XY Chelsea ★☆☆☆

En 2010, Bradley Manning, soldat de première classe déployé en Irak, a transmis à WikiLeaks 750,000 documents classifiés sur la guerre américaine en Afghanistan et en Irak. Rapidement arrêté, placé en isolement, jugé devant une cour martiale, Bradley Manning sera condamné en 2013 à trente cinq ans de rétention.
Le lendemain de sa condamnation, Manning rend publique sa décision d’entamer un traitement hormonal, de changer de sexe et de prendre le prénom de Chelsea.
En janvier 2017, trois jours avant la fin de son mandat, le président Obama commue la peine du soldat Manning. La caméra de Tim Travers Hawkins l’attend à la sortie de la prison et l’accompagne dans son difficile retour à la vie civile.

XY Chelsea traite deux sujets en un. D’une part « l’affaire Manning » : la dissémination de documents classifiés par un « lanceur d’alerte ». D’autre part l’histoire intime de Bradley/Chelsea Manning en pleine réattribution sexuelle.

En trop complète empathie avec son sujet, XY Chelsea prend fait et cause pour le whistleblower. Le documentaire ne pose pas objectivement la question des torts du soldat Manning, santo subito du droit à l’information sans que soient examinés les motifs de sa condamnation. Et l’on n’apprend pas grand chose du changement de sexe de Chelsea. Les récents documentaires Coby (dont le personnage principal vient de mourir) ou Finding Phong étaient, sur ce sujet, autrement plus fouillés.

XY Chelsea a le tort de traiter ces deux sujets de front. La défense rétorquera que Chelsea avait justement à affronter dans sa vie quotidienne un double défi intérieur et extérieur. Mais, en amalgamant les deux sujets, en insistant sur la fragilité et le mal-être de Chelsea Manning, XY Chelsea donne à penser que ses actes trouvent leur explication dans ses troubles identitaires. Au lieu de glorifier, comme il en nourrit explicitement le projet, un héros du droit à l’information, XY Chelsea nous montre un gamin perdu, mal dans sa famille, mal dans sa peau, mal dans son travail et mal dans son genre.

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J’ai perdu mon corps ★★★☆

Une main coupée réussit à s’échapper du laboratoire où elle était conservée et à traverser la ville en en déjouant les embûches.
Pendant ce temps – ou peut-être quelques mois plus tôt – on fait la connaissance de Naoufel, un jeune Marocain qui rêvait de devenir concertiste et astronaute avant de quitter son pays natal pour la France. Hébergé par un oncle négligent, livreur de pizzas maladroit, il tombe éperdument amoureux de Gabrielle et réussit à se faire embaucher par son oncle menuisier pour se rapprocher d’elle.

J’ai perdu mon corps sort sur les écrans précédé d’une réputation louangeuse : présenté à la Semaine internationale de la critique à Cannes, prix du public à Annecy, plusieurs amis (poke Henri poke Florent) m’en ont fait l’éloge et passeront au crible ce que je vais en dire.

Qu’ils soient rassurés : je partage leur enthousiasme.
J’ai perdu mon corps est un film d’animation au scénario complexe. C’est l’adaptation d’un roman graphique de Guillaume Laurant, le scénariste attitré de Caro & Jeunet depuis La Cité des enfants perdus, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain et Un long dimanche de fiançailles.
L’histoire entrelace trois fils narratifs en restant d’une parfaite lisibilité. Au présent, on suit sur un mode fantastique façon Franju une main coupée à travers Paris dans des séquences qui empruntent au cinéma d’action : cascades aériennes, poursuites au ras du bitume, plongée dans les sous-sols du métro… Au passé simple, on exhume l’enfance heureuse du jeune Naoufel au Maroc avant le drame fondateur. Au passé composé, on revit ses dernières semaines et l’histoire de son coup de foudre pour Gabrielle.

