Youssef Salem a du succès ★★★☆

Youssef Salem (Ramzy Bedia), la quarantaine bien entamée, vient de publier son premier roman. Le Choc toxique raconte la relation compliquée d’un enfant issu de l’immigration à la sexualité et à l’intime. S’il ne s’agit pas d’une autobiographie, ce roman s’inspire très largement de l’enfance et de la famille de Youssef. Pour ce motif, l’écrivain redoute que son père et sa mère en découvrent le contenu. Mais la célébrité grandissante de son ouvrage, boostée par la polémique provoquée sur les réseaux sociaux par les déclarations de son auteur et par sa sélection pour le Goncourt, va mettre en péril son désir d’anonymat.

Baya Yasmi est désormais une personnalité installée du cinéma français. Elle a co-signé le scénario de plusieurs films de Michel Leclerc, son compagnon, parmi lesquels Le Nom des gens, dans lequel Sara Forestier jouait une militante de gauche qui couchait avec des électeurs de droite pour les convaincre de changer leur vote, et La Lutte des classes, qui mettait en scène un couple de bobos parisiens (interprétés par Leïla Bekhti et Edouard Baer) tiraillé entre leurs convictions politiques et l’éducation de leur fils (je glousse encore à l’évocation de la scène où les paroles anarchisantes des morceaux de hard rock joués par Edouard Baer resurgissent durant l’entretien qu’il doit passer devant un directeur d’école catholique pour y faire entrer son fils).
Baya Yasmi avait déjà signé un film, Je suis à vous de suite, dont j’écrivais à sa sortie en 2016 qu’il était « un bijou d’originalité ». On retrouve dans Youssef Salem… quelques uns des acteurs de ce précédent film – Ramzy Bedia au premier chef, mais aussi Vimela Pons et Lyes Salem – et on se plaît à imaginer qu’ils constituent une bande soudée par une longue amitié qui aime à se réunir autour d’un méchoui – ou d’un cassoulet (voir infra).

J’ai retrouvé dans Youssef Salem tout ce que j’avais aimé dans ces précédents films.

En premier lieu, on y rit. On y rit beaucoup. Et ce n’est pas rien en ce janvier maussade et en cette période de grèves, de rigueur énergétique et d’instabilité géopolitique qui n’incite guère à la légèreté.

On y rit ; mais on y rit intelligemment, en questionnant les sujets de société qui tiennent à cœur à cette réalisatrice, femme de gauche, laïque, féministe, issue de l’immigration et fière d’en être, mais refusant d’avoir à administrer la preuve de sa francité ou de son adhésion aux valeurs de la République. Comme Le Nom des gens ou La Lutte des classes, Youssef Salem… est un film qui mêle l’intime et le politique. Il interroge le statut de l’écrivain, celui de l’artiste, auquel est constamment renvoyée sa propre biographie. Mais il interroge aussi la place et le statut de l’Arabe de la seconde génération dont le désir d’invisibilité ou le « droit à la médiocrité » – que revendique lors d’un débat télévisé homérique le héros – est constamment mis en échec par les injonctions contradictoires d’une extrême droite racisante et d’une extrême gauche identitariste.

Youssef Salem… pourrait n’être qu’une succession de vignettes drôles et intelligentes. Mais c’est plus que cela. Elles s’enchaînent dans une histoire comme je les aime, avec un début, un milieu et une fin, sans flashbacks inutilement acrobatiques, ni ellipses savamment déroutantes. Ramzy Bedia, longtemps cantonné à des rôles comiques, y démontre la richesse de sa palette. Les seconds rôles y sont excellents, à commencer bien entendu par Noémie Lvovsky, toujours étonnante, et Melha Bédia qui incarne le rôle de la petite sœur du héros, en révolte permanente contre le mépris, réel ou fantasmé, dans laquelle elle s’estime tenue du fait de son sexe, de sa culture ou de sa morphologie (on, apprend grâce à elle un nouveau mot : l’islamo-grossophobie).

J’ai beau chercher, je ne trouve à ce film qu’un seul défaut : son titre.

La bande-annonce

Babylon ★★★★

Babylon raconte Hollywood à la fin des années 1920, au moment de basculer du cinéma muet au cinéma parlant, à travers l’histoire de quelques unes de ses figures, célèbres ou anonymes : la star Jack Conrad (Brad Pitt), la jeune danseuse Nelly LaRoy (Margot Robbie), Manuel, un Mexicain, homme à tout faire (la révélation Diego Calva), le trompettiste noir Sidney Palmer (Jovan Adepo), la critique de cinéma Elinor Saint-John (Jean Smart), la  sulfureuse chanteuse de cabaret Lady Fay Zhu (Li Jun Li), etc.

