La Place d’une autre ★★☆☆

Sans feu ni lieu, Nélie Laborde (Lyna Khoudri) s’engage comme infirmière avec la Croix-Rouge en 1914. Sur le front, sa route croise celle de Rose Juillet (Maud Wyler), une Suissesse, en chemin vers Nancy où une place de lectrice l’attend auprès d’une riche veuve de la Haute Société protestante, liée à son défunt père. Un assaut allemand et un éclat d’obus qui blesse mortellement Rose conduit Nélie à prendre sa place et à se présenter chez Mme de Lengwil (Sabine Azéma) qui l’accueille à bras ouverts. Mais, coup du sort : Rose, qui n’est pas morte, arrive à Nancy en comptant bien reprendre sa place.

La Place d’un autre se présente comme un thriller avec pour thème une usurpation d’identité dont on se demande jusqu’à la dernière minute si elle sera ou non dévoilée : Mme de Lengwil, qui fait profession de donner sa confiance avec tant de parcimonie, finira-t-elle par ouvrir les yeux sur l’usurpation dont Nélie s’est rendue coupable ? donnera-t-elle enfin raison à Rose, qui clame sans succès sa bonne foi ? ou se laissera-t-elle aveugler par l’amour maternel qu’elle voue irrépressiblement à la jeune Nélie ?

La Place d’un autre joue avec beaucoup d’intelligence avec le spectateur. À qui en effet ira notre sympathie dans ce face-à-face ? À Nélie, la fausse Rose, qui est l’héroïne du film que nous suivons à chaque plan, dont la rage à sortir de son état de pauvresse nous a séduit, dont nous espérons qu’elle trouvera enfin sa « place » dans une société qui jusqu’alors la lui avait refusée ? Ou bien à la vraie Rose, victime d’une injustice criante dont le sort inique devrait nous révolter ?

La Place d’une autre est un film d’un grand classicisme. Il aurait pu être tourné, à l’identique, dans les années soixante-dix (avec Isabelle Adjani dans le rôle de Nélie et Edwige Feuillère dans celui de Mme de Lengwil). Il suit platement la chronologie du récit, avec quelques rebondissements que la bande-annonce hélas a par avance dévoilés. La diction affectée de ses personnages frôle l’affèterie et rappelle plus le dix-neuvième siècle (le roman de Wilkie Collins a été écrit en 1873) que le vingtième.

Pour autant, il serait injuste de reprocher à ce film de crouler sous son dispositif. Servi par le jeu de ses actrices impeccables, La Place d’un autre ne marquera peut-être pas l’histoire du cinéma mais se regarde sans déplaisir. Libération l’écrit mieux que moi : « On croit bâiller, et puis, la sécheresse de la mise en place, le tact avec lequel le drame psychologique s’immisce dans le sentimentalisme du mélo, l’indécision d’un basculement dans le thriller expriment finalement l’élégance plutôt adroite d’un film qui ne nous indiffère pas complètement. »

La bande-annonce

Little Palestine, journal d’un siège ★☆☆☆

Le camp de Yabrouk, au sud de Damas, accueillait des dizaines de milliers de réfugiés palestiniens depuis 1957. Les Nations-Unies en assuraient la gestion. Au lendemain des printemps arabes, l’armée de Bachar el-Assad prit le prétexte de la présence de groupuscules rebelles pour en verrouiller tous les accès. Des milliers de réfugiés y furent pris au piège avant que Daesh s’en empare en 2015. Pour le libérer, Damas, aidé des bombardiers russes, le rasa en 2018. Ses habitants s’enfuirent et se dispersèrent tant bien que mal à l’étranger.
Militant du Fatah, Abdallah Al-Khatib faisait partie de ces réfugiés. Installé aujourd’hui en Allemagne, il a rassemblé les différents enregistrements réalisés pendant le siège, souvent à partir de simples téléphones portables. Il les a rassemblés dans un documentaire qui raconte une page méconnue de la guerre de Syrie.

Il est difficile de porter un jugement distancié sur Little Palestine.