J’ai perdu mon corps fait souffler un vent frais dans le cinéma français. Son sujet inédit, son traitement toujours juste, l’élégance de la musique signée Dan Lévy emportent l’adhésion. Et l’histoire d’amour, aussi gnangnan soit-elle, des deux protagonistes a même réussi à faire fondre mon cœur de vieux scrogneugneu bientôt quinquagénaire. Que demander de plus ?

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Vous êtes jeunes, vous êtes beaux ★☆☆☆

Lucius (Gérard Darmon) a soixante-treize ans. Atteint d’un mal incurable, la médecine lui prédit une mort imminente. Lucius vit seul dans un appartement modeste. Il n’a pour seule amie que Mona (Josiane Balasko), retraitée elle aussi, qui attend un hypothétique déménagement dans la maison de ses enfants.
La vie de Lucius bascule après sa rencontre avec Lahire qui lui propose contre finance de participer à une activité illégale.

Le jeune réalisateur Franchin Dion a rassemblé autour de lui une belle brochette de septuagénaires : Gérard Darmon, Josiane Balasko, mais aussi Patrick Bouchitey (dans le rôle d’un vieux beau dopé à la coke et au Viagra) et Denis Lavant (né en 1961, il fait bien dix ans de plus que son âge) dans un drame d’un pessimisme noir. Son propos, pour lui qui vient de Chine où le respect des aînés est un principe inviolable de la vie familiale : dénoncer la solitude et l’abandon dans lesquels les personnes âgées achèvent leur vie dans nos sociétés occidentales.

Tout est glauque dans ce film. Les lumières blafardes d’un hiver sans soleil dans une banlieue sinistre, les néons nocturnes. Et, bien sûr, ces scènes à la Fight Club, presque grotesques où des vieillards se combattent à mains nues, les chairs flasques, la peau ridée, les muscles fondus.

On peut, si l’on est bien luné, trouver beaucoup de beauté et de poésie dans ces extérieurs glacés et ces scènes de cabaret à la Otto Dix. Mais, la radicalité déprimante et le défaitisme accablant de Vous êtes jeunes, vous êtes beaux, risquent d’avoir raison de la joie de vivre du plus optimiste des spectateurs.

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La Belle Époque ★★★☆

Victor (Daniel Auteuil) est un vieux dessinateur de BD qui affiche volontiers sa détestation du monde qui l’entoure. Sa femme Marianne (Fanny Ardant) étouffe aux côtés de ce misanthrope. Cette brillante psychanalyste a pris un amant (Denis Podalydès) et finit par mettre son ami à la porte.
C’est le moment que Victor choisit pour utiliser le cadeau que son fils lui a fait à son dernier anniversaire : un voyage dans le temps à l’époque de son choix.
Le service est fourni par la société d’Antoine (Guillaume Canet) : avec un soin maniaque, ce réalisateur despotique reconstitue pour ses riches clients l’époque qu’ils rêveraient d’avoir connue. Pour Victor, ce sera le 6 mai 1974, à Lyon, le jour où Marianne est entrée dans sa vie. Antoine convainc Margot (Dora Tillier), avec laquelle il entretient une relation compliquée, d’interpréter le rôle de Marianne jeune.

Comment filmer le temps qui passe ? Comment faire toucher du doigt au spectateur de cinéma l’épaisseur du temps qui passe et le poignard de la nostalgie ? Trois solutions logiques existent. La première : la fresque historique. Raconter une histoire qui se déroule sur plusieurs décennies en suivant son fil chronologique. C’était le parti retenu par Nicolas Bedos – que la question du temps et de la nostalgie décidément taraude – dans son premier film, le très réussi Monsieur et Madame Adelman. Le deuxième : les flash-back. On oublie que des chefs d’oeuvre comme Citizen Kane, Amadeus, Cinema Paradiso ou Titanic – ou La Recherche de Proust – sont construits sur un flashback qui en décuple la profondeur. Le troisième, plus audacieux, c’est le voyage dans le temps science-fiction et ses innombrables apories.