Vous avez certainement rencontré dans un dîner en ville un convive bruyant qui monopolise la parole et l’attention. Bardé de diplômes, il occupe un poste prestigieux dans une boîte du CAC 40 ou à la Direction générale du Trésor ; il connaît les gens qui comptent et regorge à leur sujet d’anecdotes croustillantes ; champion de tennis de table, il randonne à ses heures perdues dans l’Himalaya quand il ne part pas gravir le Kilimanjaro ; il a lu les derniers romans à la mode et vu en avant-première les films qui feront l’actualité du mois prochain.
Vous détestez ce m’as-tu-vu bruyant ? Ou au contraire, vous reconnaissez qu’il n’usurpe aucun de ses titres et que c’est un convive sacrément divertissant ? Selon votre réponse, vous adorerez ou pas Damien Chazelle et son cinéma orgiaque bigger-than-life qui vous en mettra plein les mirettes tout en vous avertissant prétentieusement qu’il va y parvenir.

Avant de dire tout le bien que j’ai pensé de Babylon, un caveat : Babylon ne se hisse pas aux sommets inaccessibles atteints par La La Land dont aucun lecteur de ce blog n’ignore que je l’ai placé irréfragablement sur la première marche de mon panthéon. Pourtant, il en a le parfum sinon la texture. Certaines lignes mélodiques de sa musique, signée du même Justin Hurwitz, qui fut le coturne de Chazelle à Harvard, rappellent les harmonies de Another Day of Sun ou City of Stars. Il joue sur la même corde, qui me touche profondément, celle de la nostalgie : la nostalgie d’un amour perdu dans La La Land, celle d’un monde en train de disparaître dans Babylon. Mais si La La Land est tout entier construit autour d’une histoire d’amour qui se dénoue d’une façon profondément originale et immensément émouvante, la romance entre Nelly et Manny n’est qu’un élément parmi d’autres de Babylon. Et surtout, elle n’a pas la même puissance émotionnelle.

Babylon n’en reste pas moins un film exceptionnel qui, même si nous sommes le 18 janvier à peine, a déjà gagné, santo subito, son statut de meilleur film de l’année 2023. Il le doit à plusieurs facteurs.

Le premier est, on l’a dit, son appétit orgiaque et communicatif. C’est d’ailleurs le principal défaut à sa cuirasse, l’aspect qui risque de rebuter certains spectateurs qui, dès la première scène, pachydermique, étonnamment scatologique, trouveront que Chazelle en fait trop. Et ils n’ont pas encore vu la deuxième, la plus étourdissante du film sans doute, un étonnant plan séquence qui virevolte à l’intérieur d’une improbable demeure hollywoodienne, juchée sur une montagne déserte, où un nabab organise une folle soirée avec des convives cocaïnés jusqu’à l’os.
Babylon dure 3h09. Une durée hors normes exténuante qui autorise tous les excès, comme cette scène interminable, mais qui n’aurait pas le même effet si elle n’était pas aussi longue où la malheureuse Nelly doit inlassablement rejouer devant la caméra la même scène pour satisfaire aux impératifs techniques d’un ingénieur du son impérieux.

Chazelle sait tourner un plan. Il sait aussi choisir ses acteurs et les diriger. Brad Pitt et Margot Robbie sont l’un et l’autre époustouflants. On voit mal comment les Oscars du meilleur acteur et de la meilleure actrice leur échapperaient. Ils sont l’un et l’autre au sommet de leur art, n’ont jamais été aussi beaux, aussi sexys. Et précisément parce qu’ils sont au sommet de leur carrière, Damien Chazelle leur fait lucidement et cruellement regarder devant eux vers l’inévitable déclin qui les menace, qui les attend.

Enfin, et c’est la troisième qualité du film, Babylon est de part en part pénétré par la passion du cinéma. C’est une ode au septième art, cet art soi-disant « mineur » mais qui, évidemment, quand on sort lessivés de la séance, ne peut plus être qualifié de tel. L’ode culmine dans les dernières images hyper-référencées du film. Chazelle en fait-il trop ? Peut-être. Mais il est tellement brillant, le plaisir qu’il prend à filmer est tellement communicatif, qu’on lui pardonne tout

La bande-annonce

16 ans ★★★★

Nora et Léo ont seize ans et viennent de faire leur rentrée en seconde au lycée. Ils se plaisent au premier regard et s’entr’aiment d’un amour contrarié par le sort. Car Tarek, le grand frère de Nora travaille dans l’hypermarché dirigé par le père de Léo et s’en fait licencier pour un vol qu’il affirme n’avoir pas commis. L’assaut prolongé des haines parentales condamne cet amour fatal.