Ses images saisies sur le vif sont, comme celles de Pour Sama ou celles de Still Recording volées durant le siège d’Alep, bouleversantes. Quelques scènes laisseront un souvenir durable : un nouveau-né cadavérique tétant un biberon de lait coupé d’eau, une foule d’apocalypse qui se presse à un point de distribution, des enfants joyeux qui confient leurs rêves impossibles (manger du pain, revoir leur frère mort) en riant, une fillette qui cueille de l’herbe pour se nourrir en tenant un discours d’une maturité qu’elle est bien trop jeune pour avoir déjà….

Pour autant, tout cela fait-il du cinéma ? Peut-on considérer que l’accumulation de vidéos tremblotantes et crachotantes, filmées avec un téléphone portable, suffit à faire un film ? cette accumulation permet-elle de raconter l’attente émolliente, l’anxiété, la faim qui tenaille ?

La bande-annonce

Nightmare Alley ★★★☆

Après avoir mis le feu à une ferme isolée où il vient d’enterrer un mystérieux cadavre, Stanton Carlisle (Bradley Cooper) trouve refuge dans un cirque. Il est vite pris sous la coupe de son directeur (Willem Dafoe), un homme sans scrupule qui joue de la crédulité des gens. Il se lie d’amitié avec une voyante (Toni Collette) et son mari (David Strathairn), un ancien mentaliste qui a sombré dans l’alcool et qui lui apprend ses tours. Carlisle séduit la belle Molly (Rooney Mara) et quitte le cirque pour Buffalo où le numéro qu’ils montent ensemble emporte un succès croissant. Son chemin y croise celui de Lilith Ritter (Kate Blanchett), une psychanalyste, avec la complicité de laquelle il arnaque des membres de la haute bourgeoisie.

Avec Nightmare Alley, Guillermo del Toro signe son onzième film. Reconnaissable à la première bobine, le cinéma du réalisateur de L’Echine du diable ou La Forme de l’eau (dont j’avais fait à sa sortie une critique vipérine) flirte souvent avec le fantastique et le surnaturel. Rien de tel ici dans l’adaptation du très classique roman de William Lindsay Graham publié en 1946. Rien de tel à première vue du moins car Guillermo del Toro parvient à réaliser un grand film de studio, d’une longueur intimidante (2h31), avec des décors et des costumes luxueux, avec une palanquée d’acteurs à faire pâlir une soirée des Oscars, sans rien renier de son style. La première scène où Carlisle découvre le cirque et ses coulisses, à la recherche du geek, ce « crétin », cet « idiot » réduit à un statut quasi-animal, qui sera le fil rouge du film, son héros silencieux, nous en donne l’avant-goût.

Nightmare Alley est d’une durée inhabituelle – même si les fans du MCU/DCU ont désormais l’habitude de métrages qui flirtent avec les trois heures. Elle pourrait nous sembler bien longue. Le film manque d’ailleurs d’unité, coupé en son milieu par le départ du cirque du héros, son arrivée en ville… et l’apparition de Kate Blanchett ultra-glamorisée qu’on attendait impatiemment depuis le générique. Mais cette durée-là, ce rythme là participent au plaisir régressif qu’on prend à retrouver un cinéma d’antan plus lent, plus long, moins dense que celui auquel on s’est habitué depuis quelques années (toutes choses égales par ailleurs, c’est la même longueur/langueur que j’ai ressentie devant Licorice Pizza).

Nightmare Alley fut un semi-échec aux Etats-Unis où il est sorti avant Noël, juste à temps pour concourir aux Oscars. Ce semi-échec le privera-t-il des récompenses qui lui semblaient promises ? C’est à craindre. Et c’est dommage. Car j’ai préféré – et de loin – ce film-là de Guillermo del Toro à La Forme de l’eau, Oscar surcôté du meilleur film en 2018. Et j’ai préféré l’interprétation de Bradley Cooper à celles qui lui ont valu trois nominations pour ses rôles dans Happiness Therapy, American Sniper et A Star is Born.

