Elaha ★★☆☆

Elaha a vingt-deux ans. D’origine kurde elle a émigré en Allemagne avec sa famille. Elle va bientôt quitter son père, sa mère, sa sœur cadette et son petit frère handicapé pour épouser Nassim, un jeune homme de sa communauté. Ce mariage avec un Kurde de bonne famille a la bénédiction de son entourage ; mais Elaha, qui n’est pas vraiment amoureuse de son promis, renâcle. D’autant que son cœur bat pour un autre homme.

Dans les présentations qu’on en fait, Elaha est souvent réduit à un seul de ses aspects : le parcours d’obstacles d’une jeune femme kurde qui veut, avant son mariage, restaurer l’hymen qu’elle pense avoir brisé durant un premier rapport sexuel. Sans doute est-ce un des éléments du film – qui aura permis à l’ignorant que je suis de découvrir l’existence de « kits de réparation de virginité » comprenant des pilules de faux sang – mais ce n’est pas le seul.

Elaha n’a pas pour seul fil rouge – si j’ose dire – ni pour seul enjeu la restauration de l’hymen de son héroïne. C’est le portrait d’une jeune femme qui a grandi en Occident au sein d’une famille et dans une culture où le patriarcat et la soumission féminine restent la règle. Elaha est attachée à sa famille, même si la cohabitation dans le minuscule appartement qu’elle partage n’est pas toujours simple, et n’imagine pas s’en dissocier brutalement. Elle sait la déception que produirait chez sa mère la découverte de la perte de sa virginité et veut la lui épargner.

Elaha est le premier film de Milena Aboyan, une jeune réalisatrice d’origine kurde née en 1992 qui a été formée en Allemagne. Elle a trouvé avec Bayan Layla une actrice hors pair pour incarner son héroïne.

Elaha est un film touchant et juste. Mais son sujet est trop rebattu, sa narration trop classique pour permettre à ce film de sortir du lot.

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Sans jamais nous connaître ★★☆☆

La trentaine bien entamée, Adam (Andrew Scott) vit à Londres dans une tour d’appartements quasi inoccupée. Il y fait un soir la rencontre d’un voisin (Paul Mescal), aussi solitaire que lui, avec lequel s’ébauche une idylle. Le scénario sur lequel il travaille n’avançant pas, il a la curiosité de retourner sur les lieux de son enfance. Quelle n’est pas sa surprise d’y retrouver ses parents (Claire Foy et Jamie Bell), au même âge qu’ils avaient quand ils sont morts d’un accident de la route.

Dans une actualité cinématographique un peu falote, en attendant Dune 2 dans dix jours, Sans jamais nous connaître, grand film élégiaque sur l’amour, le deuil, l’homosexualité, la solitude, se distingue dans la masse des sorties oubliables. Son pitch, qui flirte avec le fantastique peut sembler déroutant.

J’ai entendu autour de moi dans la salle les sanglots se ravaler, les Kleenex se déplier, les nez se moucher. Mes yeux sont restés secs, mes Kleenex pliés, mon nez silencieux. La faute sans doute à un cœur de pierre, racorni par les ans, que plus rien – sinon le final de La La land – ne touche. La faute aussi peut-être à un film qui, pour mélodramatique qu’il soit, est dépourvu d’enjeu. Que penseraient mes parents s’ils étaient toujours en vie ? Comment réagiraient-ils à mon coming out ? Sans vouloir trop divulgâcher, la réponse est assez pauvre : l’un réagit plutôt bien, l’autre réagit plutôt mal – la seule question, une fois cette phrase écrite, étant de deviner lequel des deux réagit comment.

Faire ressusciter les morts, ceux qu’on n’a pas eu le temps d’aimer, ceux dont l’absence chaque jour nous ronge, ceux dont la disparition constitue à nos yeux une cruelle injustice, est un rêve inaccessible que nous avons quasiment tous caressé un jour ou l’autre au gré des disparitions qui ont endeuillé nos vies. La magie du cinéma nous permet de le réaliser. Sans jamais nous connaître a la riche idée d’utiliser ce terreau puissant.