La Belle Époque en invente un quatrième : la reconstitution théâtrale. Faire jouer aux personnages d’une époque leur propre rôle dans le passé. Une sorte de Truman show dans le temps. Le procédé pourrait tourner court. Car Victor sait bien qu’il joue une reconstitution historique et que tous les personnages qu’il y croise sont des acteurs dûment préparés et rémunérés. Mais, miraculeusement, le procédé fonctionne grâce à une mécanique scénaristique d’une impressionnante efficacité et grâce à un quatuor d’acteurs épatants.

Dans ce quatuor, on peut néanmoins faire la fine bouche et reprocher à Guillaume Canet d’interpréter un rôle qu’il a décidément trop joué, celui quasi-autobiographique de l’homme de cinéma tyrannique, et à Fanny Ardant – dont je sais qu’elle compte des admirateurs inconditionnels – les limites de son jeu de vieille bourgeoise un peu foldingue. En revanche, Daniel Auteuil et Doria Tillier sont formidables. Daniel Auteuil, comme Catherine Deneuve et Isabelle Huppert, on l’a beaucoup vu ces trente dernières années. Trop peut-être. Dans des comédies pas drôles qui ne le flattaient guère. Loin du cabotinage qui pollue souvent son jeu, il compose ici un Victor attachant qui réussit, sans être ridicule à (re)tomber amoureux d’une femme de quarante ans plus jeune que lui. Mais c’est Doria Tillier qui crève l’écran. Elle n’est jamais aussi belle que quand Nicolas Bedos, son compagnon à la ville, la filme. Une scène est touchante où Guillaume Canet, double toxique de Nicolas Bedos lui-même, la guidant avec une oreillette, lui fait la confession de l’amour qu’il lui porte. On imagine que ces lignes ont été écrites par Nicolas pour Doria et on en est profondément ému.

Comme le faisait le mois dernier Chambre 212, La Belle Époque interroge intelligemment le couple. Le couple vieillissant de deux sexagénaires qui s’exaspèrent. Le couple naissant de deux trentenaires qui ne savent pas s’aimer. Et le couple improbable formé par Victor et Margot sur lequel l’ultime plan du film laisse planer l’éventualité d’un impossible dénouement.

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Oleg ★☆☆☆

Oleg Nikitin atterrit à Bruxelles. Avec d’autres ressortissants de l’Europe de l’est, il travaille dans une boucherie de gros près de Gand. Mais, suite à un accident dont il est injustement accusé, il perd son emploi. Andrzej, un Polonais, accepte de l’héberger avec d’autres immigrés dans le pavillon qu’il est en train d’aménager. Mais la relation se tend avec le refus persistant d’Andrzej de payer à Oleg son travail.

Le cinéma balte ne s’exporte guère. On connaît quelques réalisateurs lituaniens (Shaunas Bartas et, dans la jeune génération Alanté Kavaité dont j’avais beaucoup aimé Summer). On avait découvert le cinéma estonien avec l’étonnant Crosswind de Martti Helde [on visitera avec profit à Tallinn un des musées du cinéma les plus intéressants au monde]. On n’avait jamais vu de film letton. C’est chose faite avec Oleg, projeté à la Quinzaine des réalisateurs en mai dernier à Cannes.

Hélas Oleg ne donne pas l’occasion d’entendre cette langue si belle – que mon épouse polyglotte manie avec une aisance qui force mon admiration, si on m’autorise ici cette confidence. Car Oleg parle russe. Il fait partie de cette minorité russophone repliée sur elle même et peinant à s’assimiler avec le reste de la population lettone.
La langue est d’ailleurs un enjeu dans le film où l’on en entend au moins six : le russe, le letton (parlé par une troupe de comédiens en tournée à Bruxelles à laquelle Oleg tente de se mêler le temps d’une soirée), le polonais, le français, le flamand, et bien sûr l’anglais, la langue que l’on utilise quand on ne sait pas en parler d’autres.

