L’Amour ouf ★★★★

À Dunkerque dans les années 80, Jackie (Mallory Wanecque) et Clotaire (Malik Frikah) se rencontrent devant le lycée dont elle est une élève studieuse et qu’il a quitté prématurément. Orpheline de mère, Jackie est élevée par un père aimant (Alain Chabat) dans une banlieue bourgeoise. Aîné d’une nombreuse fratrie, Clotaire est issu d’un milieu ouvrier plus modeste.
Les deux adolescents tombent follement amoureux l’un de l’autre. Mais les mauvaises fréquentations de Clotaire, devenu l’un des hommes de main d’un mafieux, La Brosse (Benoît Poelvoorde), le conduisent en prison. À sa sortie, une dizaine d’années plus tard, Clotaire (François Civil) n’a qu’une seule obsession : retrouver Jackie (Adèle Exarchopoulos).

L’Amour ouf est le film du mois. Sa sortie a été précédée d’un battage publicitaire impressionnant et de l’omniprésence de ses acteurs sur les plateaux. Une foule nombreuse, étonnamment hétérogène, s’y presse. L’Amour ouf a fait l’un des meilleurs démarrages de l’année après Un p’tit truc en plus et Le Comte de Monte Cristo. Ce tohu-bohu m’avait un peu effrayé, et j’ai mis quelques jours à me décider à aller le voir, d’autant que la critique était très divisée, au sein même parfois de la même rédaction (Télérama) : parfois dithyrambique, souvent franchement mauvaise.

On connaît Gilles Lellouche, l’acteur au cœur gros comme ça, abonné aux rôles de vrais/faux durs. Il filme comme il joue : à la truelle ! L’Amour ouf n’est pas sa première réalisation. Il avait déjà signé en 2018 Le Grand Bain qui avait déjà engrangé un beau succès populaire – et que j’avais absolument adoré. Gilles Lellouche ne fait pas dans la dentelle. Fans de Rohmer et d’Antonioni, passez votre chemin ! Son cinéma déborde de partout : bluette adolescente façon La Boum, film de banlieue façon La Haine, gun fights façon John Woo, et même comédie musicale façon La la Land !

Mais si trop embrasse, Lellouche – un peu comme son homonyme Claude – bien étreint. L’Amour ouf dure 2h40, une durée obèse pour ce genre de film ; mais on n’y regarde pas sa montre une seule minute. Mieux : on ne souffle pas une seule seconde, embarqué dans une histoire qui nous tient en haleine de bout en bout, et qui se paie le luxe, après sa prolepse qui nous en raconte la fin, de jouer, comme dans Fight Club ou Memento, avec le pacte de vérité censé lier le narrateur au spectateur.

Il faut dire que Gilles Lellouche met tous les atouts de son côté. Il confie les quatre rôles principaux à un quatuor de jeunes acteurs éblouissants. On connaissait déjà Adèle Exarchopoulous et François Civil, aussi incandescents et sexy en diable l’un que l’autre. On avait aussi déjà remarqué Mallory Wanecque, la révélation de Les Pires. On découvre Malik Frikah, mélange de James Dean et de Marlon Brando pas encore sorti de l’enfance. Une pléiade de seconds rôles plaqués or les entoure dont l’énumération ressemble au Bottin mondain du cinéma français : Chabat, Poelvoorde, déjà mentionnés, Lacoste, Zadi, Quénard, Bajon (méconnaissable !), Leklou, Bouchez…. Et le tout est enrobé dans une b.o.f qu’on appréciera d’autant plus qu’on est né quasiment en même que le réalisateur et que son adolescence a été bercée des mêmes singles.

Je comprends volontiers qu’on puisse ne pas aimer L’Amour ouf, qu’on puisse y voir un fourre tout excessif, qu’on puisse même rire à certaines scènes maladroites (ah ! ce soleil couchant sur cette plage où Jackie et Clotaire s’embrassent fougueusement !). L’Amour ouf est un film binaire : on marche ou pas ! Moi j’ai couru à donf !

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Les Graines du figuier sauvage ★★★★

Iman vient d’obtenir une promotion dans l’appareil répressif iranien. Ce mari aimant, ce père dévoué va pouvoir offrir à sa femme Najmeh et à ses deux filles, l’aînée Rezvan étudiante et la cadette Sana encore lycéenne, de meilleures conditions de vie. Mais sa promotion fait désormais peser sur sa famille des obligations supplémentaires. Elle se doit d’être irréprochable alors que la mort brutale de Mahsa Amini, après son arrestation par la « police de la moralité » pour port du voile inapproprié jette la population iranienne à la rue au cri de « Femme, Vie, Liberté ».