À ce fil narratif là, qui aurait pu à lui seul nourrir tout un film, Sans jamais nous connaître en rajoute un autre : une histoire d’amour entre le héros et son voisin, qui semble être le seul autre résident de l’immeuble où Adam vit. Cette histoire là, mélodramatique à souhait, aurait pu également, à elle seule, nourrir tout un film. Sa conclusion, qui éclaire le titre français du film qui m’avait jusqu’alors semblé bien mystérieux, est déchirante. Mais le lien entre les deux fils – d’un côté l’histoire d’amour qui se construit, de l’autre les retrouvailles avec les parents disparus – m’a semblé bien ténu sinon artificiel

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La Grâce ☆☆☆☆

Un homme taiseux et une jeune fille boudeuse sillonnent le Caucase russe à bord d’un vieux van rouge à bout de course. Lentement on comprend qu’ils sont père et fille et qu’ils s’arrêtent dans des villages reculés pour y projeter sur un écran blanc des films et y vendre sous le manteau des DVD interdits. Leur errance les mènera sur les bords de la mer de Barents.

Ilya Povolotsky est un jeune réalisateur russe exilé en France. Son premier film a été sélectionné à la Quinzaine des cinéastes à Cannes.
Cette entrée en matière pose question. Apprécierait-on différemment ce film si son réalisateur n’était pas réfugié politique ? Aurait-il été sélectionné à Cannes s’il avait été un thuriféraire de Vladimir Poutine ?

La Grâce est un film aride et exigeant. Son titre louche du côté de Bresson, de Tarkovsky, de Bergman ou de Bruno Dumont. Excusez du peu. De quoi parle-t-il ? D’une relation père-fille sans parole, de deuil, d’émancipation…

Je comprends qu’on puisse le tenir pour un chef d’oeuvre. Je comprends tout aussi bien qu’on puisse s’y ennuyer copieusement. C’est que La Grâce dure près de deux heures alors que son propos aurait pu, sans préjudice, tenir en moins d’une heure trente. Estimons nous heureux : il aurait pu durer trois heures !

Que s’y passe-t-il ? Quasiment rien. On y voit ce fameux minivan rouge sillonner la campagne.. Aux langues utilisées – le géorgien, le balkar, l’adyguéen – on comprend qu’on est au nord du Caucase. Quasiment aucun mot n’est échangé entre la fille et son père, qui entretient quelques liaisons avec des inconnues de passage au grand dam de sa fille, laquelle de son côté, se languit de connaître un premier amour émancipateur.

Sans transition – ou alors l’ai-je raté dans un moment d’assoupissement – on se retrouve dans une station météorologique désaffectée sur les bords d’un océan glacé. Il faut lire le dossier de presse pour apprendre qu’il s’agit de la mer de Barents, à quatre mille kilomètres au nord. C’est là que se déroule l’ultime scène finale, qu’on avait devinée par avance et qu’on attendait impatiemment depuis deux bonnes heures.

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Les Lueurs d’Aden ★☆☆☆

La vie n’est pas facile pour Isra’a et son mari Ahmed qui, faute de toucher le salaire que lui doit la télévision publique en est réduit à faire le taxi à Aden, dans le sud du Yemen. Les conséquences de la guerre civile se font encore sentir dans l’ancienne capitale, dévastée par les bombes : l’eau n’est pas rétablie, les coupures d’électricité sont fréquentes, des checkpoints se sont multipliés dans les rues. Le propriétaire de l’appartement que Isra’a et Ahmed occupent avec leurs trois enfants souhaite récupérer son bien et leur a donné leur préavis. Faute de service public de l’enseignement, le couple doit inscrire ses enfants dans une école privée sans en avoir les moyens. Cerise sur le gâteau : Isra’a est encore tombée enceinte.

Des films yéménites, on n’en voit pas souvent. Celui-ci est peut-être le premier jamais distribué en France [note pour moi : de quel pays du monde n’ai-je jamais vu de film ? le Suriname ? le Tadjikistan ? la Sierra Leone ?]. Son exotisme est puissant – dont les distributeurs français ont conscience qui ont très librement traduit Al Murhaqoon, « Les Accablés ». Grâce à lui, on découvre dans des plans larges quasi-documentaires, la mythique Aden, porte de l’Orient pendant la colonisation anglaise, repère de brigands au temps de Rimbaud. Le résultat est un peu décevant : c’est une ville arabe sans cachet défigurée par les combats qui y ont fait rage durant la guerre civile en 2014 dont les seuls atouts sont les fières montagnes qui la surplombent et la mer qui la baigne.

