Brothers of the Night ★☆☆☆

L’affiche hyperstylisée laisse augurer un film esthétisant sinon fétichiste louchant du côté de Rainer Fassbinder ou de Gregg Araki. Pourtant « Brothers of the Night » (bizarre titre français traduit de l’autrichien »Brüder der Nacht ») est un documentaire qui n’a rien de poétique. Il a pour sujet un groupe de Roms d’origine bulgare qui appâtent les clients du Rüdiger, un bar gay du centre de Vienne.

Rien ne prédisposait ces jeunes machos hypervirils, mariés et pères de famille, à ce « business ». Sinon l’extrême misère qui les a poussés hors de leur pays vers l’Occident et ses richesses fantasmées. Yonko, Stefan, Vassili, Asen n’ont que mépris pour les « pédés ». Le film explore ce paradoxe : comment des hétérosexuels pur jus peuvent-ils être conduits à devenir des gitons ?

Le sujet est glauque. Hélas il le reste. Car le documentaliste Patric Chiha prend le partie de ne pas s’échapper du cercle réduit de ces jeunes garçons. On ne verra jamais leurs clients pas plus qu’on ne verra leurs familles restées au pays. Du coup, le matériau se réduit aux témoignages, suscitées ou spontanées, de ces travailleurs du sexe qui racontent leur parcours, leur arrivée à Vienne avec l’espoir d’un travail et d’un salaire, leur découverte du Rüdiger et de son sale « business », leur dégoût, puis leur lente accoutumance.

Qu’entend-on ? Des histoires tristement répétitives dominées par la quête obsessionnelle de l’argent : l’argent qu’il faut extorquer au client, l’argent qu’il faut envoyer au pays. Qu’en retenir ? Que ces garçons sont des victimes ? Ils exercent ce « business » de leur plein gré et ne font partie d’aucune filière. Que ce sont des monstres froids et sans morale ? Leur procès n’est instruit ni à charge ni à décharge (si on ose dire). Que leur machisme est une posture fragile sous laquelle transperce une sexualité plus ambigüe qu’ils ne le pensent ? Ce serait donner plus de signification qu’elles n’en ont à certaines manifestations d’une simple amitié masculine.

À force de maintenir son sujet à distance, à force de s’interdire toute empathie, « Brothers of the Night » glace et lasse.

La bande-annonce

Yourself and Yours ☆☆☆☆

Comme tous les films du réalisateur coréen Hong Sangsoo, le scénario de celui-ci pourrait tenir sur un timbre poste. Un homme et une femme. Une rupture. D’impossibles retrouvailles.

Depuis une dizaine d’années, Hong Sangsoo s’est fait un nom dans les festivals du cinéma. Comme les livres de Christian Bobin jadis, vite écrits et interchangeables, ses films sont immédiatement reconnaissables. Des histoires d’amour malheureuses dans la Corée d’aujourd’hui. Un homme – souvent cinéaste ou peintre – une femme – plus jeune que lui, souvent une étudiante. Une rencontre. Des discussions autour d’un verre. Une séparation dans les vapeurs de l’alcool. Une gueule de bois nostalgique au petit matin.

Certains grands créateurs ont sans cesse revisité les mêmes schémas : Bach ou Vivaldi en musique, Ozu ou Rohmer au cinéma. Le bât blesse lorsque ces schémas tournent à vide. Et c’est le cas pour Hong Sangsoo. Pour pratiquer l’art de la fugue, encore faut-il savoir fuguer.

On peine pour ses acteurs qu’il abandonne avec deux lignes d’indication à des improvisations parfois touchantes, souvent embarrassantes, toujours répétitives. Leurs dialogues sont filmés en plans fixes interminables. Pour leur donner un peu de rythme, le cadreur procède à de brusques zooms que ne s’autoriserait pas un lycéen de première option cinéma.

J’avais eu la dent moins dure avec son dernier film en date Un jour avec, un jour sans découpé en deux parties à la fois semblables et différentes. Mais ici, le trouble créé autour de l’identité de Minjung (cette femme n’est-elle ni tout à fait la même ni tout à fait une autre ?) fait vite long feu. Et le dénouement, dont je lis dans Le Monde qu’il serait « bouleversant » ne m’a pas touché.

La bande-annonce

Le Concours ★★★☆

La documentariste Claire Simon, l’auteur de « Le Bois dont les rêves sont faits », a filmé le concours d’entrée de la Femis. Les épreuves écrites dans un immense amphithéâtre de Nanterre où plus de mille candidats doivent, en trois heures, analyser une séquence du film « Shokuzai » de Kiyoshi Kurosawa. Puis les oraux organisés en plusieurs sections (réalisation, scénario, décor, exploitation…) et en plusieurs phases (une épreuve pratique, un grand oral…)

Je pensais que « Le Concours » serait un documentaire sur la Femis, la plus prestigieuse école de cinéma française. Je me trompais en partie. Sans doute présente-t-il des réalisateurs et des scénaristes en herbe, pleins d’ambition et de maladresse, et nous renseigne-t-il sur la façon dont ils sont sélectionnés.

