Grave ★★★☆

Justine intègre l’École vétérinaire. Elle y retrouve sa sœur. Elle est végétarienne. Durant le bizutage, on la force à manger un rognon de lapin. Son comportement en est étrangement altéré.

« Grave » est arrivé sur nos écrans lesté d’une réputation flatteuse. Le film avait fait sensation à la Semaine de la Critique à Cannes l’an dernier. Réalisé par une jeune femme issue des rangs de la Femis, il signerait le renouveau du cinéma français. Film « cross-over », il réconcilierait le roman d’initiation et le film d’horreur.

« Grave » a produit sur moi un effet paradoxal. Sur le coup, je ne lui ai pas trouvé grand chose. Mais plus j’y pense, plus je lui trouve d’intérêt.

Pourquoi ce peu d’enthousiasme initial ? Parce qu’en faisant de son héroïne une cannibale, « Grave » bascule dans un gore auquel il est difficile d’adhérer – et qui ne fait même pas peur. C’est le problème du cannibalisme, un thème pourtant souvent traité au cinéma (« Trouble Every Day » de Claire Denis, « Dans ma peau » de Marina de Van, « Only Lovers Left Alive » de Jim Jarmusch…) : je n’arrive pas à le prendre au sérieux. Quand c’est bien fait, je peux à la limite éprouver une once de peur ; mais la plupart du temps, le fou rire n’est pas loin. Et, dans un cas comme dans l’autre, la crédibilité est aux abonnés absents. Alors ne venez pas me parler de la « scène du doigt » dont on fait grand cas. Je n’y ai pas adhéré pas. Pas du tout.

Pour autant, depuis ma sortie de la salle, le film a creusé sa marque dans mon esprit. Et plus j’y pense, plus je le trouve intéressant. Ou pour le dire autrement : intelligent. Que sa réalisatrice soit une ancienne élève de Normale Sup n’y est peut-être pas pour rien. Car « Grave » ne se réduit pas à un aimable film de série B, vite vu, vite oublié, du genre « La vétérinaire vénère » ou « Justine l’aime cru ».

« Grave » brasse beaucoup de sujets. Et les brasse bien.
La découverte de la sexualité d’une jeune fille un peu coincée qui quitte pour la première fois le cocon familial.
Les liens du sang qui unissent une enfant à sa sœur et à ses parents. Pour le meilleur et pour le pire.
Le désire de s’intégrer et le refus d’entrer dans la norme
La transgression et l’ivresse qu’on y trouve.
L’addiction et la difficulté de s’en sevrer.

La bande-annonce

L’Autre côté de l’espoir ★☆☆☆

Khaled a fui la Syrie. Il débarque par hasard en Finlande. Il dépose une demande d’asile qui est bientôt rejetée. Sur le point d’être reconduit vers la Turquie, il s’échappe du centre de rétention.
Wikstrôm change de vie. Il quitte sa femme et son emploi et rachète un restaurant dont il entend moderniser la gestion.
Le destin de ces deux solitaires va se croiser.

Voilà plus de trente ans qu’on connaît les films de Aki Kaurismâki. Cette curiosité et cette fidélité ont probablement deux motifs. Le premier est le snobisme de pouvoir citer et prononcer le nom d’un réalisateur finlandais – je serais bien en peine d’en citer un autre. Le second est l’intérêt que suscite la profonde originalité de son œuvre.

Car les films du géant finlandais, qu’il écrit, produit et réalise, sont reconnaissables au premier coup d’œil. Des plans fixes sans aucun mouvement de caméra. Des personnages taciturnes qui ne sourient jamais filmés en plan américain. Un éclairage très puissant accentuant les couleurs et les contrastes. Un décor intemporel évoquant l’esthétique industrielle de l’URSS (ou de la Finlande ?) des années 50. Une quasi-absence de dialogue et de musique extradiégétique ; mais l’omniprésence de musiciens qu’on écoute jouer longuement Un humour cynique cachant un profond humanisme.

La marque de fabrique des films de Kaurismäki est désormais solidement établie. Au point de remporter un succès grandissant dans les festivals. « L’Autre côté de l’espoir » lui a valu l’Ours d’argent du meilleur réalisateur au dernier festival de Berlin. « Le Havre » avait emporté le prix Louis-Delluc en 2011. « L’Homme sans passé » avait reçu le Grand Prix au festival de Cannes en 2002.