La bande-annonce

Luzzu ★★☆☆

Jesmark est pêcheur, comme son père avant lui, et le père de son père. Ses aïeuls lui ont transmis un « luzzu », un minuscule bateau, à bord duquel il sort chaque jour en mer. Mais ses pêches ne suffisent pas à payer les soins médicaux que l’état critique de son nouveau-né exige. Pour gagner plus, Jesmark va devoir s’acoquiner avec des individus louches et plonger dans de sombres trafics.

Aviez-vous déjà vu un film maltais ? Moi pas. Et aviez-vous déjà entendu parler maltais ? Moi non, même si j’ai eu la chance de me rendre une fois à La Valette (pour une improbable réunion du Comité des régions dont j’ai perdu tout souvenir… mais ceci est une autre histoire). Cette langue est un mélange improbable d’arabe maghrébin, d’italien, d’anglais et même de français. J’aurais été bien en peine de l’identifier si je l’avais entendue dans un autre contexte.

Pour cet exotisme-là, Luzzu vaut le détour. Mais il le vaut aussi par l’histoire qu’il raconte et qui nous tient en haleine tout au long du film. Les acteurs sont non-professionnels. Ils sont pourtant remarquables à commencer par Jesmark Scicluna, primé à Sundance. Certes, plane au-dessus de Luzzu l’ombre portée et intimidante de La terre tremble, le film de Visconti qui se déroulait à quelques encablures de Malte, dans un port de Sicile, à la fin des années quarante. Certes, Luzzu n’est pas d’une originalité telle qu’il révolutionnera le cinéma. Mais, entre thriller, drame familial et documentaire, Luzzu et sa mise en scène soignée ne s’oublieront pas de sitôt.

La bande-annonce

Vitalina Varela ☆☆☆☆

Vitalina Varela est Cap-Verdienne. Son mari, Joaquim, l’a quittée pour aller vivre et travailler au Portugal. Elle est restée sans nouvelles de lui pendant vingt-cinq ans avant de débarquer à Lisbonne, la cinquantaine déjà bien entamée, pieds nus, au lendemain de ses obsèques. Elle hérite d’un logement minuscule et insalubre.

Le jury du festival de Locarno – qui lui a décerné le Léopard d’or en 2019 – et les critiques des Cahiers du Cinéma, du Monde, des Inrocks et de Libération sont unanimes : le dernier film de Pedro Costa, vétéran du cinéma portugais est un chef d’oeuvre. Et de vanter sa « picturalité flamboyante », sa « fondamentalité » (sic), son « bovarysme inversé » (?????), sa « description ciselée de la misère ». Et de s’ébaubir devant « une oeuvre de feu et de froid » (thermostat mal réglé ?), un « oppressant théâtre d’ombres où errent quelques fantômes désespérés », un « miroir lethéen d’eau croupie » (problème d’évacuation ?), « un ballet d’ombres imprégnées sur le béton fêlé de la migration ».

Je n’ai hélas pas autant de sensibilité qu’eux. Je me suis solidement ennuyé devant ce film de plus de deux heures qui en compte au moins une de trop. Pendant les premières minutes, j’ai essayé d’admirer ces longs plans fixes, ces clairs-obscurs éclairés à la chandelle censés exalter la misère des taudis pouilleux du ghetto de Cova da Moura près de Lisbonne. J’ai essayé de laisser sourdre l’émotion suscitée par Vitalina, par sa rage rentrée devant sa vie gâchée, par sa colère, par ses regrets. Mais j’ai bien vite versé dans un ennui sans retour devant ce film quasiment muet, à peine entrecoupé de rares monologues prononcés d’une voix d’outre-tombe.

La bande-annonce

Jane par Charlotte ★☆☆☆

Charlotte (Gainsbourg) filme sa mère Jane (Birkin). Les deux actrices sont si connues que le titre de leur film peut faire l’économie de leurs patronymes… et l’affiche celui de leurs visages.