Le lecteur cultivé aura peut-être identifié, dans les quelques lignes ampoulées qui précèdent, mes piteux efforts pour paraphraser le prologue archi-connu de Roméo et Juliette (Two households both alike in dignity….) dans sa traduction par Victor Bourgy. Car c’est cette histoire universelle dont 16 ans s’inspire en en modernisant les enjeux.

Ce n’est pas la première fois qu’une telle entreprise est menée. Roméo et Juliette est peut-être, de tout le répertoire, la pièce la plus souvent adaptée, soit qu’on en respecte scrupuleusement le texte et l’époque soit qu’on s’en éloigne plus ou moins. Baz Luhrmann en avait signé une adaptation d’un kitsch ébouriffant sans en modifier une parole : j’ai encore aux oreilles la voix lugubre du chœur qui ouvre Romeo + Juliet en récitant le prologue dont je viens de citer des extraits. West Side Story en constitue une autre adaptation beaucoup plus libre mais pas moins réussie.

Déjà en 1987, Gérard Blain, dans Pierre et Djemila, avait mis en scène deux adolescents d’une cité HLM dont l’amour se brise sur les préjugés raciaux et les conflits de classe. C’est la même et riche formule, qui entremêle la tension romantique et les enjeux politiques, que reproduit près de quarante ans plus tard Philippe Lioret. Ce réalisateur est l’un des meilleurs de la scène française. Sa filmographie, aussi concise soit-elle, ne compte que des pépites : L’Equipier (2004), Je vais bien, ne t’en fais pas (2006), Welcome (2009), Toutes nos envies (2011), adapté du livre que j’ai tant aimé d’Emmanuel Carrère, Le Fils de Jean (2016)…

Deux qualités m’ont particulièrement touché dans ce film
La première – comment pourrait-il en être autrement – est la fraîcheur de ses deux acteurs principaux et la beauté radieuse de leur amour. On le dit souvent ; mais on l’oublie plus souvent encore : Romeo et Juliette (qui fêtera ses quatorze ans dans deux semaines nous apprend le texte de Shakespeare) sont des enfants et s’aiment d’une passion virginale. La mise en scène de Stuart Seide au Théâtre du Nord en 1999 y insistait. Sabrina Levoye et Teïlo Azaïs l’incarnent avec une pudeur et une retenue bouleversantes.
La seconde est la richesse du scénario qui ne ménage aucun temps mort. L’histoire racontée par Shakespeare est bien loin ; mais l’enchaînement tragique est aussi implacable. Reprocherait-on aux figures des pères ou du frère leur simplisme, je répondrais qu’elles sont, comme dans la tragédie grecque, comme chez Shakespeare des archétypes ? Quant à l’issue du drame, qu’on redoute fatale, elle nous réserve deux splendides surprises.

La bande-annonce

Les Pires ★★★☆

Gabriel (Johan Heldenbergh), un quinquagénaire flamand, a décidé de tourner son premier film, un drame social, dans une cité HLM de Boulogne-Sur-Mer. Au terme d’un long casting, il a recruté quatre gamins Lily, Ryan, Jessy, Maylis pour tenir les rôles principaux de son film.

Lise Akoka et Romane Guéret sont directrices de casting et coaches d’enfants. Elles ont l’expérience des castings sauvages, de la détection des talents, de la gestion parfois délicate de ces personnalités souvent explosives. Elles avaient réalisé ensemble un court métrage en 2016, Chasse royale, qui se focalisait sur le casting. Les Pires parle, lui, du tournage proprement dit.

Et il le fait avec une infinie justesse. Une justesse qui provient précisément de la direction de ces jeunes acteurs dont on imagine combien elle fut délicate : il s’agissait pour les réalisatrices de faire jouer à ces enfants des rôles d’enfants en train de jouer des rôles !

Parmi les quatre, deux crèvent l’écran. L’interprète de Ryan, le blondinet de l’affiche, dix ans à peine, une boule d’énergie toujours sur le point d’exploser. Et l’interprète de Lilly, quinze ans, belle comme un cœur, affolante Lolita d’une sensualité alarmante à un âge aussi jeune. À l’un comme à l’autre, on souhaite un brillant avenir. Mais il ne faut pas oublier les deux autres : l’interprète de Jessy qui ressemble tant à Benoît Magimel et celle de Maylis qui cache derrière sa moue boudeuse une homosexualité qu’elle n’ose pas assumer.

