Homeland : Irak année zéro ★☆☆☆

D’une guerre, on connaît la plupart du temps les circonstances qui l’ont provoquée, les combats qui l’ont rythmée, les faits d’armes, glorieux ou insignifiants, qui l’ont marquée. En revanche, reste méconnue la vie des vrais gens. Cette méconnaissance est lentement levée, s’agissant par exemple de la Seconde Guerre mondiale. Les cinéastes, comme les universitaires, après avoir étudié l’histoire politique et militaire, se sont mués en sociologues : Lacombe Lucien (sur un scénario de Patrick Modiano) ou la série Un village français nous rendent palpables les dilemmes des « vrais gens » sous l’occupation allemande.

Cette méconnaissance reste profonde encore s’agissant des conflits récents qui ont opposé l’occident à d’autres régions du monde. Comment vivaient les Ivoiriens pendant l’opération Licorne ? les Libyens pendant l’opération Harmattan ? Grâce à Abbas Fahdel, le voile se lève (au propre comme au figuré) sur la vie de la classe moyenne irakienne avant et après l’invasion américaine de 2003. Le documentariste franco-irakien a planté sa caméra chez sa sœur, à Bagdad, captant les faits quotidiens les plus banals d’une famille élargie : un père, une mère, cinq enfants, dont le petit Haidar, le plus jeune, le plus turbulent, dont on apprend vite le destin fatal, d’innombrables cousins…

Abbas Fahdel rend palpable des sentiments très simples : l’attente de la guerre, les préparatifs avisés (creuser un puits dans le jardin pour s’assurer un approvisionnement en eau potable, envoyer les enfants en province auprès de leurs cousins) ou risibles (acheter des couches-culottes… pour se protéger des attaques chimiques), les réactions à la victoire américaine qui oscille entre le soulagement d’être débarrassé de Saddam Hussein et de son régime tyrannique, et très vite l’inquiétude face à l’insécurité grandissante et la rancœur face aux promesses non tenues.

Tout cela est très bien venu, filmé avec beaucoup de finesse. Mais pourquoi ce documentaire doit-il durer cinq heures vingt-quatre? Qu’apporte au propos de l’auteur cette durée hors norme, excessive ? N’aurait-il pas pu en dire autant, ou à peine moins, en l’amputant de deux ou trois heures ?

La bande-annonce

Médecin de campagne ★★★☆

« Un film sans sexe, ni violence. » Voilà ce que ma (vieille) maman aime au cinéma. Aussi lui avais-je chaleureusement conseillé le dernier film de Thomas Lilti, le réalisateur du très réussi Hippocrate. Sans doute le sponsoring de France bleue avait-il endormi mon sens critique. Car ma bientôt octogénaire génitrice m’a sévèrement tancé pour mes conseils mal avisés : « Un film trop conventionnel, cousu de fil blanc, ennuyeux. »

Abonderai-je dans son sens ? Pas du tout. Rebelle je fus. Rebelle je reste. Toujours adolescent, je revendique le droit de désapprouver le goût de mes parents. Ce Médecin de campagne m’est apparu comme un portrait plein de tendresse d’un métier exigeant. Moins âpre que La Maladie de Sachs, l’excellent film de Michel Deville adapté du non moins excellent livre de Martin Winckler. Mais tout aussi intelligent. Décrivant avec finesse la grandeur et les servitudes de ce sacerdoce.

Thomas Lilti aurait pu se contenter de filmer François Cluzet, philanthrope et vieillissant, comme Michel Deville filmait déjà Albert Dupontel. Il leste son histoire d’un personnage secondaire, la trop sophistiquée Marianne Denicourt qui interprète le rôle d’un jeune médecin venant à la fois apprendre son métier et seconder un confrère malade. Cet ajout pourrait être fatal au film. Mais la délicatesse de la relation qui se noue entre les deux protagonistes, mêlée de respect et de désir, lui donne un charme durable.

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In Jackson Heights ★☆☆☆

À quatre-vingts ans passés,  Frederick Wiseman est le plus grand documentariste contemporain. Il a créé un style documentaire qui s’est imposé comme une règle, au point parfois d’être érigé en dogme : pas de voix off, pas d’explication, pas d’interview,  pas de musique. Des images et du son bruts, captés sur le vif, au plus proche de la réalité.

Cette technique cinématographique, Wiseman la met au service d’un projet sociologique. Chacun de ses documentaires décrypte une institution : un hôpital (Near Death, 1989), un théâtre (La Comédie-Française, 1996), un centre d’accueil pour femmes battues (Domestic Violence, 2001), une université (At Berkeley, 2013), un musée (National Gallery, 2014)…

Comme son nom l’indique, In Jackson Heights ne décrit pas une institution, mais le quartier le plus cosmopolite de New York où coexistent des communautés du monde entier. En filmant les réunions des associations qui en forment le tissu social – commerçants menacés par la grande distribution, LGBT en butte à l’homophobie, « wetbacks » en mal d’intégration – Wiseman se fait l’hagiographe du melting-pot américain.

