Les Filles d’Olfa ★★★★

Olfa, une mère tunisienne, a quatre filles. Les deux aînées, Ghofrane et Rahma, « ont été dévorées par le loup » annonce-t-elle mystérieusement. Les deux cadettes, Eya et Tayssir, belles comme le jour, vivent encore avec elles.
Pour raconter le fait divers qui, en 2016, en Tunisie, a conféré à Olfa une bien triste célébrité, Kaouther Ben Hamia adopte un parti pris original, à mi-chemin entre la réalité et la fiction. Sur le plateau du tournage où elle demande à Olfa et à ses deux cadettes de témoigner, elle convoque trois autres actrices : la star Hend Sabri (Noura rêve) suppléera Olfa dans les scènes les plus difficiles et deux jeunes comédiennes interprèteront les rôles de Ghofrane et de Rahma.

J’ai découvert Kaouther Ben Hania en 2014 avec Le Challat de Tunis, un étonnant « documenteur » prenant pour point de départ un mythique motocycliste qui terrorisait Tunis en balafrant de sa lame (« challat ») les fesses des femmes qu’il jugeait impudiques. Son deuxième film, La Belle et la Meute, m’avait autant enthousiasmé que le premier. Il s’inspirait lui aussi de faits réels pour raconter une fiction traumatisante : le chemin de croix d’une jeune femme victime d’un viol qui devait, pendant toute une nuit filmée quasiment en temps réel, devant les autorités chargées de la protéger, se défendre de l’accusation de l’avoir provoqué. Avec son troisième, elle devient santo subito l’une de mes réalisatrices préférées.

Car Les Filles d’Olfa raconte un sujet poignant dans une forme jamais vue.

Du sujet, il ne faudrait pas trop en dire. Je reproche au Monde et à Télérama de dévoiler dans leurs critiques les motifs de la disparition de Ghofrane et de Rahma. Je vous recommande de n’en rien savoir pour le découvrir seulement à la fin du film.

Tout ce qu’on peut en dire est que, comme dans Le Challat de Tunis et La Belle et la Meute, Kaouther Ben Hania prend à bras-le-corps des questions qui déchirent la Tunisie. Un pays qui, depuis la chute de Ben Ali en 2011, n’en finit pas de se débattre dans une succession de crises politiques (la démocratie encore fragile peine à s’affirmer face aux deux écueils de la montée de l’islamisme politique et du retour à une laïcité autoritaire), sociales (la pauvreté demeure lancinante et la jeunesse est privée de perspectives) et géopolitiques (la Libye s’est effondrée à ses portes) que le jeune cinéma tunisien documente avec une incroyable acuité : Ashkal de Youssef Chebbi, Sous les figues de Erige Sehiri, Harka de Lofty Nathan…

Kaouther Ben Hania nous montre que les femmes tunisiennes sont à la fois les actrices et les victimes de cette douloureuse évolution. Elle peint dans Les Filles d’Olfa un gynécée de cinq femmes dont la chaleureuse complicité ne doit pas nous abuser. On découvre bien vite qu’Olfa, sous ses dehors si avenants, n’est pas la victime impuissante du martyre de ses filles mais bien, en partie au moins, la responsable. On apprend progressivement – mais la formule est trop synthétique et trop caricaturalement clinique pour synthétiser une situation qu’il faut prendre le temps d’assimiler – qu’elle a exercé sur ses filles la violence qu’elle a elle-même subie, qu’elle reporte sur elles les traumatismes qu’elle a vécus, qu’à force de vouloir leur éviter de commettre les erreurs qui ont gâché sa vie, elle va leur en faire commettre de bien pires…

L’idée de génie est d’avoir fait jouer par un seul et unique acteur tous les personnages masculins qui auront croisé le chemin d’Olfa : le père de ses filles, un homme violent et alcoolique, l’amoureux qu’elle a après son divorce, dont elle ne prendra pas conscience qu’il profitera de sa crédulité pour abuser ses filles, le policier vers lequel Olfa se tourne quand elle n’a plus d’autres solutions… L’excellent Majd Mastoura renvoie d’ailleurs moins l’image d’une masculinité toxique que celle d’un patriarcat obtus.