Il est fréquent de filmer les dictatures du point de vue de ceux qu’elle opprime (Le Cercle rouge, La Jeune Fille et la Mort…) ou bien de celui de citoyens ordinaires insidieusement impactés par le cours des choses (Une journée particulière, L’Histoire officielle, Au revoir les enfants…). Il l’est moins d’embrasser le point de vue des oppresseurs, même si La Zone d’intérêt vient d’en donner un exemple magistral et glaçant.

Mohammad Rasoulof l’avait déjà fait dans le premier volet de Le diable n’existe pas, qui avait pour personnage principal un homme ordinaire dont on apprenait à la toute dernière image, inoubliable, qu’il officiait comme bourreau à la prison centrale de Téhéran. Son héros dans Les Graines… est un homme ordinaire, pas foncièrement antipathique, qui travaille comme enquêteur au ministère de la justice. Son travail est d’interroger les détenus et, si je l’ai bien compris, de requérir contre eux une peine. Et l’objet du film est de montrer comment cet homme peine à assumer ses fonctions face à sa famille qui les réprouve et dans une société en ébullition sur le point d’exploser contre cet ordre étouffant.

Déjà réalisateur de plusieurs films (Le diable n’existe pas, Un homme intègre) qui jouaient avec les limites de ce que la censure iranienne était capable d’accepter, Mohammad Rasoulof a tourné ce film en les transgressant sciemment. Il filme des femmes en cheveux. Plus grave : il entrecoupe son récit de videos diffusées sur les réseaux sociaux qui attestent des violences policières commises contre les manifestantes du mouvement « Femme, Vie, Liberté » Après avoir été emprisonné à plusieurs reprises, il quitte définitivement l’Iran à l’annonce d’une nouvelle condamnation à huit ans de prison en mai 2024 et s’exile en Allemagne.

Ce courage admirable est à lui seul digne d’éloges. Les réalisateurs qui ont accepté de risquer leur vie pour leur art sont suffisamment rares pour mériter notre respect. Cet engagement y est pour beaucoup dans ma critique élogieuse comme il explique sans doute en large partie le Prix spécial du jury qui lui a été décerné à Cannes. Mais il ne suffit pas. Un réalisateur courageux, aussi admirable soit-il n’est pas ipso facto un bon réalisateur.

Or Les Graines… est un grand film. Sa durée – 2h46 – peut intimider. Pourtant elle est supportable et surtout nécessaire au déroulement d’un récit qui, après un long huis clos dans l’appartement familial à Téhéran, prend le large pour une petite bourgade isolée à la campagne où le film dans son dernier quart prend des allures de thriller sinon de western.

Les Graines… est un grand film car l’histoire qu’il raconte est complexe et pleine de rebondissements, qui fait notamment intervenir une amie de Rezvan, éborgnée par la police, et où l’arme de service d’Iman mystérieusement disparue va jouer un rôle central. Les Graines… est un grand film parce que ses personnages ne sont pas monolithiques. Iman n’est pas seulement un bureaucrate, complice borné de la cruauté du régime. Najmeh n’est pas seulement une épouse aimante, aveuglément dévouée à son mari. Leurs deux filles ne se réduisent pas à la caricature d’une jeunesse remuante qui étouffe sous la chape de plomb imposée par le régime. Comme chez Renoir, les personnages sont complexes et chacun a ses raisons.

Les Graines... est un film qui nous élève. Il faut aller le voir. Pour rendre hommage au peuple iranien opprimé, au courage de ses manifestantes et de ses réalisateurs qui défient la censure. Mais il faut aller le voir surtout pour une raison simple : Les Graines… est un…..

La bande-annonce

Le Deuxième Acte ★★★★

David (Louis Garrel) est en pleine conversation avec Willy (Raphaël Quenard) auquel le lie une solide amitié malgré leurs différences. David veut se débarrasser de Florence (Léa Seydoux) dont il n’est pas amoureux en la jetant dans les bras de son ami, méfiant. Florence, elle, plus amoureuse que jamais, a décidé de présenter David à son père (Vincent Lindon). Le quatuor va se retrouver dans un restoroute perdu au milieu de nulle part.

