Le Syndrome des amours passées ★★★☆

Rémy (Lazare Gousseau) et Sandra (Lucie Debay) cherchent sans succès à avoir un enfant ensemble. Un médecin un peu perché leur diagnostique une maladie rare, le syndrome des amours passées, et leur prescrit une thérapie radicale : pour enfanter, Rémy et Sandra doivent refaire l’amour avec tous leurs ex. S’il accepte sans barguigner de se plier à cet étonnant protocole, le couple est vite confronté à un problème perturbant : Rémy n’a guère eu que trois relations, Sandra au contraire en a accumulé plus d’une vingtaine.

Nous vient de Belgique un bijou. Il est signé par un couple de réalisateurs – dont on imagine, sans en rien savoir, la part de lui-même qu’il a mis dans l’écriture de ce scénario – dont le précédent film, Une vie démente, avait pour héroïne une sexagénaire frappée par la maladie d’Alzheimer. Y jouait déjà la blonde et belge Lucie Debay que rejoint ici le chauve et bordelais Lazare Gousseau. Quelques personnages secondaires les rejoignent : Florence Loiret-Caille, une mère de famille qui ressent le besoin vital chaque mardi soir à Bruxelles de prendre un amant pour épicer d’un grain de folie une vie trop fade, et Nora Hamzawi que j’adore depuis sa réplique culte dans Eléonore (« Tu es sophistiquée, audacieuse…. féline – Féline ? Ça veut rien dire ; c’est juste une façon sophistiquée de dire cochonne »)

Il faut accepter de passer par-dessus le postulat de départ, passablement farfelu sinon totalement incongru, pour entrer de plain-pied dans cette comédie du couple ou du trouple (je n’ai jamais clairement compris si ce néologisme était l’agglutination de couple et trio ou de couple et trouble). Elle renvoie à une double interrogation qui obsède tous les couples : qui as-tu aimé avant moi ? aimes-tu quelqu’un d’autre que moi ?
La seconde interrogation, celle de l’infidélité conjugale, est à ce point essorée qu’on voit mal comment le cinéma ou la littérature pourraient encore l’explorer sans bégayer. Mais la croiser avec la première (les ex, les sentiments qu’ils ont suscités et qu’ils suscitent peut-être encore) est un coup de génie.

D’autant que Ann Sirot et Raphaël Balboni le font avec une ironie et une tendresse communicatives. Leur film est une bulle de savon, un loukoum, un clin d’oeil. Tout y est léger et gracieux. Jusqu’aux scènes de sexe, filmées comme d’élégantes chorégraphies, nous évitant tout à la fois l’ennui et le malaise voyeuriste devant ces intermèdes graveleux que tous les films se sentent obligés de nous infliger.

La conclusion du film est presqu’aussi perchée que son postulat de départ. Mais si on a accepté de s’y laisser embarquer, on l’acceptera avec le sourire.

Sorti en catimini fin octobre, ce Syndrome a vite disparu des écrans. Je ne l’aurais pas vu si un ami, fidèle d’entre les fidèles, ne me l’avait pas signalé. Qu’il en soit remercié.

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Simple comme Sylvain ★★★☆

Sophia est professeure de philosophie à l’université du troisième âge de Montréal. Le couple qu’elle forme depuis dix ans avec Xavier, un intellectuel qui lui ressemble, s’est lentement enfoncé dans la routine. À quarante ans passés, Sophia rencontre Sylvain, le menuisier que le couple a recruté pour des travaux dans le chalet dont ils viennent de faire l’acquisition dans les Laurentides. Entre Sophia et Sylvain, c’est le coup de foudre immédiat. Mais l’amour pourra-t-il dépasser les différences sociales ?

Le pitch de ce film est désespérément banal. Des films sur le coup de foudre, on en a vu treize à la douzaine. Quant au thème de l’amour plus fort que les différences sociales, c’est l’un des plus éculés de la littérature et du cinéma, qu’on pense aux grands romans victoriens (Orgueil et préjugés, Les Hauts de Hurlevent), à quelques films à succès hollywoodiens (Pretty Woman, Coup de foudre à Notting Hill voire 50 nuances de Grey) ou certaines comédies françaises inoffensives (Mon pire cauchemar, Pas son genre…).

Mais Simple comme Sylvain réussit, sur ce canevas rebattu, un petit miracle. Il le fait à la sauce québécoise, tellement délicieuse, avec cette langue si savoureuse, émaillée de québécismes qu’on peinerait à comprendre sans le recours aux sous-titres. La mise en scène de Monia Chokri joue une large part dans cette réussite, qui aime à multiplier les bruyantes réunions de famille, les tablées hautes en couleur où, à un rythme de mitraillette, s’échangent propos badins et flèches empoisonnées.