L’autre réussite du film est la façon dont il décrit le tournage. Les précédents sont écrasants, à commencer par La Nuit américaine de Truffaut, référence indépassable du film sur le film. Les deux réalisatrices savent faire preuve d’auto-dérision dans le portrait qu’elles dressent du réalisateur, Gabriel, et de l’équipe technique qui l’entoure. Elles font également preuve de lucidité en montrant les limites vers lesquelles on tangente en poussant les acteurs, surtout lorsqu’ils sont si jeunes et si fragiles, dans leurs retranchements. Et elles n’ignorent pas la question éthique qu’un tel tournage pose : ne risque-t-il pas de stigmatiser encore un peu plus des quartiers et des populations qui le sont déjà beaucoup ?

Grand prix de la section Un certain regard à Cannes au printemps dernier, Les Pires est pour moi le meilleur film de la semaine sinon du mois. Sa dernière scène ferait pleurer les pierres et ne m’a pas laissé de marbre…

La bande-annonce

Annie colère ★★★☆

Annie, la quarantaine, est ouvrière dans une petite ville du centre de la France. Mariée, mère de deux enfants, elle tombe enceinte d’un troisième. Son mari et elle sont d’accord pour avorter. Mais, en 1974, l’avortement est encore illégal. Annie doit pousser la porte d’une antenne du MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception). Elle y est accueillie par des médecins et des infirmières qui vont vite la rallier à leur cause.

Alors que les Etats-Unis nous rappellent que la conquête des droits des femmes est une lutte sans cesse recommencée, alors qu’en France l’Assemblée nationale accepte, le temps d’une séance, de faire taire ses divisions pour inscrire le droit à l’avortement dans notre Constitution, le sujet d’Annie colère est d’une actualité brûlante. Il aurait pu faire l’objet d’une grande fresque politique, mettant en scène les grandes figures de ce combat : les 343, Gisèle Halimi, Simone de Beauvoir, Simone Veil… Annie colère suit une autre voie.

Il met en scène une femme ordinaire interprétée par Laure Calamy. L’actrice est partout ces temps-ci, au risque de saturer l’espace public : Antoinette dans les Cévennes, Garçon chiffon, Une femme du monde, À plein temps, L’Origine du mal…. La question n’est plus de savoir si elle emportera le prochain César de la meilleure actrice, mais pour quel film ! Si cela ne tenait qu’à moi, je le lui décernerais pour À plein temps qui compte parmi mes films préférés de l’année.

Mais sa prestation dans Annie colère est tout aussi convaincante. Pourtant son personnage n’est pas d’une extraordinaire subtilité : il s’agit d’une femme simple, une femme du peuple, sans éducation, dont la conscience politique s’éveille lentement et qui s’engagera dans une cause. Cette évolution est progressive et sans surprise. Elle mettra bien entendu en péril son couple en révélant le machisme qui sommeille derrière les idées de gauche de son époux (Yannick Choirat). Mais Laure Calamy l’interprète avec une telle justesse qu’Annie devient extraordinairement émouvante. Il suffit pour s’en convaincre de regarder la bande annonce et d’entendre la façon dont Laure Calamy/Annie prononce les mots « avec une aiguille à tricoter ».

Annie colère est servi par un scénario écrit à quatre mains par la réalisatrice Blandine Lenoir – à laquelle on devait déjà un portrait émouvant de femme en pleine crise de la cinquantaine, Aurore – et par Axelle Roppert – qui vient de réaliser le portrait d’une pré-ado, La Petite Solange. Elles ont su s’entourer d’une palette d’acteurs épatants, parmi lesquels on reconnaît des visages familiers, India Hair, Zita Henrot, Eric Caravaca (bouleversant en médecin aidant) ou Louise Labèque (l’actrice fétiche de Bertrand Bonello) et parmi lesquels on découvre un talent inattendu : Rosemary Standley, la chanteuse du groupe Moriarty.

Un seul couac : un titre « colérique » qui n’est pas fidèle à l’apaisante sororité dans laquelle baigne ce film bienveillant.

La bande-annonce

She Said ★★★☆

En 2017, les deux journalistes du New York Times, Judi Kantor (Zoe Kazan) et Megan Twohey (Carey Mulligan), après une longue enquête semée d’embûches, ont révélé les agressions sexuelles systématiquement perpétrées depuis un quart de siècle par Harvey Weinstein.