Son documentaire a trois défauts.  Le premier est le manque d’unité : autant l’exploration d’une institution telle que la National Gallery ou l’université de Berkeley avait sa cohérence, autant celle d’un quartier n’en a pas spontanément. Le deuxième est l’angélisme : à en croire Wiseman, le multiculturalisme américain ne connaît ni angles morts ni plages d’ombre. Le dernier est la longueur : les documentaires de Wiseman ont une durée hors norme (At Berkeley excédait les quatre heures, In Jackson Heights dépasse les trois) qui se justifie quand ils nous captivent mais est rédhibitoire dans le cas inverse.

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Deadpool ★☆☆☆

Avec plus de 3,7 millions d’entrées, Deadpool comptera probablement parmi les dix meilleurs films au box-office 2016 en France (devant The Revenant et derrière… Les Tuche 2... soupirs). Un film de super-héros de plus du même acabit que Avengers, X-Men ou Spider-Man ? Ou un délire comique de la trempe des plus drolatiques comédies de Judd Apatow et consorts ?

En fait un peu des deux. Deadpool est un personnage secondaire des X-Men auquel est consacré un film entier. Il commence par une scène spectaculaire, un carambolage sur une autoroute filmé avec virtuosité. Mais, après un long flash-back expliquant comment on en est arrivé là, le film retrouve des chemins balisés : Deadpool, aidé de deux X-Men, veut libérer sa fiancée kidnappée par deux méchants très méchants.

Quant à l’humour de Deadpool parlons-en. Il n’est pas facile à comprendre. La VO va à tout à l’allure. Et je ne suis pas sûr d’avoir l’esprit suffisamment vert pour apprécier encore les blagues pipi caca.

Loin de révolutionner le film de super-héros, Deadpool confirme son évolution vers une forme moins sérieuse, moins premier degré. L’humour et l’autodérision qui affleuraient déjà mais n’étaient qu’accessoires dans les premiers films de super-héros en deviennent désormais des composantes essentielles dans Kick-Ass ou Les Gardiens de la Galaxie au point de reléguer l’intrigue au second rang. Deadpool ne fait rien d’autre.

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Saint Amour ★☆☆☆

La bande-annonce de Saint Amour ne m’avait pas mis l’eau – ni le vin – à la bouche. J’aurais dû me fier à mon premier sentiment tant ce film franchouillard ressemble à ce qu’il annonce.

Jean (Gérard Depardieu) est un vieil agriculteur, blanchi sous le harnais, qui peine à se consoler de la mort de sa femme. Son fils, Bruno (Benoît Poelvoorde), manifeste, au plus grand désespoir de son paternel, plus de goût pour picoler que pour reprendre l’exploitation familiale. Les deux compères partent faire la Route des vins dans un taxi conduit par Mike (Vincent Lacoste), parisien mythomane.

On dirait Les Valseuses version troisième âge. Comme dans le film de Bertrand Blier, Gérard Depardieu fait un tour de France, accumulant les rencontres, alcoolisées et féminines de préférence. Dans le rôle de Patrick Dewaere (paix à son âme), Benoît Poelvoorde fait toujours autant rire. En revanche, Depardieu est bien fatigué. Il peine à déplacer son quintal. La virile brutalité de ses jeunes années s’est muée en douceur pateline. Avec l’âge, Depardieu s’est « gabinisé ».

On imagine, à tort ou à raison, que le scénario, histoire des retrouvailles d’un père et d’un fils, l’a touché, lui qui porte le poids du deuil de son fils Guillaume, mort en 2008 d’une vie brûlée par les deux bouts. Délépine et Kervern – qui l’avaient déjà dirigé dans l’excellent Mammuth en 2010 – nous épargnent cet écueil. Mais leur réalisation n’en demeure pas moins bien plate, à mille lieues des délires absurdes et grolandais des premiers films des deux compères.

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Royal Orchestra ★☆☆☆

Un orchestre symphonique constitue un fascinant objet d’étude sociologique. Étonnamment, le cinéma documentaire ne s’en est pas emparé. Si Frederick Wiseman a installé sa caméra à l’école de danse de l’Opéra de Paris (2009), avant de l’installer au Crazy Horse, à Berkeley ou à la National Gallery , l’immense documentariste américain – qui n’a jamais été aussi productif qu’à quatre-vingts ans passés – ne s’est jamais intéressé à un orchestre.

