Le Colibri ★★★☆

Marco Carrera est né en 1959. Ses deux parents appartiennent à la classe aisée italienne et sont tous deux architectes. Marco a une sœur aînée, Irene, gravement dépressive, et un frère cadet, Giacomo, qui partira plus tard vivre aux Etats-Unis. Chaque été, les Carrera vont en vacances dans la maison familiale lovée au fond d’une crique reculée de la mer Tyrrhénienne. Leurs voisins, un couple franco-italien, les Lattes, ont une fille, Luisa, dont Marco est amoureux depuis l’enfance.
Le Colibri raconte l’histoire de sa vie, sa passion platonique pour Luisa, son mariage malheureux avec Marina, une hôtesse de l’air slovène à laquelle il s’est cru lié par un coup du sort, son amour absolu pour sa fille Irene et pour sa petite-fille, Miraijin, jusqu’à sa mort entouré des siens dans le jardin de sa villa.

Le Colibri est l’adaptation fidèle du roman à succès de Sandro Veronesi, lauréat en 2020 du Prix Strega, l’équivalent de notre Goncourt. Sorti l’automne dernier en Italie, le film y a attiré un public nombreux et d’avance conquis. Il aura probablement la même audience en France où il attirera tous ceux auxquels le livre de Sandro Veronesi avait plu, certains aussi auxquels, comme moi, le livre avait moins plu et enfin d’autres, qui n’avaient pas lu ce livre, mais que le charme de Pierfrancesco Favino (Dernière Nuit à Milan, Nostalgia) ou de Bérénice Béjo (soupirs enamourés…) ne laisse pas insensibles.

Le Colibri joue à saute-mouton avec les époques, passant sans transition de l’enfance de Marco, à son âge d’homme puis à sa vieillesse. Sa vie pourrait se résumer à une formule prononcée par Luisa : « Tu dépenses toute ton énergie à rester au même endroit ». Marco est prisonnier de son premier amour, l’amour de Luisa, qu’il n’aura jamais le courage de consommer, moitié par fidélité pour sa femme – qui ne manquera pas pourtant de le tromper abondamment – moitié aussi par peur de franchir un pas irrévocable.

Il y a peut-être trop de sujets dans ce Colibri qui court sur plus de soixante années pendant plus de deux heures de temps : la passion, la conjugalité, le deuil, la fidélité, l’amour paternel…. Peut-être aurait-il pu se concentrer sur l’histoire d’amour si particulière entre Marco et Luisa et s’éviter sa dernière demi-heure tire-larmiste. Il n’en demeure pas moins une expérience bouleversante, à condition d’accepter dès le départ de se laisser bouleverser.

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Les Ombres persanes ★★★☆

Farzaneh souffre d’une grave dépression. Depuis qu’elle est tombée enceinte, elle a dû interrompre son traitement, ce qui n’arrange rien à son état. Quand elle voit Jalal, son mari, entrer dans l’appartement d’une inconnue, alors qu’il lui avait dit s’absenter de Téhéran pour la journée, elle croit à une hallucination. Mais bientôt se révèle à elle l’incroyable vérité : Jalal a un sosie, il s’appelle Mohsen et il vit avec une femme, Bita, qui ressemble à Farzaneh comme deux gouttes d’eau.

Le cinéma iranien est décidément enthousiasmant. Après L’Odeur du vent le mois dernier, Les Ombres persanes manquera de peu d’être mon film préféré ce mois-ci, juste derrière Les Filles d’Olfa et en attendant Barbie et Oppenheimer que je tarde à voir. Mon enthousiasme pour le cinéma iranien s’explique-t-il par l’envoûtement qu’exerce sur moi la musique du farsi ? ou par la qualité intrinsèque de films aussi âpres que La Loi de Téhéran, Nahid ou Une séparation ?

Les Ombres persanes revisite le thème bien connu du Doppelgänger, ce double fantomatique et angoissant popularisé par la littérature fantastique allemande et utilisé par des écrivains aussi célèbres que Poe, Dostoïevski, Stevenson (Dr Jekyll et Mr Hyde), Wilde (Dorian Gray) ou, plus près de nous Saramago (dont le roman L’Autre comme moi a fait l’objet en 2013 d’une adaptation que j’avais beaucoup aimée, Enemy, avec Jake Gyllenhaal… que j’étais allé féliciter pour ce rôle lorsque je l’avais rencontré en juin 2015 à Paris… c’était ma minute people).

Les Ombres persanes – dont le titre fait peut-être allusion à l’absence d’ombre du Doppelgänger – raconte l’histoire de deux doubles. C’est « le motif du double poussé au carré » pour citer Mathieu Macheret du Monde : Jalal/Mohsen + Farzaneh/Bita, quatre rôles interprétés par deux acteurs diablement talentueux (Taranesh Alidoosti réussit à se métamorphoser à un tel point que j’ai dû aller vérifier dans le casting que c’était bien la même actrice qui interprétait Farzaneh et Bita).