Le titre et le procédé louchent du côté du documentaire qu’Agnès Varda avait consacré à la chanteuse franco-britannique, Jane B. par Agnès V. Comme Varda en 1988, Charlotte filme Jane chez elle, dans son intimité et la fait se raconter à travers les objets qu’elle accumule compulsivement : Jane confesse souffrir d’une maladie douce, celle de l’incapacité de jeter quoi que ce soit, qui transforme vite ses intérieurs en bric-à-brac nostalgiques. En 1988, c’était la maison parisienne de Jane qu’on découvrait. Aujourd’hui, c’est sa résidence secondaire en Bretagne, avec son immense baie vitrée, son jardin, le portillon qui donne sur la plage.

Jane par Charlotte est une émouvante déclaration d’amour d’une fille à sa mère qu’elle filme à Bréhat, mais aussi en concert, à Tokyo comme à New York, et enfin à Paris, rue de Verneuil, dans l’appartement où elle vécut avec Serge Gainsbourg, que Charlotte a transformé en musée. On ne peut qu’être séduit par ce tête-à-tête touchant, par la relation entre jane et sa fille avec qui on adorerait prendre un thé en regardant le soleil se coucher sur une plage bretonne un soir d’automne. En compagnie de Jo, la petite dernière de Charlotte dont la présence esquisse peut-être une autre transmission générationnelle, les deux femmes y font preuve l’une à l’égard de l’autre d’une grande pudeur qu’elles questionnent et dont elles testent les limites.

Plutôt que de dérouler platement la biographie, pourtant très riche de Jane, ses succès de chanson, puis de cinéma, Charlotte s’intéresse plutôt à sa vie de femme. Dans un troublant jeu de miroirs, elle l’interroge sur les hommes qui ont marqué sa vie et sur les trois enfants qu’elle a eus avec eux : Kate l’aînée, la fille de John Barry, brutalement décédée en 2013, Charlotte elle-même, la fille de Serge Gainsbourg, et enfin Lou, la fille de Jacques Doillon.

Jane par Charlotte est un film qui touchera peut-être plus les femmes que les hommes, soit qu’elles aient une relation douloureuse à leur mère, soit au contraire qu’elles aient réussi à construire une relation aussi épanouie et complice que celle qui unit Charlotte à la sienne, soit enfin qu’elles l’aient perdue et en nourrissent la nostalgie…. ce qui devrait, si l’on additionne les femmes de ces trois catégories, représenter environ la moitié de l’humanité. En tant qu’homme – et au risque de m’attirer les foudres de mes amies universalistes – j’y ai moins trouvé d’intérêt.

Surtout, après le documentaire de Varda de 1988, après Boxes, l’autobiographie à peine romancée qu’avait réalisée Jane en 2007, sur son père et les pères de ses filles, on frise l’overdose. Si pudeur est le maître mot de ce documentaire-là, s’il est celui qui caractérise le mieux la relation entre ces deux femmes exceptionnelles, le risque est que cet exercice le galvaude ou pire le corrompe.

La bande-annonce

Conférence ★☆☆☆

En octobre 2002, une attaque terroriste fomentée par un commando tchétchène dans un grand théâtre de Moscou s’est soldée par la mort de tous les assaillants et d’une centaine d’otages. Dix sept ans plus tard, une ancienne otage, Natalia, qui a pris le voile dans un monastère orthodoxe, revient à Moscou pour organiser une cérémonie commémorative. Son retour rouvre dans sa famille, auprès de sa fille, qui fut, elle aussi, otage, des blessures non cicatrisées.

Ivan I. Tverdovskiy fait partie de cette nouvelle vague de réalisateurs russes dont la puissance des oeuvres balaie tout sur leur chemin. Il appartient à la même famille que Zviaguintsev (Leviathan, Elena, Faute d’amour), Balagov (Une grande fille, Tesnota), Bykov (L’Idiot !, Factory), Loznitsa (Une femme douce), Khlebnikov (Arythmie)… La liste est longue de ces films russes qui nous laissent hébétés, pantois. Ces œuvres ont en commun de filmer à l’os, sans concession, une société dure à l’homme, violente, égoïste et les fragiles îlots de résistance que lui opposent quelques individus esseulés et leurs moyens dérisoires : leur courage, leur intégrité, leur amour…

Réalisé à vingt-six ans à peine, le premier long de Tverdovskiy m’avait laissé une marque durable. Classe à part racontait la lente descente aux affaires d’une adolescente atteinte de myopathie placée dans un institut spécialisé, un sujet qui fait écho à la polémique zemmourienne du week-end. Tverdovskiy a réalisé ensuite deux films en 2016 et 2018 qui ont fait l’objet d’une diffusion confidentielle et que je n’ai pas vus. Le voici de retour avec son quatrième long métrage aux frontières de la fiction et du documentaire.