Oleg est un film éprouvant, qui documente le sort des immigrés d’Europe de l’est. Citoyens de l’Union européenne, ils peuvent y circuler librement à condition que leur pays leur délivre un passeport – ce qui n’est pas le cas d’Oleg qui doit obtenir, grâce à Andrzej, un faux passeport polonais. Mais, ensuite, il leur faut trouver un travail, dans des pays qui n’ont à leur proposer que des emplois sous-qualifiés et ingrats. Oleg le boucher devra bon gré mal gré travailler sur les chantiers puis dans un garage.

Aucune avanie n’est épargnée au héros que le réalisateur suit caméra à l’épaule en longs plans séquences façon Dardenne. Après la perte de son emploi, il tombe bientôt en quasi-esclavage auprès d’Andrzej, un caïd psychopathe qui alterne brusquement éclats de rire et cris de rage. Aucune planche de salut pour Oleg : ni chez cette compatriote croisée à Bruxelles qui le met à la porte quand elle apprend son statut, ni chez ses colocataires polonais ou russes qu’Andrzej exploite en échange de quelques bouteilles de vodka et un lit pour cuver.

On est bientôt écrasé par tant de noirceur. Et l’intérêt ne se maintient que dans l’anticipation de la prochaine humiliation que le malheureux Oleg devra encaisser.

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Le Traître ★★☆☆

Au début des années quatre-vingts, les juteux bénéfices engendrés par le commerce de l’héroïne exacerbent les tensions au sein de la mafia sicilienne. Membre du clan des Bontate, dont l’étoile pâlit face à celle des Corleonesi, Tommaso Buscetta s’expatrie au Brésil pour échapper à la Seconde guerre de la mafia qui fait rage. Deux de ses fils, restés en Italie, y perdront la vie. Arrêté par la police brésilienne, puis extradé, Buscetta se venge en acceptant de parler au juge Falcone. Ses confessions permettront l’arrestation de plusieurs centaines de criminels et leur jugement.

Tommaso Buscetta (1928-2000) est connu pour être le premier repenti de la Mafia. Cette seule phrase contient trois erreurs. Premièrement, Buscetta ne fut pas le premier pentito même s’il fut sans doute le plus célèbre et si ses révélations au juge Falcone furent déterminantes pour faire tomber plusieurs maffiosi. Deuxièmement, il ne se considérait pas comme un repenti, comme un traître ayant donné les siens ; il estimait au contraire que ses compagnons avaient trahi les valeurs de leur communauté. Troisièmement enfin, Buscetta – et avec lui beaucoup de criminologues – considérait que la Mafia n’existait pas et préférait parler de l’Organisation ou de Cosa nostra.

Le film de Marco Bellocchio aurait pu être un documentaire tourné à partir d’images d’archives.
C’est une fiction qui n’en reste pas moins très fidèle aux faits et à leur chronologie. On y voit Buscetta couler des jours heureux à l’ombre du Pain de sucre de Rio, en compagnie de sa (troisième) femme et de ses nombreux enfants. On le voit face au juge Falcone. On le voit dans l’immense salle d’audience où les accusés s’entassaient dans des cages et lui criaient sa haine.

Ces scènes sont impressionnantes comme le sont les « confrontations » qui le mettent aux prises avec Pippo Calo, qui a manqué à son serment de protéger ses fils, et Toto Riina, le capo des Corleonesi.
Dans le rôle principal, Pierfrancesco Favino, qu’on avait déjà vu, sans retenir son nom, dans une foultitude de films italiens ces dix dernières années (Romanzo criminale, ACAB, Suburra) est impressionnant de maîtrise. On n’imagine pas que le prochain David du meilleur acteur – il a remporté déjà deux fois le David du meilleur second rôle masculin – puisse lui échapper en avril prochain.