Chaque sosie renvoie à son double et au double de son conjoint une image plus ou moins attirante. Bita, l’épouse de Mohsen, est une version en mieux de Farzaneh, plus maternelle, plus sexy, plus enjouée. En revanche, Mohsen est une version en pire de Jalal, un macho violent, un père mal aimant, un époux mal-aimant.

J’aurais pensé que le film se construirait autour d’une énigme qui l’aurait tiré vers le fantastique : ces doubles sont-ils ou non le produit de l’esprit malade de Farzaneh, noyé dans les pluies diluviennes qui s’abattent sans discontinuer sur Téhéran ? J’aurais encore volontiers imaginé que le film pourrait alternativement se construire sur un suspense : les quatre protagonistes vont-ils découvrir l’existence de leur double et, si oui, quelles seront leurs réactions ? Mais ces arcs narratifs qui sont un temps utilisés, tournent court. Une fois ces hypothèques levées, Les Ombres persanes prend une autre direction encore plus stimulante que les deux précédentes : l’existence de ces doubles va profondément ébranler les deux couples que forment Farzaneh et Jalal d’une part, Bita et Mohsen d’autre part qui, par cette découverte, prennent conscience de leur désassortiment.

Mais là encore, Les Ombres persanes m’a révélé une dernière surprise. À vingt minutes de la fin, j’en avais pronostiqué le dénouement, avec la morgue péremptoire qui me caractérise. Je m’étais trompé dans les grandes largeurs – même si je maintiens que la fin que j’avais imaginée aurait pu parfaitement s’écrire. [Je reconnais volontiers que ce dernier paragraphe, paralysé par la crainte du divulgâchage, est opaque]. Bref, pour le dire plus clairement, Les Ombres persanes ne se termine pas comme je l’avais prévu… et c’est très bien ainsi !

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Cléo, Melvil et moi ★★★☆

La cinquantaine bien entamée, Arnaud Viard a passé le confinement à Paris, avec Cléo et Melvil, ses deux enfants. Il partage leur garde avec leur mère (Romane Bohringer) dont il est depuis peu séparé. Dans le sixième arrondissement désert, il rencontre Marianne, une séduisante pharmacienne.

J’ai eu le coup de foudre pour ce film minuscule, que ne diffuse qu’une poignée de salles presqu’exclusivement parisiennes et dont les lecteurs de cette critique me feront le reproche, après l’avoir lue, de ne pas pouvoir le voir près de chez eux.
J’avais déjà adoré son premier film, Clara et moi, son deuxième, ironiquement intitulé Arnaud fait son deuxième film, et son troisième, adapté d’un recueil de nouvelles d’Anna Gavalda, Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part. Cet unanimisme est incontestablement le signe de ma subjectivité pour un réalisateur dont la vie ressemble à la mienne (provincial, issu de la classe moyenne, monté à Paris) et dont la sensibilité me touche.

En soixante-treize minutes à peine, Cléo Melvil et moi entrelace trois histoires. La première est une chronique heureuse du confinement. Cet événement que nous avons tous vécu et que nous n’oublierons jamais, peut-être l’événement collectif le plus traumatisant qu’il sera donné de vivre à notre génération, trop jeune pour avoir traversé la Seconde guerre mondiale et l’Occupation, risque fort d’inspirer le cinéma pendant des années. Je m’étonne d’ailleurs qu’à ce jour, aussi peu de films s’en soient nourris. Arnaud Viard en offre une vision paradoxalement apaisée, dépourvue de l’angoisse ou de l’impuissance qui lui sont souvent attachées. Il peint en noir et blanc un Paris désert et silencieux où le confinement offre à un vieux père l’occasion inespérée de passer du temps avec ses jeunes enfants. Les jeux qu’il partage avec ces deux petits monstres débordant d’énergie et sourds à toute discipline, les repas, les couchers – qui, à mes yeux de père mal aimant, auraient constitué la pire des épreuves – sont décrits avec beaucoup de tendresse et d’amour.

Le deuxième fil narratif est un retour en voix off sur l’enfance d’Arnaud, dans les 70ies, entre Lyon et Dijon. Il y évoque la figure surplombante de son père, un chirurgien passionné de football avec lequel on comprend qu’Arnaud a vécu une relation mêlant l’admiration et l’hostilité. Le père et son fils partageaient une passion commune pour le football et ont vibré ensemble devant l’incroyable remontada des Verts de Saint-Etienne devant le Dynamo de Kiev en 1976. La séquence video m’a mis les larmes aux yeux et m’a rappelé un autre souvenir inoubliable que je partage avec tous les enfants de ma génération : la demie-finale perdue face à l’Allemagne à Séville en juillet 1982.

Enfin, Cléo, Melvil et moi raconte une histoire d’amour : celle qui s’ébauche entre Arnaud Viard et Marianne Denicourt, qu’on avait découverte au cinéma au tournant des 90ies, notamment devant la caméra d’Arnaud Desplechin avec qui elle avait entretenu une liaison orageuse et qui, à cinquante ans passés, n’a rien perdu de son charme lumineux.

