Mon nom est Personne (1973) ★★☆☆

Jack Beauregard (Henry Fonda) est un cowboy vieillissant qui aspire à aller finir ses jours en Europe après s’être acquitté d’une dernière mission : venger la mort de son frère. Personne (Terence Hill) est un jeune pistolero éperdu d’admiration pour son aîné, qui essaie de le convaincre d’accomplir un dernier exploit avant de tirer sa révérence : affronter la Horde sauvage, une bande de cent-cinq gangsters sans visage qui sèment la terreur dans la région.

Mon nom est Personne est peut-être le western-spaghetti le plus connu. Il fit un triomphe à sa sortie en salles fin 1973, en Italie et plus encore en France où il draina près de cinq millions de spectateurs en salles pendant plus de sept années d’exploitation ininterrompue.

Mon nom est Personne est l’oeuvre de Sergio Leone, même si c’est le nom de Tonino Valerii, l’un de ses collaborateurs à qui il avait délégué la réalisation, qui est crédité au générique. C’est un hommage revendiqué au western, qui ne verse pas dans la parodie, comme le western spaghetti en avait pris l’habitude (On l’appelle Trinita), mais n’en conserve pas moins un penchant avéré pour la comédie sinon la bouffonnerie.

Mon nom est Personne est truffé de références, notamment à la « trilogie du dollar » que Leone avait lui-même tourné quelques années plus tôt et qui lui avait valu la gloire :  Pour une poignée de dollars (1964), Et pour quelques dollars de plus (1965) et Le Bon, la Brute et le Truand (1966). Henry Fonda, la soixantaine grisonnante mais toujours ingambe, y tient avec le jeune Terence Hill – de son vrai nom Mario Girotti – le haut de l’affiche. Son doublage en italien dans la v.o. est assez déroutant.
Le succès du film doit beaucoup à la musique de Enio Morricone qui est devenue immédiatement iconique. La B.O. du film, d’une incroyable richesse, fourmille de références : elle reprend des phrases de La Horde sauvage ou de Il était une fois dans l’Ouest.

Remastérisé en 4K, Mon nom est Personne est ressorti dans quelques salles parisiennes d’art et d’essai fin 2023. Il y a attiré un public nombreux de nostalgiques, qui avaient vu le film plus jeunes, au cinéma ou à la télévision, et de néophytes, curieux de sa célébrité. A-t-il bien ou mal vieilli ? Certains effets visuels, certains gags ne passent plus la rampe. L’humour et la façon dont il s’exprime ont changé depuis cinquante ans. Mon nom est Personne fait moins rire le vieux monsieur de cinquante ans que je suis devenu que l’enfant bon public que j’étais au début des années 80. Reste l’effet madeleine-de-Proust : l’impression de retrouver des sensations et une époque oubliées.

La bande-annonce

Bellissima (1951) ★★☆☆

Maddalena Cecconi (Anna Magnani) vit chichement dans une cité HLM de la banlieue de Rome avec Spartaco, son mari, et Maria, sa fille unique âgée de cinq ans à peine. Elle nourrit pour elle un rêve : en faire une star de cinéma. Elle la présente au casting lancé par les studios de Cinecittà pour le prochain film d’un grand réalisateur. Mais, Maddalena et sa fille vont rencontrer d’amères désillusions.

En 1951, Visconti n’est pas encore l’immense réalisateur qu’il deviendra quelques années plus tard, avec ses chefs d’oeuvre proustiens : Le Guépard, Les Damnés, Mort à Venise… Son cinéma relève encore du néoréalisme dont ses Amants diaboliques (1942) constitue l’acte fondateur. D’ailleurs Cesare Zavattini, une figure majeure du néoréalisme, signe le scénario de Bellissima.

Le même sujet était au centre du roman d’Henri Troyat Grandeur nature, écrit quelques années plus tôt – un roman médiocre que notre professeur de français nous avait fait lire en classe de quatrième au début des années 80 pour des raisons qui défient l’entendement.