Le Deuxième Acte a fait hier soir l’ouverture du Festival de Cannes, après une cérémonie marquée par la prestation impeccable de Camille Cottin et l’éloge trop long de Meryl Streep par une Juliette Binoche débordée par l’émotion. C’est un choix sacrément audacieux pour le festival le plus célèbre au monde de mettre ainsi sur le devant de la scène un film franco-français dont le réalisateur n’est pas, loin s’en faut, une star internationale. C’est un choix d’autant plus audacieux quand on en découvre, épaté par tant d’esbroufe, le contenu.

Le Deuxième Acte est une mise en abyme. C’est un réjouissant jeu de massacres. C’est enfin une réflexion pleine d’intelligence sur le cinéma.
C’est pour moi le meilleur film de Quentin Dupieux, un réalisateur qui s’améliore avec le temps. Au début de sa carrière, il signait des oeuvres conceptuelles à l’humour nonsensique, absurdes sinon absconses : un pneu tueur en série (Rubber), un homme développant une obsession pour son blouson (Le Daim), un couple découvrant dans sa maison un passage secret lui permettant de rajeunir (Incroyable mais vrai). Progressivement, son cinéma s’est fait plus mainstream sans perdre son originalité : Yannick – dont Le Deuxième Acte constitue peut-être, un prolongement comme son titre semble le sous-entendre – ose abolir le « quatrième mur » du théâtre, Daaaaaali ! revisite l’oeuvre de l’excentrique Catalan campé par six acteurs différents.

Le Deuxième Acte, D(up)ieu merci, ne se résume pas à son pitch de roman de gare. Bien vite, on réalise – si on ose dire – qu’on nous montre un film en train de se tourner, dont les acteurs, s’éloignant de leurs textes, vont d’ailleurs dire tout le mal qu’ils pensent. La frontière entre le film lui-même, les répétitions et les apartés des acteurs devient de plus en plus floue. Le procédé pourrait sembler casse-gueule et poussif. Quentin Dupieux réussit à tenir la durée en se limitant, comme il le faisait déjà dans ses films précédents, à quatre-vingts minutes seulement.

Le Deuxième Acte est un réjouissant jeu de massacres auquel ses quatre acteurs ont accepté, avec une auto-dérision qui les honore, de se livrer. Louis Garrel y campe un bellâtre névrosé qui se croit séduisant. Vincent Lindon un acteur grincheux et prétentieux, Léa Seydoux une chouineuse sans talent, Raphaël Quenard un esbroufeur constamment menacé de sortie de route.

Enfin Le Deuxième Acte est une réflexion aussi intelligente que décapatante sur le cinéma, sur la manière dont on le fait (avec ses petites mains qui posent plusieurs centaines de mètres de traveling, avec ses figurants paralysés par le trac), sur ses petites mesquineries, sur son utilité dans un monde menacé par la guerre, par les inégalités et par le réchauffement climatique, mais surtout sur sa noblesse et sa poésie.

Si sa bande-annonce hors normes nous avait mis la puce à l’oreille, on n’imaginait pas autant d’originalité, sur la forme comme sur le fond. On sort de la projection bluffé par tant d’audace et enthousiasmé que le festival le plus prestigieux au monde ait placé sa 77ème édition sous de tels augures.

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L’Homme aux 1000 visages ★★★☆

Chirurgien, ingénieur ou photographe, argentin, brésilien, ou portugais, Ricardo, Alexandre ou Daniel a mille visages. Ce séduisant mythomane mène plusieurs vies avec plusieurs femmes simultanément.
L’une d’entre elles a contacté Sonia Kronlund, la productrice des Pieds sur terre, l’émission quotidienne de France Culture. Une émission lui a été consacrée en 2017. La productrice, qui a elle-même connu des déconvenues amoureuses similaires auprès d’affabulateurs, s’est passionnée pour cette histoire. Dans un premier temps, elle a voulu réunir les témoignages des femmes bernées par « Ricardo ». Elle a mené une enquête au long cours qui l’a menée jusqu’au Brésil. Dans un second temps, elle s’est mise en tête de retrouver Ricardo. Pour ce faire, elle a recruté un improbable détective privé polonais.