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Les Filles d’Olfa ★★★★

Olfa, une mère tunisienne, a quatre filles. Les deux aînées, Ghofrane et Rahma, « ont été dévorées par le loup » annonce-t-elle mystérieusement. Les deux cadettes, Eya et Tayssir, belles comme le jour, vivent encore avec elles.
Pour raconter le fait divers qui, en 2016, en Tunisie, a conféré à Olfa une bien triste célébrité, Kaouther Ben Hamia adopte un parti pris original, à mi-chemin entre la réalité et la fiction. Sur le plateau du tournage où elle demande à Olfa et à ses deux cadettes de témoigner, elle convoque trois autres actrices : la star Hend Sabri (Noura rêve) suppléera Olfa dans les scènes les plus difficiles et deux jeunes comédiennes interprèteront les rôles de Ghofrane et de Rahma.

J’ai découvert Kaouther Ben Hania en 2014 avec Le Challat de Tunis, un étonnant « documenteur » prenant pour point de départ un mythique motocycliste qui terrorisait Tunis en balafrant de sa lame (« challat ») les fesses des femmes qu’il jugeait impudiques. Son deuxième film, La Belle et la Meute, m’avait autant enthousiasmé que le premier. Il s’inspirait lui aussi de faits réels pour raconter une fiction traumatisante : le chemin de croix d’une jeune femme victime d’un viol qui devait, pendant toute une nuit filmée quasiment en temps réel, devant les autorités chargées de la protéger, se défendre de l’accusation de l’avoir provoqué. Avec son troisième, elle devient santo subito l’une de mes réalisatrices préférées.

Car Les Filles d’Olfa raconte un sujet poignant dans une forme jamais vue.

Du sujet, il ne faudrait pas trop en dire. Je reproche au Monde et à Télérama de dévoiler dans leurs critiques les motifs de la disparition de Ghofrane et de Rahma. Je vous recommande de n’en rien savoir pour le découvrir seulement à la fin du film.

Tout ce qu’on peut en dire est que, comme dans Le Challat de Tunis et La Belle et la Meute, Kaouther Ben Hania prend à bras-le-corps des questions qui déchirent la Tunisie. Un pays qui, depuis la chute de Ben Ali en 2011, n’en finit pas de se débattre dans une succession de crises politiques (la démocratie encore fragile peine à s’affirmer face aux deux écueils de la montée de l’islamisme politique et du retour à une laïcité autoritaire), sociales (la pauvreté demeure lancinante et la jeunesse est privée de perspectives) et géopolitiques (la Libye s’est effondrée à ses portes) que le jeune cinéma tunisien documente avec une incroyable acuité : Ashkal de Youssef Chebbi, Sous les figues de Erige Sehiri, Harka de Lofty Nathan…

Kaouther Ben Hania nous montre que les femmes tunisiennes sont à la fois les actrices et les victimes de cette douloureuse évolution. Elle peint dans Les Filles d’Olfa un gynécée de cinq femmes dont la chaleureuse complicité ne doit pas nous abuser. On découvre bien vite qu’Olfa, sous ses dehors si avenants, n’est pas la victime impuissante du martyre de ses filles mais bien, en partie au moins, la responsable. On apprend progressivement – mais la formule est trop synthétique et trop caricaturalement clinique pour synthétiser une situation qu’il faut prendre le temps d’assimiler – qu’elle a exercé sur ses filles la violence qu’elle a elle-même subie, qu’elle reporte sur elles les traumatismes qu’elle a vécus, qu’à force de vouloir leur éviter de commettre les erreurs qui ont gâché sa vie, elle va leur en faire commettre de bien pires…

L’idée de génie est d’avoir fait jouer par un seul et unique acteur tous les personnages masculins qui auront croisé le chemin d’Olfa : le père de ses filles, un homme violent et alcoolique, l’amoureux qu’elle a après son divorce, dont elle ne prendra pas conscience qu’il profitera de sa crédulité pour abuser ses filles, le policier vers lequel Olfa se tourne quand elle n’a plus d’autres solutions… L’excellent Majd Mastoura renvoie d’ailleurs moins l’image d’une masculinité toxique que celle d’un patriarcat obtus.

Ces sujets, à eux seuls sont déjà passionnants. Mais c’est la façon dont les traite Kaouther Ben Hamia qui selon moi donne aux Filles d’Olfa un intérêt rarement vu. Kaouther Ben Hamia aurait pu tourner un documentaire classique, en intercalant parmi les témoignages d’Olfa et de ses deux cadettes, face caméra, des images d’archives et des photos tirées des albums de famille. On ne compte plus le nombre de documentaires qui utilisent ce procédé paresseux. À l’inverse, elle aurait pu prendre le parti de tout fictionnaliser en recrutant des actrices pour chacun des cinq rôles et en leur demandant de rejouer les épisodes de leurs vies. On sent d’ailleurs qu’elle a hésité entre ces deux options. Mais elle en choisit une troisième, intermédiaire et bigrement culottée, dont j’ai exposé l’économie au début de ce texte. Et elle décide non pas d’en montrer le résultat, mais une version là encore intermédiaire, qui tient autant du « making-off » que du film : on voit les scènes que les actrices professionnelles tournent avec les trois « vrais » personnages mais on voit aussi, on voit surtout, ces femmes préparer ces scènes en s’interrogeant sur les motivations et les ressorts profonds des personnages qu’elles jouent ou qu’elles sont.

