Life of Chuck ★★★☆

Charles « Chuck » Krantz est un orphelin élevé par ses grands-parents dans une grande maison victorienne dont le grenier est cadenassé parce qu’il contiendrait un secret. Jeune collégien, Charles suit avec passion des cours de danse et devient malgré son jeune âge un danseur talentueux. Mais son grand-père le convainc de choisir le même métier que lui. Quelques années plus tard, Charles, devenu comptable, participe à un congrès. À sa sortie, il se laisse entraîner par la rythmique d’un joueur de rue et se lance dans une prestation follement inspirée où le rejoint bientôt une autre danseuse. Mais un mal sournois ronge Chuck qui mourra quelques mois plus tard alors que la planète tout entière, frappée par des phénomènes de plus en plus inquiétants, court à sa perte.

Précédé d’une réputation flatteuse, Life of Chuck déboule sur nos écrans à une période de l’année où la programmation est bien pauvre et les coups de cœur rares (mon dernier remonte à La Venue de l’avenir de Klapisch). Pour Première, c’est le film du mois. Pour moi, avant même d’entrer dans la salle, j’avais décidé que ce le serait aussi.

Mon haut degré d’auto persuasion a peut-être obscurci mon jugement. Quels seraient les défauts qu’un esprit scrogneugneu (ou plus lucide que moi) pourrait pointer ? Un manque de tempo qui rend Life of Chuck vite ennuyeux ? Une bien-pensance typiquement américaine qui, à rebours de sa prétendue originalité, englue le film dans un cinéma très mainstream ? Une philosophie qui se réduit, tout compte fait, à une morale bien pauvrette : si la mort nous attend tous, dansons la vie tant que nous le pouvons ? Une description de l’apocalypse qui est loin d’approcher celle, hypnotisante, du Melancholia de Lars Von Trier, chef d’oeuvre indépassable ? Des chorégraphies trop sucrées façon La La Land ?

Qui me connaît un peu saura que le dernier argument est pour moi irrecevable : rien n’est trop sucré dans La La Land, mon bffe (best film for ever) et tout ce qui s’en approche m’attire irrésistiblement. J’avoue m’être laissé emporter par les deux séquences dansées de Life of Chuck, avec une nette préférence pour la première qui devrait rapidement accéder au statut de séquence mythique. Ce n’est pas tant la chorégraphie de Tom Hiddleston et d’Annalise Basso ni la musique à la batterie jouée par Taylor Gordon (grâce à laquelle j’ai appris le sens du mot anglais busking) qui m’ont emporté, que l’immense joie de vivre qui s’en dégage. La danse – et, promis, je refermerai très vite cette parenthèse sentencieuse – a la vertu rare de rendre la vie à la fois plus belle et plus légère. Et tel est le message, qu’on peut en effet trouver trop frivole de Life of Chuck : la vie est plus légère quand on la danse.

Quelles sont les autres qualités de Life of Chuck à mes yeux ? J’aurais dû commencer par la plus évidente : sa construction antéchronologique. Le film, comme la nouvelle de Stephen King dont il est tiré, est construit en trois chapitres et commence par le troisième. L’acte 3 se déroule à la veille de l’apocalypse qui va détruire la planète. On n’y voit pas Chuck sinon dans des affiches mystérieuses qui saluent sa mémoire – et dont on n’aura, je crois, jamais l’explication. L’acte 2 évoque cette danse miraculeuse de légèreté interprétée par un comptable anonyme dans son costume cravate passe-muraille. L’acte 1 retrouve Chuck enfant, élevé par ses grands-parents (on reconnaîtra, ou pas, Mark Hamill, le Luke Skywalker de Star Wars dans le rôle de son grand-père alcoolique et aimant) et confronté à un mystérieux secret, le whodunit du film,  qui nous sera expliqué dans l’ultime plan.
Certes, Life of Chuck n’est pas le premier film à suivre une telle séquence. On pense à Irréversible de Gaspar Noé à 5×2 de François Ozon, à L’Etrange Histoire de Benjamin Button avec Brad Pitt [PS : L’Etrange Histoire… a pour héros un personnage qui revient en enfance mais n’est pas un film antéchronologique]. Mais cette construction maligne confère au film une originalité savoureuse.