Ces sujets, à eux seuls sont déjà passionnants. Mais c’est la façon dont les traite Kaouther Ben Hamia qui selon moi donne aux Filles d’Olfa un intérêt rarement vu. Kaouther Ben Hamia aurait pu tourner un documentaire classique, en intercalant parmi les témoignages d’Olfa et de ses deux cadettes, face caméra, des images d’archives et des photos tirées des albums de famille. On ne compte plus le nombre de documentaires qui utilisent ce procédé paresseux. À l’inverse, elle aurait pu prendre le parti de tout fictionnaliser en recrutant des actrices pour chacun des cinq rôles et en leur demandant de rejouer les épisodes de leurs vies. On sent d’ailleurs qu’elle a hésité entre ces deux options. Mais elle en choisit une troisième, intermédiaire et bigrement culottée, dont j’ai exposé l’économie au début de ce texte. Et elle décide non pas d’en montrer le résultat, mais une version là encore intermédiaire, qui tient autant du « making-off » que du film : on voit les scènes que les actrices professionnelles tournent avec les trois « vrais » personnages mais on voit aussi, on voit surtout, ces femmes préparer ces scènes en s’interrogeant sur les motivations et les ressorts profonds des personnages qu’elles jouent ou qu’elles sont.

Je ne sais pas dans quelle mesure cet artifice a été pensé. Pour le dire autrement, je ne sais pas si la réalisatrice avait tourné les scènes de « making-off » en sachant par avance qu’elles feraient partie du film. J’ai tendance à penser que oui. Pour autant, je ne lui reproche aucun machiavélisme. Je trouve au contraire le résultat stupéfiant qui nous montre une sorte de procédé cathartique où la mère et ses deux cadettes, en rejouant les passages les plus traumatisants de leurs vies, en se confrontant aux doubles de Ghofrane et de Rahma, exorcisent leur passé devant nos yeux ébahis.

La bande-annonce

Love Life ★☆☆☆

Taeko, son fils Keita et son époux Jiro forment en apparence une famille sans histoire. Mais le couple a ses secrets : Keita est le fils que Taeko a eu d’une précédente union et que Jiro, sous la pression de ses parents qui n’ont jamais admis qu’il ait quitté la fiancée qui lui était promise pour épouser Taeko, n’a toujours pas accepté d’adopter. Un accident dramatique va faire resurgir ce passé enfoui.

Kōji Fukada fait partie, avec Ryūsuke Hamaguchi (Senses, Asako I & II, Drive my Car) ou Yukiko Sode (Aristocrats), de cette jeune génération de réalisateurs japonais qui ont déboulé dans les festivals internationaux depuis quelques années, dans la foulée de leurs aînés Hirokazu Kore-eda (The Third MurderUne affaire de familleLa Vérité) ou Kiyoshi Kurosawa (CreepyAvant que nous disparaissionsInvasion). J’ai vu quasiment tous ses films et les ai scrupuleusement critiqués dans mon blog depuis qu’ils sont sortis ou ressortis en France : Hospitalité (2010), Sayonara (2015), Harmonium (2016), L’Infirmière (2019) et enfin le diptyque Suis-moi je te fuis, Fuis-moi, je te suis l’an dernier. Mais la vérité m’oblige à dire que je ne les ai guère aimés. Pourquoi ? Parce que j’en trouvais souvent le scénario trop chargé et pas assez crédible.

C’est le même reproche que j’adresserais à ce Love Life qu’une critique élogieuse a fini par me convaincre d’aller voir, fût-ce avec retard, quelques semaines après sa sortie le 14 juin. Ses rebondissements, loin de me clouer sur mon fauteuil, m’ont semblé passablement capillotractés, par exemple le passé de Park que son retour en Corée nous révèle (j’en ai déjà peut-être trop dit). Comme aux autres films de Fukada, je lui fais le grief d’une écriture scénaristique bizarrement organisée qui conviendrait mieux, selon nos critères occidentaux, au rythme d’une mini-série qu’à celui d’un film.
Mais, plus grave encore, je lui reproche le manque de psychologie de ses personnages qui traversent toujours des épisodes émotionnels traumatisants mais dont jamais on ne ressent la profondeur.