C’est bien dommage car Heddy Honigmann n’a pas son génie pour décrypter les ressorts d’une institution. Qu’est-ce qui unit les membres d’un groupe ? Quel est leur affectio societatis ? Comment une somme d’individualités produit-elle de l’action collective ? Quel est leur environnement ? Quels sont leurs défis ? Comment les relèvent-ils ? Aucune réponse à ces questions. Seulement, un album photo des tournées effectuées par le prestigieux Orchestre Royal du Concertgebouw d’Amsterdam à l’occasion de son 125e anniversaire. Buenos Aires, Johannesburg, Saint-Pétersbourg. À chaque fois, en contrepoint aux scènes glanées durant les répétitions et les concerts, des portraits d’authentiques mélomanes : un chauffeur de taxi argentin qui écoute la musique classique pour supporter sa solitude, une jeune Sud-Africaine de Soweto qui ne vit que pour la musique mais se destine à une carrière juridique (sic), un vieux rescapé du goulag stalinien et des camps hitlériens.

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Rosalie Blum ★★☆☆

Dans la famille Rappeneau, je demande le fils. Tout le monde connaît Jean-Paul Rappeneau et ses films qui dessinent, depuis cinquante ans, une filmographie aussi laconique qu’élégante : Les Mariés de l’an II (1971), Le Sauvage (1975), Cyrano de Bergerac (1990). Pas facile de faire carrière au cinéma quand son père y occupe une place si prestigieuse. Julien s’y emploie pourtant. Scénariste reconnu (Largo Winch, Cloclo, Zulu), il passe pour la première fois derrière la caméra.

Ce qui frappe dans Rosalie Blum, c’est précisément la qualité du scénario. L’histoire est successivement filmée à travers les yeux des trois principaux protagonistes : Vincent, la trentaine, étouffé par sa vieille mère, écrasé d’ennui par une vie sans surprise ; Rosalie Blum, une épicière solitaire que Vincent décide d’espionner ; Aude, la nièce de Rosalie, qui, à la demande de sa tante, se met à son tour à espionner Vincent pour découvrir ses motifs.

N’exagérons pas ! Rosalie Blum n’est pas Rashomon, le chef-d’œuvre indépassable de Kurosawa qui a inventé la narration non linéaire au cinéma. Il n’en reste pas moins un divertissement intelligent, emblématique d’un cinéma français au cordeau, bien écrit, bien filmé, bien joué (mention particulière à Sara Giraudeau dans le rôle stéréotypé de la copine frappadingue). Bon sang ne saurait mentir.

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Keeper ★★★★

Maxime et Mélanie ont quinze ans. Ils s’aiment. Mélanie tombe enceinte. Gardera ? Gardera pas ? Le titre, pas très heureux, nous met sur la piste. Et on se doute que si Mélanie avortait,le film tournerait court. Donc, même si la décision n’intervient qu’au mitan du film, elle le garde. Vous pensez que je viens de vous gâcher le suspense ? Vous vous trompez. Car la fin du film, étonnante et inéluctable, vous scotchera.

Mais n’allons pas si vite en besogne. Ou plutôt ne passons pas à côté de ce qui fait l’intérêt de ce premier film, si juste, qui soutient la comparaison avec les chefs-d’œuvre des Dardenne et de Kechiche, excusez du peu. De quoi s’agit-il ? Pas seulement de dénouer le dilemme gardera/gardera pas. Mais surtout de décrire les paradoxes de l’adolescence.

Guillaume Senez est sans cesse sur la corde raide. On tremble tout le long du film qu’il n’en tombe, en versant dans le moralisme et/ou dans le sentimentalisme. Il parvient étonnamment à éviter ces deux périls. Son ton est toujours juste. Il réussit miraculeusement à décrire un âge contradictoire. Maxime et Mélanie sont deux gamins amoureux, qui se roulent des pelles et s’écrivent des textos (admirablement bien orthographiés, seule entorse au réalisme du film) et qui s’enflamment à l’idée d’avoir un enfant. Ils n’ont évidemment pas la moindre conscience des conséquences de leur choix. Et on frémit pour eux des périls qui les guettent : la fatigue de la petite enfance, la lassitude dans le couple, le décalage avec les amis du même âge…

Cette conscience-là, ce sont leurs parents qui tentent de la leur faire acquérir. Du côté de Mélanie, une mère dont on comprend qu’elle a eu, elle aussi, un enfant très jeune. Et qui refuse à sa fille la liberté de faire, comme elle, le mauvais choix. Du côté de Maxime, deux parents, plus âgés, plus aisés, mais divorcés : un père, entraîneur de foot, qui rêve pour son fils la carrière de joueur qu’il n’a pas eue, et une mère qui porte seule l’éducation de son fils.