Bellissima filme une Italie qui peine encore à se relever de la Seconde Guerre mondiale mais dans laquelle on voit déjà, sur les bords du Tibre, poindre la dolce vita des Trente Glorieuses. La bande de voyous où gravite Alberto Annovazzi (Walter Chiari), le bellâtre qui laisse croire à Maria qu’il lui ouvrira les portes de Cinecittà si elle se donne à lui, évoque déjà celle que Pasolini filmera dans Accattone dix ans plus tard.

Anna Magnani est la star de ce film. Elle a sans doute dix années de trop pour le rôle. Mais elle était au sommet de sa gloire, pimentée par le scandale causé par sa séparation houleuse avec Rossellini qui lui avait préféré Ingrid Bergman. La « Louve romaine », comme elle fut surnommée, est quasiment de tous les plans. C’est un véritable maelström qui crie, éructe, pleure… sans jamais quitter ses hauts talons et son tailleur noir. Infirmière à domicile, qui s’épuise au travail pour un salaire de misère, Maria a reporté ses espoirs d’une vie meilleure sur sa fille. Elle s’y brisera les ailes. Sa chute est d’autant plus poignante qu’on la sait inéluctable et que, pire encore, elle-même est consciente de cette issue fatale.

La bande-annonce

Déménagement ★☆☆☆

Ren a onze ans. Ses parents divorcent. Elle ne le supporte pas.

Malgré le succès que sa projection à Cannes en 1993 avait rencontré, Déménagement n’était jamais sorti en salles en France. Cet oubli est réparé trente ans après, trop tard hélas pour donner à son réalisateur, Shinji Somai (1948-2001) la place qu’il aurait méritée dans le cinéma japonais entre les grands anciens (Kurosawa, Oshima, Imamura…) et la nouvelle pousse (Kitano qui l’éclipse, Miike, Kiyoshi Kurosawa, Kore-Eda…).

Sans doute, Déménagement fait-il son âge, avec ses longs travellings, le grain de son image en 16mm, son son parasité. Mais il a bien vieilli. Son histoire est de tous les temps et de toutes les latitudes, celle du divorce de deux parents et de ses répercussions sur leur enfant : Diabolo Menthe en France, Kramer contre Kramer aux Etats-Unis, ce chef d’œuvre glaçant qu’était Faute d’amour en Russie…

Le film est porté par l’énergie de sa jeune actrice, Tomoko Tabata, qui a poursuivi depuis une brillante carrière au cinéma et au théâtre et qui raconte dans Le Monde les conditions du tournage qui ne seraient plus tolérées de nos jours. Son interprétation rappelle celle de Jean-Pierre Léaud dans Les Quatre Cents Coups.

Mais hélas, Déménagement, qui dure plus de deux heures, m’a perdu dans sa dernière demi-heure où l’on voit la jeune héroïne s’égarer dans la forêt avant de se retrouver au bord du lac Biwa et d’y accepter l’inéluctable séparation de ses parents. Je comprends que ce long détour était nécessaire à l’économie du film. Mais sa longueur et sa langueur, qui contrastent avec la pétillante énergie du reste du film, ont eu raison de ma résistance.

La bande-annonce

Cycle Wim Wenders : Faux Mouvement (1975) ★☆☆☆ / L’Ami américain (1977) ★★☆☆ / Tokyo-Ga (1985) ★★☆☆ / The Million Dollar Hotel (2000) ★☆☆☆

Bénies soient les salles d’art et d’essai du Quartier latin qui programment des films qui deviendraient, sans elles, invisibles – et bienheureux les Parisiens qui comme moi peuvent en profiter quitte à faire bisquer les provinciaux qui ne jouissent pas de ce privilège !

À l’occasion de la sortie de Anselm, Écoles Cinéma Club a la bonne idée de programmer un cycle Wim Wenders et de rediffuser la quasi-totalité des films de ce réalisateur allemand bientôt octogénaire en activité depuis plus de cinquante ans.