Mais « Le Concours » est plus largement, comme son titre l’annonce, un documentaire sur ce qu’on croit être à tort être une spécificité française alors qu’il est monnaie courante au Royaume-Uni ou aux États-Unis : le concours, mode de sélection méritocratique de nos élites. Un dossier de présentation et une épreuve écrite pour établir le potentiel créatif du candidat, tester sa culture générale et ainsi distinguer le bon grain de l’ivraie. Des oraux dits « techniques ». Puis un grand oral pour mesurer la motivation du candidat. Le principe vaut à la Femis. Il vaut, à quelques variantes près, pour toutes les grandes écoles : l’ENA, les écoles de commerce, Sciences Po…

Claire Simon nous montre des scènes qui sont traditionnellement couvertes par la confidentialité des délibérations. Dès que se termine la présentation plus ou moins convaincante du candidat, le jury délibère à huis clos sous l’œil de la caméra qui enregistre les commentaires peu amènes qui sont échangés sur sa prestation. On découvre alors de façon éclatante la part de subjectivité qui existe dans ces délibérés. Tel membre défend tel candidat (son « chouchou » selon l’expression d’un juré), avec parfois une mauvaise foi désarmante, parce qu’il l’a touché ou convaincu. Tel autre ne partage pas cette opinion et, avec une mauvaise foi au moins équivalente, retournant parfois les critères pour lesquels il avait pris la défense d’un candidat précédent, il essaie de modérer l’enthousiasme de son collègue.

Se révèle ainsi la schizophrénie de ces jurys d’examen. Ils exigent des candidats qu’ils fassent preuve d’originalité, se déclarent fatigués de prestations trop normées… et n’ont jamais autant de mal à se décider que face à des candidats hétérodoxes, originaux, hors norme dont ils saluent sans doute l’énergie mais qu’ils refusent de recruter de peur qu’ils ne trouvent pas leur place dans l’école. Pire : ils en viennent souvent à instaurer inconsciemment une nouvelle norme hétérodoxe et hors normes – que les candidats, plus malins qu’on ne l’imagine, ont tôt fait de cerner et dans le moule de laquelle ils se fondent. A la fin des fins, les recrutements s’opèrent selon un principe simple : les jurys apprécient les candidats qui leur ressemblent, auxquels ils s’identifient, qu’ils auraient aimé être à l’âge où eux-mêmes passaient déjà ce même concours.

Faut-il pour autant renoncer à la sélection et à ce mode de sélection-là ? Non. Mais à condition d’avoir conscience de ses biais et à condition de constituer les jurys de telle façon qu’ils reflètent les profils des candidats souhaités.

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La Femme qui est partie ★★☆☆

Horacia vient de passer trente ans en prison pour un crime qu’elle n’a pas commis. Pendant sa captivité, son mari est décédé, son fils a disparu, sa fille s’est éloignée d’elle. Horacia décide de se venger de l’homme à l’origine de son incarcération.

Dostoïevski aux Philippines. « La Femme qui est partie » emprunte moins au Monte Cristo de Dumas qu’au Raskolnikov de Dostoïevski. Contrairement au résumé que je viens d’en faire, il y est moins question de vengeance que de rédemption. Car le lumineux personnage de Horacia ne va pas assouvir une froide vengeance. Elle se laisse distraire de son dessein par ses rencontres : un marchand bossu, un travesti épileptique et une mendiante timbrée. Jusqu’à un dénouement final aussi logique que surprenant.

Ce dénouement, il faut l’attendre trois heures quarante cinq. Pour l’auteur de « Death of the land of encantos », une œuvre de neuf heures, « La Femme… » a des allures de moyen métrage. Mais pour le spectateur normalement constitué, il constitue une véritable épreuve. On veut bien accepter que cette dilatation du temps, cette succession de longs plans fixes impeccablement organisés et subliment éclairés dans un noir et blanc poétique visent à mieux nous immerger dans l’histoire de Horacia. Mais on ne peut s’empêcher de penser que la même histoire aurait pu être racontée en deux heures de moins sans que sa force en soit diminuée.

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Jackie ★☆☆☆

On a tous en mémoire quelques images de Jackie Kennedy en novembre 1963 : tentant de s’extraire de la Lincoln Continental décapotable où son mari vient d’être abattu à Dallas, hagarde derrière Lyndon Johnson au moment où il prête serment dans l’avion qui les ramène à Washington, entourée de ses enfants lors des funérailles du président assassiné.
Ce sont ces scènes que Pablo Larrain reconstitue – y intercalant quelques documents d’archives – dans un biopic qui n’en est pas un. « Jackie » n’évoque ni la jeunesse de Jacqueline Bouvier (1929-1994) ni son remariage avec le riche armateur grec Aristote Onassis mais se concentre sur les quelques jours qui suivent l’assassinat de JFK.