La bande-annonce

Vers un avenir radieux ★★★☆

Giovanni (Nanni Moretti dans son propre rôle) est un réalisateur italien reconnu mais vieillissant dont l’avenir est de moins en moins radieux. Le film qu’il tourne à grands frais sur un épisode de l’histoire italienne qui lui tient à cœur – la réaction du PCI de Togliatti à l’insurrection hongroise de 1956 et à sa répression par les chars russes – subit bien des déboires, à cause des foucades de son actrice principale (Barbara Bobulova) et de la déconfiture de son producteur français (Mathieu Amalric), l’obligeant à une démarche humiliante auprès des producteurs de Netflix (survendue comme la séquence la plus drôle du film mais déjà largement éventée par la bande-annonce). Sa femme (Margherita Buy), la productrice de tous ses films, produit parallèlement le thriller sans âme d’un jeune réalisateur italien surcôté et s’apprête à le quitter. Sa fille, qui compose la musique de ses films, a grandi et refuse de se plier aux rites familiaux auxquels son père est tant attaché ; elle est sur le point de déserter le nid familial pour épouser un barbon polonais qui a bien trois fois son âge.

J’ai lu beaucoup de critiques élogieuses du seizième film de Nanni Moretti et d’autres qui l’étaient beaucoup moins. Je me suis paradoxalement reconnu dans toutes.
J’admets volontiers qu’on puisse ne pas aimer Vers un avenir radieux, qu’on puisse reprocher à son réalisateur, vieillissant et bougonnant, son égocentrisme et à son scénario gentiment prévisible sa paresse. Pour qui n’a jamais vu de film de Nanni Moretti, cette première confrontation est sans doute déroutante sinon décevante, donnant l’impression de faire irruption dans une réunion de famille à laquelle on n’a pas été dûment invité.

Mais, pour les vieux cinéphiles comme moi dont la quasi-totalité de la vie adulte a été bercée, à intervalles réguliers, par les films de Moretti (je l’ai découvert en 1994 seulement avec Caro Diario et ai eu besoin de quelques séances de rattrapage pour découvrir Sogni d’Oro, Bianca et La messe est finie), retrouver le maestro à la sortie de chacun de ses films, comme pour ceux de Woody Allen, a le parfum d’une fidélité nostalgique.

Il ne faudrait pas déduire de la (trop) longue phrase qui précède que la seule qualité de Vers un avenir radieux soit d’ajouter une nouvelle ligne à la riche filmographie de son réalisateur.
Sa principale qualité me semble-t-il est l’auto-dérision dont Nanni Moretti sait faire preuve. Faute avouée, dit-on, est à moitié pardonnée. Nanni Moretti est incontestablement égocentrique. Mais il l’est d’une façon très particulière. Son personnage – dont on se demande la part d’autobiographie qu’il recèle – n’est pas unanimement sympathique. Son aveuglement n’a d’égal que son orgueil. Sa diction est volontiers sentencieuse. Ce vieux beau, toujours élégamment mis, s’écoute parler… et ne tient pas toujours des propos lumineux. Même la trottinette qui a remplacé le scooter mythique de Caro Diario sent un peu trop son boomer. Il faut, me semble-t-il, un sacré culot pour écrire un tel rôle et pour le jouer.

On pourrait reprocher à Nanni Moretti de cabotiner. Les yeux interloqués qu’il roule, les silences qu’il oppose aux situations qui le sidèrent sont les mêmes que ceux qu’il avait dans ses films précédents. Mais là encore, le vieux cinéphile que je suis trouve un plaisir nostalgique à les retrouver, de film en film (on me dira – et on aura raison – que je ne prends pas le même plaisir à retrouver Isabelle Huppert de film en film). Le plaisir manifeste qu’il a pris à tourner les deux dernières séquences est tellement contagieux qu’on sort de la salle revigoré et rajeuni.