Réaliser un film sur une enquête journalistique constitue un double défi. Le premier est qu’on en connaît, comme ici, souvent l’issue, réduisant à néant le suspense sur lequel tout bon film est censé être construit. Le second est que rien n’est moins cinématographique qu’un journaliste en train de taper sur son ordinateur, de prendre des notes ou de passer des coups de fil, ce qui pourtant ici constitue la matière principale du film – ainsi qu’en témoigne son affiche, austère en diable.
Pourtant, paradoxalement, ce genre de films existe et certains comptent parmi les meilleurs jamais tournés : Les Hommes du président (1976) sur le scandale du Watergate qui a fait chuter Nixon, Spotlight (2016) sur les crimes sexuels commis par l’Eglise catholique à Boston.

Je ne sais pas si She Said se hissera dans ce panthéon. Mais ce film solide et efficace en possède pourtant toutes les qualités. Dès les premières minutes, on est happé par une histoire dont l’enjeu se dessine progressivement : il s’agit moins pour les deux journalistes du New York Times d’établir la réalité des faits, qui ne fait hélas guère de doute, que d’arriver à convaincre de témoigner publiquement les femmes agressées par Weinstein, qui redoutent légitimement que leur nom soit traîné dans la boue ou que les révélations du journal fassent pschitt.

Maria Schrader, une réalisatrice allemande qui s’est fait un nom grâce aux mini-séries Deutschland 83, Deutschland 86, Unorthodox et grâce au film I’m Your Man, est aux manettes. Elle a eu l’intelligence de s’entourer de deux actrices au jeu très juste.

She Said coche, avec une efficacité avérée, toutes les cases du genre. Il entremêle le travail d’investigation des deux actrices avec leur vie privée. Il filme des rencontres chuchotées dans des arrières-salles de restaurants, des appels téléphoniques haletants. Il a l’intelligence de nous éviter la course poursuite qu’on trouve quasi-systématiquement au mitan de tout film hollywoodien pour lui redonner le rythme qu’il était en train de perdre. Il est accompagné d’une musique qui, sans être envahissante, en souligne les moments les plus tragiques.

Si She Said m’a beaucoup plu et s’il est pour moi le meilleur film de la semaine, sinon d’un mois très riche (avec Mascarade), je lui adresserai néanmoins deux reproches.
Le premier est de se terminer avec la publication du célèbre article du 5 octobre 2017, sans analyser son impact. Car, la révélation de la vérité importe moins aujourd’hui que l’impact qu’elle a sur le public, le risque existant qu’elle se heurte à un mur de silence. Comment les révélations du New York Times – et celles concomitantes du New Yorker qui enquêtait simultanément sur le même sujet et a publié quelques jours plus tard un long reportage de Ronan Farrow aux conclusions aussi explosives – ont-elles fait naître le mouvement #MeToo ?  Ou, pour le dire autrement, qu’y avait-il dans l’affaire Weinstein qui ait entraîné une prise de conscience mondiale que d’autres affaires similaires, aussi scandaleuses, n’avait pas provoquée ?
Le second est son ambition. Les journalistes du New York Times ne cessent de répéter qu’elles veulent dénoncer le sexisme systémique à Hollywood. Mais leur enquête concerne Weinstein, et Weinstein seulement. En le chargeant – et je ne dis pas qu’il ne fallait pas le faire – elle risque de construire un monstre – et je ne dis pas que Weinstein n’en est pas un – qui concentre à lui seul la violence de tout un système plutôt qu’il ne la symbolise. Pour le dire, une fois encore, autrement, en se focalisant sur Weinstein, les journalistes n’ont-elles pas raté leur cible ? La réponse à ma question existe déjà : elle est dans l’immense retentissement de cette affaire, dans le Prix Pulitzer 2018 qu’elles ont obtenu, dans l’arrestation et la condamnation de Weinstein, mais au-delà dans le mouvement #MeToo qui, au delà du magnat hollywoodien, a conscientisé toutes les victimes de violences sexuelles et mis au pilori tous leurs agresseurs.

La bande-annonce

Mascarade ★★★★

« La Côte d’Azur est une région très triste. Les très riches s’y ennuient ; les riches font semblant d’être très riches ; et tous les autres crèvent de jalousie »
Adrien (Pierre Niney) est un ancien danseur professionnel devenu gigolo après un accident de moto. Il vit dans une luxueuse villa près de Nice aux crochets de Martha (Isabelle Adjani), une immense actrice de cinéma et de théâtre sur le retour.
Margot (Marine Vacth) est une entraîneuse qui cherche désespérément à sortir de son état grâce aux hommes qu’elle séduit et qu’elle arnaque. Dans son collimateur : Simon (François Cluzet), un riche promoteur immobilier.