Le Traître relève d’un genre bien connu : la biographie de gangsters façon Le Parrain ou Casino. Un genre qui a donné naissance à bien des chefs d’oeuvre et qu’il est audacieux de vouloir révolutionner. Telle n’est pas l’ambition de Marco Bellocchio, un vieux routier du cinéma italien qui, jusqu’alors, dans sa filmographie impressionnante, s’il avait radioscopié les soubresauts de la société de son pays, ne s’était jamais coltiné frontalement à la Mafia.

Son film a du coffre. il serait malhonnête de le contester. On n’oubliera pas de sitôt le personnage de Buscetta. Pourtant, quand bien même le rythme ne mollit pas un seul instant, on ne rentre jamais vraiment dans Le Traître qui souffre d’un dérangeant défaut de construction. On ne comprend pas les motifs pour lesquels Buscetta décide de « balancer ». On aurait imaginé une « tempête sous un crâne » façon Jean Valjean dans Les Misérables. Mais rien de tel ne se produit. Tout va trop vite dans ce film qui dure pourtant plus de deux heures trente. Ainsi, second exemple, du procès mené dans un joyeux chaos dont tout raisonnement juridique est cruellement absent. Les confrontations entre Buscetta et Calo puis Riina auraient pu tout aussi bien se dérouler dans une arrière salle de café, elles n’auraient été guère différentes.

On aurait aimé adorer ce drame shakespearien, cette fresque historique, cette biographie épique, on a l’impression en sortant de la salle d’avoir été spolié de son plaisir.

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5 est le numéro parfait ★☆☆☆

Peppino a pris sa retraite. Pendant quarante ans, il a travaillé comme tueur à gages à Naples pour le compte de la Camorra. Son fils a pris sa succession. Mais lorsqu’il est tué dans un guet-apens, Peppino reprend du service pour venger sa mort.

Igort est bédéiste. Le mot vous fait tiquer ? Moi aussi. Mais il est dans le dictionnaire et a le mérite de se comprendre.
Sa bande dessinée remonte à 2002. Publiée dans vingt pays, traduite dans quinze langues et récompensée par de nombreux prix internationaux, elle serait devenue l’un des romans graphiques les plus traduits dans le monde – même si je dois honteusement avouer ne jamais en avoir entendu parler. L’idée de son adaptation ne date pas d’hier. Igort avait même rédigé un scénario pour Johnnie To qui ne s’est pas tourné. Il a finalement pris en charge lui-même la réalisation.

Le résultat est particulièrement stylé, dans la lignée des Dick Tracy et Sin City. 5 est le numéro parfait est un hommage ultra-référencé aux films noirs des années quarante et cinquante (Le Faucon maltais, Assurance sur la mort, Le Troisième Homme…). Les décors sont nocturnes et pluvieux – comme c’était le cas de Suburra, un autre polar italien dont l’action se situait, elle, à Rome. Naples quasiment déserte y est particulièrement expressionniste.
Toni Servillo se glisse avec gourmandise dans le costume de Peppino, le Borsalino collé sur la tête, le revolver fumant toujours prêt à dégainer. Valeria Golino a un rôle plus ingrat de pâle faire-valoir.

Mais la beauté envoûtante de la mise en scène ne suffit pas à épicer ce film. Je me suis copieusement ennuyé pendant ses cent minutes et ne me suis jamais laissé emporter par son histoire. L’ultime rebondissement qui la clôt n’a pas suffi à la sauver à mes yeux.

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Mon chien Stupide ★★☆☆

Henri Mohen (Yvan Attal) est un écrivain quinquagénaire en panne d’inspiration. Il a écrit vingt cinq ans plus tôt, après un séjour à la Villa Médicis à Rome dont il garde la nostalgie, un best-seller. Grâce aux revenus générés par ce roman, il a acheté une villa luxueuse au Pays basque, s’y est installé avec sa femme Cécile (Charlotte Gainsbourg) et y a élevé ses quatre enfants aujourd’hui devenus adultes.
Mais Henri étouffe auprès de sa femme que la vie loin de Paris a rendue dépressive et de ses quatre adulescents inaptes à prendre leur destin en mains. Incapable d’écrire une ligne valable, Henri retrouve néanmoins goût à la vie lorsqu’y déboule un énorme mastiff bientôt baptisé Stupide.