Les Lueurs d’Aden ne se borne pas à filmer une ville, aussi exotique soit-elle. Il campe des personnages et raconte une histoire : celle d’Isra’a et d’Ahmed, bien décidés à s’épargner un quatrième enfant. L’avortement étant illégal au Yemen, il leur faut corrompre un membre du corps médical. Commence pour eux une épuisante course d’obstacles pour rassembler les fonds et trouver les complicités nécessaires.

L’Evénement, adapté du roman autobiographique d’Annie Ernaux, racontait une histoire similaire, en France, au début des années 60. Plus près de nous dans le temps, plus loin de nous dans l’espace, l’héroïne de Levante, une jeune handballeuse brésilienne, cherchait elle aussi désespérément à avorter dans un pays qui ne le permet toujours pas. Les Lueurs d’Aden rappelle que ce droit, que la France s’apprête à inscrire dans sa constitution, n’est pas universel.

Un décor exotique, un sujet inspirant, une affiche sublime sont des atouts de poids. Mais ils ne sont pas suffisants. Les Lueurs d’Aden reste un film bien classique, à la direction d’acteurs trop lâche, au récit sans surprise et à la conclusion frustrante.

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Le Molière imaginaire ☆☆☆☆

17 février 1673, Molière, exsangue, remonte sur la scène du théâtre du Palais-Royal pour jouer le dernier acte son Malade imaginaire. Dans deux heures il sera mort.

Le film d’Olivier Py commence fort. Il nous promet de nous raconter quasiment en temps réel les derniers moments de Molière et peut-être de résumer toute une vie en l’espace d’une représentation. Il se lance à lui-même un autre défi : celui de rester enfermé entre les quatre murs du théâtre où se donne la pièce – un espace dont il ne s’échappera que pour un épilogue funèbre.

Pour filmer le théâtre, l’immense dramaturge qu’est Olivier Py utilise pour son premier long métrage de cinéma tous les artifices à sa disposition. Son film a l’apparence dun seul plan séquence – alors qu’il est en fait composé d’une trentaine de plans entre lesquels les coutures sont quasiment invisibles. Sacré gageure en terme de caméra, sans cesse en mouvement, de la scène à la salle en passant par les coulisses, en terme d’éclairage, le film ayant été entièrement tourné à la bougie – ce qui, nous a raconté le réalisateur pendant le débat qui a suivi le film, n’est pas si compliqué grâce à l’hypersensibilité des lentilles aujourd’hui – en terme de tension scénaristique aussi.

Le film repose enfin sur un troisième atout de taille : Laurent Lafitte qui, mieux que personne, incarne un mourant, brûlé par sa passion pour la scène, brisé par la désaffection du roi dans lequel il plaçait tous ses espoirs, refusant jusqu’à son dernier souffle de renier son art.

Mais, pour le reste, j’ai tout détesté de ce Molière crépusculaire voire obituaire. Olivier Py se prend les pieds dans la caméra et imagine que ses mouvements épileptiques suffiront à donner du rythme à son récit. On passe alternativement de la scène aux coulisses. Sur scène, Molière, de plus en plus malade, crache ses poumons en récitant son texte. Dans les coulisses, il croise ceux qui l’entouraient et, dans un songe, retrouve même ses chers disparus, son père, tapissier du Roy, sa défunte épouse, Madeleine Béjart….

Faisant fond sur la bisexualité de Jean-Baptiste Poquelin mentionnée par Grimarest dans sa Vie de monsieur de Molière, Olivier Py ne résiste pas au plaisir de filmer complaisamment ses ébats avec un bel Adonis, le jeune acteur Michel Baron, dans une salle d’eaux aux airs de bain turc dans une scène qu’on croirait tout droit sortie d’un porno de M6. Mais le comble est atteint dans de longs dialogues prétentieusement métaphysiques, dont j’aurais aimé pouvoir noter le texte lourdement sentencieux sur Dieu, la vie, la mort, etc. pour mieux les railler.

Cet étalage de pompe a l’élégance de ne durer qu’une heure trente. Il n’en est pas moins interminable. À aucun moment l’émotion ne jaillit, l’empathie ne naît. Beurk…

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Vivants ★★★☆

Gabrielle (Alice Isaaz) débarque à Paris pour faire un stage . Elle se retrouve dans une équipe de reporters chevronnés, passionnés par leur métier mais obligés de se remettre en cause par une direction qui rogne leur budget et s’inquiète de la baisse de leur audience.