Autres originalités assez rares dans les films hollywoodiens : l’absence de stars au générique (si ce n’est peut-être Chiwetel Ejiofor dans un rôle secondaire et le susmentionné Mark Hamill) et la discrétion du personnage principal qui fait son apparition après une demi-heure de film et disparaît vingt minutes plus tard.

J’écris cette chronique, comme toujours, quelques heures après avoir vu ce film. Si j’ai pris cette habitude, c’est à cause des capacités limitées de ma mémoire : au fil des jours, je perds inexorablement le souvenir des films que j’ai vus. Mais pour une fois, j’ai hésité à déroger à cette règle d’airain. Car Life of Chuck fait partie peut-être (ou peut-être pas) des films qui « percolent », des films dont le souvenir se modifie, pour le meilleur, avec le temps qui passe. Comment résistera au temps la « morale » de ce film dont je disais plus haut qu’on pouvait à bon droit lui reprocher d’être « pauvrette » ? Trouverai-je dans quelques jours, dans quelques semaines, que ce film était surcoté, que sa morale était frelatée ? ou au contraire, à la façon des meilleurs films de Spielberg ou de Capra, me laissera-t-il un souvenir durable qui m’aidera à vivre à l’ère des peurs apocalyptiques qui nous menacent ?

La bande-annonce

La Venue de l’avenir ★★★☆

De nos jours, un héritage compliqué conduit quatre lointains cousins que tout oppose, un apiculteur gentiment perché (Vincent Macaigne), un photographe en quête de sens (Abraham Wapler), un professeur de français vieille France (Zinedine Soualem), une executive woman dépressive (Julia Piaton), sur les traces de leur lointaine aïeule, Adèle (Suzanne Lindon) qui quitta en 1895 sa Normandie natale pour la capitale à la recherche de sa mère (Sara Giraudeau).

Cedric Klapisch est de retour. Après En corps, un des films à mon sens les plus euphorisants de ces dernières années, il a pour la première fois les honneurs de la sélection officielle à Cannes (hors compétition). Son film le mérite largement.

Il s’empare d’un scénario vraiment original, co-signé avec son vieux complice Santiago Amigorena, rencontré sur les bancs du lycée Rodin (poke mes deux fils !), qui joue à saute-moutons par-dessus trois générations, s’amusant à des jeux de miroirs entre la France de la Belle époque et celle d’aujourd’hui. Il traite à sa façon le même sujet que Partir un jour : l’arrachement d’une jeune femme à sa vie provinciale. Il réunit des acteurs de toutes les générations, les vieux fidèles de Klapisch (Cécile de France, Zinedine Soualem, François Berléand…) et la fine fleur de ce que Télérama appelle méchamment les Nepo babies, les fils et filles de : la fille de Sandrine Kiberlain, celle de Charlotte de Turckheim, celle d’Anny Duperey, le fils d’Irène Jacob…

Il réussit surtout – et c’est à mes yeux sa principale qualité – à regarder en même temps vers le passé et vers l’avenir. C’est un film nostalgique sur un Paris disparu. Mais ce n’est jamais un film réactionnaire, entonnant la lassante ritournelle du c’était-mieux-avant. Au contraire, La Venue de l’avenir est une ode à la jeunesse qui exalte une époque de progrès, de changement (l’invention de la photographie qui révolutionne la peinture, la généralisation de l’électricité…), tout entière tournée, comme son titre polysémique, vers l’avenir.

J’aurais volontiers mis quatre étoiles à ce film coup-de-cœur si une personne qui m’est chère ne m’avait pas alerté sur ses limites. Les allers-retours entre 2024 et 1895 y sont un peu trop mécaniques. Les acteurs n’y sont pas toujours bien dirigés, notamment Cécile de France malgré son brushing incroyablement stylé. Les rebondissements du scénario n’y sont pas toujours crédibles quand ils ne sont pas très prévisibles (aurez-vous deviné de qui Adèle est la fille ?).

Malgré ces défauts, La Venue de l’avenir reste pour moi un film à la fois solaire et mélancolique, un film joyeux et rieur qui nous met la banane 🙂

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Ghostlight ★★★☆

Dan est employé de la voirie de Chicago. Il n’est plus le même homme depuis qu’un drame a anéanti sa vie. Le hasard d’une rencontre le conduit à rejoindre une troupe de théâtre où il jouera Roméo et Juliette. Cette expérience cathartique sera pour lui le moyen de se réconcilier avec sa femme et avec sa fille, en pleine crise d’adolescence.