Le sujet central de Simple comme Sylvain est la différence de classes sociales au sein du couple. Sommes-nous condamnés à partager la vie d’un conjoint qui nous ressemble, qui a les mêmes origines sociales que nous, avec qui on partage les mêmes références culturelles ? ou l’amour peut-il dépasser ces contingences sociologiques et combler le fossé qui nous sépare de celui ou de celle qui n’est pas comme nous ? J’ai adoré la fin du film qui donne à ces questions une réponse surprenante.

L’air de rien, Simple comme Sylvain est aussi un film profondément charnel qui raconte la passion d’une quadragénaire nullipare BCBG pour un homme des bois. Sophia évoque dans le film Lady Chatterley. La référence est pertinente, qu’il s’agisse de la différence de classes à dépasser (et Simple comme Sylvain prendra un malin plaisir à ne pas reproduire la conclusion du roman de DH Lawrence) et surtout de l’embrasement des sens que cette rencontre suscite.

Simple comme Sylvain est terriblement sensuel. On y perçoit, on y ressent l’excitation de Sophia dont elle a d’ailleurs parfaitement conscience et qu’elle théorise dans le cours de philosophie qu’elle donne sur l’amour en citant les plus grands auteurs (Platon, Schopenhauer, Spinoza…). Sans jamais verser dans la vulgarité ni dans le voyeurisme (on apprécie que les seules fesses dénudées qu’on voit soient celles de Sylvain), le film rend compte de cet embrasement des sens. Sophia et Sylvain font l’amour du soir au matin et du matin au soir. Tout est écrit dans le premier baiser qu’ils échangent furieusement le premier soir dans la voiture de Sylvain, petit bijou de mise en scène avec ce pare-brise qui occulte leurs yeux pour nous focaliser sur le fiévreux ballet de leurs langues emmêlées. En miroir, il livre une image particulièrement cruelle des couples ronronnants dont les partenaires jadis amants se sont mués en meilleurs amis. Il évoque aussi, avec les parents de Sylvain, ces couples âgés, frappés par la maladie, sentant venir la fin prochaine et incapables de vivre sans l’autre.

Si Simple comme Sylvain m’a tant plu, c’est parce que je suis tombé sous le charme de son actrice principale. Magalie Lépine-Blondeau est inconnue en France ; elle est une star au Québec où elle joue à la télé, au cinéma, au théâtre. Elle m’a fait penser à Andie McDowell… et à Frankie Wallach, la fille des pubs pour EDF !

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Killers of the Flower Moon ★★★★

Lorsque l’exploitation pétrolière débuta en Oklahoma au début du XXième siècle, les Indiens Osage, propriétaires des terres arides qui leur avaient été concédées, devinrent du jour au lendemain immensément riches. Cette manne attira immédiatement des Blancs cupides. Cette page méconnue de l’histoire américaine a constitué la matière du livre de David Grann (auteur de The Lost City of Z) que Martin Scorsese porte à l’écran.

L’automne du cinéma est aussi celui des réalisateurs. Après ceux de Roman Polanski (90 ans), de Frederick Wiseman (93 ans), de Nani Moretti (70 ans), de Woody Allen (87 ans), de Wim Wenders (78 ans) et de Ken Loach (87 ans) ces dernières semaines, sortent en salles ce mois-ci des films de fringants octogénaires : Hayao Miyazaki (82 ans), Ridley Scoot (85 ans), Denys Arcand (82 ans), Barbet Schroeder (82 ans)…. Si Clint Eastwood, James Ivory et Costa-Gavras s’en mêlaient, on pourrait créer un EPHAD de luxe baptisé l’Ancienne Vague, rassemblant les gloires toujours sacrément créatives du septième art.

Martin Scorsese (80 ans) en serait probablement le capo dei tutti capi, le parrain des parrains. L’ancien séminariste new-yorkais tourne des films depuis plus de cinquante ans, avec son alter ego, Robert De Niro, qui interprète ici William Hale, un riche éleveur de bétail qui passe pour le meilleur ami des Osages alors qu’il complote secrètement à leur perte. L’autre acteur fétiche de Scorsese depuis une vingtaine d’années, son fils d’adoption, Leonardo DiCaprio joue le deuxième rôle titre. Il interprète le neveu de William Hale, démobilisé après la Première Guerre mondiale, devenu le complice plus ou moins lucide des manoeuvres du patriarche. Comme souvent dans les films hyper-virils de Scorsese, les femmes y sont  réduites à la portion congrue. La prestation de Lily Gladstone, découverte chez Kelly Reichardt, n’en est que plus admirable. Dans le rôle de Mollie, la riche Indienne que William Hale pousse son neveu à épouser et dont celui-ci tombera amoureux, elle en impose par son hiératisme, par ses silences, par son sourire en demi-teinte.