Vous me direz que le sujet a déjà été traité dans Juno. Et vous aurez raison. J’ai un excellent souvenir de Juno… le problème est que je n’en ai aucun souvenir ! Du coup, sauvé par mon Alzheimer, j’ai savouré Keeper comme l’un des tout meilleurs films de ce début d’année 2016.

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Les Ogres ★★★★

Quel film ! deux heures vingt-quatre ! Rien de moins ! Un film inclassable. Ni intello ni vulgaire. Mi-documentaire mi-fiction. Qui décrit une troupe de théâtre ambulant, jouant Tchekhov. Mais dont la création artistique n’est pas l’objet. Plutôt la vie. La vie de chacun des membres de la troupe. Son directeur tyrannique. Sa femme humiliée mais aimante. Sa fille en quête d’émancipation. Une ancienne maîtresse amoureuse. Un acteur qui ne parvient pas à faire le deuil de son fils. une femme qui attend un bébé.

Le paragraphe précédent vous a donné le tournis ? Il est à l’image du film. Plein de fièvre, de mouvement. Ne vous laissant pas une seconde de répit. Vous entraînant d’un personnage à l’autre, d’une histoire à l’autre.

Ce film follement énergisant est l’œuvre de Léa Fehner. Elle y raconte la vie de ses parents, qui créèrent une troupe de théâtre dans l’euphorie soixante-huitarde et continuent avec le même enthousiasme à la faire vivre. Il faut une sacrée impudeur pour déballer ainsi son linge sale, pour régler quelques comptes avec son père et sa mère, mais aussi pour leur adresser la plus belle déclaration d’amour filial qui soit.

J’avais adoré le premier film de Léa Fehner, Qu’un seul tienne et les autres suivront, vu fin 2009, au cœur de l’hiver, dans une salle parisienne qui a depuis fermé ses portes. Avec une brochette de jeunes espoirs : Reda Kateb, Pauline Étienne et Marc Barbé. Ce dernier joue un des rôles des Ogres – pas le premier ni le second car il n’y a ni héros ni personnages secondaires dans ce film profondément démocratique. Marc Barbé a une biographie à la Kerouac (muni d’un C.A.P., il exerce dix ans aux États-Unis le métier de menuisier avant de revenir en France comme traducteur de romans et de pièces de théâtre) et une gueule inoubliable. Dans Les Ogres, il est en couple avec Adèle Haenel qui crève littéralement l’écran. Avec un ventre tout rond de huit mois de grossesse et, au diapason des autres acteurs, une énergie folle.

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Midnight Special ★★★☆

Notre époque est à l’ironie. Il ne faut rien prendre au sérieux, sauf à passer pour un  barbon sentencieux. Il ne faut rien présenter sans l’agrémenter d’un trait d’humour, sauf à passer pour un pisse-vinaigre.

Le cinéma est à l’image de notre temps. Et je ne parle pas là de la comédie qui a toujours été – et qui reste – un genre cinématographique à part entière. Je parle de la présence obligée dans la quasi-totalité des films hollywoodiens d’une ironie plus ou moins appuyée. Prenez l’exemple des films de super-héros. Pas le moindre humour chez Superman (sauf son justaucorps moulant… mais je ne suis pas sûr que cet humour-là était volontaire). Alors qu’aujourd’hui, les films de super-héros deviennent de franches déconnades : Les Gardiens de la Galaxie, Kick-Ass, Deadpool

Pourquoi cette longue introduction ? Pour souligner le culot de Jeff Nichols de signer un film totalement dépourvu d’humour. On a beaucoup dit que Midnight Special ressemblait aux films des années 80, aux grands succès spielbergiens : Rencontres du troisième type, E.T. ... Par les thèmes qu’il brasse : la force des liens familiaux, l’extraterrestre bienveillant. Par le recours à des effets spéciaux bricolés, faits main. Mais, ce qui m’a le plus frappé, c’est le sérieux du film.

Un sérieux qui pourrait presque… prêter à rire. Car le scénario de Midnight Special n’est pas piqué des hannetons. Un père fuit avec son fils. Ils sont poursuivis par la police et par les adeptes d’une secte millénariste. Les premiers voient dans l’enfant, doté de pouvoirs surnaturels, une arme terrifiante ; les seconds leur sauveur.

On imagine avec horreur de quelle « new agerie » boursouflée un réalisateur moins doué que Jeff Nichols aurait pu accoucher à partir d’un scénario aussi grandiloquent. Or, le réalisateur de Mud et de Take Shelter parvient à nous faire croire à cette histoire délirante. Les premières minutes du film sont un modèle du genre, qui nous plongent instantanément dans l’intrigue. Et l’épilogue, la rencontre avec des êtres venus d’ailleurs, passage casse-gueule au possible depuis Rencontres du troisième type, 2001 et Contact (cherchez l’intrus), réussit à nous étonner et à nous émouvoir.

La bande-annonce