Le scénario de Ghostlight pourrait sembler bien artificiel : il croise le deuil d’une famille inconsolable et la mise en scène par une troupe de théâtre amateur de la pièce archiconnue de Shakespeare. Pourtant, à partir de ce point de départ improbable, Kelly O’Sullivan et Alex Thompson, le couple derrière la caméra, signent un film d’une bouleversante justesse qui m’a fait pleurer de la première (j’exagère : disons la deuxième) à la dernière minute.

La raison de ma réaction est double : mon histoire familiale et mon goût immodéré pour Roméo et Juliette auquel je voue, depuis l’adaptation millenial et musicale de Baz Luhrmann avec Leonardo DiCaprio et Clare Danes en 1996 qui avait divisé la critique et m’avait transporté, une admiration irraisonnée. À la même époque, j’en avais vu au théâtre des Amandiers la mise en scène de Stuart Seide qui est restée gravée dans ma mémoire. Il suffit que j’entende les premiers mots de son prologue (« Two households both alike in dignity/ In fair Verona…« ) pour que je tombe en pâmoison.

Les trois rôles principaux – le père, la mère et leur fille – sont joués par une « vraie » famille à la ville :  Keith Kupferer (une sorte de Michel Barnier aux cheveux bouclés), sa femme Tara Mallen et leur fille Katherine Mallen Kupferer. Cette dernière est particulièrement remarquable. Elle joue à la perfection une adolescente en surtension permanente, aussi prompte à se révolter (contre la bêtise des adultes et la routine du lycée) qu’à s’enthousiasmer (pour la troupe de théâtre qui, après avoir ouvert ses portes à son père, lui ouvre ses bras). Sa folle énergie contraste avec la placidité dépressive de son père qui s’est muré dans le silence.

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Le Mélange des genres ★★★☆

Mariée à Jean-Jacques (Vincent Elbaz), flic comme elle, Simone (Léa Drucker) a infiltré un mouvement féministe dans le cadre d’une enquête qu’elle mène sur l’assassinat par sa femme d’un homme accusé de violences domestiques. Alors que sa couverture est sur le point de tomber, elle accuse un quidam de l’avoir violée. Le quidam, Paul (Benjamin Lavernhe), marié à une actrice connue (Julia Piaton), est un homme doux et déconstruit. L’accusation qui pèse sur lui bouleverse radicalement sa vie.

J’ai fort mal résumé Le mélange des genres. C’est un film à l’intrigue particulièrement rocambolesque qui pourrait sembler fort peu crédible alors qu’elle réussit paradoxalement à l’être. Pris au pied de la lettre, c’est un film policier alors qu’il s’agit en fait d’une comédie pleine d’ironie.

Le couple Michel Leclerc/Baya Yasmi – dont on apprend qu’il vient de se séparer – a écrit un dernier film ensemble dans la veine des précédents. Le plus célèbre fut Le Nom des gens en 2010 qui valut à Sara Forestier le César de la meilleure actrice. Mais les suivants furent tout aussi réussis. J’ai une tendresse particulière pour La Lutte des classes où Edouard Baer et Leila Bekhti jouaient un couple de bobos gauchistes contraints de mettre sous le boisseau leurs convictions politiques au nom de l’éducation de leur enfant.

Dans Le Mélange des genres, Michel Leclerc, comme Caroline Fourest dans un récent essai, interroge le Vertige #MeToo. Le nœud du film est une fausse accusation de viol et ses conséquences en chaîne. Le sujet pourrait sembler fort sérieux voire dramatique. Mais Michel Leclerc choisit de le traiter sous l’angle de la comédie. Et le résultat est particulièrement réussi.

Car on rit beaucoup dans Le Mélange des genres, grâce notamment à Benjamin Lavernhe qui en rajoute au risque de basculer dans l’excès, dans le rôle du mâle déconstruit, et grâce aussi, en miroir, à deux autres personnages : Vincent Elbaz dans celui du mâle alpha pas déconstruit du tout et Judith Chemla dans celui de la féminazie hystérique.

