce n’est pas la première fois. On ne compte plus les documentaires ou les œuvres de fiction qui suivent, pendant quelques semaines ou pendant quelques mois, des lycéens à un moment charnière de leurs vies. Je cite souvent Chante ton bac d’abord, sorti fin 2014, qui m’avait particulièrement séduit ; mais on pourrait en citer d’autres : Château rouge, La Générale, Allons enfants

Et la tentation est plus grande encore que la façon dont Guillaume Brac se saisit de ce sujet-là n’est pas particulièrement novatrice. Mais il le fait avec une telle pudeur, avec une telle intelligence – qui rappellent la caméra bienveillante de Nicolas Philibert dans la trilogie qu’il vient de consacrer à l’hôpital psychiatrique et à ses patients – qu’on ne peut qu’être séduit par ces deux documentaires empathiques

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À la lueur de la chandelle ☆☆☆☆/★★★☆

André Gil Mata est un réalisateur portugais formé à la Film Factory de Béla Tarr, l’immense réalisateur hongrois aux films aussi longs (Le Tango de Satan dure sept heures trente) qu’hypnotisants. Si on rajoute que Mata se revendique des influences d’Andrei Tarkovski, de Chantal Akerman et de Manoel de Oliveira, son célèbre compatriote, on imagine à quel niveau d’exigence son cinéma se hisse.

À la lueur de la chandelle m’a inspiré des sentiments radicalement contradictoires. La lecture de l’excellente critique de Mathieu Macheret (c’est un pléonasme car toutes les critiques de Mathieu Macheret sont excellentes et leurs lectures sont pour moi une leçon d’humilité) m’avait mis en garde. N’étant pas un grand fan du cinéma contemplatif, j’aurais dû me méfier d’un film « presque impossible à raconter tant il se refuse à toute certitude narrative » et je n’aurais pas dû conclure trop vite « l’étrange et stimulant pacte d’hermétisme (au sens ésotérique) que le cinéaste noue avec son spectateur ».

Le visionnage fut une purge. De la première à la dernière minute, je me suis ennuyé comme un rat mort (comment diable un rat mort peut-il s’ennuyer ?). Chaque plan, étendu jusqu’au sadisme, a produit sur moi une irritation croissante, voire une hilarité difficilement contenue. Chaque silence d’un film quasiment muet – c’est le chat qu’on entend le plus – m’a semblé peser des tonnes. Paradoxalement, dans un film où il ne se passe quasiment rien, je n’ai pas compris grand chose, ne réussissant pas à identifier les différents personnages ni à saisir à quel âge de leur vie ils étaient filmés. Bref, je suis sorti de la salle en fulminant et en jurant qu’on ne m’y reprendrait pas (même si, évidemment, je suis allé voir dès le lendemain un film ouzbek sur un couple de vieux paysans).

Mais, après y avoir réfléchi, après m’être documenté, après avoir laissé mon irritation retomber, j’ai changé d’avis sur ce film exigeant. J’ai compris l’intention proustienne de l’auteur : faire revivre, sans s’attacher à la linéarité du récit, sans rien corriger de la confusion nébuleuse dans laquelle ils persistent, les souvenirs d’une vie attachée à la maison qui en fut le cadre.

Car – j’aurais peut-être dû commencer par là – À la lueur de la chandelle est une biographie. Celle de la  propre grand-mère du réalisateur, prénommée Alziria. Toute sa vie durant, jusqu’à sa mort en 2008, cette femme très pieuse a habité dans une grande maison bourgeoise du nord du Portugal. Une domestique brésilienne, Beatriz, l’a servie pendant près de soixante ans. Pour raconter cette vie immobile, Mata use d’un procédé exigeant et déroutant. Sans jamais quitter cette maison, sinon pour quatre promenades circulaires dans le jardin qui rythment le temps qui passe au clocher de l’église et les saisons qui se succèdent, il filme de longs plans silencieux des deux vieilles femmes qui se regardent en chiens de faïence et auxquelles reviennent des souvenirs enfouis.
On voit Alziria plus jeune, avec ses parents, pratiquant le piano et la peinture, mais sacrifiant toute ambition artistique et professionnelle, à un mariage sans amour et à l’éducation de ses enfants.