Publié en 1985, deux ans après la mort de John Fante, Mon chien Stupide met en scène un quinquagénaire aigri. Il n’est pas sans rappeler les héros des romans de Jean-Paul Dubois (dont je parie qu’il recevra le prix Goncourt lundi), notamment celui interprété par Jean-Pierre Bacri dans l’adaptation tournée en 1999 de Kennedy et moi.

Il fallait un sacré culot à Yvan Attal pour se glisser dans ce rôle pas forcément sympathique, pour confier celui de son épouse à sa femme et, pour couronner le tout, celui de son fils aîné à l’un de leurs enfants. L’acteur-réalisateur n’en est pas à son coup d’essai. Il avait déjà flirté avec l’autofiction avec J’ai épousé une actrice en 2001 et Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants en 2004. Mais la charge est ici particulièrement audacieuse.

Sans doute cette veine vient-elle d’être explorée avec un indéniable succès par Guillaume Canet qui a mis en scène son couple dans Rock’n roll et sa bande d’amis dans le dyptique Les Petits mouchoirs/Nous finirons ensemble. Mais cela ne retire rien à l’audace dont le couple Attal/Gainsbourg fait preuve en appuyant là où ça fait mal. Il faut avoir bigrement confiance dans la solidité de son couple pour consacrer un film à l’inexorable délitement que vingt-cinq ans de conjugalité provoquent : baisse de la libido, tracasseries quotidiennes montées en épingle, place envahissante des enfants…

Alors que des tripotées de films hollywoodiens font l’éloge convenu du noyau familial, bastion ultime contre la violence du monde, c’est avec une joie mauvaise qu’on le voit ici mis en pièce. Henri affiche sans vergogne l’aversion que ses enfants lui inspirent, qu’il accuse de l’avoir privé de son inspiration créatrice. Les enfants d’Yvan Attal et de Charlotte Gainsbourg ont probablement ri jaune à la lecture du scénario en découvrant les traits des quatre enfants (le couple n’en a que trois dans la vraie vie) de Henri et de Cécile : l’aîné est un fumeur de shit subjugué par une cagole, l’unique fille est en couple avec un militaire bas du front, un autre, sans talent, n’a aucune passion sinon celle du surf, le cadet est le moins taré mais son intelligence s’est dévoyée dans l’écologisme radical.

Le problème du film est qu’il ne respecte pas cette ligne là jusqu’au bout. Le personnage de Henri est trop antipathique, la détestation de ses enfants trop politiquement incorrecte pour être tenables jusqu’au bout. Yvan Attal est trop cool pour qu’on ne finisse pas par s’attacher à lui – comme on s’attache à son molosse priapique. L’adoration qu’il voue à Charlotte Gainsbourg est trop omniprésente pour que l’éclatement de leur couple soit crédible et leur réconciliation finale évitable. L’amour qu’il porte à ses enfants est trop grand pour que, après le départ des Tanguy du nid familial, le dialogue, plus apaisé, ne soit renoué.

Rock’n’roll avait plus d’audace qui, dans son dernier quart d’heure, poussait la transgression jusqu’au bout.

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Braquer Poitiers ★★☆☆

Tuyautés par une connaissance, deux zozos belges s’embarquent dans une combine passablement douteuse. Ils vont séquestrer Wilfrid, le propriétaire d’une chaîne de car wash, et encaisser à sa place la recette.
Pour les aider dans leur tâche, ils recrutent deux cagoles.
Contre toute attente, Wilfrid est ravi de cette prise d’otage qui égaie sa vie morne et solitaire et lui fournit le prétexte à de longues discussions poétiques.