Alix Delaporte est une réalisatrice rare qui a écrit et tourné avec Clotilde Hesme et Grégory Gadebois deux longs métrages remarqués, Angèle et Tony et Le Dernier Coup de marteau, avant de disparaître du radar. Elle revient derrière la caméra avec une histoire inspirée de sa première expérience professionnelle, comme stagiaire à l’agence Capa.

Même si Vivants est censé se passer de nos jours, il a un parfum vintage. Son action pourrait tout aussi bien se dérouler dans les années 70 ou 80. On y retrouve l’ambiance fiévreuse des rédactions et de leurs open spaces, leurs journalistes charismatiques et archétypaux qu’Hollywood nous a rendus presque familiers : Les Hommes du président, Révélations, Spotlight, Pentagon Papers

L’action est vue à travers les yeux – fort jolis – de Gabrielle, double autobiographique d’Alix Delaporte, Candide qui nous fait pénétrer dans ce milieu fermé. Elle rencontre une bande de vieux briscards. À leur tête Vincent (Roschdy Zem, impeccable, comme d’habitude), une légende dans la profession qui ronge son frein à Paris après avoir baroudé sur tous les théâtres de guerre. Camille (Pascale Arbillot, dont j’ai appris qu’elle était sortie de Sciences Po quelques années avant moi) leur sert de mère de substitution : Damien (Vincent Elbaz), la tête brûlée, Kosta (Jean-Charles Clichet), défoncé du soir au matin, Alex (Pierre Lottin)…

Vivants – un titre inutilement lyrique dont je n’ai pas compris le sens – a un gros souci d’écriture et de format. Une fois Gabrielle débarquée au cœur de la rédaction, les personnages introduits et l’enjeu du film exposé, le scénario ne sait quel fil tirer : un reportage dans un pays africain où vient d’éclater une guerre civile ? l’infiltration des triades chinoises du 75013 ? l’histoire d’amour naissante entre Gabrielle et Vincent ? Il n’en tire aucun et se clôt par une séquence certes attachante mais un peu perchée, en une heure et vingt trois minutes, générique inclus.

On passe un excellent moment devant Vivants et on en sort avec un seul regret : le sujet, ses acteurs auraient pu sans problème donner matière à une mini-série de six épisodes.

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Ma part de Gaulois ★☆☆☆

Mourad a douze ans à peine et, par la faute de ses mauvais résultats au collège, a été orienté vers un CAP mécanique à la fin de sa cinquième. Mais grâce aux stratagèmes de sa mère, qui espère pour lui un meilleur avenir, il réussit à revenir au collège. Il parviendra même à force de persévérance jusqu’au lycée et jusqu’au baccalauréat. Mais sa vraie passion est la musique.

Né en 1962 à Toulouse de parents d’origine algérienne, Magyd Cherfy, le fondateur du groupe Zebda, passé à la postérité avec son tube Tomber la chemise, a écrit en 2016 son autobiographie. Malik Chibane, un sexagénaire comme lui, qui a fait ses armes au cinéma et à la télévision, en signe l’adaptation.

Ma part de Gaulois raconte l’adolescence d’un fils d’immigré algérien dans une cité HLM d’une grande ville de province au tournant des années 80. Ce coming-of-age movie sans surprise se regarde sans déplaisir. Il nous donne honnêtement ce qu’il nous a promis. Ni plus ni moins. Le portrait tendre amer d’un adolescent qu’on voit grandir de la cinquième à la terminale, porté par l’amour indéfectible de ses parents. La difficile intégration d’un jeune beur à cheval entre deux pays, l’Algérie où il n’a jamais mis les pieds et dont il ne parle pas la langue et la France où il peine à se faire sa place. Et en arrière-plan la description d’une époque.

Ma part de Gaulois a toutefois une originalité qui le distingue du tout-venant. À rebours du parti pris naturaliste sur lequel reposent la plupart de ses homozygotes, ce film opte pour des décors volontairement artificiels. Cette théâtralité assumée détonne et étonne. Elle donne à Ma part de Gaulois un ton original, celui d’une pièce de théâtre – ce qu’il n’a jamais été – portée à l’écran.

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L’Etoile filante ★☆☆☆

Boris (Dominique Abel) est barman à L’Etoile filante. Il fuit depuis trente-cinq ans la police qui le poursuit pour son implication dans un attentat. Mais une victime le reconnaît et entend se rendre justice elle-même. Pour se protéger, Boris, aidé de Kayoko (Kaori Ito) sa compagne et de Tim, le portier de L’Etoile filante, kidnappe Dom, le sosie dépressif de Boris et lui fait endosser son rôle. Inquiète de sa brutale disparition, l’ex-femme de Dom, Fiona (Fiona Gordon), détective privée de son état, se lance à sa recherche.