On rit. Et en plus on rit intelligemment. Car Michel Leclerc est tout en finesse. Si bien sûr son cœur penche à gauche, du côté des féministes, du côté de la lutte contre le patriarcat (tout est dit dans une réplique – un peu trop – cinglante de Paul qu’il lance au groupuscule masculiniste qui est prêt à l’aider face aux fausses accusations portées contre lui : « Je préfère perdre avec elles que gagner avec vous »), Le Mélange des genres a l’intelligence de laisser s’exprimer des points de vue différents. Les féministes qu’il filme ne sont pas sans défaut, la virilité douce incarnée par Benjamin Lavernhe prête souvent à rire (ainsi de la façon dont il se fait remplacer dans la série où il était censé tourner).

Dans une programmation très abondante ce mois-ci, mais pas exceptionnelle, le bordel intelligent du Mélange des genres surprend et surnage.

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L’Attachement ★★★☆

Sandra (Valéria Bruni Tedeschi), quinquagénaire féministe, célibataire et indépendante, se retrouve bien malgré elle impliquée dans la vie de son voisin Alex (Pio Marmaï) dont l’épouse décède brutalement en donnant naissance à une petite fille. La défunte laisse à Alex un orphelin, Elliot, né d’un premier mariage avec un amour d’enfance (Raphaël Quenard). Elliot, traumatisé par la mort de sa mère, reporte son affection sur sa voisine tandis qu’Alex peine à se reconstruire.

Une bande-annonce qui nous promet « un hymne à la vie » est pour moi – et pour mon fils qui a hérité d’on-ne-sait-où une ironie mordante – un repoussoir immédiat. Celle de L’Attachement avait eu ce défaut-là. Aussi ai-je laissé passer son avant-première et ne me suis-je pas rué le voir dès le jour de sa sortie. Heureusement, je me suis rattrapé le week-end suivant et n’ai pas raté ce film auquel j’ai bien failli mettre ces fameuses quatre étoiles que j’octroie si chichement.

Car L’Attachement m’a brisé le cœur. Dès la première scène, celle de la mort de la mère d’Elliott, à laquelle pourtant la bande-annonce nous a préparés, j’ai sorti mon premier Kleenex. J’en ai sorti beaucoup d’autres, notamment lors d’une scène où Emilia (Vimala Pons), la pétulante pédiatre avec laquelle peut-être Alex refera sa vie, pleure derrière une porte fermée.

C’est peut-être cet excès de larmes versées qui m’a retenu de donner à L’Attachement sa quatrième étoile. J’ai essayé, à tort ou à raison, de mettre de côté l’émotion qu’il avait fait naître en moi pour le juger objectivement. La froide objectivité me conduit à dire que c’est un très bon film, mais que ça n’en est pas un qui marquera l’histoire du cinéma et qui restera dans les mémoires. D’où ces trois étoiles seulement – dont tu auras compris, ami lecteur qui me connais bien, que je les regrette.

L’Attachement est l’adaptation d’un livre d’Alice Ferney paru en 2020, L’Intimité. On pourrait s’interroger sur ce glissement. Il me semble bienvenu. L’attachement est en effet un sentiment précieux et rare, différent de l’amour et de l’amitié, sur lequel cette histoire nous invite à nous interroger. L’Intimité était l’oeuvre d’Alice Ferney, une écrivaine , diplômée de l’Essec (!), que j’aime énormément. Son dernier, Deux Innocents, fut même mon livre préféré en 2023.

L’Attachement peut se prêter à une lecture sociologique. Son histoire est emblématique des familles recomposées. Il n’y a aucun lien de sang entre le petit Elliot et Alex, qui rencontre sa mère alors qu’Elliot est nourrisson, qui l’épouse, qui conçoit avec elle un autre enfant, sa demi-soeur. Il y en a encore moins entre Elliot et Emilia, avec laquelle Alex fait son deuil de sa femme. Et que dire des liens entre Elliot et Sandra, la voisine ? Pourtant circulent entre eux un amour, une amitié, en un mot un attachement terriblement puissant.