Wenders était au sommet de sa gloire dans les 80ies lorsqu’il réalisait Paris, Texas, Palme d’or en 1984, et Les Ailes du désir. Adolescent, je faisais à l’époque mon éducation cinéphile et découvrais avec une admiration respectueuse ces films dont j’ai gardé un souvenir étonnamment précis. Je l’ai vu ensuite lentement se retirer du monde, abandonnant la fiction, retrouvant une seconde vie dans le documentaire à partir de Buena Vista Social Club et son succès surprenant.

Cette rétrospective fut pour moi l’occasion de combler quelques lacunes.

Faux mouvement est un des tout premiers films de Wenders. Le scénario est signé de Peter Handke qui s’est très lointainement inspiré des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe. Comme Alice dans les villes, qui lança la carrière de Wenders, Faux mouvement est un road movie qui traverse l’Allemagne du nord au sud et jette sur elle un regard désabusé. Filmé sous un ciel pluvieux, le film a mal vieilli et se traîne interminablement.

L’Ami américain a plus de nerf. Il est tiré d’un polar de Patricia Highsmith. On y sent poindre la fascination de Wenders pour les États-Unis, leur culture, leur cinéma (Denis Hopper interprète le personnage de Ripley et Nicholas Ray – auquel Wenders consacrera un documentaire trois ans plus tard – y tient un rôle secondaire).

Avec les États-Unis, le Japon est le deuxième pays de cœur de Wenders. Tokyo-Ga est un documentaire qui raconte le voyage qu’il y fait en 1983, sur les traces de Ozu, mort vingt ans plus tôt, dont il retrouve quelques uns des acteurs vieillissants et le cadreur.

J’avais manqué à sa sortie début 2000 The Million Dollar Hotel dont l’affiche était pourtant alléchante. Le film est raté. C’est la dernière superproduction hollywoodienne de Wenders qui traverse alors une profonde crise créatrice. Il prend conscience d’être arrivé à la fin d’un cycle.

La carrière de Wim Wenders force l’admiration autant qu’elle interroge. Rarement on a vu cinéaste plus cosmopolite dont l’œuvre s’est nourrie d’autant d’influences européennes, américaines, asiatiques… Palme d’or à trente-huit ans à peine, tout l’horizon des possibles lui était ouvert. Sans doute aurait-il pu tourner les mêmes films et les distribuer le reste de sa vie. Mais il a eu la lucidité de dresser le constat de l’exténuation de sa créativité et le courage d’essayer de faire « autre chose ».
Wim Wenders, qu’avez-vous fait de votre talent ?

La bande-annonce de Faux Mouvement
La bande-annonce de L’Ami américain
La bande-annonce de Tokyo-Ga
La bande-annonce de The Million Dollar Hotel

Les Harmonies Werckmeister (2000) ☆☆☆☆/★★★★

Dans un lieu anonyme, à une époque inconnue – mais que certains signes (l’hélicoptère de l’antépénultième plan) peuvent laisser penser être contemporaine – l’arrivée dans une petite ville sans histoire d’une attraction foraine sème le chaos. Un jeune postier, Janos Valuska, est le témoin impuissant de l’hystérie qui gagne les habitants.

J’ai attaqué l’immense Béla Tarr par la face nord en découvrant récemment son ultime film, Le Cheval de Turin. Son ambition, sa radicalité, son austérité m’avaient terrassé. Il restera pour moi l’un des plus grands films jamais vus. Remontant lentement dans l’oeuvre de Béla Tarr, je découvre son premier film diffusé en France qui est ressorti mercredi dernier dans une salle parisienne. Ce que j’en avais lu me laissait présager un choc esthétique au moins aussi grand que Le Cheval de Turin.

Las ! La magie n’a pas opéré. Les Harmonies Werckmeister m’ont laissé sur le bord du chemin. Je n’y ai rien compris. Et je m’y suis magistralement ennuyé. Ce naufrage me place dans une situation impossible à l’heure d’écrire ma critique quotidienne. Que dire de ce film ? Simuler un enthousiasme que je n’ai pas vécu au risque de l’hypocrisie ou dénigrer un film que je n’ai pas aimé au risque de la cuistrerie ?