Condensé dans le temps, son propos n’en est pas moins ambitieux. Il veut montrer comment la First Lady fut la première à mettre en scène la Maison-Blanche. Du vivant de son mari : en y autorisant les journalistes. Après sa mort : en organisant ses funérailles comme un show médiatique.

Le sujet ne serait pas dépourvu d’intérêt s’il ne reposait pas sur une contradiction qui en sape la crédibilité. Pablo Larrain entend en effet faire de Jackie Kennedy à la fois une veuve dévorée par le chagrin et une femme politique d’une machiavélique duplicité. Le problème est que Natalie Portman, toujours excellente, est restée au plus près de son modèle et que Jacqueline Bouvier n’était rien d’autre qu’une fille de bonne famille, écrasée par ses responsabilités et dévastée par le soudain déclassement que la disparition de son mari allait inévitablement entraîner.
Lorsqu’elle fait visiter aux journalistes de CBS la Maison-Blanche, le sourire crispé, les bras ridiculement ballants, tentant de revêtir le costume trop grand pour elle de parfaite maitresse de maison, récitant des anecdotes prémâchées sur les lieux, elle ressemble plus à Lady Di qu’à Clare Underwood.

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Un jour dans la vie de Billy Lynn ★☆☆☆

Billy Lynn et son unité d’infanterie connaissent une soudaine gloire médiatique pour avoir survécu à une embuscade en Irak. Au Texas, en 2004, ils sont invités à parader lors de la finale du Super Bowl.

Le film d’Ang Lee repose sur un malentendu. Son intérêt revendiqué provient essentiellement de la technologie ultra-moderne qu’il utilise : une prise de vue à cent-vingt images par seconde qui lui donne, dit-on, un effet de réalité saisissant. Le problème est que les cinémas qui sont équipés d’une telle technologie se comptent sur les doigts de la main et que le film est diffusé au format classique de vingt-quatre images par seconde. En le voyant dans ce format, on sent confusément, dans certains plans, le parti que le réalisateur a entendu tirer de cette technologie ; mais faute de bénéficier de toutes ses potentialités, on ne peut guère y être sensible.

Privé de sa forme novatrice, « Un jour dans la vie de Billy Lynn » se réduit à ce qu’il est : un film sur les Etats-Unis et ses vétérans. Le sujet n’est pas nouveau. Depuis « Voyage au bout de l’enfer » ou « Rambo » jusqu’à « Démineurs » ou « American sniper », le vétéran de retour du champ de bataille est une figure omniprésente du cinéma américain – alors bizarrement que je serais bien en peine de citer un seul film français dont il soit le héros.

Du coup, le film d’Ang Lee souffre de la comparaison avec ses illustres prédécesseurs. Les thèmes qu’il évoque – le décalage entre le champ de bataille et le foyer retrouvé, le sentiment d’absurdité que la vie civile, si frivole, inspire – ont été trop rabâchés pour susciter l’intérêt. Et le charme des jeunes acteurs (Joe Alwyn dont c’est le premier rôle, Kristen Stewart, moins catatonique que dans le dernier Assayas) ne suffit pas à sortir ce film du lot.

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Moonlight ★☆☆☆

Chiron a une dizaine d’années. Il vit à Miami dans le ghetto noir. Il est la tête de turc de ses camarades qui l’ont surnommé « Little ». Sa mère, qui se drogue et se prostitue, ne s’occupe guère de lui. Chiron s’est trouvé un père de substitution en Juan, un chef de gang.
Cinq ans ont passé. Chiron est désormais adolescent. Son identité sexuelle se précise. Chiron est attiré par Kevin, un camarade de classe.
Cinq ans ont passé à nouveau. Chiron, qui a repris le surnom que lui avait donné Kevin, vit désormais à Atlanta. « Black » est désormais un dealer, comme l’était Juan. Il reçoit un jour un appel de Kevin qui l’invite à Miami.

« Moonlight » c’est Brokeback Mountain + Boyhood + The Wire. En d’autres termes, une histoire d’amour homosexuel, racontée sur une dizaine d’années, dans le milieu hyperviril des trafiquants du ghetto noir.

Le film de Barry Jenkins arrive sur nos écrans précédé d’une rumeur élogieuse. Couronné aux Golden Globes, il est en lice aux Oscars. Le Monde, Libération, Les Inrocks l’encensent.

J’avoue ne pas partager cet enthousiasme. J’ai trouvé inutilement chichiteuses les cadrages flous et les éclairages inspirés de Terence Malick. Plus grave : je n’ai jamais été ému par le personnage de Chiron et par ses difficultés à se trouver.
Troisième et dernier scrupule : j’ai été gêné par la double assignation dans laquelle le héros est enfermé. Enfermé dans sa communauté : on ne voit pas un seul Blanc autour de Chiron comme si sa vie ne pouvait connaître aucun autre horizon. Enfermé dans sa sexualité : Chiron se sent dès son plus jeune âge « différent » – et stigmatisé à cause de sa différence – comme si son homosexualité était inscrite dans ses gènes.

La bande-annonce