Cette avalanche de récompense est suspecte. Elle consacre un cinéma qui creuse un sillon dans lequel Kaurismäki se sent à l’aise et ne se met plus en danger. « L’Autre côté de l’espoir » ressemble trop à son précédent film, « Le Havre », où un jeune immigré gabonais était recueilli par un cireur de chaussures au grand cœur. Quant aux thèmes qu’il aborde (la dénonciation de la xénophobie, l’indispensable solidarité humaine), ils sont si évidemment admirables que leur candide ressassement finit par lasser.

La bande-annonce

L’Opéra ★★★☆

Le Suisse Jean-Stéphane Bron s’est fait un nom en signant deux documentaires politiquement engagés. Le premier, « Cleveland contre Wall Street » (2010) filmait le procès engagé par des propriétaires dépossédés de Cleveland, contre les banques de Wall Street à l’origine de la crise des subprimes. Le second, « L’Expérience Blocher » (2013), créait une intimité troublante avec le leader de l’UDC, le parti suisse d’extrême droite.

Son troisième documentaire chasse sur des terres bien différentes. De son propre aveu, Jean-Stéphane Bron n’avait jamais mis les pieds à l’Opéra de Paris avant de se laisser convaincre par son producteur de le filmer. Le réalisateur marche sur les brisées du pape du documentaire, Frederik Wiseman, qui avait consacré au ballet de l’Opéra de Paris un documentaire de deux heures trente, « La Danse » (2009). Il ne documente pas, comme on l’a déjà souvent vu (« Company » de Robert Altman, « La Traviata et nous » de Philippe Béziat), les répétitions d’un spectacle. Comme Frederik Wiseman, il fait le pari de l’immersion participative, de l’embeddment sur la longue durée dans une institution dont il entend décrypter le fonctionnement.

Il réussit à capter des instants de pure magie, souvent très drôles. Ainsi de ce taureau d’une tonne cinq utilisé par le metteur en scène de « Moïse et Aaron » que son propriétaire prépare à monter sur scène en lui faisant écouter dans son enclos la musique de Schönberg. Ainsi de cette coryphée à bout de souffle à la fin d’un scène, dont la fragilité dévoilé à la caméra impudique dans les coulisses contraste avec le masque impavide qu’elle affichait sur le plateau quelques instants plus tôt. Ainsi encore de la minute de silence observée au lendemain des attentats du Bataclan (« il faut jouer, jouer, jouer encore »), dans la salle de l’Opéra Bastille et jusque dans ses cuisines. Ainsi enfin d’une maquilleuse, qui tend à la soprano une boîte de Kleenex et une bouteille d’eau minérale mais qui se laisse émouvoir aux larmes par la beauté de l’aria qu’elle entend au bord de la scène.

Ces saynètes révèlent le don du réalisateur pour capter l’inattendu. Elles raviront les amateurs d’opéra avides de connaître les coulisses de Bastille et de Garnier. Elles ont enthousiasmé le public de privilégiés invités hier soir en avant-première sous le plafond de Marc Chagall.

Le documentaire de Jean-Stéphan Bron souffre toutefois d’un défaut qui le pénalise lourdement. Il n’a aucun sens.
Aucun sens = aucune direction. Le montage est incompréhensible qui accumule les saynètes sans les organiser selon une progression logique. On passe sans solution de continuité d’une réunion de direction présidée par Stéphane Lissner, secondée avec talent par Jean-Philippe Thiellay, à une représentation de la Bayadère.
Aucune sens = aucune signification. Qu’a-t-on appris sur l’Opéra de Paris ? On touche du doigt la lourdeur de son administration. On vit, mais sans jamais vraiment en révéler les ressorts, les crises qui l’ont traversé, tel le départ polémique de Benjamin Millepied et son remplacement par Aurélie Dupont. On réalise que chaque spectacle est un miracle improbable, constamment menacé par une grève de personnel ou l’angine d’un soliste. On se voit confirmer que la recherche de la perfection anime chacun de ses employés, depuis le directeur musical jusqu’aux perruquiers en passant par le baryton-basse russe au talent prometteur et aux jeunes instrumentistes de l’orchestre Colonne. On n’apprend finalement rien qu’on ne sache déjà. Et on a un peu le sentiment de voir un clip, certes luxueux et touchant, à la gloire du directeur de l’Opéra.

La bande-annonce