Carine Tardieu est à la réalisation. Elle n’est pas célèbre. Pourtant tous ses films – L’Attachement est le cinquième en dix-huit ans – qui creusent à l’os les liens du cœur, visent juste : La Tête de Maman, Du vent dans mes mollets, Ôtez-moi d’un doute sur une amour contrariée par la découverte d’un lien de filiation inconnu, Les Jeunes Amants sur la liaison adultère d’un homme avec une femme plus âgée que lui…

Elle dirige un trio d’acteurs impeccables. Valéria Bruni-Tedeschi, Pio Marmaï et Vimala Pons ont la même qualité et le même défaut : ils ont de l’énergie à revendre et une fâcheuse tendance, lorsqu’ils sont abandonnés à eux-mêmes, au surrégime. ce qui frappe ici, c’est leur sobriété. Valéria Bruni Tedeschi, trop souvent abonnée aux rôles d’hystériques (si ce mot peut encore être utilisé), est parfaite de retenue. Mais c’est Vimala Pons qui, comme d’habitude, m’a transporté, même si sa dernière scène ne m’a pas semblé très crédible.

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5 septembre ★★★★

Le 5 septembre 1972, à Munich, un commando palestinien a pénétré dans le village olympique et y a pris en otage des athlètes israéliens. L’événement a marqué les esprits. Il a endeuillé les Jeux olympiques. Il a visé des Juifs alors que l’organisation des Jeux à Munich visait à effacer le souvenir sinistre des Jeux de 1936 à Berlin. Cette action retentissante a vulgarisé un mode d’action qui hélas est devenu de plus en plus fréquent dans les années suivantes : le terrorisme.

La prise des otages de Munich est entrée dans l’Histoire. le cinéma s’en est emparé. Kevin McDonald lui a consacré un documentaire remarquable, Un jour en septembre en 1999. Surtout, l’immense Steven Spielberg, dans Munich (2006), a raconté les patientes représailles organisées par le Mossad pour « venger Munich ».

Le suisse Tim Fehlbaum choisit une focale originale. Il ne raconte pas la prise d’otages proprement dite mais la manière dont ABC en a rendu compte. La chaîne américaine avait dépêché ses journalistes sportifs et ses équipes techniques pour filmer les épreuves en direct. Alors que rien ne les y préparait, cette équipe a retransmis en direct des images que près d’un milliard de téléspectateurs ont regardées.

Avec une redoutable efficacité et une admirable simplicité, 5 septembre raconte les faits tels qu’ils se sont déroulés et les décisions que l’équipe d’ABC a été obligée de prendre pour en rendre compte. Il nous montre le bricolage permanent que constituait, à l’époque, la réalisation d’un direct, avec des équipements qui, cinquante ans plus tard, nous semblent préhistoriques. Les légendes par exemple sont fabriquées à la main et filmées en gros plan avant d’être insérées au pied de l’image. Les images sont tournées en 16mm par d’énormes caméras sur des bobines qu’il faut patiemment développer. Avant l’ère du téléphone portable et des liaisons internet, les reporters communiquent via des téléphones à pièces ou des talkies walkies.

Mais, au-delà de ce bricolage bon enfant, le métier de journaliste, le 5 septembre 1972 à Munich, est autrement plus dramatique. Le film pose des questions éthiques qui sont toujours d’actualité. Une chaîne d’informations en continu a-t-elle le droit de tout montrer au nom de la transparence : l’exécution en direct d’un des otages au risque de traumatiser durablement ses proches ? le déploiement des forces de police sur le point de donner l’assaut au risque d’en informer les terroristes eux-mêmes ?
Autre interrogation éthique : quel degré de certitude la chaîne doit-elle avoir avant de diffuser une information ? Quand la rumeur court que les otages libérés sont sains et saufs, ABC peut-elle en rendre compte à l’antenne au risque d’accréditer cette information fragile et de susciter de fausses espérances sur leur sort ?

Ces questions, passionnantes, sont traitées avec une efficacité admirable. 5 septembre se déroule quasiment en huis clos dans l’atmosphère confinée de la régie de la chaîne. Quelques personnages, auxquels on a tôt fait de s’identifier, y travaillent dans une agitation frénétique : le directeur d’ABC Sports, Roone Arledge (Peter Sarsgaard), le chef débutant de la régie, Geoff Mason (Peter Magaro), un journaliste plus aguerri, Marvin Bader (Ben Champlin), une traductrice allemande, une des rares femmes de cette équipe ultra-testotéronée, qui s’avère vite indispensable, Marianne Gebhardt (Leonie Benesch).

5 septembre nous cloue à notre fauteuil. Durant toute la séance, ponctuée ces temps ci d’accès de toux et de reniflements, je n’ai pas entendu une mouche voler. Mené à un train d’enfer, 5 septembre ne nous laisse pas une minute de répit. Aurait-il été plus efficace encore s’il avait duré plus longtemps, au point de nous faire éprouver, dans notre corps, l’exténuation de cette prise d’otages interminable ?