On a beaucoup glosé sur la durée indigeste de Killers of the Flower Moon : 3h26. Force m’est de reconnaître que c’est par sa faute que j’ai mis près de deux semaines à le voir, soit que je n’en trouvais pas le temps dans un agenda un peu chargé, soit que je n’estimais pas disposer du « temps de cerveau disponible » pour m’y plonger dans de bonnes conditions. Pour autant, vu l’ambition du film, une telle durée n’a rien de disproportionnée. Les plus grands films dépassent allègrement les quatre-vingt-dix minutes canoniques : Autant en emporte le vent, Ben-Hur, Lawrence d’Arabie, 2001, Odyssée de l’espace, La Liste Schindler
Sa durée est d’autant moins pesante qu’on ne regarde jamais sa montre, happé par la fluidité d’un scénario qui ne ménage aucun temps mort. On est loin pour autant du rythme frénétique de certains des films de Scorsese, tournés sous acide, épuisants à force d’accélérations. C’est Jacques Morice dans Télérama qui écrit très intelligemment que le cinéma de Scorsese se rapproche du classicisme d’un Eastwood, sans effet de manche, sans tentation du spectaculaire. Par exemple, une course de vieilles automobiles rutilantes dans les rues de Fairfax, dont on imagine en frémissant le prix que sa reconstitution a coûté, est pliée en quelques plans à peine alors que les scènes clés du film sont des face-à-face en champ-contrechamp filmés dans une salle de séjour sans apprêt.

Killers of the Flower Moon s’inscrit à la croisée des genres. Son sujet fait penser aux westerns ; mais il louche aussi vers la saga historique, le film noir, le film de mafia, le polar… Il se noue et se dénoue avec une (trop ?) parfaite maîtrise dans sa dernière demi-heure, alors que la lassitude aurait pu commencer à se faire sentir. Du grand oeuvre, maestro !

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Le Procès Goldman ★★★☆

Né en 1944, Pierre Goldman est un jeune activiste d’extrême-gauche, chef du service d’ordre de l’UNEF à la Sorbonne au début des 60ies, parti battre le maquis avec des groupes de guérilleros latino-américains entre 1967 et 1969, réduit à son retour à Paris, pour boucler des fins de mois difficiles, à s’acoquiner avec le grand banditisme et à commettre de petits braquages. Il est accusé du meurtre de deux pharmaciennes boulevard Richard-Lenoir à Paris en décembre 1969. Un premier procès devant la cour d’assises de Paris en décembre 1974 conduit à sa condamnation à perpétuité mais provoque une vive mobilisation de la gauche intellectuelle en sa faveur. Il est opportunément cassé par la Cour de cassation qui renvoie l’affaire devant une autre cour. Un second procès a donc lieu à Amiens en avril 1976. C’est Georges Kiejman qui assure sa défense.

Le Procès Goldman a fait l’ouverture de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Il est signé par Cédric Kahn, un des réalisateurs français les plus talentueux, dont la filmographie déjà bien étoffée ne compte que des pépites – c’est grâce à L’Ennui (1998) que j’ai découvert Alberto Moravia et La Prière (2018), qui a lancé la carrière d’Anthony Bajon, compte parmi mes films préférés de ces dix dernières années – mais qui se renouvelle tellement d’un film à l’autre au point de priver son oeuvre d’unité.

Un mois après Anatomie d’une chute, presqu’un an après Saint Omer, c’est encore un film de procès, un genre qui décidément connaît ces temps ci un regain de flamme. Le risque existe que Le Procès Goldman soit éclipsé par la Palme d’or de Justine Triet qui aura bénéficié d’un écho retentissant et dont j’ai dit à sa sortie les immenses qualités. Ce serait dommage. Car Le Procès Goldman est un grand film.

C’est un film historique qui ressuscite un pan oublié de notre histoire, un procès des 70ies dont l’objet n’était pas la peine de mort comme ceux de Patrick Henry défendu par Robert Badinter ou de Christian Ranucci ou les violences faites aux femmes pour Anne Tonglet et Aracelli Castelanno défendues par Gisèle Halimi. Son objet a retrouvé récemment une brûlante actualité puisqu’il y est question aussi bien de la radicalisation d’un engagement politique qui flirte avec la violence (comme le reproche en a été fait aux accusés de Tarnac), d’une police violente et travaillée par des préjugés racistes et d’une justice de classe expéditive mettant à mal la présomption d’innocence.