Je ne sais pas dans quelle mesure cet artifice a été pensé. Pour le dire autrement, je ne sais pas si la réalisatrice avait tourné les scènes de « making-off » en sachant par avance qu’elles feraient partie du film. J’ai tendance à penser que oui. Pour autant, je ne lui reproche aucun machiavélisme. Je trouve au contraire le résultat stupéfiant qui nous montre une sorte de procédé cathartique où la mère et ses deux cadettes, en rejouant les passages les plus traumatisants de leurs vies, en se confrontant aux doubles de Ghofrane et de Rahma, exorcisent leur passé devant nos yeux ébahis.

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Le Cheval de Turin (2011) ★★★★

La légende veut qu’en 1889, à Turin, le philosophe allemand Friedrich Nietzsche ait été ému aux larmes par le spectacle d’un cheval violemment fouetté par son cocher et que ce spectacle l’ait traumatisé si durablement qu’il se mura pendant les dix dernières années de sa vie dans le silence.
Cette anecdote est racontée en voix off au tout début du film. L’image suivante nous montre une vieille carne (peut-être s’agit-il du cheval de Turin dont la voix off vient de nous dire qu’on ignore ce qu’il en est advenu) et un cocher cheminant sur une sente battue par les vents. Le cocher rentre chez lui, une ferme isolée et misérable. Sa fille l’y attend.
Pendant les six jours que durera le film, tandis que la tempête bat aux portes de la pauvre masure et que l’obscurité semble recouvrir peu à peu le monde, le cocher et sa fille répètent les mêmes gestes quotidiens : le lever, l’eau qu’on va chercher au puits, le maigre repas pris en silence….

Le Cheval de Turin est un film intimidant d’un cinéaste dont le nom est souvent cité à côté de ceux de Carl Dreyer, d’Andrei Tarkovsky, de Lav Diaz, de Apichatphong Weerasethakul ou de Carlos Reygadas. Ces réalisateurs ont en commun d’avoir réalisé des oeuvres radicales, d’une immense exigence formelle, austères jusqu’à l’épure, d’une durée parfois trop écrasante (Death in the Land of Encantos de Lav Diaz dure neuf heures et Le Tango de Satan de Béla Tarr en dure sept et demi).
Face à ces oeuvres extrêmes, deux réactions paroxystiques se rencontrent qui sont l’une comme l’autre sujettes à caution. La première est l’enthousiasme outré aux relents snobs et germanopratins. La seconde est le procès en supercherie qui verse dans l’excès inverse : l’anti-intellectualisme démagogue et populiste.

Bien conscient de ces deux écueils, je m’étais soigneusement préparé à la séance programmée dans une salle du Quartier latin devant un public nombreux de cinéphiles jeunes et ravis. J’avais doublé la dose de café que je m’administre normalement pour éviter de sombrer dans un irrépressible endormissement narcoleptique. Mais cette précaution s’est avérée inutile.

Certes Le Cheval de Turin dure près de deux heures trente. À l’exclusion de son premier plan – qui suit pendant une dizaine de minutes muettes le cocher et son cheval sur le chemin qui les ramène chez eux – son action se déroule dans un lieu unique. On n’y voit guère que deux personnages, le cocher infirme et sa fille. Ils n’échangent quasiment aucune parole sinon celles, rares et sèches, indispensables à la vie quotidienne. Seules et brèves intrusions : celle d’un voisin bavard et prêcheur d’apocalypse et celle d’une bande de gitans voleurs de poules.  Le film est une longue répétition des mêmes situations, des mêmes gestes. On entend le bruit de la tempête et une phrase musicale entêtante – composée par le musicien attitré de Béla Tarr, Mihály Vig.

Aude Lancelin dans Marianne a parlé d' »expérience limite pour les nerfs du spectateur », d’un « ennui quasi intolérable », et Laurent Pécha dans Écran large de « torture cinématographique ». Je les comprends volontiers et compatis à leur douleur.

Pour autant, Le Cheval de Turin restera une des expériences les plus envoûtantes et les plus intelligentes qu’il m’ait été donné de vivre au cinéma.
La raison en est double. La première est purement formelle. Si, en effet, l’histoire du Cheval de Turin est un long ressassement, la caméra de Béla Tarr jamais ne se répète. Ces scènes quotidiennes dont la répétition pourrait menacer d’épuiser la patience du spectateur sont à chaque fois filmées différemment. Ainsi du repas pris face à face par ces deux commensaux muets qui déchirent à mains nues, au risque de s’y brûler, une patate tout juste sortie du four. Ainsi du puits où la fille se rend chaque matin au réveil pour y prendre deux seaux d’eau malgré le blizzard qui la coupe en deux.