Depuis près de vingt ans, Abel et Gordon forment un duo attachant. Héritiers revendiqués de Chaplin, de Keaton et de Kaurismäki, ils tournent des films burlesques et quasiment muets : L’Iceberg (2005), Rumba (2007), La Fée (2011), Paris pieds nus (2017)…

L’Etoile filante se prend les pieds dans une intrigue tarabiscotée, dénuée de crédibilité, dont on a tôt fait de se désintéresser et qui a en outre le défaut de durer vingt minutes de plus qu’il n’aurait été nécessaire. Reste le seul plaisir de retrouver le duo belgo-canadien, ses gags tristes, ses saynètes filmées comme des chorégraphies de danse contemporaine à la Pina Bausch.

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Green Border ★★☆☆

Une famille de réfugiés syriens quitte à l’automne 2021 son pays en guerre pour rejoindre la Suède. Elle a décidé de passer par la Biélorussie et par la frontière polonaise pour rentrer illégalement dans l’espace Schengen. Elle n’imagine pas les difficultés qu’elle va rencontrer sur son chemin.

La Podlachie, à la frontière de la Pologne et de la Biélorussie, est devenue un des points d’entrée en Europe, a priori moins périlleux que la traversée maritime de la Méditerranée depuis la Libye ou la Turquie. L’immigration est une arme politique pour Alexandre Loukachenko, le président Biélorusse, qui l’utilise comme moyen de pression sur la Pologne. La frontière « verte » serpente dans d’immenses forêts glacées mais n’a rien de pastoral.

Tout Green Border est contenu dans son affiche, l’image choc d’un enfant en anorak séparé d’un garde-frontière lourdement armé par une haie de barbelés. À l’arrière plan, à peine visible, deux femmes à genoux enlacent des bébés emmitouflés. Cet instantané ne peut que nous émouvoir et nous révolter : aucune frontière, aucune force policière ne saurait être opposée à la pureté de l’enfance et à son désir légitime d’une vie meilleure.

Toujours aussi engagée à soixante-quinze ans bien sonnés, qu’il s’agisse de dénoncer le stalinisme, le communisme ou aujourd’hui l’égoïsme de nos sociétés européennes sourdes à la misère du monde, Agnieszka Holland livre un film militant. Avec une redoutable efficacité, elle y montre le sort réservé aux immigrés qui deviennent, à la frontière de la Pologne et de la Biélorussie, les victimes d’un cruel jeu de dupes. Les Biélorusses, qui leur ont fait miroiter une entrée sans risques dans l’Union européenne, facilitent leur passage en Pologne non sans les avoir dûment rackettés ; quant aux Polonais, en violation de la Convention de Genève sur le droit d’asile et des règlements Schengen, ils refusent d’enregistrer les demandes d’asile de ces indésirables et les refoulent en Biélorussie.

Green Border ne se focalise pas sur le sort de cette seule famille attachante, du père, de la mère, de leurs trois enfants et du grand-père paternel, bientôt rejoints par une femme afghane à laquelle ils ont fait une place dans le minibus qui les a conduits à la frontière. Green Border utilise trois autres focales. La première est celle d’un garde-frontières d’une vingtaine d’années, dont la femme attend leur premier enfant, qui est en train de construire avec son beau-père la maison qui accueillera bientôt son foyer, et qui découvre avec un mélange de résignation et d’effroi la nature du travail qu’il est censé accomplir à la frontière. La deuxième est un groupe d’activistes polonais qui jouent au chat et à la souris avec les garde-frontières pour apporter de l’aide aux immigrés qui ont réussi à passer entre les mailles du filet. La troisième est Julia, une psychologue d’une cinquantaine d’années, récemment installée dans la région, qui répondra à l’appel à l’aide qu’elle entend et décidera de s’engager au service des réfugiés.

Green Border est rigoureusement documenté et nous ouvre les yeux sur une situation scandaleuse et alarmante. Il faut lui reconnaître cette vertu. En particulier, dans ses derniers plans, Green Border souligne combien la disponibilité de la Pologne à ouvrir ses frontières au flot de réfugiés ukrainiens en février 2022 contraste jusqu’à la caricature avec le racisme opposé aux réfugiés extra-européens jusqu’alors. Les caniches des réfugiés ukrainiens, nous dit-il, ont été mieux traités que les enfants des réfugiés syriens !