Le cinéma de Nicolas Bedos est décidément toujours aussi réjouissant. Après Monsieur et Madame Adelman, après La Belle Époque et sans parler du troisième OSS117, un impersonnel film de commande, le voici au sommet de son talent avec un film d’un romantisme échevelé, d’une drôlerie acide, d’un machiavélisme diabolique et d’une folle énergie.

Il est servi par un quatuor d’acteurs magistral. Pierre Niney est un elfe toujours aussi séduisant ; François Cluzet n’a jamais été aussi solide ; mais ce sont les deux héroïnes qui surprennent et enthousiasment. Isabelle Adjani a le culot de s’auto-parodier en diva hystérique et cougar, rongée par la peur de vieillir. On tremble à l’idée que le rôle aurait pu être confié à Isabelle Huppert, qu’on voit beaucoup trop, et on se réjouit qu’Isabelle Adjani qu’on voit trop peu, l’ait accepté.
Mais celle qui emporte les suffrages, c’est Marine Vacth, dans un rôle qui rappelle ceux que Dora Tillier interpréta dans les précédents films de son ex-compagnon. La jeune actrice, révélée depuis plus de dix ans par Cédric Klapisch et François Ozon (son interprétation dans Jeune et Jolie lui valut le César du meilleur espoir féminin en 2014), mais encalminée dans des seconds rôles, trouve ici peut-être le rôle qui fera rebondir sa carrière. Elle y est tour à tour sublime, indomptable, fragile et bouleversante.

Le génie de Nicolas Bedos tient à une construction très savante mais parfaitement lisible d’un film qui s’organise autour du procès de Simon pour un crime dont on découvrira progressivement les circonstances dans une série de flashbacks.
Il tient aussi à la complexité de l’intrigue – qui s’enrichit pour notre plus grand délice d’un ultime rebondissement – et à l’épaisseur des personnages, jusqu’aux plus secondaires (ainsi de Laura Morante dans le rôle d’une ancienne maîtresse d’Adrien, séduite quand elle était la propriétaire établie d’un palace puis quittée une fois ruinée ou d’Emmanuelle Devos dans celui de l’épouse vieillissante et trompée de Simon). Comme dans La Règle du jeu de Jean Renoir – si on m’autorise cette comparaison flatteuse – tout le monde a ses raisons dans Mascarade. Aucun personnage n’est tout blanc ni tout noir. Longtemps après la séance, leurs attitudes continuent à nous interroger et suscitent le débat. C’est la marque des meilleurs films.

La bande-annonce

L’Innocent ★★★☆

Jeune veuf, Abel (Louis Garrel) est abasourdi d’apprendre que sa mère Sylvie (Anouk Grinberg), la soixantaine joyeusement frappée, a décidé d’épouser Michel (Roschdy Zem), un braqueur à qui elle donnait des cours de théâtre en prison. Si Michel, à sa libération, a promis de se ranger et propose à sa nouvelle épouse d’ouvrir une boutique de fleurs dans le Vieux Lyon, Abel et sa meilleure amie Clémence (Noémie Merlant) ont raison de suspecter anguille sous roche. Car bientôt Michel les entraîne dans la préparation d’un casse rocambolesque.

L’Innocent déboule sur les écrans, précédé d’une réputation flatteuse. Les critiques sont excellentes. La foule, dont on craignait qu’elle ait déserté les salles obscures, s’y presse pour aller le voir. Elle ne sera pas déçue : L’Innocent est une totale réussite.

Cette réussite, Louis Garrel la doit au scénario malin qu’il a co-écrit avec Tanguy Viel, le romancier à succès dont les livres exigeants publiés aux Editions de Minuit aiment raconter des intrigues complexes très cinématographiques.
Sa mise en place est lente sinon besogneuse. Il faut près d’une heure à L’Innocent pour poser le cadre de son intrigue et caractériser ses personnages. Mais le spectateur impatient sera bientôt récompensé par une scène d’anthologie que chaque critique, chaque interview du réalisateur évoque longuement : celle où Abel et Clémence doivent jouer une scène de ménage pour détourner l’attention du conducteur du camion rempli de caviar qu’Abel et un complice veulent dévaliser. Cette scène, où les deux protagonistes se révèlent l’un à l’autre leurs sentiments profonds, est un bijou de drôlerie, d’émotion et de dramaturgie.