Vu sous cet angle, À la lueur de la chandelle est autrement plus intelligent et stimulant que l’impression que j’en avais en sortant de la salle. Il n’en reste pas moins que son visionnage fut une épreuve douloureuse dont je peinerai à me remettre.

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La Jeune Femme à l’aiguille ★★★☆

Copenhague 1918. Karoline, employée dans une usine de textile, tire le diable par la queue depuis la disparition de son mari. Son patron la prend sous sa coupe, lui promet de l’épouser. Elle tombe enceinte. Mais sa future belle-mère la jette à la rue. Désespérée, Karoline cherche par tous les moyens à avorter. Une marchande de confiseries, Dagmar, croisée dans les bains publics avec sa fille Irina âgée de sept ans à peine, lui propose une solution.

La Jeune Femme à l’aiguille est un film déroutant, sorti début avril sans grande publicité dans un réseau de salles bien étroit. Pourtant, il a été sélectionné en compétition à Cannes l’an dernier et a représenté le Danemark aux Oscars. Son réalisateur est un Suédois installé en Pologne dont le premier film, Sweat, avait pour héroïne une influenceuse rendue schizophrène par sa soudaine popularité sur les réseaux sociaux.

Avec ce deuxième film, Magnus von Horn change radicalement d’atmosphère. On pourrait penser que le scénario est adapté d’un de ces grands romans naturalistes, façon Charles Dickens ou Eugène Sue, dont la fin du XIXème siècle était friand. Mais c’est un scénario original, inspiré d’un fait divers macabre qui s’est déroulé à Copenhague au début du XXème siècle. L’action se met en place lentement. Le personnage de Dagmar n’apparaît qu’au milieu du film. J’ai cru un temps qu’il était interprété par Sidse Babett Knudsen (Borgen, L’Hermine, La Fille de Brest) que j’ai confondue avec Trine Dyrholm (Festen, Royal Affair, La Communauté).

Le film est interdit aux moins de douze ans et mérite de l’être. À raison de ce qu’il raconte. Et à raison de la façon dont il le raconte. C’est un film historique, filmé en noir et blanc, avec des décors volontairement artificieux, montrant une ville (Copenhague ?) boueuse et crasseuse. Les intérieurs suintent la misère et la saleté. Les employées de l’usine qui emploie Karoline rappellent les ouvrières sortant en foule des usines Lumière à Lyon. Une musique lancinante vient se surajouter à ce tableau déjà particulièrement lugubre.

Longtemps après le générique de fin, La Jeune Femme à l’aiguille laisse une trace durable. La trace d’un film original, par sa forme, par son fond, qui ne s’oublie pas de sitôt.

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Au pays de nos frères ★★☆☆

Le « pays de nos frères », c’est pour l’Afghanistan l’Iran limitrophe où plus de cinq millions d’Afghans se sont réfugiés pour fuir les combats qui ensanglantaient leur nation. Les deux peuples partagent la même religion et la même langue (le dari est cousin du farsi).

Mais l’accueil réservé par l’Iran aux immigrés afghans n’est pas toujours bienveillant. C’est ce que raconte ce film avec trois histoires censées se dérouler à trois époques différentes (2001 après l’invasion de l’Afghanistan par les Etats-Unis, 2011 avec le début du retrait américain et 2021 après le retour des Talibans à Kaboul). Ces trois histoires mettent en scène des personnages d’une même famille élargie. Mais chacune se focalise sur l’un d’entre eux.

Dans la première, Mohammad, un jeune lycéen prometteur, est embarqué par la police à l’occasion d’un contrôle d’identité. Dans la deuxième, à mon sens la plus réussie, Leila, l’employée de maison d’un riche couple d’Iraniens, se voit contrainte d’étouffer la mort de son mari pour éviter d’être expulsée. Dans la troisième, Qasem cache à sa femme sourde-muette la terrible nouvelle qu’il vient de recevoir et qui, paradoxalement, leur confèrera la nationalité iranienne à laquelle ils aspiraient depuis de si nombreuses années.

Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi, aujourd’hui installés à New York et à Paris, ont réussi à tourner leur film en Iran, avec un financement français et néerlandais. La mise en scène est particulièrement soignée, l’image élégante, les acteurs bien dirigés, le propos poignant. L’organisation du film en trois parties le dessert, qui conduit à relâcher la tension chaque fois qu’une histoire se termine et qu’une autre commence. C’est la seule faiblesse de ce film par ailleurs très réussi.

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