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Je suis toujours là ★★★☆

Rubens Paiva, sa femme et ses cinq enfants coulent des jours heureux à Rio de Janeiro. Mais le Brésil est gouverné depuis 1964 par une dictature militaire et l’ancien député, revenu à la vie civile, est étroitement surveillé par la police, qui le suspecte de soutenir l’opposition en exil. Un matin, des hommes l’interpellent à son domicile. Commence pour son épouse, qui passe elle aussi douze jours dans les geôles de la police militaire, une longue attente traumatisante.

Voici un film remarquable sur une famille brisée par la dictature militaire au Brésil (1964-1985). Les faits sont anciens ; mais la mémoire en reste vive. Le succès de ce film au Brésil où il a fait trois millions d’entrées, en témoigne. C’est qu’à la différence de l’Argentine et du Chili, les crimes commis par la dictature ont été amnistiés au Brésil et toutes les tentatives pour mettre en place une Commission Vérité par les gouvernements de gauche de Lula et de Dilma Rousseff ont échoué.

Né en 1956, Walter Salles est sans doute l’un des plus grands réalisateurs brésiliens contemporains. Il doit sa célébrité à Central do Brasil, lauréat de l’Ours d’or 1998 et du Golden Globe du meilleur film en langue étrangère. Fernanda Montenegro y tenait le rôle principal. L’actrice aujourd’hui nonagénaire fait une courte apparition dans l’épilogue de Je suis toujours là. Et c’est sa fille Fernanda Torres qui y joue le rôle de l’épouse de Rubens Paiva.

L’interprétation de Fernanda Torres vient de lui valoir le Golden Globe de la meilleure actrice. Elle décrochera peut-être le 2 mars – si cette date est maintenue – l’Oscar. Elle le mériterait amplement. Elle est en effet magistrale dans un rôle tout en nuances. Elle joue à la perfection ce rôle à fleur de peau : celui d’une épouse, rongée d’inquiétude après la disparation de son mari et celui d’une mère désormais seule responsable de l’éducation de ses cinq jeunes enfants et soucieuse avant tout de prendre sur elle un traumatisme dont elle ne veut pas les charger.

On ne peut que follement s’attacher à cette nombreuse fratrie, même s’il faut au spectateur un moment pour s’y reconnaître : l’aînée Vera, la frondeuse Eliana, la charmante Nalu, la timide Beatriz et Marcelo le seul garçon de ce bruyant gynécée. Le bonheur sans nuage de cette famille nombreuse, qui vit au bord de l’une des plus belles plages du monde, à une époque où l’avenue Atlantica se traversait nu-pieds et où on pouvait quitter sa maison sans un tour de clé, se heurte brutalement à la réalité violente de la dictature, aux arrestations arbitraires, aux disparitions inexpliquées.

On ne peut qu’être ému par ce film, par son rythme ample (il dure plus de deux heures), par la grandeur d’âme des personnages qu’il décrit. Tout nous y élève ; rien de mesquin ou de petit ne nous y rabaisse. Seul défaut peut-être : une fin à tiroirs avec deux postfaces en 1996 et en 2014 dont Walter Salles aurait pu faire l’économie.

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Hiver à Sokcho ★★★☆

Soo-ha est une jeune métisse franco-coréenne, élevée seule par sa mère à Sokcho, un petit port sur la côte orientale de la Corée du sud. Après avoir bouclé des études de lettres, elle épaule le patron, veuf depuis peu, d’une modeste pension de famille. C’est là que débarque Yann Kerrand (Roschdy Zem), un dessinateur français en panne d’inspiration. À la demande du patron, Soo-ha va lui servir de guide.

J’ai eu un coup de cœur pour cette adaptation d’un livre publié en 2016 par une jeune écrivaine franco-suisse d’origine coréenne, Elisa Shua Dusapin. J’ai lu plusieurs critiques lui reprochant d’être lent et ennuyeux. Je comprends ce reproche. Mais je suis loin de le reprendre à mon compte.