Ce qui impressionne dans Le Procès Goldman, c’est la maîtrise de sa mise en scène. La caméra ne quitte  quasiment jamais la salle d’audience, sinon pour la première scène, qui se déroule dans le cabinet de George Kiejman à Paris et pour quelques intermèdes tournés dans la « souricière », cette pièce du palais de justice où l’accusé est enfermé pendant les interruptions de séance.
Le procédé pourrait être étouffant. Il l’est parfois d’autant que le film dure près de deux heures. Mais les joutes orales qui opposent l’accusation, l’avocat des parties civiles et la défense sont d’une telle intensité, les témoignages qui se succèdent offrent l’occasion de tant de retournements, le suspense qui, jusqu’au prononcé du verdict, est si intense (ne cédez pas à la tentation de le connaître avant d’aller voir le film) qu’on sort de la salle, épuisé mais conquis, par ce film si impressionnant.

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Sages-femmes ★★★☆

Amies et colocataires, Louise et Sofia viennent d’achever leurs études de sages-femmes et prennent ensemble leur service à la maternité d’un grand hôpital parisien. Immédiatement, elles sont plongées dans l’activité frénétique d’un service en sous-effectif chronique où les médecins, les sages-femmes et les infirmiers ne savent plus où donner de la tête pour accompagner avec le minimum d’attention les accouchements qui se passent bien et éviter à ceux qui se passent mal de tourner au drame.

L’hôpital a la cote. Sans entrer ici dans le débat ultra-sensible de la priorité budgétaire qui lui a ou non été donnée depuis qu’il a résisté vaillamment à la vague de Covid, on peut sans se déchirer reconnaître qu’il a la cote au cinéma où des séries, des documentaires, des fictions y plantent leur caméra : H6 à Shanghai, La Fracture de Catherine Corsini, Voir le jour avec Sandrine Bonnaire qui se déroulait, comme Sages-femmes, dans un service de maternité, la série Hippocrate avec l’impériale Anne Consigny dans le rôle de la cheffe de service, Patients de Grand Corps Malade, Pupille, un film quatre étoiles, De chaque instant, le documentaire de Nicolas Philibert sur la formation de jeunes infirmières, Premières urgences dans un service d’urgences d’un hôpital public du 9.3. Manque à cette longue énumération Sage-Homme avec Karin Viard, sur un jeune étudiant en médecine contraint faute de mieux de choisir cette spécialité là, que la bande-annonce hyperconvenue m’a dissuadé d’aller voir.

On pouvait légitimement craindre, à la lecture du résumé de Sages-femmes, un énième film sans surprise mettant en scène deux gentilles filles, le cœur gros comme ça, réussissant, après des débuts difficiles, à trouver leur place dans un service débordé, auprès de collègues revêches mais accueillantes, le tout habillé dans une dénonciation finement politique du manque de moyens dont souffre l’hôpital public.
Ces a priori ne sont pas entièrement infondés. Mais on aurait pour autant eu tort de s’y arrêter. Le pedigree de sa réalisatrice m’avait incité à lui donner sa chance : Léa Fehner avait signé Qu’un seul tienne et les autres suivront en 2009, un film choral au titre si poétique sur les détenus d’une prison et Les Ogres en 2016 avec Adèle Haenel sur une joyeuse troupe de saltimbanques. J’avais adoré ces deux films-là (Les Ogres avec quatre étoiles figuraient à la septième place de mon Top 10 2016) comme j’ai beaucoup aimé ce film-ci, si juste et si généreux.

Il faut ne pas avoir de cœur, ou bien l’avoir sacrément endurci, pour ne pas être ému aux larmes à la naissance d’un nouveau-né qui pousse son premier cri et qu’on pose tout fripé et couvert de vernix sur le sein de sa mère en larmes. Sages-femmes aurait pu se contenter de filmer des accouchements à la chaîne. On craint d’ailleurs dans sa première moitié qu’il ne suive cette voie paresseuse ; mais son scénario est plus subtil qui met en scène le parcours chaotique de Louise et Sofia – la première trouvant peu à peu ses marques après des débuts difficiles, la seconde au contraire, qui avait immédiatement trouvé sa place, durablement traumatisée par un accouchement qui tourne mal – et qui les entoure d’une galerie de seconds rôles hauts en couleur (on n’oubliera pas de sitôt Valentin, l’externe si maladroit, et Bénédicte, interprétée par Myriem Akheddiou découverte en 2019 chez les frères Dardenne)

Le film se termine hélas comme on l’avait imaginé. Mais cette conclusion prévisible n’ôte rien au plaisir qu’on y a pris et aux larmes émues qu’on y a versées.