La seconde tient au sujet même du film. Il ne se dévoile que lentement. Son interprétation reste d’ailleurs ouverte. Cette interprétation n’est que la mienne : Le Cheval de Turin est une Genèse à l’envers, une histoire qui se déroule sur six journées et raconte progressivement l’extinction de toute vie. Son dernier quart d’heure est tétanisant. C’est une scène mythique et une expérience métaphysique dont je ne vois guère d’égale que dans le dénouement de 2001, Odyssée de l’espace.

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L’Odeur du vent ★★★☆

Dans une vallée reculée du Sud-Ouest iranien, un herboriste privé de l’usage de ses jambes s’occupe seul de son fils tétraplégique. L’électricité tombe en panne. Il parvient, non sans mal, à appeler un technicien qui va tout mettre en oeuvre pour la rétablir.

Le cinéma iranien, ou du moins ce que nous en connaissons hors des frontières de ce pays si hostile, à la population pourtant si hospitalière, se divise grossièrement en deux branches. La première est urbaine et se nourrit du rythme trépidant de villes qui ne dorment jamais pour raconter des histoires compliquées dont les héros sont confrontés à d’inextricables dilemmes moraux et pour faire, en passant, la critique subtile du régime des mollahs. Elle est incarnée par Ashgar Farhadi (Une séparation, Un héros) Saeed Roustaee (La Loi de Téhéran) ou Mohammad Rassoulof (Le diable n’existe pas). L’autre est rurale, moins politique et filme en longs plans, fixes ou depuis le siège passager d’une voiture cahotant sur des chemins cabossés, la nature immuable dans laquelle les hommes vainement s’agitent. Cette veine-là est dominée par l’ombre encombrante d’Abbas Kiarostami (Au travers des oliviers, Le Goût de la cerise). [Où se situent les films de Jafar Panahi , qui sont aussi urbains (Taxi Téhéran) que ruraux (Aucun ours) me demanderez-vous avec la joie de me coincer ? Entre les deux rétorquerai-je en ayant conscience de répondre par un tour de passe-passe à cette question qui souligne la grossièreté de la dichotomie que j’ai suggérée]

Ce film de Hadi Mohaghegh, son quatrième, mais le premier diffusé en France, s’inscrit clairement dans cette seconde branche qu’on pourrait qualifier de kiarostamienne. On y voit en longs plans fixes de splendides paysages d’une nature majestueuse et quasi désertique. Un chemin parfois s’y dessine, goudronné ou pas, où circule lentement une voiture, une moto ou un piéton. Sa lenteur témoigne à la fois de son impuissance et de sa persévérance.

Car L’Odeur du Vent met en scène la petitesse de l’homme face à la nature et sa capacité sinon à en devenir le maître du moins à venir à bout à force de ténacité des obstacles qu’elle lui oppose. L’Odeur du Vent est une fable sur la bonté humaine. Elle raconte tout simplement comment Eskandari, agent 752, va tout mettre en oeuvre pour que l’électricité de l’herboriste lui soit rétablie. Attention ! Qu’on n’imagine pas ici des rebondissements hollywoodiens et rocambolesques. Il s’agira tout simplement – si on ose dire – d’aller chercher une douille dans un autre village pour réparer le transformateur en panne, de se tromper d’adresse, de rebrousser chemin, de s’embourber dans une rivière à gué, de croiser en chemin un aveugle et de l’accompagner à un rendez-vous galant, de découvrir, une fois la douille remplacée, qu’une fuite d’huile empêche le courant de revenir alors que la nuit tombe et que la maisonnée est plongée dans le noir, d’aller chercher un générateur, etc.

On ne racontera pas l’histoire jusqu’à son terme, même si le dénouement est proche ; car le film repose peut-être sur un minuscule suspense : oui ou non, le courant sera-t-il rétabli ?
Mais on aura compris que l’essentiel n’est pas là. Il n’est pas tant dans le résultat des efforts démesurés déployés par l’agent 752 que dans ses efforts eux-mêmes. Quel en est le ressort ? Qu’est-ce qui pousse cet homme à soudainement consacrer autant de temps et d’énergie à un résultat dérisoire ? N’a-t-il pas d’autres tâches urgentes à accomplir pour d’autres clients ? N’a-t-il pas une hiérarchie qui le surveille et qui pourrait s’émouvoir du temps gaspillé pour un seul client ? N’a-t-il pas une femme, des enfants, une famille qui l’attend ?

On n’en saura rien. Et ce refus de toute explication, de toute psychologisation participe de la réussite de ce film construit comme une parabole.
« Le Bien ne fait pas de bruit » dit-on. Qui ne croit ni en Dieu ni en l’Homme croira peut-être après avoir vu L’Odeur du vent, un film touché par la grâce.

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Je verrai toujours vos visages ★★★☆

La justice restaurative, nous dit le site du ministère de la justice, associe, selon diverses modalités, des auteurs d’infraction pénale et des victimes « en vue d’envisager ensemble les conséquences de l’acte, et le cas échéant, de trouver des solutions pour le dépasser, dans un objectif de rétablissement de la paix sociale ». Prévue par une directive européenne, la justice restaurative a été inscrite dans la loi en 2014.
Jeanne Herry aurait pu lui consacrer un documentaire. Elle lui préfère la fiction en convoquant une belle brochette d’acteurs : sa mère Miou-Miou (excellente dans le rôle d’une septuagénaire qu’un vol à l’arraché a durablement traumatisée), Gilles Lellouche, Jean-Pierre Darroussin, Denis Podalydès, Leïla Bekhti, Fred Testot (méconnaissable) et Adèle Exarchopoulos sur laquelle, si j’ose dire, je reviendrai.