Certes Hiver à Sokcho n’est pas un thriller à rebondissements. Il se déroule dans l’atmosphère, ouatée de neige, d’une petite ville littorale volontairement ennuyeuse. Il met en scène deux héros que rien ne prédisposait à se rencontrer. Yann Kerrand, un bédéiste normand interprété sans souci de vraisemblance par Roschdy Zem (mais Roschdy Zem est tellement charismatique qu’il lui sera beaucoup pardonné) n’a qu’une seule idée en tête : explorer un lien qui puisse inspirer sa prochaine BD.

Soo-ha (la stupéfiante Bella Kim, parfaite d’ambiguïté) est plus complexe. À vingt-trois ans, elle se sent perdue. Elle vient de terminer ses études mais n’a pas idée de la carrière qu’elle souhaite embrasser. Elle sort avec un garçon que sa mère rêve de lui voir épouser ; mais elle n’est pas sûre de ses sentiments. Reste une blessure jamais cicatrisée : celle de n’avoir jamais connu son père, rentré en France avant sa naissance.
La rencontre de Yann Kerrand va peut-être lui permettre de résorber ce trauma. Ses relations avec cet homme d’âge mûr sont complexes. Au départ, elle l’esquive et renâcle à assumer le rôle d’interprète et de guide que le patron de la pension de famille qui l’emploie lui assigne, par crainte d’être renvoyée une fois encore à son statut de métisse. Ensuite, elle ressent de l’attirance pour cet homme séduisant avec lequel, inconsciemment, elle s’imagine revivre la relation que sa mère a vécue avec son père. Enfin et surtout, elle voit en lui un père de substitution.

Hiver à Sokcho aurait pu se contenter de traiter cette relation-là. Mais, sans charger la barque, il lui adjoint des sous-thèmes. J’en ai identifié deux. Le premier est la cuisine. Elle est omniprésente. La mère de Soo-ha vend du poisson sur le port. Elle sait cuisiner le fugu, ce poisson qui, s’il est mal préparé, peut déclencher une intoxication mortelle. Les deux femmes vivent ensemble et sont filmées la plupart du temps en train de préparer leurs repas puis de les consommer. La relation entre Soo-ha et Yann Kerrand peut au contraire se lire comme la tentative avortée de se nouer par la nourriture : le Français refuse de prendre ses dîners à la pension de famille et boude les plats, français ou coréens, que lui mitonne la jeune femme.
L’autre sous-thème est celui du corps et de sa transformation par la chirurgie esthétique. Une cliente de la pension au visage recouvert de bandelettes se rétablit d’une opération. La mère de Soo-ha ne cesse d’encourager sa fille à corriger sa myopie pour se débarrasser des lunettes qui mangent son visage. Son petit copain lui suggère de se faire affiner le menton. J’ignorais que la Corée du Sud était « la capitale mondiale de la chirurgie plastique » – j’en pensais à tort l’usage plus répandu en Amérique latine, au Venezuela ou au Brésil par exemple.

J’ai été profondément ému par ce film pudique, par ses deux personnages solitaires, par les sentiments qui les animent et qu’ils peinent à exprimer, par le lien fragile qui se forme entre eux jusqu’à la manière si délicate dont il se dénoue.

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La Chambre d’à côté ★★★☆

Ingrid (Julianne Moore), écrivaine new yorkaise à succès, avait perdu le contact avec Martha (Tilda Swinton), journaliste de guerre, qu’elle retrouve mourante, en phase terminale d’un cancer de l’utérus. Elle accepte de l’accompagner dans ses derniers jours.

À 75 ans passés, le maestro espagnol, qui a incarné la Movida et conteste à Buñuel le titre de plus grand réalisateur espagnol de tous les temps, n’a plus rien à prouver. Loin de se reposer sur ses lauriers, il continue inlassablement à réaliser des chefs d’oeuvre. Il creuse le sillon dans lequel il excelle : filmer des femmes dans des toilettes d’une folle élégance et des décors d’une flamboyance formelle millimétrée.

Si je devais me réincarner, j’aimerais être une corbeille à fruits dans un décor d’Almodovar. Dans La Chambre d’à côté, Almodovar utilise peu de décors ; mais ils frisent tous la perfection. L’action commence à New York. On y voit Ingrid dans son appartement, dans la chambre d’hôpital de Martha et, quand elle en sort après sa dernière chimio, dans l’appartement de celle-ci. La seconde moitié du film se déroule up-state, comme disent les New Yorkais, dans le nord de l’Etat, en remontant l’Hudson, près de Woodstock (j’en parle comme si la région m’était familière alors que je n’y ai jamais mis les pieds !), dans une maison sublime. Cet enchevêtrement de volumes cubiques en cascade, extraordinairement lumineux, a été construit en 2020. Cette construction n’est en réalité pas située aux Etats-Unis, comme l’action du film, mais dans la banlieue de Madrid.