Sur la forme comme sur le fond, Braquer Poitiers est une entreprise étonnante. C’est au départ un moyen-métrage de cinquante-neuf minutes, couronné par le Prix Jean-Vigo 2019, né d’une rencontre improbable entre le réalisateur, Claude Schmitz, et l’acteur Wilfrid Ameuille. Le film a été tourné dans la propriété poitevine de l’acteur et produit en partie par lui. À l’été 2018, l’équipe très légère de tournage s’y est retrouvée, quasiment sans script. Le film en porte la trace qui raconte le fil ténu des jours qui se suivent et filme des discussions qui dérapent.

C’aurait pu être du grand n’importe quoi. C’est étonnamment réussi. Les saynètes s’enchaînent. Quelques unes sont miraculeuses, ainsi de Francis Soetens – un acteur amateur et une sacrée gueule qui fut chanteur de rue dans une vie antérieure – qui entonne en play back Ces gens-là de Brel. On craint un temps leur juxtaposition paresseuse à la va-comme-je-te-pousse. Il n’en est rien : elles forment un continuum qui construit une histoire. Dans le même genre, Thalasso – sauvé par son duo de stars – éprouvait autrement plus de difficulté à tisser un narratif.

Hélas, pour sortir sur grand écran, ce moyen-métrage a été lesté d’un court de vingt-six minutes intitulé Wilfrid et qui en constitue la suite. On quitte l’été pour la morte saison. On retrouve les mêmes personnages, à peine reconnaissables dans leurs vêtements d’hiver.
Mais dans cet épilogue triste, tout ce qui faisait le charme du moyen métrage a disparu : la lumière chaude de l’été, les crépuscules interminables, les corps indolents, la légèreté frivole des échanges… La magie s’est évaporée comme elle était venue.

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La Cordillère des songes ★☆☆☆

Exilé en France depuis 1973 et le coup d’Etat qui a renversé Allende et porté au pouvoir Pinochet, le Chilien Patricio Guzmán ne cesse de film en film de documenter l’histoire de son pays. La Cordillère des songes est le troisième volet d’un triptyque géographique. Après Nostalgie de la lumière en 2010 consacré au désert d’Atacama, après Le Bouton de nacre en 2015 sur la relation compliquée du Chili à l’océan, La Cordillère des songes évoque les montagnes chiliennes, qui couvrent 80 % du territoire. Elles protègent le mince cordon littoral autant qu’elles le coupent du reste du continent sud-américain.

Il est délicat de dire du mal de Patricio Guzmán. Son œuvre immense peut se lire comme une encyclopédie engagée du Chili. Inlassablement, il fait le procès du volpe de 1973, des années Pinochet, du tournant ultralibéral et inégalitaire qu’ont pris l’économie et la société chilienne, au risque d’amalgamer dans une critique fourre-tout des arguments d’ordres bien différents.
Les manifestations monstres contre la vie chère et les inégalités que connaît le Chili depuis une dizaine de jours donnent à son dernier documentaire une actualité brûlante.

Pour autant, l’unanime détestation qu’inspire le général Pinochet ne doit pas obliger le critique cinématographique à encenser tous les documentaires qui en instruisent le procès, aussi nécessaire soit-il.

La Cordillère des songes repose sur un postulat fragile. Comme dans Nostalgie de la lumière et Le Bouton de nacre, Patricio Guzmán entend dresser un parallèle entre la géographie et l’histoire. Il cherche dans la terre du Chili la trace de son passé. Mais ici, le procédé fait long feu. On voit quelques – splendides – plans de cordillères enneigées – qu’on croirait tout droit sortis de National Geographic – et on passe sans transition à la mémoire mal cicatrisée de la dictature en interrogeant quelques témoins et en sollicitant leurs archives. Quel lien entre les deux ? Aucun.

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