En partisan inconditionnel du « en même temps », je vais essayer de faire les deux, en commençant par cette note schizophrène ☆☆☆☆/★★★★ à laquelle j’ai eu recours une ou deux fois dans le passé pour The Whale ou pour le dernier Terrence Malick.

Sans doute Les Harmonies Werckmeister est-il un chef d’oeuvre qui mérite quatre étoiles. Un chef d’oeuvre par sa forme épurée, ses trente-neuf plans-séquences d’une virtuosité folle (celui qui ouvre le film et en annonce le sujet ou celui du sac de l’hospice), son noir et blanc majestueux, la musique hypnotisante de Mihaly Vig. Un chef d’oeuvre par les thèmes autant politiques que métaphysiques qu’il aborde, sur les totalitarismes, le lien social et la condition humaine.

Les Harmonies Werckmeister n’en demeure pas moins un chef d’oeuvre indigeste, à la durée intimidante (deux heures et vingt cinq minutes), à la lenteur rebutante, à la noirceur désespérante et à l’opacité revendiquée. Ainsi de cette scène que j’ai évoquée du sac de l’hospice où on voit, sans en connaître les motifs, une foule muette, ivre de violence pénétrer dans un hospice insalubre et en bastonner systématiquement les patients hagards jusqu’à trouver, dans la dernière salle, derrière un rideau de bain, un vieillard nu au corps décharné (référence aux prisonniers cadavériques des camps de la mort nazis ?) devant lequel sa violence déchaînée se fige.

Pourquoi lisez-vous ce texte ? Quelques-uns parmi vous sont des amis fidèles que mon avis intéresse et amuse. Mais la plupart sont des inconnus qui, à raison, se contrefichent de mon opinion. Vous me lisez – et vous cesserez bientôt de me lire si je continue à me regarder le nombril – pour avoir un avis éclairé sur un film, soit que vous l’ayez déjà vu et que vous souhaitiez confronter votre point de vue avec le mien, soit que vous ne l’ayez pas encore vu et hésitiez à le voir.
Dans cette mesure, que dois-je vous dire des Harmonies Werckmeister ? Que je n’y ai rien compris ? cela vous fera une belle jambe. Qu’il faut aller le voir parce que c’est un chef d’oeuvre ? Que vaut cette prescription douteuse en faveur d’un film dont je viens de dire que je m’y suis copieusement ennuyé ? Au moins le cinéma de Béla Tarr aura-t-il eu le mérite d’interroger mes limites….

La bande-annonce

La Comédie humaine (2008) ★☆☆☆

La Comédie humaine raconte trois histoires qui se déroulent de nos jours à Tokyo et dont les héros de chacune sont des personnages secondaires des autres. Dans la première, deux femmes, la trentaine, se rencontrent par un concours de circonstances à un spectacle de danse, sympathisent et échangent des confidences sur leurs vies sentimentales chaotiques. Dans la deuxième, une photographe sans talent prépare son premier vernissage qui tourne au fiasco. Dans la troisième, un jeune marié, fauché par un camion-poubelle, est amputé du bras droit et souffre du syndrome du membre fantôme.

La sortie en juin de Love Life et son succès auprès d’un public cinéphile ont poussé son distributeur, Art House, à programmer en salles le tout premier film de Kôji Fukada, inédit en France. J’ai souvent parlé de ce jeune réalisateur, né en 1980, qui appartient à une génération d’artistes qui fait souffler un vent frais dans le cinéma japonais. J’ai recensé la quasi-totalité de ses films depuis qu’ils sont sortis ou ressortis en France : Hospitalité (2010), Sayonara (2015), Harmonium (2016), L’Infirmière (2019) le diptyque Suis-moi je te fuis, Fuis-moi, je te suis en 2022 et enfin Love Life cet été. Mes critiques étaient tièdes, sinon négatives, alors que Fukada fait au contraire l’objet d’éloges quasi-unanimes.