Conférence joue en effet sur ces deux tableaux. D’un côté, il nous raconte les faits, par la bouche des anciens otages, réunis l’espace d’une soirée dans la salle du théâtre où s’est déroulé le drame. De l’autre, à travers le personnage de Natalia, de sa sœur, de sa fille, de son mari désormais grabataire, il illustre les fractures familiales que le drame a ouvertes et qui ne se sont jamais refermées. Un troisième sujet est ébauché mais tourne court : une sorte de répétition générale du drame de 2002 revécu dix-sept ans plus tard par quelques uns de ses protagonistes face à une bureaucratie tatillonne qui veut les expulser du théâtre.

Le résultat est moins réussi que je ne l’escomptais. La figure hiératique de la moniale photographiée sur l’affiche, les quelques extraits visibles dans la bande-annonce me laissaient espérer un film sec et poignant, du niveau de ceux que j’ai cités plus haut. Certes Conference contient quelques scènes impressionnantes. Notamment la dernière. Mais le film, trop long, aurait pu sans dommage être amputé d’un quart. Et, plus grave, le silence gardé sur la polémique qu’ont fait naître les moyens disproportionnés utilisés par les forces spéciales russes pour déloger les terroristes (en utilisant un gaz neurotoxique qui tua beaucoup d’otages) laisse un malaise.

La bande-annonce

Ouistreham ★★★☆

Écrivaine du réel, Marianne Winckler (Juliette Binoche) a quitté Paris pour s’installer à Caen dans un HLM désolant et pour y vivre le temps de quelques mois l’existence d’une chercheuse d’emploi et d’une travailleuse précaire en cachant son projet. Recrutée comme femme de ménage, elle est intégrée aux équipes chargées de l’entretien du ferry qui relie Ouistreham à l’Angleterre.

Florence Aubenas avait raconté en 2010 dans Le Quai d’Ouistreham son expérience de femme de ménage embedded. Ce livre, d’une vibrante humanité, témoignait avec une force rare de l’alinéation sociale, de la vie étriquée de ces femmes de ménage aux horaires impossibles, aux salaires misérables, aux conditions de travail exténuantes, aux vies sans joie et sans avenir.

Ce livre eut un grand succès, tant public que critique. Il réjouit en particulier les bobos parisiens – dont je fais partie plus souvent qu’à mon tour – qui y découvrirent ou feignirent d’y découvrir l’âpreté des conditions de vie dans la France dite périphérique (l’essai de Christophe Guilluy lui est de quatre ans postérieur). il fut mis en onde, sur France Culture évidemment. Il fut adapté au théâtre. La rumeur voudrait que Florence Aubenas n’ait accepté qu’il soit porté à l’écran à la seule condition que la réalisation en soit confiée à Emmanuel Carrère. Las ! L’écrivain à succès racontait dans Le Royaume avoir définitivement tourné la page du cinéma après quelques coups d’essai plus ou moins convaincants (La Moustache, Retour à Kotelnitch). L’anecdote semble trop belle pour être vraie : il se laissa convaincre et après bien des déboires, le film nous arrive enfin sur les écrans.

Il reçoit des critiques assez sévères sur la façon dont y est filmée la précarité sociale. Ces critiques sont pertinentes. Ouistreham est un film naturaliste sans originalité, bien en dessous des films de Dardenne, de Ken Loach ou de Nomadland, coincé entre la dénonciation de conditions de vie exténuantes et l’exaltation de la chaleur qui instille malgré tout la solidarité qui jaillit dans le lumpenprolétariat.