Le précédent film de Jeanne Herry, Pupille, m’avait ému aux larmes. Je lui avais mis quatre étoiles et l’avais rangé au sommet de mon Top 10 en 2018. Lui aussi, qui suivait le parcours de l’adoption d’un bébé né sous X, empruntait déjà à la même veine documentaire. Il convoquait d’ailleurs les mêmes acteurs : Miou-Miou, Podalydès, Bouchez, Lellouche….

La recette marche une fois encore avec quasiment la même efficacité. Hier, une amie me disait l’avoir détesté. Elle parlait de naïveté, d’indécence et de bien-pensance. Je comprends sa colère. Je verrai toujours vos visages est englué dans une bien-pensance mielleuse. Le film nous prend en otage et nous interdit par avance, tant son sujet est admirable, de le contredire. Ces deux reproches d’ailleurs pouvaient être adressés à Pupille contre lequel quelques rares voix dissidentes se sont élevées à rebours de l’avalanche de louanges qui l’avait accueilli.

Mais je trouve à ce film trois immenses qualités qui emportent ma conviction.

La première est son sujet, original et ardu. Imaginez la tête des producteurs quand Jeanne Herry est venue leur proposer un film sur « la justice restaurative » : « Euh, Jeanne… bien sûr… en effet… mais tu voudrais pas plutôt écrire un scénario sur un sujet plus bankable ? ». Courageusement, lucidement, Je verrai… saisit à bras-le-corps ce sujet austère et, avec un remarquable sens de la pédagogie, sans prendre le spectateur pour un imbécile, mais sans non plus lui prêter un savoir qu’il n’a pas, le lui expose : ce qu’est la justice restaurative, mais aussi ce qu’elle n’est pas, les objectifs qu’elle se fixe, tant du point de vue des victimes que des condamnés, les modalités de son fonctionnement.

La deuxième est l’admirable subtilité de son écriture.
Hier, dans une critique assassine, j’étrillais Sur les chemins noirs adapté du récit de Sylvain Tesson. Je persiste et signe dans mon opinion radicale. Qu’y avait-il dans ce film-là ? une seule idée : un homme se reconstruit après un terrible accident en traversant la France à pied. Quelle richesse au contraire, quelle subtilité dans ce film-ci où quasiment chaque scène suscite un flot de réflexions.
Il se focalise sur deux processus. Le premier confrontera trois condamnés pour violence à trois victimes : la première, on l’a dit, interprétée par Miou-Miou, a été victime d’un vol à l’arraché, la deuxième, (Leila Bekhti), est une employée d’une supérette braquée par des cambrioleurs, le troisième (Gilles Lellouche) un père de famille pris en otage avec sa fille à son domicile. Le deuxième processus se réduit à un duo :  il s’agit d’une sœur, abusée dans son enfance par son frère qui vient de sortir de prison, de revenir dans sa ville et que sa sœur appréhende de revoir.
Ces face-à-face pourraient être manichéens. Ils ne le sont jamais. Chacun, victime ou coupable, a ses raisons, prend sur soi de les expliquer calmement et surtout, accepte d’écouter celles de l’autre. Quelle merveille, à l’heure où nous sommes souvent bien en peine de nous parler sans nous invectiver, de voir des gens de bonne volonté emprunter une autre voie et en sortir grandis !

La troisième est Adèle Exarchopoulos. J’ai déjà dit mon admiration pour cette actrice qui ne s’abîme pas dans la facilité, fait des choix exigeants et affirme de film en film son talent. Elle est ici impressionnante de maîtrise dans un rôle terrible, à fleur de peau. Qu’elle pleure ou qu’elle sourie cette actrice m’émeut au tréfonds.

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The Whale ☆☆☆☆/★★★★

Charlie (Brendan Fraser) a perdu le contrôle. Après la mort de son compagnon, il s’est laissé aller à une boulimie maladive et a pris du poids jusqu’à devenir un énorme corps malade de 260kg, quasiment impotent, menacé de céder d’un instant à l’autre à un infarctus fatal.
Charlie enseigne à distance l’anglais à des adolescents auxquels il essaie de transmettre son goût de la littérature et qu’il exhorte sans succès à faire preuve de plus d’authenticité dans leurs rédactions.
Liz, une infirmière bienveillante, est son seul lien physique avec le monde extérieur.
Sentant sa fin prochaine, Charlie veut renouer avec sa fille, Ellie, une adolescente rebelle, que son ex-femme l’a empêché de voir depuis que Charlie a reconnu son homosexualité et a divorcé.