La Chambre d’à côté peut se regarder comme un film sur la fin de vie, sur l’euthanasie, sur la dignité de mourir, sur l’amitié et la sororité jusque dans ces instants ultimes. Mais il ne se réduit pas à cela. Almodovar a le génie d’ajouter à son scénario une note sourde et lancinante, celle d’un thriller qu’on soupçonne et dont on attend qu’il se révèle : Martha est-elle vraiment mourante ? n’attire-t-elle pas Ingrid dans un piège ? n’entend-elle pas se venger de son amie qui, vingt années plus tôt, avait eu une liaison avec son amant, Damian (John Turturro) ?

Je serais curieux de lire le livre Quel est donc ton tourment ? de Sigrid Nunez, dont La Chambre d’à côté est l’adaptation, pour voir si, avec autant de subtilité, les deux niveaux de lecture y sont entremêlés ou bien si c’est un ajout d’Almodovar auquel l’admiration révérencieuse que je lui porte me prête peut-être à imaginer plus de talent encore qu’il n’en a.

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Le Beau Rôle ★★★☆

À la scène comme à la ville, Henri (William Lebghil) et Nora (Vimala Pons) forment un couple fusionnel. L’amour du théâtre les a réunis : lui joue, elle met en scène. Leur dernière création, Ivanov de Tchekov, est en pleine répétition à la Comédie de Reims quand Henri décroche un rôle dans un film qui se tourne à Paris avec une star (Jérémie Laheurte). Leur couple y résistera-t-il ?

Pour utiliser un mot à la mode, Le Beau Rôle est une comédie du démariage, qui raconte l’explosion d’un couple. Mais qu’on se rassure, sans pour autant divulgâcher sa conclusion, Le Beau Rôle est aussi une comédie du remariage : on y verra peut-être – ou peut-être pas – nos deux amoureux renouer après avoir dépassé leurs différences et accepté de faire des compromis.

Mais avant d’en arriver là, Victor Rodendach, qui signe son premier film, mais possède une solide expérience dans l’écriture des scénarios de séries à succès (Platane, Les Grands, Dix pour Cent…), a le don d’agrémenter son récit avec bien des rebondissements auxquels on ne s’attendait pas. S’il avait suivi des rails plus paresseux, Le Beau Rôle aurait opposé la pureté de la geste théâtrale de Nora à la célébrité frelatée des plateaux de tournage parisiens de Henri. Mais il choisit une voix plus subtile et moins manichéenne, notamment dans le traitement du rôle de François (Jérémie Laheurte), moins uniment antipathique qu’on l’aurait pensé.

On est dans la comédie-doudou – comme l’écrit excellemment l’excellente Marie Sauvion pour Télérama – dans le feel good movie mais pas dans la comédie gnangnan ni dans la comédie ouin-ouin. Victor Rodendach nous donne à réfléchir à ce qui fait un couple, ce qui en construit la solidité, ce qui en menace la cohésion : des opinions différentes ? des parcours professionnels divergents ?

Le Beau Rôle est surtout servi par un couple d’acteurs épatants. William Lebghil fait beaucoup parler de lui ces temps-ci avec deux films qui sortent quasiment en même temps : Joli joli et ce Beau Rôle. Mais c’est surtout l’interprétation de Vimala Pons qui m’a enthousiasmé. On connaît depuis une quinzaine d’années environ cette actrice au prénom (indien) à nul autre pareil. On l’a vue chez Bruno Podalydès (Adieu Berthe, Comme un avion, Bécassine !) et dans les films joyeusement branques de la Nouvelle nouvelle vague  française (Betbeder, Peretjatko, Salvador). On la découvre ici dans un registre moins comique, plus grave que celui auquel elle nous avait habitué. Dans certains plans, comme dans une scène de dispute dans la voiture où sans un mot, son visage reflète toute une panoplie de sentiments, elle est sidérante de talent.

La bande-annonce