L’Homme aux 1000 visages est un documentaire sur le mensonge et sur la crédulité. Son héros est incroyable. Serait-il le héros d’une fiction, façon Catch Me If You Can, qu’on la trouverait médiocrement crédible : comment un même homme peut-il vivre maritalement en même temps avec quatre femmes différentes dans plusieurs pays européens et même avoir un enfant avec l’une d’entre elles ? Autant d’habileté dans la manipulation a de quoi forcer l’admiration. D’autant que l’homme est charmant et que la séduction qu’il exerce sur ses conquêtes se comprend aisément. Comme Sonia Kronlund qui n’hésite pas à se mettre elle-même en scène jusqu’à un final franchement hilarant, le spectateur est face à Ricardo partagé entre plusieurs sentiments contradictoires : l’incrédulité, la fascination, la terreur, l’amusement…

Documentaire sur le mensonge, L’Homme aux 1000 visages est symétriquement un documentaire sur la crédulité. Comment ces femmes ont-elles pu se laisser berner ? Comment n’ont-elles pas plus tôt réalisé que Ricardo n’était pas l’homme qu’il prétendait être, qu’il n’avait pas de travail, pas de famille, pas d’ami sinon celui imaginaire qu’il s’était inventé ? Étaient-elles trop crédules ? Ricardo les choisissait-il précisément car il avait identifié chez elles cette faiblesse-là ?
Confortablement installé dans son fauteuil de cinéma, le spectateur regarde ces femmes avec un mélange de pitié et d’empathie. Il n’a pas vécu ce qu’elles ont vécu et s’en porte bien. Mais peut-il en être aussi sûr ? Si elles se sont fait si facilement berner, est-il certain de ne l’avoir jamais été ? Lentement, pendant la projection et après en y repensant, le doute s’immisce dans son esprit paranoïaque : peut-il tenir pour acquis la réalité des êtres et des choses qui l’entoure ? quelle part de mensonge s’y dissimule ? La même angoisse vertigineuse qu’à la lecture de L’Adversaire d’Emmanuel Carrère sur l’histoire vraie de Jean-Claude Romand qui avait pendant vingt ans prétendu à sa famille et à ses amis exercer la profession de médecin à Genève, le saisit.

On applaudit le générique de fin et la réalisatrice, timide et modeste, qui vient trop brièvement répondre aux questions dont le public enthousiaste l’assaille : où est Ricardo aujourd’hui ? est-il au courant de ce film ? ne risque-t-il pas de vous poursuivre pour défendre son droit à l’image ? avez-vous découvert d’autres victimes ? que sont-elles devenues ?

Et en quittant la salle et en repensant à ce documentaire sur le mensonge et la crédulité, un ultime doute nous saisit : Ricardo existe-t-il vraiment ? Sonia Kronlund n’a-t-elle pas joué sur le pacte implicite noué avec le spectateur – ce qui lui est montré est vrai – sur sa crédibilité, pour réaliser un « documenteur » sur un mythomane imaginaire ?

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Mon ami robot ★★★☆

Pour rompre la solitude de son appartement new-yorkais trop propret, un chien anthropomorphe prénommé DOG commande un robot prénommé ROBOT. Une amitié profonde naît progressivement qui se termine sur la plage de Coney Island où ROBOT a imprudemment accompagné DOG dans une joyeuse baignade qui a grippé tous ses rouages. Un concours de circonstances malheureux – la fermeture de la plage aux touristes, l’hiver qui vient – oblige DOG à abandonner ROBOT sur cette plage jusqu’au printemps.

Pablo Berger est un réalisateur espagnol surdoué – Blancanieves, film muet, en noir et blanc, est pour moi l’une des plus grandes claques de la décennie passée. À soixante ans, il signe son premier dessin animé. Il adapte le roman graphique de Sara Varon publié en 2007. Son action se déroule dans le New York joyeusement bigarré des années 80, dominé par la haute silhouette des Twin Towers.

Son titre français niaiseux (l’original Robot Dreams est beaucoup plus convaincant) et son affiche bon enfant ont failli me dissuader d’aller le voir, le croyant réservé aux moins de dix ans. J’aurais raté l’un des meilleurs films de l’année (passée). Car Mon ami robot est un bijou.

C’est un bijou de réalisation. Par l’économie de moyens qu’il déploie. Un graphisme 2D loin des sophistications et des surenchères auxquelles Pixar et les studios Ghibli se sentent désormais obligés de se livrer. Des couleurs pastel. Pas une ligne de dialogue. Un scénario où s’intercalent des séquences oniriques et qui reste pourtant d’une parfaite lisibilité. Des références ludiques qui réjouiront les cinéphiles à Yoyo de Pierre Etaix, au Magicien d’Oz ou à Shining.

Et surtout un message profondément universel, qui touchera les petits comme les grands. On craignait par avance une fin téléguidée. Pablo Berger évite cet écueil et nous surprend comme le dernier quart d’heure de La La Land (ce qui, sous ma plume, est un sacré éloge !). Son film parle de la séparation, amoureuse ou amicale, de la fidélité à ses promesses, mais aussi du temps qui passe et de la vie qui continue. Si vous avez envie de commencer l’année aussi bien que je l’ai achevée, courez le voir !