The Whale est un film-choc qui m’a inspiré des réactions contradictoires. J’ai longtemps hésité sur la « note » que je lui mettrai – puisque la règle, même si elle m’exaspère, veut que je mette une « note » à chacun des films que je critique sur ce blog. J’aurais dû faire la moyenne des sentiments paroxystiques que ce film a suscités chez moi et logiquement lui attribuer un 10/20 médian. Mais deux étoiles aurait été un jugement bien fade sur un film qui ne l’est pas.

The Whale vaut d’abord pour l’interprétation hénoooooorme de Brendan Fraser, une de ces figures christiques que Hollywood adore et à laquelle elle vient d’ériger un autel en lui décernant l’Oscar du meilleur acteur. On ne voit rien de lui sinon d’abord un écran noir dans une visioconférence qu’il anime en prétextant une panne de caméra. Puis son corps apparaît, vautré dans un sofa. Il s’en extrait non sans mal et aidé par un déambulateur, ahanant, se dirige vers les toilettes. Image dantesque, même si son effet vient autant sinon plus des prothèses collées sur le corps de l’acteur que de son jeu.

The Whale vaut ensuite pour ce portrait bouleversant – ne demandez pas où je suis allé chercher cet adjectif – d’un homme en perdition, ivre de chagrin, qui se suicide lentement à force de corps gras. Il ne faut pas avoir le cœur au bord des lèvres pour le regarder se goinfrer de pizza, de mayonnaise, de boissons sucrées… et il ne faut pas avoir de cœur du tout pour ne pas être retourné par la somme de solitude, de chagrin et de remords qui l’écrase.

Mais The Whale a au moins autant de défauts que de qualités.
C’est l’adaptation d’une pièce de théâtre qui peine à s’affranchir du théâtre filmé : un seul décor dont on ne sortira quasiment pas, quatre ou cinq personnages à peine, de longues tirades. On attendait autre chose, on attendait mieux de Darren Aronofsky dont les transgressions punk – qu’on se rappelle Pi ou Requiem for a Dream – promettaient de faire souffler un grand vent d’air frais dans le cinéma hollywoodien du début des années 2000.

Ce huis clos nous prend au piège d’un drame suffocant.
Le film aurait été grandiose s’il s’était réduit au face-à-face entre Charlie et son infirmière. Mais on dira encore – et on aura raison – que je fais la critique du film que j’aurais aimé voir. Hélas, le scénario a la mauvaise idée d’introduire deux autres personnages : un jeune prêcheur faisant du porte-à-porte pour rallier de nouveaux fidèles et Ellie, la fille de Charlie, insupportable adolescente qui oppose aux tentatives larmoyantes de son père pour se rapprocher d’elle des rebuffades toujours plus cruelles dont on comprend vite qu’elles cachent un manque abyssal d’amour.

Le principal défaut de The Whale est l’énorme pathos dans lequel il est englué. Derrière ses montagnes de graisse, Brendan Fraser nous décoche des regards noyés de chagrin de petit chat écorché qui émouvront jusqu’aux plus endurcis.
La dernière scène – dont je ne suis pas certain d’avoir compris le sens – m’a laissé dans le même état d’incertitude que le reste du film : est-elle déchirante ou insupportablement pathétique ?

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Mon crime ★★★☆

Madeleine Verdier (Nadia Tereszkiewicz) et Pauline Mauléon (Rebecca Marder) partagent une chambre de bonne dont elles ne parviennent plus à payer le loyer. La première est une artiste sans cachets, la seconde une avocate sans clients.
Mais la chance semble leur sourire quand Madeleine est suspectée du crime d’un célèbre producteur retrouvé tué d’une balle dans la tête juste après avoir reçu la jeune actrice sur la promesse d’un rôle et avoir tenté d’abuser d’elle. Pauline y voit l’occasion pour son amie, qui s’accusera d’un crime qu’elle n’a pas commis et plaidera la légitime défense, et pour elle qui en assurera brillamment la défense, de devenir célèbres et de sortir de la pauvreté.

François Ozon, décidément l’un des tout meilleurs réalisateurs français contemporains, est de retour, comme chaque année, avec la même régularité métronomique qu’Amélie Nothomb à chaque rentrée littéraire. Après l’adaptation de deux romans en 2020 (Été 85 dont la jeune révélation Felix Lefebvre tient un petit rôle dans Mon crime) et 2021 (Tout s’est bien passé), Ozon adapte à nouveau, comme il vient de le faire en 2021 avec Peter von Kant, une pièce de théâtre.

Il s’agit d’une pièce de boulevard, signée Georges Berr et Louis Verneuil, qui fut un grand succès dans les années 30 avant de sombrer dans l’oubli. Ozon est amateur du genre : il avait déjà ressuscité des pièces surannées – la première datait de 1958, la seconde de 1980 – pour réaliser Huit femmes et Potiche.
Ozon n’a pas son pareil pour s’emparer de ce matériau-là et en assumer avec une sympathique effronterie toute l’artificialité.