Ce n’est pas son premier film qui va me réconcilier avec son œuvre. Il s’agit de trois courts métrages qui pourraient se regarder indépendamment même si un lien ténu les relie les uns aux autres. Chacun raconte une histoire volontairement anodine, sinon la troisième plus dramatique. Dans chacune de ces histoires, ancrées dans la vie quotidienne d’habitants sans histoires de la capitale japonaise, se glisse imperceptiblement un soupçon, ou un poison, comme si la réalité banale cachait en fait des mystères. Qu’on ne s’y méprenne pas : il ne s’agit pas, comme dans certaines œuvres ultérieures de Fukuda d’ouvrir ou d’entrouvrir la porte vers une réalité fantastique, mais au contraire de souligner les petits mensonges  plus ou moins insignifiants dont nos vies sont tissées.

Que chacun d’entre nous charrie dans sa besace son lot de non-dits, plus ou moins avouables, n’a rien hélas de bien nouveau. Qu’il se place sous les auspices intimidants de Balzac par son titre ou de Rohmer par son dispositif, le cinéma de Fukada se borne à revisiter des sillons que d’autres ont déjà creusés avec plus de talent.

La bande-annonce

Sandra (1965) / L’Innocent (1976) ★★☆☆

Hasard ou coïncidence ? J’ai vu coup sur coup deux films de Luchino Visconti que diffusaient deux cinémas d’art et d’essai du Quartier Latin dans le cadre de deux rétrospectives différentes.

Je connaissais déjà les principales œuvres de l’immense réalisateur italien : Senso, Rocco et ses frères, Le Guépard, Mort à Venise…. Mais je n’avais jamais vu ces deux-là, moins connues.

Sandra est un film en noir et blanc tourné en 1965. Son héroïne, interprétée par Claudia Cardinale, revient avec son mari dans sa maison natale, à Volterra, à l’occasion d’une cérémonie en mémoire de son père déporté et assassiné à Auschwitz. Elle y retrouve son frère, Gianni (Jean Sorel, un physique à la Alain Delon), avec lequel elle a entretenu une relation incestueuse dans son enfance.

L’Innocent est le dernier film tourné par Visconti, en 1976, que la maladie qui l’emporta ne lui laissa pas le temps d’achever. C’est l’adaptation d’un roman de Gabriele d’Annunzio. Son action se déroule dans la haute noblesse romaine à la fin du XIXème siècle. Son héros, Tullio Hermil (Visconti espérait qu’Alain Delon interprète le rôle mais dut se rabattre sur Giancarlo Giannini), est un monstre d’égoïsme qui trompe éhontément sa femme mais ne supporte pas qu’elle ait un amant et attende un enfant.

Le cinéma de Luchino Visconti est d’une folle élégance. Ce rejeton de la vieille noblesse milanaise a un temps flirté avec le communisme. Ses premiers films en portent la marque, qui s’inscrivent dans la veine du néo-réalisme italien : Les Amants diaboliques, La terre tremble… Mais avec Senso, en 1954, son premier film en couleurs, son œuvre tourne le dos au néo-réalisme et prend un tour qu’elle ne quittera plus : elle filme – comme dans Le Guépard, comme dans Mort à Venise, comme dans L’Innocent – la haute noblesse de l’Italie du Risorgimento confrontée, comme chez Proust, à l’imminence de sa décadence.

Quelques-uns de ses films se déroulent dans l’Italie contemporaine : Nuits blanches, Rocco et ses frères, Sandra, Violence et passion… Mais ils ont le même raffinement que ses films d’époque et racontent des histoires semblables de familles déchirées et pourtant lucides sur leur inéluctable déclin. Le cinéma de Visconti, c’est une fleur en putréfaction : il en a la beauté et le parfum.