La bande-annonce

Le Temps d’aimer ★★★☆

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au pied des remparts de Saint-Malo, Madeleine (Anaïs Demoustier), mère célibataire d’un petit Daniel, rencontre François (Vincent Lacoste), héritier rebelle d’une riche famille d’industriels. Entre eux, c’est le coup de foudre. Mais chacun cache un lourd secret qui hypothèquera pendant vingt ans leur couple.

Katell Quillévéré est une jeune réalisatrice bretonne – comme son nom l’indique – dont j’avais adoré le premier film, Suzanne, lequel avait valu en 2014 à Adèle Haenel son premier César. Deux ans plus tard, elle jouait sur du velours en signant l’adaptation d’un des meilleurs livres de la décennie, Réparer les vivants de Maylis de Kerangal, devenue santo subito l’un de mes films préférés de l’année 2016.

Elle signe avec Le temps d’aimer un film d’un classicisme assumé auquel on pourrait adresser le reproche légitime qu’il aurait été filmé à l’identique il y a vingt ou quarante ans. C’est une reconstitution léchée de la France de la Libération avec son imagerie bien connue : des GIs débordants de vitalité, des caveaux enfumés, des Françaises qui découvrent émerveillées le chewing-gum et le twist… Le film commence par des images d’archives d’une force saisissante des Tondues de la Libération, accusées, selon l’expression d’usage, de « collaboration horizontale ».

Mais Le Temps d’aimer ne se résume pas à son simple prétexte historique. Son vrai sujet est le couple que forment Madeleine et François et les secrets qu’ils dissimulent. La bande-annonce en révèle un, l’homosexualité cachée de François ; il ne dit rien de l’autre, que le film pourtant révèle rapidement. Il contient une scène proprement stupéfiante, qui aurait pu sombrer dans la vulgarité ou le voyeurisme, mais que Katell Quillévéré réussit à monter avec une infinie élégance. Elle interroge le couple, la bisexualité, le désir qui va et qui vient, l’amour et la sexualité. J’espère en avoir suffisamment dit, mais pas trop, pour vous donner la curiosité de la voir.

Un mot des acteurs. J’ai si souvent dit du bien d’Anaïs Demoustier qu’il n’est pas nécessaire d’en rajouter une couche (néanmoins, « Anaïs, si vous lisez ces lignes, etc etc. »). Mais j’ai trop reproché à Vincent Lacoste sa lippe baveuse, son élocution languissante, sa silhouette dégingandée pour ne pas faire ici amende honorable : il est parfait dans le rôle de François, loin du registre ado-comique dans lequel il s’est longtemps complu. Comme l’an passé avec De nos frères blessés, le film historique lui va bien.

J’aurais un seul reproche à faire au Temps d’aimer : son titre. Je parie que, d’ici quelques semaines, vous et moi nous souviendrons de ce film mais chercherons à nous remémorer son titre passe-partout et anonyme qui nous aura échappé.

La bande-annonce

Le Syndrome des amours passées ★★★☆

Rémy (Lazare Gousseau) et Sandra (Lucie Debay) cherchent sans succès à avoir un enfant ensemble. Un médecin un peu perché leur diagnostique une maladie rare, le syndrome des amours passées, et leur prescrit une thérapie radicale : pour enfanter, Rémy et Sandra doivent refaire l’amour avec tous leurs ex. S’il accepte sans barguigner de se plier à cet étonnant protocole, le couple est vite confronté à un problème perturbant : Rémy n’a guère eu que trois relations, Sandra au contraire en a accumulé plus d’une vingtaine.

Nous vient de Belgique un bijou. Il est signé par un couple de réalisateurs – dont on imagine, sans en rien savoir, la part de lui-même qu’il a mis dans l’écriture de ce scénario – dont le précédent film, Une vie démente, avait pour héroïne une sexagénaire frappée par la maladie d’Alzheimer. Y jouait déjà la blonde et belge Lucie Debay que rejoint ici le chauve et bordelais Lazare Gousseau. Quelques personnages secondaires les rejoignent : Florence Loiret-Caille, une mère de famille qui ressent le besoin vital chaque mardi soir à Bruxelles de prendre un amant pour épicer d’un grain de folie une vie trop fade, et Nora Hamzawi que j’adore depuis sa réplique culte dans Eléonore (« Tu es sophistiquée, audacieuse…. féline – Féline ? Ça veut rien dire ; c’est juste une façon sophistiquée de dire cochonne »)