La Grande Magie réunissait quasiment les mêmes ingrédients : l’une des réalisatrices les mieux introduites de la place de Paris, une pléiade d’acteurs tous plus bankables les uns que les autres – y inclus Rebecca Marder – l’adaptation d’une pièce de théâtre à succès et une intrigue qui se déroulait dans l’entre-deux-guerres. Et pourtant La Grande Magie ne m’a pas plu. Pourquoi ? Parce que La Grande Magie, sous des dehors de légèreté, se prenait au sérieux, alors que Mon crime n’a pas ce travers.

Mon crime est léger comme une coupe de champagne qui se consomme le sourire aux lèvres en grignotant des fraises. Tout y est spirituel et pétillant.
Ozon – qui sait attirer autour de lui les meilleurs acteurs du moment – réunit le duo le plus prometteur du jeune cinéma français : Nadia Tereszkiewicz, auréolée de son récent César du meilleur espoir féminin pour son rôle dans Les Amandiers et Rebecca Marder, coiffée au poteau par la précédente pour cette distinction qu’elle aurait amplement méritée pour son interprétation dans Une jeune fille qui va bien.

Mon crime fait le pari audacieux de les entourer d’une luxueuse galerie de seconds rôles, qui ont tous l’âge d’être leurs grands-parents et qu’on avait, pour certains, perdu l’habitude de voir à l’écran : Daniel Prévost, Régis Laspalès, Franck de La Personne (blacklisté pour ses sympathies frontistes), Myriam Boyer, Evelyne Buyle… Je ne peux évidemment pas ne pas évoquer Fabrice Lucchini, qui tente désespérément d’arriver à la cheville de Louis Jouvet, et Isabelle Huppert dont l’honnêteté m’oblige à reconnaître qu’elle est désopilante d’autodérision dans le rôle d’une vieille actrice sur le retour.

Sorti le 8 mars, mettant en vedette deux héroïnes, Mon crime s’affiche volontiers comme un film féministe. Mais on peut s’interroger sur cette classification flatteuse. Grâce à la chaleureuse sororité qui l’unit à Pauline, Madeleine, dont son fiancé veut faire sa maîtresse et que le juge d’instruction prend pour une grue, va prendre sa revanche sur la phallocratie. Mais cette revanche n’est nullement subversive. Madeleine et Pauline ne renversent pas les règles d’un monde honni mais y cherchent et y trouvent leur place.

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The Fabelmans ★★★★

La vie de Sam Fabelman fut changée à jamais après que ses parents l’eurent amené, à cinq ans à peine, voir au cinéma son premier film, Sous le plus grand chapiteau du monde. Avec la caméra que ses parents lui offrent quelques années plus tard, le jeune Sam filme sa famille qui vient de déménager en Arizona et tourne même quelques courts-métrages avec des amis scouts. Entouré de son père, un ingénieur brillant qui participe chez General Electric à la naissance de l’informatique, de sa mère (Michelle Williams), une artiste refoulée, de ses trois sœurs, et d’oncle Bennie (Seth Rogen), un collègue de travail de son père devenu membre à part entière de la famille, Sam y vit ses années les plus heureuses.
Le déménagement en Californie est un arrachement pour sa mère, qui sombre dans la dépression, et surtout pour Sam, en butte dans son lycée à l’antisémitisme de ses camarades. Mais ses épreuves ne viendront jamais à bout de l’irrésistible envie de Sam de filmer.

Au crépuscule de sa vie (il soufflait ses 76 bougies en décembre), Steven Spielberg nous livre son film le plus intime. L’histoire du jeune Sam Fabelman est, à quelques détails près, celle de sa vie dans l’Amérique des années 50 : il est né en 1946 à Cincinnati dans l’Ohio de parents juifs polonais qui déménagent dans le New Jersey, puis en Arizona et en Californie, au gré des promotions de son père, avant de divorcer en 1964.

Cette autobiographie ne brille certes pas par son originalité. The Fabelmans n’est pas un film qui révolutionne l’histoire du cinéma. Ce n’est pas non plus un film aussi complexe que mes coups de cœur les plus récents – Babylon, Tar – ou que d’autres que je n’ai pas autant aimés mais dont je reconnais volontiers les qualités – Nostalgia, Godland, Aftersun… Mais The Fabelmans n’en reste pas moins un film qui déborde d’amour pour le cinéma et qui mérite à ce titre selon moi sans barguigner ses quatre étoiles.

Avec l’art consommé qui est le sien, Spielberg met en images quelques-uns des adages autour desquels sa légende personnelle s’est construite : « la vie est plus belle quand on la filme » ou « l’œil de la caméra est plus intelligent que l’œil humain » (qui donne lieu à une des meilleures séquences du film).

Le film est long – 2h31 – mais il a ce rythme lent et paisible qu’avaient les grands films d’antan. On ne s’y ennuie pas une seconde. Peut-être enregistre-t-il une baisse de rythme aux deux tiers, à l’arrivée de Sam au lycée. Mais elle est aussitôt oubliée avec la séquence la plus drôle du film, dans la chambre à coucher d’une jeune lycéenne born again.

Film universel sur l’enfance, sur la dislocation familiale, sur une vocation irrépressible, The Fabelmans parle à notre cœur autant qu’à notre intelligence.

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