Louis Garrel réunit autour de lui des acteurs exceptionnels. Lui ferait-on le procès de se mettre une fois encore en scène (comme il l’avait déjà fait dans les trois précédents films dont il avait signé la réalisation Les Deux Amis, L’Homme fidèle, La Croisade), on lui répondrait qu’il ne se donne pas le beau rôle. Au contraire. Son personnage est un veuf triste, un fils inquiet et protecteur que la moindre prise de risque tétanise. Ce sont les trois autres personnages qui dirigent l’action et la font subir à Abel : Sylvie interprétée par Anouk Grinberg que l’on pensait définitivement rangée des voitures, Michel, ce voyou élégant dont Roschdy Zem endosse avec un plaisir communicatif le veston en cuir des petites frappes, et Clémence. Noémie Merlant est éblouissante dans ce rôle. On le pressent dès la bande-annonce où elle crève l’écran (je ne me lasse pas de l’entendre répéter « Je veux draguer le chauffeur »). On le mesure dans le fameux face-à-face dans le restoroute – malgré les faux-raccords sur son maquillage.

Cerise sur le gâteau : Louis Garrel a habillé sa bande-annonce de tubes des années 80 joyeusement démodés, dont les dégueulandos sont restés gravés dans notre mémoire : Pour le plaisir de Herbert Léonard, Nuit magique de Catherine Lara, Une autre histoire de Gérard Blanc….

Mon meilleur ami, cinéphile aux goûts pointus (il vénère Ruben Östlund, Peter Greenaway ou Michael Hanneke et ne supporte pas Cédric Klapisch ou Michel Hazanavicius) est sorti de l’Escurial très déçu. Le film, à l’en croire, était mal joué. L’intrigue d’après lui manquait de crédibilité. Sa conclusion, accuse-t-il, était prévisible et téléphonée. Je comprends sa critique. Je reconnais que L’Innocent ne restera pas dans les annales et que la marque qu’il laissera sera vite effacée. Pour autant, je me refuse à bouder le plaisir jubilatoire que ce feel good movie fait naître au croisement du polar, de la comédie familiale et de la romance.

La bande-annonce

Poulet Frites ★★★☆

Une prostituée a été sauvagement égorgée dans un appartement sordide du quartier populaire de Matonge à Bruxelles. La police criminelle enquête. Alain Mertens, un voisin, client occasionnel, est immédiatement arrêté. Son lourd passé criminel et la faiblesse de son alibi le désignent comme le coupable idéal.

Pendant près de trente ans, l’émission belge Striptease a « déshabillé la France et la Belgique » en en montrant, sans voix off ni interview, les travers tragi-comiques. L’émission s’est arrêtée en 2012.

En 2018, Jean Libon, son co-créateur, et Yves Hinant, l’un des réalisateurs récurrents de l’émission, ont suivi au jour le jour un juge d’instruction aux méthodes hétérodoxes et en ont tiré Ni juge ni soumise un documentaire qui eut un grand succès public et critique et fut couronné du César du meilleur documentaire. Profitant du Covid pour se replonger dans les émissions de Striptease, ils ont exhumé une enquête filmée en 2003 (les GSM sont encore préhistoriques et les ordinateurs mastoc) et en ont remonté les rushes.

C’est ce travail de montage qu’il faut saluer. C’est grâce à lui que cette banale enquête ne cesse de nous surprendre et nous tient en haleine tout du long. Aucun temps mort, aucune baisse de régime dans un film qui pourtant ne déploie pas toute l’armurerie d’un blockbuster hollywoodien et ne sort guère des bureaux de la police criminelle de Bruxelles, sinon pour une perquisition.

Tout se passe dans le bureau du commissaire Lemoine et dans celui de la juge d’instruction. Les premières déclarations d’un prévenu, Alain Martens, font de lui le coupable tout désigné. Mais les enquêteurs creusent une affaire qu’ils auraient pu déjà paresseusement boucler et leurs découvertes viennent ébranler les conclusions auxquelles ils auraient pu trop vite aboutir.

En allant voir Poulet Frites, j’imaginais voir un film comique, un film qui, comme Ni juge ni soumise, aurait utilisé un humour noir et provocateur, se moquant tout à la fois des juges, des policiers et des accusés. Tout me laissait l’escompter, depuis la réputation sulfureuse de Striptease qui a fait de cette ligne-là son credo, au titre du documentaire en passant par son résumé qui indique qu’une frite constituerait une pièce à conviction – ce qui n’est ni tout à fait juste ni tout à fait faux.