La bande-annonce

Coeur errant ★☆☆☆

Santiago, la quarantaine, est un homme qui vit au rythme de ses passions. Après avoir longtemps été en couple avec Luis, il a adopté un mode de vie chaotique, entre drogue et alcool, passant des bras d’un amant à un autre, au détriment de sa fille Laila, qui vient d’achever ses études secondaires et qui réclame de lui l’attention et l’amour qu’il ne lui donne guère.

Coeur errant est un film argentin dont le héros (Leonardo Sbaraglia découvert chez Almodovar) est un quadra immature, incapable de se fixer sentimentalement et d’assumer son rôle de père. Très vite Coeur errant brosse les contours de la psychologie de ce personnage dont on comprend la contradiction qui le caractérise : d’un côté ce déséquilibre sentimental qui le pousse à tous les excès, de l’autre cette enfant pour laquelle il aimerait être un meilleur père. Mais son scénario, trop statique, malgré une échappée belle au Brésil pendant les fêtes de Nouvel An, qu’on passe dans l’hémisphère Sud au bord de la mer pour fuir la canicule, ne fait pas bouger son héros d’un pouce.

Le film n’avance pas, ne va nulle part et tourne en rond. Seule timide consolation : les spectateurs – et les spectatrices – les plus avertis se réjouiront du spectacle de nombreux garçons dénudés qui s’embrassent à bouche que veux-tu en bande (si j’ose dire) organisée. Que les autres ne s’en offusquent pas : la commission de classification a jugé le tout suffisamment inoffensif pour l’autoriser à tous les publics sans restriction d’âge.

La bande-annonce

Pat Garrett et Billy le Kid (1973) ★★☆☆

Pat Garrett (James Coburn) et Billy le Kid (Kris Kristofferson) ont longtemps été hors-la-loi. Mais Pat Garrett a décidé de se ranger. Il se voit confier la tâche d’arrêter son ancien ami, qui reste sourd à ses avertissements. Une première fois, Billy est appréhendé. La veille de sa pendaison, il réussit à s’évader. Mais Pat Garrett sait qu’il devra mener sa tâche à bien.

Pat Garrett et Billy le Kid est un western crépusculaire entouré d’une légende dorée. Il la doit beaucoup à son réalisateur, alcoolique et violent, réputé pour ses outrances (un jour où les rushes lui avaient déplu, il urina sur l’écran) et le conflit ouvert qui l’opposa à MGM qui lui refusa le final cut (il fallut attendre 1988 pour que la version originale du film ressorte, qui commence notamment par un flashforward en noir et blanc que la version de 1973 n’incluait pas).
Elle le doit également à la présence, aussi rare qu’anecdotique de Bob Dylan au générique. Non seulement il composa la bande originale – avec la célèbre chanson Knockin’ on Heaven’s Door – mais il y tient un rôle secondaire important, celui d’Alias, le bras droit de Pat.

Comme souvent chez Peckinpah, le film est violent, loin des codes manichéens de l’âge d’or du western. Pat Garrett et Billy le Kid sont deux personnages au fond très proches qui auraient pu endosser des rôles différents si les hasards de la vie en avaient décidé autrement. L’un a choisi de défendre la Loi ; l’autre s’entête à la violer. Il aurait pu en aller autrement.
Le problème de ce western, comme souvent de ceux qui furent tournés dans les 70ies, est qu’à force de déconstruire un genre canonisé, il n’en laisse plus rien, frustrant les amoureux de westerns tout sn échouant à convaincre les autres.

La bande-annonce

Grand Paris ★☆☆☆

Leslie (Mahamadou Sangaré) et Renard (Martin Jauvat) ont grandi à l’ombre de la tour TDF de Romainville dans le 9-3. Le premier est missionné par un dealer de banlieue pour aller récupérer à Saint-Rémy-lès-Chevreuse un colis de beuh. Pour vingt euros, il convainc son ami de l’y accompagner. Sur place, ils font chou blanc mais découvrent, sur le chantier du Grand Paris Express, un curieux artefact. Persuadés d’avoir déniché une relique égyptienne voire un message extra-terrestre, les deux compères cherchent à en éclairer l’origine.