En revanche, Ouistreham devient beaucoup plus intéressant dans son autre dimension, qui n’était qu’à peine esquissée dans le livre, mais que Emmanuel Carrère, qu’elle obsède, creuse : l’imposture. L’auteur de L’Adversaire – consacré, on s’en souvient, à ce faux médecin qui a assassiné sa famille lorsque sa supercherie allait être sur le point d’éclater – interroge la démarche de Florence Aubenas (auquel il donne le nom d’un médecin-écrivain célèbre écrivant sous pseudonyme) et sa légitimité. Une journaliste parisienne a-t-elle le droit de « jouer à la femme de ménage » ? Pourra-t-elle en comprendre l’existence dès lors qu’elle garde toujours la possibilité de suspendre « l’expérience » ? Le mensonge dont elle entoure son « infiltration » n’est-il pas une trahison de la confiance que lui donnent les amis qu’elle se fait sous sa nouvelle identité ?

Ces questions là sont posées à Marianne Winckler par la conseillère de Pôle Emploi qui a découvert son identité. C’est la scène la plus intelligente du film. Dommage que le reste se perde dans du sentimentalisme un peu fade. Jusqu’à un épilogue éclatant de lucidité et d’intelligence qui évite l’écueil de la mièvrerie.

La bande-annonce

Twist à Bamako ★☆☆☆

Bamako. 1962. Le Mali vient d’accéder à l’indépendance et d’instaurer le socialisme pour tourner la page de la colonisation. Mais le nouveau régime se heurte à bien des obstacles.
Samba (Stéphane Bak) est le fils d’un riche commerçant de textile qui renâcle contre le contrôle des prix et l’instauration d’un Code du travail garantissant aux employés qu’il exploite des conditions décentes d’emploi. Ardent militant socialiste, protégé par le ministre de la Jeunesse en personne, Samba mène avec deux de ses camarades des actions de propagande dans les provinces. C’est là qu’il rencontre Lara (Alicia Da Luz) qui a été mariée de force au petit-fils alcoolique d’un chef de village hostile aux idées du nouveau régime. Avec la complicité de Samba, Lara s’enfuie à Bamako. Entre les deux jeunes gens, qui fréquentent les clubs de la capitale, une idylle se noue.

Robert Guédiguian nous a habitués à filmer à Marseille, sa ville, depuis bientôt quarante ans, avec une réussite jamais démentie, la même troupe d’acteurs : Ariane Ascaride Jean-Pierre Darroussin, Jean-Pierre Meylan, Jacques Boudet… De temps en temps, il s’autorise quelques échappées loin de la cité phocéenne : dans l’Arménie de ses racines (Le Voyage en Arménie), à Paris pendant la Résistance (L’Armée du crime). Juste avant l’épidémie du Covid, qui interrompit le tournage en plein milieu,, il était parti au Sénégal y reconstituer à grands frais le Mali des 60ies, juste après l’indépendance. Qui y a voyagé ou vécu reconnaîtra peut-être le centre de Thiès (où mon père servit en 1951-1952), les berges du fleuve Sénégal à Podor (où ma sœur aînée naquit en septembre 1951) et le pont Faidherbe de Saint-Louis…. Mais arrêtons d’égrener les souvenirs familiaux pour saluer la qualité de cette reconstitution (inspirée des photographies de Malick Sidibé que Guédiguian découvrit – comme moi – à la Fondation Cartier en 2017), les décors, les costumes et la musique.

Twist à Bamako souffre à mes yeux de deux défauts majeurs.

Le premier, comme souvent dans les films de Guédiguian, est son didactisme un peu guindé. Ce reproche mérite des explications. Le cinéma de Guédiguian a d’immenses qualités : son naturalisme, sa sensibilité, son humanisme, l’émotion qu’il sait faire naître (Les Neiges du Kilimandjaro compte parmi les films les plus émouvants que j’aie vus) ; mais il manque à mes yeux de second degré, de légèreté, d’ironie sur lui-même. Pour le dire méchamment, Guédiguian, bien qu’il sache être drôle, se prend au sérieux. Et cela se voit parfois. Cela éclate dans les « grandes » scènes du film, celles où Samba débarque dans une réunion de commissaires politiques, où il va chercher son père en prison, où il échange avec le ministre de la Jeunesse. Jusqu’à la scène finale censée nous arracher des sanglots, mais trop prévisible, trop artificielle pour nous surprendre et nous toucher.