La bande-annonce de Sandra
La bande-annonce de L’Innocent

Le Festin nu (1991) ★★☆☆

En 1953, à New York, William Lee (Peter Weller, devenu alors récemment célèbre dans le rôle titre de Robocop) replonge dans la drogue quand sa femme (Judy Davis) le convainc , comme elle le faisait jusqu’alors en cachette, de s’injecter l’insecticide qui lui est fourni par la société qui l’emploie comme exterminateur. La consultation d’un charlatan, le Dr Benway (Roy Scheider, garde-côte d’anthologie dans Les Dents de la mer), qui au lieu de soigner son addiction l’y enfonce, le désoriente encore un peu plus. Après avoir tué accidentellement sa femme, Lee se retrouve en Interzone, un Maghreb de cauchemar dont Lee serait devenu l’agent involontaire. Il y tape ses rapports sur des machines à écrire mi-mécaniques, mi-organiques qui se révèlent posséder une vie à part entière.

J’avais raté Le Festin nu à sa sortie en 1992. Je me souviens même avoir failli le voir avec mon ami Henri à ce qui n’était pas encore l’UGC Ciné Cité Les Halles et qui s’appelait je crois le Forum Horizon. Pour une raison que j’ai oubliée, nous avions changé d’avis et étions allés faire (ou voir ?) je ne sais quoi. Sa reprise en salles, près de trente ans plus tard, me permet enfin de l’y voir. Filmé dans des 50ies de carton-pâte, il n’a pas pris une ride. La patte de Cronenberg y est immédiatement identifiable avec son obsession gore pour des créatures visqueuses et cauchemardesques.

Cronenberg est un artisan qui, avant les progrès que les technologies permirent depuis, bricolait à la main ses effets spéciaux. Les créatures improbables du Festin nu n’ont pas été dessinées à la palette graphique mais réalisées à l’échelle avec du latex et de la colle. Le procédé donne à l’image un côté un peu vieillot, un peu amateur.

L’univers halluciné de Burroughs est parfaitement raccord avec celui du réalisateur canadien qui était alors à l’apogée de sa carrière, à l’approche de la cinquantaine, après les succès de La Mouche et de Faux-semblants. Si son film porte le titre du plus célèbre roman de Burroughs, il assemble en fait des éléments tirés de plusieurs autres livres : JunkyExterminatorQueerInterzone
Wikipedia présente, mieux que je ne saurais le faire, le livre de Burroughs : « Le Festin nu se veut une descente cauchemardesque dans l’esprit d’un junkie, transcendant la forme classique du roman en le déstructurant, maltraitant la forme et le fond, donnant chair à ses divagations morphinisées dans des allégories oscillant de la science-fiction à la tragédie, parlant de modifications corporelles, d’orgies homosexuelles, de complots et de créatures angoissantes, dans un pays étrange, lieu de toutes les folies, nommé Interzone. »

Ce résumé conviendrait parfaitement au film de Cronenberg. Paradoxalement, la rencontre de cet écrivain sous emprise et de ce réalisateur visionnaire, si elle donne naissance à un univers fantastique à nul autre pareil, produit un résultat assez sage dont la clé se comprend (trop) aisément : William Lee est le double autobiographique de Burroughs qui, à Tanger au Maroc, au mitan des 50ies, y teste toutes sortes de drogues, assume ouvertement son homosexualité et tente avec sa machine à écrire de mettre des mots sur les expériences qu’il traverse.

Le Festin nu est aujourd’hui un film-culte. Il n’a pas volé ce statut. Mais je m’attendais à un spectacle plus déjanté que celui, somme toute très raisonnable qu’il nous propose.

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La Cité des douleurs (1989) ★★★☆

En 1945, la capitulation de l’Empire du soleil levant provoque le retrait des troupes japonaises de l’île de Taïwan, qu’elles occupaient depuis un demi-siècle. Jusqu’à la défaite du Kuomintang en Chine continentale en 1949 et le retrait de Tchang Kai-chek, Taïwan connaîtra quatre années chaotiques. En 1947, une sévère répression s’abat sur les nationalistes chinois causant plusieurs dizaines de milliers de victimes. La mémoire en restera longtemps interdite. C’est seulement en 1989, quatre ans après la levée de la loi martiale instaurée en 1949 que Hou Hsiao-Hsien lèvera le voile sur cette page occultée de l’histoire officielle taïwanaise.