Certes, il y a quelques séquences qui, par leur trivialité, suscitent le rire sinon le malaise. Mais Poulet Frites me semble avant tout un documentaire très sérieux qui, à une époque où il est de bon temps de se méfier de tout, à commencer de nos institutions dont on critique tout à la fois le manque de moyens, la gabegie, la politisation et l’incompétence, décrit des services de police qui, sans compter leurs heures sup (l’enquête se déroule durant quelques jours et quelques nuits pendant lesquels on a l’impression que les policiers de la brigade criminelle et la juge ne quittent jamais leur bureau et ne prennent aucun repos), accomplissent en toute impartialité, au service de l’intérêt général et de la justice, un travail admirable.

La bande-annonce

Novembre ★★★★

Après Bac Nord, qui avait divisé la critique, Cédric Jimenez s’attaque aux attentats du 13 novembre 2015. Sacrée gageure ! Que pouvait-il en dire qu’on n’en sache déjà, après en avoir vécu heure par heure à l’époque le déroulement, après avoir suivi le procès du V13, après avoir lu les chroniques si intelligentes d’Emmanuel Carrère dans L’Obs ? Comment créer du suspense sur une histoire dont on connaît par avance chacun des rebondissements et le dénouement ? Cédric Jimenez choisit de laisser de côté les attentats proprement dits et de se focaliser sur la traque par les services de police, tétanisés par la crainte d’une seconde vague, des terroristes qui ont survécu aux attaques.

Il a convoqué tout le ban et l’arrière-ban du cinéma français – au point de faire regretter que Jean Dujardin monopolise à lui seul l’affiche qu’il aurait pu/dû partager avec ses collègues. Jean Dujardin d’ailleurs, aussi excellent soit-il, a désormais un problème avec les rôles dits « sérieux » tant on l’a vu dans des parodies décocher des répliques désopilantes avec son sourire irrésistible. En gilet pare-balles, le flingue à la ceinture, il est sur tous les fronts à la SDAT à Levallois, sur le terrain, sautant dans un Falcon pour aller interroger le père d’un suspect au Maroc, au point de se demander s’il est doté du don d’ubiquité.
Sandrine Kiberlain joue le rôle de sa supérieure, la directrice centrale de la police judiciaire (une fonction qui à l’époque était exercée par une femme, Mireille Balestrazzi). On la suit trop peu et on aurait aimé la voir ferrailler avec ses homologues de la place Beauvau ou de l’Elysée pour savoir comment la crise avait été gérée au sommet de l’Etat.
C’est que le sujet du film se situe sur le terrain et non dans les antichambres, dans la traque policière et dans elle seulement. Elle est assurée par des policiers anonymes qu’interprètent Anaïs Demoustier, Jérémie Rénier, Sofian Khammès, Stéphane Bak… On ne saura rien d’eux, de leur passé, de leurs familles. On les suivra simplement dans la quête haletante qui les obnubile cinq jours de rang.

Il y a trois façons de critiquer Novembre.

La première (la thèse) est de lui reprocher de ne pas faire de politique, de traiter le V13 sur le mode du pur cinéma d’action, d’en négliger les causes et les conséquences, sans éviter certaines caricatures, comme l’opposition manichéenne entre les méchants terroristes et les bons flics.

La deuxième (l’antithèse) est au contraire de faire de la politique sans en avoir l’air, de flirter avec les thèses de l’extrême-droite, comme on en avait déjà fait le procès à Bac Nord, en renvoyant l’image d’une France menacée par le terrorisme et par l’islamisme, un danger contre lequel seul l’engagement sacrificiel de nos forces de police pourrait nous protéger.

La troisième (la synthèse) est de prendre Novembre pour ce qu’il est : un film incroyablement efficace racontant une traque policière, avec ses fausses pistes (ce trafiquant de shit pris pour un terroriste, cet infiltré malencontreusement placé en garde à vue…) et ses brutales accélérations. Cédric Jimenez sait y faire pour raconter une histoire passablement embrouillée mais d’une parfaite lisibilité. Ses personnages sont exempts du manichéisme qu’on pourrait leur reprocher : quand Anaïs Demoustier se lance dans une audacieuse course poursuite en scooter dans les rues de Paris, elle se fait vite recadrer par Jean Dujardin qui lui reproche une procédure hors des clous. Idem pour Jean Dujardin lui-même qui perd sa maîtrise face à un fondamentaliste narquois.

Novembre nous prend aux tripes et nous cloue à notre fauteuil de la première à la dernière minute. On regrette presque qu’il ne prenne pas plus son temps et ne dure pas une demi-heure de plus. C’est, de mon point de vue, l’un des meilleurs films de l’année.

La bande-annonce