Il faut accepter de passer par-dessus le postulat de départ, passablement farfelu sinon totalement incongru, pour entrer de plain-pied dans cette comédie du couple ou du trouple (je n’ai jamais clairement compris si ce néologisme était l’agglutination de couple et trio ou de couple et trouble). Elle renvoie à une double interrogation qui obsède tous les couples : qui as-tu aimé avant moi ? aimes-tu quelqu’un d’autre que moi ?
La seconde interrogation, celle de l’infidélité conjugale, est à ce point essorée qu’on voit mal comment le cinéma ou la littérature pourraient encore l’explorer sans bégayer. Mais la croiser avec la première (les ex, les sentiments qu’ils ont suscités et qu’ils suscitent peut-être encore) est un coup de génie.

D’autant que Ann Sirot et Raphaël Balboni le font avec une ironie et une tendresse communicatives. Leur film est une bulle de savon, un loukoum, un clin d’oeil. Tout y est léger et gracieux. Jusqu’aux scènes de sexe, filmées comme d’élégantes chorégraphies, nous évitant tout à la fois l’ennui et le malaise voyeuriste devant ces intermèdes graveleux que tous les films se sentent obligés de nous infliger.

La conclusion du film est presqu’aussi perchée que son postulat de départ. Mais si on a accepté de s’y laisser embarquer, on l’acceptera avec le sourire.

Sorti en catimini fin octobre, ce Syndrome a vite disparu des écrans. Je ne l’aurais pas vu si un ami, fidèle d’entre les fidèles, ne me l’avait pas signalé. Qu’il en soit remercié.

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Simple comme Sylvain ★★★☆

Sophia est professeure de philosophie à l’université du troisième âge de Montréal. Le couple qu’elle forme depuis dix ans avec Xavier, un intellectuel qui lui ressemble, s’est lentement enfoncé dans la routine. À quarante ans passés, Sophia rencontre Sylvain, le menuisier que le couple a recruté pour des travaux dans le chalet dont ils viennent de faire l’acquisition dans les Laurentides. Entre Sophia et Sylvain, c’est le coup de foudre immédiat. Mais l’amour pourra-t-il dépasser les différences sociales ?

Le pitch de ce film est désespérément banal. Des films sur le coup de foudre, on en a vu treize à la douzaine. Quant au thème de l’amour plus fort que les différences sociales, c’est l’un des plus éculés de la littérature et du cinéma, qu’on pense aux grands romans victoriens (Orgueil et préjugés, Les Hauts de Hurlevent), à quelques films à succès hollywoodiens (Pretty Woman, Coup de foudre à Notting Hill voire 50 nuances de Grey) ou certaines comédies françaises inoffensives (Mon pire cauchemar, Pas son genre…).

Mais Simple comme Sylvain réussit, sur ce canevas rebattu, un petit miracle. Il le fait à la sauce québécoise, tellement délicieuse, avec cette langue si savoureuse, émaillée de québécismes qu’on peinerait à comprendre sans le recours aux sous-titres. La mise en scène de Monia Chokri joue une large part dans cette réussite, qui aime à multiplier les bruyantes réunions de famille, les tablées hautes en couleur où, à un rythme de mitraillette, s’échangent propos badins et flèches empoisonnées.

Le sujet central de Simple comme Sylvain est la différence de classes sociales au sein du couple. Sommes-nous condamnés à partager la vie d’un conjoint qui nous ressemble, qui a les mêmes origines sociales que nous, avec qui on partage les mêmes références culturelles ? ou l’amour peut-il dépasser ces contingences sociologiques et combler le fossé qui nous sépare de celui ou de celle qui n’est pas comme nous ? J’ai adoré la fin du film qui donne à ces questions une réponse surprenante.

L’air de rien, Simple comme Sylvain est aussi un film profondément charnel qui raconte la passion d’une quadragénaire nullipare BCBG pour un homme des bois. Sophia évoque dans le film Lady Chatterley. La référence est pertinente, qu’il s’agisse de la différence de classes à dépasser (et Simple comme Sylvain prendra un malin plaisir à ne pas reproduire la conclusion du roman de DH Lawrence) et surtout de l’embrasement des sens que cette rencontre suscite.