Il le fait à sa manière, qui n’est pas celle grandiloquente du héraut de la geste nationale, mais bien du peintre intimiste de scènes de la vie quotidienne, à travers l’histoire d’une famille. Elle a pour cadre Juifen, un petit village de montagne à une heure au nord-est de Taipei. Elle a pour héros une fratrie. L’aîné tient un tripot. Le deuxième a disparu pendant la guerre. Le troisième, acoquiné aux Japonais, a mouillé dans toutes sortes de trafics louches. Le benjamin, docteur de profession et photographe amateur, est sourd-muet depuis l’enfance.

La Cité des douleurs est un film intimidant qui dure près de trois heures. Son scénario n’est pas toujours lisible qui saute d’un frère à l’autre sans qu’on réussisse toujours à identifier les protagonistes. Il nécessite surtout une connaissance minimale de la situation politique de Taiwan, coincée entre ses deux immenses voisins.

Lion d’or à Venise en 1989, La Cité des douleurs doit son statut de film culte à deux facteurs. Le premier, on l’a dit, est le rôle qu’il a joué, comme Birth of a Nation aux Etats-Unis, Lacombe Lucien en France ou Le Tambour en Allemagne, à Taïwan dans la prise de conscience et dans l’acceptation de son passé national. Le second est d’avoir lancé la carrière de Hou Hsiao Hsien qui demeure à ce jour, le plus grand réalisateur taïwanais.

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Kasaba (1997) ★☆☆☆

Un mois après Les Herbes sèches, Memento Distribution a eu la riche idée de sortir le premier long métrage de Nuri Bilge Ceylan, la figure de proue du cinéma turc, dont les longs métrages, encensés par les uns, honnis par les autres (moi y inclus) engrangent les récompenses dans les festivals les plus prestigieux (Winter Sleep a obtenu la Palme d’or – certains esprits facétieux l’ont aussitôt rebaptisé « la palme dort » en 2014).

La sortie en salles de Kasaba n’est pas seulement un coup de marketing visant à attirer tous ceux – et ils sont nombreux – que séduit le cinéma contemplatif de Ceylan. Juste après celle des Herbes sèches, elle démontre la cohérence d’une œuvre tout entière incluse dans ses prodromes.

Comme Les Herbes Sèches, Kasaba se passait déjà dans un petit village d’Anatolie. Ses premières scènes sont quasiment identiques. Elles se déroulent dans une misérable salle de classe, chauffée par un poêle à bois, où un maître démotivé essaie de faire respecter la discipline à des enfants pouilleux tandis que la neige tombe obstinément derrière les vitres sales de l’école, laissant deviner dans le brouillard un village triste et boueux.

Après cette première scène hivernale, la deuxième, la plus longue, se déroule l’été suivant. La gamine, qu’on a vue à l’école être humiliée par un professeur pour le goûter faisandé qu’elle avait dans son cartable, se rassemble avec son frère cadet et sa famille autour d’un feu de camp. Ses grands-parents, ses parents, son oncle l’entourent. Chacun prend la parole à tour de rôle, racontant ses souvenirs, ses regrets, ses espoirs devant les deux enfants.

Le film se clôt par une dernière séquence, muette, à l’automne, marquant la lente succession des saisons et l’inaltérable beauté de la nature. Le noir et blanc du film concourt à lui donner un parfum d’intemporalité : l’action – si tant est qu’on puisse utiliser ce terme – est censée se dérouler dans les 70ies ; mais elle n’est d’aucun temps ni d’aucune époque.

On l’aura compris : Kasaba séduira les amoureux inconditionnels de l’oeuvre de Nuri Bilge Ceylan ; car elle en annonce les thèmes et en a déjà la forme, notamment ce goût fétichiste pour les cadrages et les longs plans fixes. Quant aux autres, sauf aux plus masochistes d’entre eux, je ne saurais trop leur recommander de s’abstenir.

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