Second défaut plus substantiel : le choix de ce sujet. Militant toujours aussi engagé, Robert Guédiguian dit avoir voulu filmer un « moment communiste » : « Nous voulions raconter une belle et tragique histoire d’amour pour incarner ce que j’appelle ce « moment communiste », de construction, de fête révolutionnaire où les possibles se heurtent à la contre révolution mais aussi à la tradition et aux coutumes ancestrales ». Or, Guédiguian choisit de montrer non pas le printemps de ce socialisme en construction mais au contraire son automne, le moment où il se fracasse contre ses contradictions (l’interdiction du twist et des clubs) et ses résistances (les intérêts mercantiles des grands commerçants, le conservatisme des religieux). Son film prend une teinte crépusculaire et est cohérent avec sa conclusion dramatique. C’est un choix. Mais c’est un choix en contradiction avec la tonalité optimiste promise par le titre du film et par son affiche, le choix de filmer non pas la révolution en marche, mais ses lendemains qui déchantent.

La bande-annonce

En attendant Bojangles ★☆☆☆

Juan-les-Pins 1958. Georges (Romain Duris) est un fêtard invétéré, un homme à femmes et un bonimenteur. Il rencontre à une réception huppée où il s’était invité Camille (Virginie Efira) et tombe éperdument amoureux d’elle. Neuf mois plus tard leur naît un fils prénommé Gary
Huit ans passent. Profitant de la générosité de leur fidèle ami Charles (Grégory Gadebois), Camille et Georges accueillent dans leur superbe appartement parisien une succession tourbillonnante de fêtes et de soirées sous les yeux émerveillés de Gary.
Mais la réalité bientôt les rattrape…

En attendant de devenir un film, En attendant Bojangles fut d’abord un immense succès de librairie. Le premier roman d’un auteur inconnu publié début 2016 chez un minuscule éditeur, bientôt couvert de prix et vendu à plusieurs centaines milliers d’exemplaires. Le livre fut d’abord adapté pour la radio, puis pour le théâtre, avant, comme de bien entendu, d’être porté à l’écran.

Régis Roinsard fut choisi pour réaliser cette adaptation. Le choix avait sa logique. On doit en effet à Roinsard Populaire, une délicieuse comédie où Déborah François interprète une championne de dactylographie. L’action s’en déroulait à la fin des 50ies, comme celle de En attendant… et le rôle principal masculin était joué par Romain Duris qui livre ici une interprétation qu’on croirait copiée de celles de Jean-Paul Belmondo : même sourire charmeur, même bagout irrésistible.

Virginie Efira rappelle Catherine Deneuve jeune dont elle affiche la même naïveté primesautière. On la voit énormément ces temps-ci, au risque de friser l’indigestion. Je l’ai déjà dit le mois dernier dans ma critique de Madeleine Collins. Malgré l’admiration inconditionnelle que je lui voue depuis toujours, elle m’a laissé ici de marbre.

La faute en revient peut-être au roman que j’avais lu à sa sortie sans en comprendre l’improbable succès. Il m’avait fait penser, par son mélange de fantaisie et de tragédie, à L’Écume des jours de Boris Vian dont je confesserai, au risque d’aggraver irrémédiablement mon cas, que je ne l’ai jamais aimé.

J’ai goûté la première partie de En attendant… Et notamment sa première scène, ses costumes splendides, l’apparition de Camille, le coup de foudre entre les deux personnages… J’ai moins aimé la suite, d’autant plus prévisible qu’on a lu le livre : la folle énergie et le refus des convenances de ce couple fusionnel vus à travers les yeux de leur fils, la descente aux enfers de cette mère que son époux vénère et enfin la longue espagnolade qui vient funestement la conclure.

La bande-annonce