Simple comme Sylvain est terriblement sensuel. On y perçoit, on y ressent l’excitation de Sophia dont elle a d’ailleurs parfaitement conscience et qu’elle théorise dans le cours de philosophie qu’elle donne sur l’amour en citant les plus grands auteurs (Platon, Schopenhauer, Spinoza…). Sans jamais verser dans la vulgarité ni dans le voyeurisme (on apprécie que les seules fesses dénudées qu’on voit soient celles de Sylvain), le film rend compte de cet embrasement des sens. Sophia et Sylvain font l’amour du soir au matin et du matin au soir. Tout est écrit dans le premier baiser qu’ils échangent furieusement le premier soir dans la voiture de Sylvain, petit bijou de mise en scène avec ce pare-brise qui occulte leurs yeux pour nous focaliser sur le fiévreux ballet de leurs langues emmêlées. En miroir, il livre une image particulièrement cruelle des couples ronronnants dont les partenaires jadis amants se sont mués en meilleurs amis. Il évoque aussi, avec les parents de Sylvain, ces couples âgés, frappés par la maladie, sentant venir la fin prochaine et incapables de vivre sans l’autre.

Si Simple comme Sylvain m’a tant plu, c’est parce que je suis tombé sous le charme de son actrice principale. Magalie Lépine-Blondeau est inconnue en France ; elle est une star au Québec où elle joue à la télé, au cinéma, au théâtre. Elle m’a fait penser à Andie McDowell… et à Frankie Wallach, la fille des pubs pour EDF !

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Killers of the Flower Moon ★★★★

Lorsque l’exploitation pétrolière débuta en Oklahoma au début du XXième siècle, les Indiens Osage, propriétaires des terres arides qui leur avaient été concédées, devinrent du jour au lendemain immensément riches. Cette manne attira immédiatement des Blancs cupides. Cette page méconnue de l’histoire américaine a constitué la matière du livre de David Grann (auteur de The Lost City of Z) que Martin Scorsese porte à l’écran.

L’automne du cinéma est aussi celui des réalisateurs. Après ceux de Roman Polanski (90 ans), de Frederick Wiseman (93 ans), de Nani Moretti (70 ans), de Woody Allen (87 ans), de Wim Wenders (78 ans) et de Ken Loach (87 ans) ces dernières semaines, sortent en salles ce mois-ci des films de fringants octogénaires : Hayao Miyazaki (82 ans), Ridley Scoot (85 ans), Denys Arcand (82 ans), Barbet Schroeder (82 ans)…. Si Clint Eastwood, James Ivory et Costa-Gavras s’en mêlaient, on pourrait créer un EPHAD de luxe baptisé l’Ancienne Vague, rassemblant les gloires toujours sacrément créatives du septième art.

Martin Scorsese (80 ans) en serait probablement le capo dei tutti capi, le parrain des parrains. L’ancien séminariste new-yorkais tourne des films depuis plus de cinquante ans, avec son alter ego, Robert De Niro, qui interprète ici William Hale, un riche éleveur de bétail qui passe pour le meilleur ami des Osages alors qu’il complote secrètement à leur perte. L’autre acteur fétiche de Scorsese depuis une vingtaine d’années, son fils d’adoption, Leonardo DiCaprio joue le deuxième rôle titre. Il interprète le neveu de William Hale, démobilisé après la Première Guerre mondiale, devenu le complice plus ou moins lucide des manoeuvres du patriarche. Comme souvent dans les films hyper-virils de Scorsese, les femmes y sont  réduites à la portion congrue. La prestation de Lily Gladstone, découverte chez Kelly Reichardt, n’en est que plus admirable. Dans le rôle de Mollie, la riche Indienne que William Hale pousse son neveu à épouser et dont celui-ci tombera amoureux, elle en impose par son hiératisme, par ses silences, par son sourire en demi-teinte.

On a beaucoup glosé sur la durée indigeste de Killers of the Flower Moon : 3h26. Force m’est de reconnaître que c’est par sa faute que j’ai mis près de deux semaines à le voir, soit que je n’en trouvais pas le temps dans un agenda un peu chargé, soit que je n’estimais pas disposer du « temps de cerveau disponible » pour m’y plonger dans de bonnes conditions. Pour autant, vu l’ambition du film, une telle durée n’a rien de disproportionnée. Les plus grands films dépassent allègrement les quatre-vingt-dix minutes canoniques : Autant en emporte le vent, Ben-Hur, Lawrence d’Arabie, 2001, Odyssée de l’espace, La Liste Schindler
Sa durée est d’autant moins pesante qu’on ne regarde jamais sa montre, happé par la fluidité d’un scénario qui ne ménage aucun temps mort. On est loin pour autant du rythme frénétique de certains des films de Scorsese, tournés sous acide, épuisants à force d’accélérations. C’est Jacques Morice dans Télérama qui écrit très intelligemment que le cinéma de Scorsese se rapproche du classicisme d’un Eastwood, sans effet de manche, sans tentation du spectaculaire. Par exemple, une course de vieilles automobiles rutilantes dans les rues de Fairfax, dont on imagine en frémissant le prix que sa reconstitution a coûté, est pliée en quelques plans à peine alors que les scènes clés du film sont des face-à-face en champ-contrechamp filmés dans une salle de séjour sans apprêt.