Grand Paris est un film qui hésite entre deux formats : il dure une heure douze à peine mais a été acheté par Arte sous la forme d’un court métrage de trente minutes intitulé Grand Paris Express. On peut se demander si le format court ne lui aurait pas mieux convenu ; car le long, malgré sa brièveté, tourne un peu en rond, comme ses deux héros dans leur déambulation zigzagante dans la grande couronne francilienne.

Tourné avec trois francs six sous par un jeune réalisateur recalé à la Femis, Grand Paris a été très mal diffusé. A sa sortie le 29 mars, une seule salle parisienne le programmait au fin fond du dix-neuvième arrondissement. Pourtant, le film a bénéficié d’un accueil critique enthousiaste. Télérama, Le Monde, Libération, Les Inrockuptibles ont chanté ses louanges avec un lyrisme suspect comme si ces titres cherchaient à se racheter de l’intellectualisme germanopratin qui leur est parfois reproché. On partagerait volontiers cette euphorie pour ce petit film sympathique aux deux héros amènes (Martin Jauvat est particulièrement irrésistible avec ses claquettes, son survêt rose et ses cheveux peroxydés), qui rompt avec les codes en usage des « films de banlieue ».

Mais le propos de Grand Paris reste trop ténu pour susciter l’enthousiasme. Et l’apparition à son mitan de William Lebligh en livreur souriant de burgers et autres substances illicites ne suffit pas à en relancer l’intérêt. Quant à l’épilogue du film, qui part dans un grand n’importe-quoi, on pourra selon son humeur le trouver complètement déjanté ou totalement raté.

La bande-annonce

Profession : reporter (1975) ★★★☆

David Locke (Jack Nicholson) est grand reporter pour la télévision. Mais las de sa vie, il décide de disparaître en prenant l’identité de David Robertson, le voisin de chambre brutalement décédé d’un arrêt cardiaque de l’hôtel qu’il occupe dans une bourgade isolée du Tchad.
Robertson se révèle être un marchand d’armes qui approvisionne un mouvement rebelle. Pour ce motif, Locke/Robertson est poursuivi par la police tchadienne. Nancy, la femme de Locke, qui veut éclaircir les circonstances du décès de son mari, est aussi à ses trousses. De Munich à Almeria, en passant par Barcelone où il fait la connaissance d’une jeune femme anonyme (Maria Schneider), Locke/Robertson doit fuir.

Profession : reporter marque un point d’orgue dans la carrière d’Antonioni, quinze ans après L’Avventura, cinq ans après Zabriskie Point. Le film est enseigné dans toutes les écoles de cinéma pour le plan-séquence qui le conclut. D’une durée de sept minutes, il part de la chambre où Locke/Robertson a enfin trouvé le repos et, dans un lent travelling avant, en franchit la fenêtre pour rassembler dans un long mouvement circulaire tous les protagonistes de l’histoire avant de revenir sur son héros.

Comme dans tout le cinéma d’Antonioni, Profession : reporter – bizarrement traduit en anglais The Passenger alors que son titre italien est bien Professione : reporter) est un drame de l’incommunicabilité et de l’identité. Son héros est à ce point dégoûté de sa propre existence qu’il décide de l’abandonner pour en prendre une autre. Mais ce stratagème rencontre vite ses limites. Locke (le choix du nom du célèbre philosophe anglais de la liberté ne doit bien sûr rien au hasard) découvre vite à ses propres dépens qu’on ne peut jamais se fuir totalement : on est rattrapé par sa propre histoire, comme Locke est rattrapé par sa femme, et l’on doit porter l’histoire de celui dont on a usurpé la vie.

La vénération qu’on voue à Antonioni est si respectueuse (j’en parlais déjà dans mes critiques très mitigées du Désert rouge et du Cri) que c’est du bout des lèvres que je m’autorise toutefois une note dissidente sur ce film unanimement porté aux nues. Je trouve que le choix de Jack Nicholson dans le rôle principal est malheureux. La star hollywoodienne – qui accumulait les nominations aux Oscars pour Easy Rider, Five Easy Pieces et Chinatown avant de tourner quelques mois plus tard Vol au-dessus d’un nid de coucou – a le sourcil trop sardonique, l’œil qui frise trop, l’ironie trop à fleur de peau, pour se cooler dans un personnage si mélancoliquement antonionien.