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Anatomie d’une chute ★★★★

Samuel, le compagnon de Sandra, est mort dans des conditions mystérieuses. Son fils, Daniel, onze ans, malvoyant, a découvert son corps inanimé dans la neige devant le chalet où la famille s’était installée depuis un an espérant y recommencer sa vie sur d’autres bases. Samuel, écrivain raté et dépressif, s’est-il suicidé ? Ou a-t-il été poussé dans le vide par Sandra ?
Après un an d’enquête, l’instruction conclut à la culpabilité de Sandra. Un procès se tient qui la met sur la sellette, révèle ses infidélités passées, met à nu les disputes orageuses qui l’opposaient à Samuel et laisse au seul Daniel la seule responsabilité dans son témoignage d’innocenter ou d’incriminer sa mère.

La Palme d’or décernée en mai dernier à Justine Triet a fait couler beaucoup d’encre. Pour de mauvaises raisons. En recevant son prix, la jeune réalisatrice avait défendu l’exception culturelle française et reproché à Emmanuel Macron sa politique néolibérale et sa réforme des retraites provoquant immédiatement une homérique polémique. D’un côté de l’échiquier politique, on la félicitait d’avoir saisi la tribune qui lui état offerte pour tenir un discours militant comme Ken Loach avant elle ; de l’autre on lui reprochait l’outrance de ses propos et son ingratitude, son film ayant largement bénéficié des subventions publiques de l’Etat et de la région Auvergne-Rhône-Alpes.

Ce n’est pas le lieu de rouvrir cette polémique mais bien d’examiner les qualités de cette Palme d’or.

Elles sont immenses.
Anatomie d’une chute est un film exceptionnel, une réussite totale, dont la longueur (2h30) peut intimider, mais qui ne connaît aucun temps mort.

Anatomie d’une chute est un film de procès, un genre dont on sait l’efficacité cinématographique. Douze hommes en colère, Du silence et des ombres, Autopsie d’un meurtre, La Vérité, JFK en constituent les modèles quasiment indépassables. Un autre film de procès a eu un grand succès l’an passé : Saint Omer. À rebours de la critique, unanime et enthousiaste, je ne l’avais pas aimé car j’avais été dérouté par le comportement contradictoire, pour ne pas dire schizophrène, de son héroïne.
Sandra Hüller, à laquelle le Prix d’interprétation féminine a sans doute échappé pour le seul motif qu’il ne pouvait être cumulé avec la Palme, n’est pas moins ambiguë que l’héroïne de Saint Omer interprétée par Guslagie Malanda. Tout le film repose précisément sur la question de sa culpabilité – a-t-elle oui ou non tué Samuel ? – alors que dans Saint Omer l’infanticide de l’accusée ne faisait aucun doute.

Mais Sandra n’est pas la seule héroïne du film. Comme on le comprend dans son dernier tiers, Daniel, son fils, en est le véritable héros. C’est de lui que dépendra le destin de sa mère. Non pas que son témoignage suffira à la blanchir. Ce serait trop simple… et trop facile. Mais son témoignage, selon qu’il lui sera favorable ou défavorable, l’accusera d’un crime qu’elle n’a peut-être pas commis ou, au contraire, la blanchira d’un meurtre dont elle est peut-être innocente. Avoir privé de la vue ce pré-adolescent hypersensible est une idée de génie qui donne à ce gamin, qui ne cabotine jamais, un rôle d’anthologie, qui m’a rappelé celui du héros du Tambour ou comme on en trouve parfois dans la mythologie grecque.

Le scénario est excellent, qui maintiendra jusqu’au bout ce suspense. Le jeu des acteurs, je l’ai dit, est remarquable. Et au surplus, pour achever ce panégyrique, la caméra de Justine Triet est d’une incroyable acuité. On est loin des essais, charmants mais inaboutis de ses premiers films qui lui avaient donné une jolie place parmi les réalisateurs de la nouvelle Nouvelle Vague française (Brac, Betbeder, Peretjatko, Salvador…). Les premières scènes du film qui suivent pas à pas le chien Snoop – dont la prestation lui a valu la Palme Dog – en sont un premier exemple. Les scènes de procès, par exemple celle de la comparution de Daniel, pris en tenaille entre l’avocat de sa mère (Swann Arlaud) et le procureur (Antoine Reinartz), en sont un autre.

On peut légitimement avoir été rebuté par les propos tenus par Justine Triet à Cannes le 27 mai. Mais, pour elle comme pour d’autres, il faut « distinguer l’artiste de l’œuvre » et ne pas boycotter celle-ci parce qu’on n’aime pas celle-là.