Killers of the Flower Moon s’inscrit à la croisée des genres. Son sujet fait penser aux westerns ; mais il louche aussi vers la saga historique, le film noir, le film de mafia, le polar… Il se noue et se dénoue avec une (trop ?) parfaite maîtrise dans sa dernière demi-heure, alors que la lassitude aurait pu commencer à se faire sentir. Du grand oeuvre, maestro !

La bande-annonce

Le Procès Goldman ★★★☆

Né en 1944, Pierre Goldman est un jeune activiste d’extrême-gauche, chef du service d’ordre de l’UNEF à la Sorbonne au début des 60ies, parti battre le maquis avec des groupes de guérilleros latino-américains entre 1967 et 1969, réduit à son retour à Paris, pour boucler des fins de mois difficiles, à s’acoquiner avec le grand banditisme et à commettre de petits braquages. Il est accusé du meurtre de deux pharmaciennes boulevard Richard-Lenoir à Paris en décembre 1969. Un premier procès devant la cour d’assises de Paris en décembre 1974 conduit à sa condamnation à perpétuité mais provoque une vive mobilisation de la gauche intellectuelle en sa faveur. Il est opportunément cassé par la Cour de cassation qui renvoie l’affaire devant une autre cour. Un second procès a donc lieu à Amiens en avril 1976. C’est Georges Kiejman qui assure sa défense.

Le Procès Goldman a fait l’ouverture de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Il est signé par Cédric Kahn, un des réalisateurs français les plus talentueux, dont la filmographie déjà bien étoffée ne compte que des pépites – c’est grâce à L’Ennui (1998) que j’ai découvert Alberto Moravia et La Prière (2018), qui a lancé la carrière d’Anthony Bajon, compte parmi mes films préférés de ces dix dernières années – mais qui se renouvelle tellement d’un film à l’autre au point de priver son oeuvre d’unité.

Un mois après Anatomie d’une chute, presqu’un an après Saint Omer, c’est encore un film de procès, un genre qui décidément connaît ces temps ci un regain de flamme. Le risque existe que Le Procès Goldman soit éclipsé par la Palme d’or de Justine Triet qui aura bénéficié d’un écho retentissant et dont j’ai dit à sa sortie les immenses qualités. Ce serait dommage. Car Le Procès Goldman est un grand film.

C’est un film historique qui ressuscite un pan oublié de notre histoire, un procès des 70ies dont l’objet n’était pas la peine de mort comme ceux de Patrick Henry défendu par Robert Badinter ou de Christian Ranucci ou les violences faites aux femmes pour Anne Tonglet et Aracelli Castelanno défendues par Gisèle Halimi. Son objet a retrouvé récemment une brûlante actualité puisqu’il y est question aussi bien de la radicalisation d’un engagement politique qui flirte avec la violence (comme le reproche en a été fait aux accusés de Tarnac), d’une police violente et travaillée par des préjugés racistes et d’une justice de classe expéditive mettant à mal la présomption d’innocence.

Ce qui impressionne dans Le Procès Goldman, c’est la maîtrise de sa mise en scène. La caméra ne quitte  quasiment jamais la salle d’audience, sinon pour la première scène, qui se déroule dans le cabinet de George Kiejman à Paris et pour quelques intermèdes tournés dans la « souricière », cette pièce du palais de justice où l’accusé est enfermé pendant les interruptions de séance.
Le procédé pourrait être étouffant. Il l’est parfois d’autant que le film dure près de deux heures. Mais les joutes orales qui opposent l’accusation, l’avocat des parties civiles et la défense sont d’une telle intensité, les témoignages qui se succèdent offrent l’occasion de tant de retournements, le suspense qui, jusqu’au prononcé du verdict, est si intense (ne cédez pas à la tentation de le connaître avant d’aller voir le film) qu’on sort de la salle, épuisé mais conquis, par ce film si impressionnant.

La bande-annonce