Mais Green Border n’échappe pas au piège du manichéisme. Les réfugiés sont des malheureux ballottés d’un côté et de l’autre de la frontière, victimes impuissantes d’une hypocrisie politique qui les dépasse. Les gardes-frontières sont des brutes épaisses, racistes et criminelles. Les activistes n’écoutent que leur cœur et leur courage pour donner corps au devoir de fraternité. Même Julia, la psychologue, qui aurait pu être le personnage le plus intéressant du film, se transforme en pasionaria monolithique.

Green Border a fait polémique en Pologne l’automne dernier, s’attirant les foudres du ministre de la justice. Depuis lors, le PiS, ce parti conservateur qui flirtait avec l’extrême-droite, a perdu les élections et quitté le pouvoir, remplacé par une coalition centriste dont on peut espérer qu’elle accueille plus dignement les demandeurs d’asile qui frapperont aux portes de son territoire.

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A Man ★★★☆

Rie (Sakura Andō, à l’affiche en ce moment de L’Innocence et de Godzilla Minus One) n’a pas de chance : après la mort de son premier enfant, celle de son père et son divorce, elle est réduite à élever seule son second fils Yūto avec sa mère et à tenir les rênes de la papeterie familiale à Miyazaki, une petite ville du sud du Japon. C’est là qu’elle rencontre un homme timide, passionné de dessin, qui gagne sa vie comme sylviculteur. Il se présente sous le nom de Daisuke Taniguchi.
Les années passent. Rie et Daisuke forment désormais un foyer harmonieux. Une petite fille leur est née. Mais Daisuke meurt accidentellement dans l’exercice de son métier. Un an après sa mort, Rie apprend du frère même de Daisuke Taniguchi que son mari avait usurpé cette identité. Deux questions se posent : qui était-il vraiment ? qu’est-il advenu du vrai Daisuke Taniguchi ? Un avocat de Yokohama, d’origine coréenne, va mener la double enquête pour le compte de Rie.

Nous vient du Japon le quatrième film de Kei Ishikawa, le premier à sortir en France. C’est l’adaptation d’un roman publié en 2018, non traduit en français, de Keiichiro Hirano, lauréat du prestigieux prix Yomiuri, le Goncourt japonais.

A Man – un titre ambivalent qui peut signifier à la fois « cet homme-là » et « n’importe quel homme » – est un thriller haletant. Un avocat persévérant, lui-même constamment renvoyé à ses origines, y mène une double enquête : sur le défunt mari de Rie et sur celui dont il a usurpé l’identité. L’histoire a son lot de rebondissements, pas toujours très crédibles, mais qui réussissent à tenir le spectateur en haleine. pendant plus de deux heures.

Mais A Man ne se réduit pas à un suspense policier. C’est une réflexion presque métaphysique sur l’identité : qui sommes-nous ? qui prétendons-nous être ? en quoi notre identité nous définit-elle ? peut-on en changer ? nos proches l’appréhendent-ils totalement ou certaines parts peuvent-elles leur rester inconnues ?
Ces questions peuvent sembler bien plombantes. La réponse qu’y donne A Man est si simple qu’elle en est décevante : personne ne se réduit à son état-civil. Mais, avant de parvenir à cette conclusion, A Man renvoie les deux héros mystérieux du film, le vrai et le faux Daisuke Tanaguchi, à une vertigineuse quête identitaire dans laquelle, comme dans le tableau surréaliste de Magritte, La Reproduction interdite – un homme de dos regardant un miroir, qui ne reflète pas son visage mais son dos – chaque identité se révèle le palimpseste d’une autre.
L’une des dernières scènes du film réunit l’avocat qui vient de clore son enquête et sa famille. Une harmonie sans nuage semble enfin rétablie quand une étonnante révélation laisse imaginer une faille qu’on ne soupçonnait pas.

[Pour la petite histoire, j’ai failli passer l’été 1990 en stage ouvrier dans une usine Oji Paper à Miyazaki, où se déroule le film, avant d’être finalement affecté dans une autre usine du groupe, à Yonago, près de Tottori, aux bords de la mer de Corée, mon ami Bertrand D. prenant le poste de Miyazaki]

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