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Oppenheimer ★★★☆

Avant d’être un biopic du « père de la bombe atomique », Oppenheimer est un film de Christopher Nolan, le onzième après des chefs-d’œuvre tels que Memento, Inception, Interstellar ou Dunkerque, où la patte du maître, ses tics et ses tocs sont reconnaissables au premier coup d’œil.

Parmi ses tics, Nolan aime déconstruire son récit en en rompant la linéarité. C’est le cas de ce biopic, sans vrai début ni fin, qui joue à saute-mouton avec la chronologie. La meilleure façon de le décrire est d’imaginer une boule de billard venant en percuter une autre qui ira en percuter une suivante puis une troisième.

La première boule de billard mue par la queue du démiurge Nolan, c’est l’histoire, classiquement racontée de la vie de Oppenheimer : ses études en Europe (à l’époque où, dans un cosmopolitisme et un multilinguisme qui se sont perdus les étudiants américains venaient dans le Vieux continent pour s’y éduquer), à Cambridge, à Leiden, à Göttingen, son retour aux États-Unis où il crée à Berkeley un département de physique théorique et met en lumière les conséquences apocalyptiques de la fusion de l’atome, jusqu’à son recrutement en 1943 pour diriger le projet Manhattan et construire au milieu du désert du Nouveau-Mexique à Los Alamos les deux bombes atomiques larguées à Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945.
La seconde, neuf ans plus tard, c’est la réunion de la commission administrative qui, en plein maccarthysme, va lui retirer son habilitation en raison de sa sympathie pour les idées communistes et de ses liens suspectés avec des espions soviétiques.
La troisième enfin dont on finira par comprendre les liens avec les deux précédentes, c’est la confirmation par le Sénat en 1959 de Lewis Strauss, l’ancien président de la Commission de l’énergie atomique, au poste de ministre du commerce dans l’administration de Eisenhower.

L’ensemble dure trois heures et s’avère un spectacle éprouvant dont on sort laminé. Car chaque seconde d’un film de Nolan se veut un sommet unique d’émotion et d’explosion. Chaque plan est souligné d’une musique envahissante et souvent superfétatoire. Au bout de trois heures d’un tel traitement on crie au génie ou au supplice. Voir un film de Nolan, c’est un peu comme lire un essai touffu dont chaque ligne aurait été stabilobossée.

Mais, si l’on passe par-dessus ces affèteries de fils prodige du cinématographe, force est de reconnaître l’immense talent de Christopher Nolan pour faire de son film une histoire haletante, sans temps mort – même si l’explosion de Trinity aux trois quarts du film constitue un climax après lequel il est difficile de rebondir – et un spectacle d’une beauté plastique étonnante – même si on peut émettre quelques réserves sur quelques séquences oniriques très « malickiennes ».

À l’heure du soi-disant nivellement par le bas par une culture hollywoodienne de masse, Nolan ne se moque pas du spectateur. Au contraire, il fait le pari sacrément culotté de son endurance – qui aujourd’hui est capable de rester trois heures de temps sans checker ses messages ? – et de son intelligence. Certes les docteurs en physique nucléaire (poke Raphaël T.) y trouveront à redire qui trouveront que les mécanismes de la fusion et de la fission sont caricaturalement exposés. Certes ceux des relations internationales (poke moi) estimeront bien simplistes l’opposition entre les bellicistes à tous crins, Folamours partisans de la course aux armements, et les pacifistes en faveur de leur limitation.

Mais pour autant Oppenheimer reste un spectacle hors norme, éreintant mais aussi enthousiasmant, qui dépasse de la tête et des épaules le tout-venant et qui laissera une marque durable chez ses spectateurs et dans l’histoire du cinéma.

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Le Colibri ★★★☆

Marco Carrera est né en 1959. Ses deux parents appartiennent à la classe aisée italienne et sont tous deux architectes. Marco a une sœur aînée, Irene, gravement dépressive, et un frère cadet, Giacomo, qui partira plus tard vivre aux Etats-Unis. Chaque été, les Carrera vont en vacances dans la maison familiale lovée au fond d’une crique reculée de la mer Tyrrhénienne. Leurs voisins, un couple franco-italien, les Lattes, ont une fille, Luisa, dont Marco est amoureux depuis l’enfance.
Le Colibri raconte l’histoire de sa vie, sa passion platonique pour Luisa, son mariage malheureux avec Marina, une hôtesse de l’air slovène à laquelle il s’est cru lié par un coup du sort, son amour absolu pour sa fille Irene et pour sa petite-fille, Miraijin, jusqu’à sa mort entouré des siens dans le jardin de sa villa.