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99 Moons ★★☆☆

Bigna est sismologue, tout entière absorbée par ses recherches qui sont sur le point de la mener au Chili pour y étudier le comportement des animaux dans l’imminence d’un séisme. Sa vie sexuelle est organisée selon un protocole rigoureux que permettent les sites de rencontres en ligne auxquels elle est abonnée : elle donne rendez-vous à des inconnus sur un lieu désert, leur demande de porter un masque et de simuler une agression sexuelle. C’est ainsi qu’elle rencontre Franck et s’attache à lui. En l’espace de quatre-vingt-dix-neuf lunes, soit huit ans, les deux amants connaîtront une relation enflammée faite de soudains rapprochements et de déchirantes ruptures.

« Tu me fuis, je te suis ; tu me suis, je te fuis ». L’amour et ses obscures contradictions constitue un thème éculé. Jan Gassmann s’en saisit à bras le corps dans un film qui assume sans vergogne d’explorer les recoins les plus intimes de la sexualité. 99 Moons est interdit aux moins de douze ans et mérite sans guère de doute cette limitation. Il montre les corps nus, les sexes. Il le fait sans voyeurisme malsain, mais pour illustrer son propos : la description d’une relation qui cherche constamment le juste équilibre entre sexe et amour.

Un bandeau en haut de l’affiche annonce « une vision féministe au cinéma ». Peut-être cette promesse attirera-t-elle quelques spectateur.e.s mais on voit mal ce qu’elle reflète. Sans doute 99 Moons interroge-t-il l’amour, le couple, la sexualité en partant du personnage de Bigna, de son obsession du contrôle, de sa capacité à canaliser ses pulsions violentes dans des scénarios hyper-maîtrisés. Mais on voit mal en quoi cette vision-là est particulièrement « féministe ».

En revanche, l’affiche a bien raison d’évoquer des acteurs « irradi[a]nt de sensualité ». Le réalisateur explique avoir choisi des non-professionnels pour interpréter les rôles de Bigna et de Franck. On ne l’aurait pas cru tant Valentina Di Pace et Dominik Fellmann incarnent avec authenticité leurs personnages. Leurs corps sont insolemment beaux, trop peut-être si le film avait voulu se parer de la vertu, aujourd’hui si souvent revendiquée, du naturalisme.

Mais 99 Moons n’est pas un drame naturaliste. C’est une page de vie qui s’étire sur une dizaine d’années où l’on voit vieillir sinon s’assagir deux êtres attirés l’un par l’autre (comme la Lune l’est par la Terre ?) mais incapables de s’installer dans une relation « normale » – à supposer qu’une relation puisse être jamais « normale ».

Adolescent, j’avais, comme tous les adolescents de ma génération, ressenti un frisson d’excitation devant Neuf semaines ½ qui racontait la relation très érotique de Mickey Rourke et de Kim Basinger. Le film avait essuyé son lot de critiques assassines. Je ne suis pas sûr qu’il ait été un chef d’œuvre et qu’a fortiori il ait bien vieilli. Mais, près de quarante ans plus tard, les hormones un peu moins en ébullition qu’à l’époque, c’est la même émotion que j’ai ressentie devant ce film profondément sensuel.

La bande-annonce

L’Enfance d’Ivan (1962) / Le Sacrifice (1986) ☆☆☆☆

Tarkovski fait partie de ces immenses cinéastes qui, avec Bergman, Dreyer, Antonioni et Bresson, plongent dans une vénération admirative tous les cinéphiles du monde entier. L’évocation de son seul nom suffit à les faire se pâmer et à remplir les salles des ciné-clubs.