Le Colibri est l’adaptation fidèle du roman à succès de Sandro Veronesi, lauréat en 2020 du Prix Strega, l’équivalent de notre Goncourt. Sorti l’automne dernier en Italie, le film y a attiré un public nombreux et d’avance conquis. Il aura probablement la même audience en France où il attirera tous ceux auxquels le livre de Sandro Veronesi avait plu, certains aussi auxquels, comme moi, le livre avait moins plu et enfin d’autres, qui n’avaient pas lu ce livre, mais que le charme de Pierfrancesco Favino (Dernière Nuit à Milan, Nostalgia) ou de Bérénice Béjo (soupirs enamourés…) ne laisse pas insensibles.

Le Colibri joue à saute-mouton avec les époques, passant sans transition de l’enfance de Marco, à son âge d’homme puis à sa vieillesse. Sa vie pourrait se résumer à une formule prononcée par Luisa : « Tu dépenses toute ton énergie à rester au même endroit ». Marco est prisonnier de son premier amour, l’amour de Luisa, qu’il n’aura jamais le courage de consommer, moitié par fidélité pour sa femme – qui ne manquera pas pourtant de le tromper abondamment – moitié aussi par peur de franchir un pas irrévocable.

Il y a peut-être trop de sujets dans ce Colibri qui court sur plus de soixante années pendant plus de deux heures de temps : la passion, la conjugalité, le deuil, la fidélité, l’amour paternel…. Peut-être aurait-il pu se concentrer sur l’histoire d’amour si particulière entre Marco et Luisa et s’éviter sa dernière demi-heure tire-larmiste. Il n’en demeure pas moins une expérience bouleversante, à condition d’accepter dès le départ de se laisser bouleverser.

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Les Ombres persanes ★★★☆

Farzaneh souffre d’une grave dépression. Depuis qu’elle est tombée enceinte, elle a dû interrompre son traitement, ce qui n’arrange rien à son état. Quand elle voit Jalal, son mari, entrer dans l’appartement d’une inconnue, alors qu’il lui avait dit s’absenter de Téhéran pour la journée, elle croit à une hallucination. Mais bientôt se révèle à elle l’incroyable vérité : Jalal a un sosie, il s’appelle Mohsen et il vit avec une femme, Bita, qui ressemble à Farzaneh comme deux gouttes d’eau.

Le cinéma iranien est décidément enthousiasmant. Après L’Odeur du vent le mois dernier, Les Ombres persanes manquera de peu d’être mon film préféré ce mois-ci, juste derrière Les Filles d’Olfa et en attendant Barbie et Oppenheimer que je tarde à voir. Mon enthousiasme pour le cinéma iranien s’explique-t-il par l’envoûtement qu’exerce sur moi la musique du farsi ? ou par la qualité intrinsèque de films aussi âpres que La Loi de Téhéran, Nahid ou Une séparation ?

Les Ombres persanes revisite le thème bien connu du Doppelgänger, ce double fantomatique et angoissant popularisé par la littérature fantastique allemande et utilisé par des écrivains aussi célèbres que Poe, Dostoïevski, Stevenson (Dr Jekyll et Mr Hyde), Wilde (Dorian Gray) ou, plus près de nous Saramago (dont le roman L’Autre comme moi a fait l’objet en 2013 d’une adaptation que j’avais beaucoup aimée, Enemy, avec Jake Gyllenhaal… que j’étais allé féliciter pour ce rôle lorsque je l’avais rencontré en juin 2015 à Paris… c’était ma minute people).

Les Ombres persanes – dont le titre fait peut-être allusion à l’absence d’ombre du Doppelgänger – raconte l’histoire de deux doubles. C’est « le motif du double poussé au carré » pour citer Mathieu Macheret du Monde : Jalal/Mohsen + Farzaneh/Bita, quatre rôles interprétés par deux acteurs diablement talentueux (Taranesh Alidoosti réussit à se métamorphoser à un tel point que j’ai dû aller vérifier dans le casting que c’était bien la même actrice qui interprétait Farzaneh et Bita).

Chaque sosie renvoie à son double et au double de son conjoint une image plus ou moins attirante. Bita, l’épouse de Mohsen, est une version en mieux de Farzaneh, plus maternelle, plus sexy, plus enjouée. En revanche, Mohsen est une version en pire de Jalal, un macho violent, un père mal aimant, un époux mal-aimant.

J’aurais pensé que le film se construirait autour d’une énigme qui l’aurait tiré vers le fantastique : ces doubles sont-ils ou non le produit de l’esprit malade de Farzaneh, noyé dans les pluies diluviennes qui s’abattent sans discontinuer sur Téhéran ? J’aurais encore volontiers imaginé que le film pourrait alternativement se construire sur un suspense : les quatre protagonistes vont-ils découvrir l’existence de leur double et, si oui, quelles seront leurs réactions ? Mais ces arcs narratifs qui sont un temps utilisés, tournent court. Une fois ces hypothèques levées, Les Ombres persanes prend une autre direction encore plus stimulante que les deux précédentes : l’existence de ces doubles va profondément ébranler les deux couples que forment Farzaneh et Jalal d’une part, Bita et Mohsen d’autre part qui, par cette découverte, prennent conscience de leur désassortiment.

Mais là encore, Les Ombres persanes m’a révélé une dernière surprise. À vingt minutes de la fin, j’en avais pronostiqué le dénouement, avec la morgue péremptoire qui me caractérise. Je m’étais trompé dans les grandes largeurs – même si je maintiens que la fin que j’avais imaginée aurait pu parfaitement s’écrire. [Je reconnais volontiers que ce dernier paragraphe, paralysé par la crainte du divulgâchage, est opaque]. Bref, pour le dire plus clairement, Les Ombres persanes ne se termine pas comme je l’avais prévu… et c’est très bien ainsi !

La bande-annonce

Cléo, Melvil et moi ★★★☆

La cinquantaine bien entamée, Arnaud Viard a passé le confinement à Paris, avec Cléo et Melvil, ses deux enfants. Il partage leur garde avec leur mère (Romane Bohringer) dont il est depuis peu séparé. Dans le sixième arrondissement désert, il rencontre Marianne, une séduisante pharmacienne.

J’ai eu le coup de foudre pour ce film minuscule, que ne diffuse qu’une poignée de salles presqu’exclusivement parisiennes et dont les lecteurs de cette critique me feront le reproche, après l’avoir lue, de ne pas pouvoir le voir près de chez eux.
J’avais déjà adoré son premier film, Clara et moi, son deuxième, ironiquement intitulé Arnaud fait son deuxième film, et son troisième, adapté d’un recueil de nouvelles d’Anna Gavalda, Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part. Cet unanimisme est incontestablement le signe de ma subjectivité pour un réalisateur dont la vie ressemble à la mienne (provincial, issu de la classe moyenne, monté à Paris) et dont la sensibilité me touche.

En soixante-treize minutes à peine, Cléo Melvil et moi entrelace trois histoires. La première est une chronique heureuse du confinement. Cet événement que nous avons tous vécu et que nous n’oublierons jamais, peut-être l’événement collectif le plus traumatisant qu’il sera donné de vivre à notre génération, trop jeune pour avoir traversé la Seconde guerre mondiale et l’Occupation, risque fort d’inspirer le cinéma pendant des années. Je m’étonne d’ailleurs qu’à ce jour, aussi peu de films s’en soient nourris. Arnaud Viard en offre une vision paradoxalement apaisée, dépourvue de l’angoisse ou de l’impuissance qui lui sont souvent attachées. Il peint en noir et blanc un Paris désert et silencieux où le confinement offre à un vieux père l’occasion inespérée de passer du temps avec ses jeunes enfants. Les jeux qu’il partage avec ces deux petits monstres débordant d’énergie et sourds à toute discipline, les repas, les couchers – qui, à mes yeux de père mal aimant, auraient constitué la pire des épreuves – sont décrits avec beaucoup de tendresse et d’amour.

Le deuxième fil narratif est un retour en voix off sur l’enfance d’Arnaud, dans les 70ies, entre Lyon et Dijon. Il y évoque la figure surplombante de son père, un chirurgien passionné de football avec lequel on comprend qu’Arnaud a vécu une relation mêlant l’admiration et l’hostilité. Le père et son fils partageaient une passion commune pour le football et ont vibré ensemble devant l’incroyable remontada des Verts de Saint-Etienne devant le Dynamo de Kiev en 1976. La séquence video m’a mis les larmes aux yeux et m’a rappelé un autre souvenir inoubliable que je partage avec tous les enfants de ma génération : la demie-finale perdue face à l’Allemagne à Séville en juillet 1982.

Enfin, Cléo, Melvil et moi raconte une histoire d’amour : celle qui s’ébauche entre Arnaud Viard et Marianne Denicourt, qu’on avait découverte au cinéma au tournant des 90ies, notamment devant la caméra d’Arnaud Desplechin avec qui elle avait entretenu une liaison orageuse et qui, à cinquante ans passés, n’a rien perdu de son charme lumineux.

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