Je serais bien prétentieux de leur donner tort. Que vaut mon opinion face à celle, autrement mieux renseignée, de dizaines sinon de centaines d’amoureux du septième art qui, à longueur de critiques ou de thèses ont disséqué ces filmographies et en ont souligné la richesse et la profondeur ? Si la morgue des poseurs, qui érigent parfois en chef d’œuvre un enfilement d’inanités, est insupportable, les railleries des démagogues qui font profession d’anti-intellectualisme et se rient des œuvres qu’ils ne font pas l’effort de chercher à comprendre, sont plus méprisables encore.

S’agissant de Tarkovski, lit-on, son cinéma, qui emprunte à la fois à la pensée orthodoxe slave et au panthéisme et qui convoque des symboles tant chrétiens que païens, aspire à l’universalité. Il baigne dans le mysticisme. Il décrit l’Homme dans toute sa grandeur et dans toute sa lâcheté, naviguant souvent aux frontières de la folie et du génie, hanté par la peur de la mort et par le fol désir de vivre et de créer. Son cinéma entretient un lien particulier avec la Terre et les forces telluriques – l’eau, l’air, le feu. La première scène de L’Enfance d’Ivan ainsi que la dernière du Sacrifice montrent un enfant au pied d’un arbre.

Mon propos n’est pas de contester ces analyses élogieuses. Il est piteusement de faire le constat de ma lamentable incompréhension. J’ai visionné studieusement, au fil de ma formation cinéphilique tous les films de Tarkovski, à commencer par les deux plus connus : Andreï Roublev et Solaris. J’ai vu Stalker l’an dernier – et ai essayé d’en comprendre le sens en allant lire le livre des frères Strougatski dont il était tiré… et dont il s’est copieusement affranchi. Je n’ai d’ailleurs pas réussi à en écrire la critique.

Pour parachever ma formation, j’a visionné coup sur coup son tout premier film,  L’Enfance d’Ivan, tourné en 1962, un film de commande de la Mosfilm sur la Grande Guerre patriotique où il réussit à se dégager de la pesante idéologie soviétique alors de rigueur, et son tout dernier, Le Sacrifice, tourné en 1986, l’année de sa mort à Paris d’un cancer du poumon, tourné sur l’île de Fårö en Suède à l’invitation d’Ingmar Bergman dont l’ombre portée envahit tout le film au point qu’on pourrait presque sans faire de contresens lui en attribuer la paternité.

Je le répète : je serais bien cuistre d’oser dire que ces films sont ennuyeux, interminables, prétentieux et inutilement intellectualisants. Le seul objet de ce billet égocentrique est de confesser mon incompréhension et ma honte.

La bande-annonce de L’Enfance d’Ivan
La bande-annonce du Sacrifice

La Colline ★☆☆☆

Près de Bichkek s’étend une immense déchetterie à ciel ouvert où des damnés de la terre en haillons viennent trier dans une odeur qu’on imagine pestilentielle quelques rogatons recyclables. Le vieux documentariste Denis Gheerbrandt, qui a derrière lui près d’un demi-siècle de carrière, et la jeune chercheuse russe Lina Tsrimova, qui a soutenu à l’EHESS en 2021 une thèse sur l’histoire de la construction du Caucase aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, sont allés les filmer.

Les images qu’ils ont ramenées du Kirghizistan et les témoignages qu’ils ont recueillis sur cette colline de déchets sont impressionnants. En particulier, ils se sont concentrés sur deux figures. Celle d’Alexandre, un ancien soldat de l’Armée rouge, traumatisé par la guerre en Tchetchénie et par l’alcool. Et celle de Tadjikhan, une vieille Kirghize que tous les coups possibles du sort ont frappée, à commencer par la mort accidentelle de cinq de ses neuf enfants.

La Colline contient quelques plans d’anthologie, tels ceux filmés nuitamment des incendies des déchets  qui ne dissuadent pas les maraudeurs de continuer à y fouiller en quête d’on-ne-sait quel trésor. Mais si ces plans sont beaux, ils ne font pas toujours sens, dans un documentaire auquel on pourra reprocher sa brièveté (1h17 seulement) et qui nous frustre d’explications plus approfondies sur cette déchetterie, son environnement et ce pays du bout du monde, le Kirghizistan, coincé entre la Russie et la Chine, qui aurait mérité de plus amples développements pour satisfaire notre curiosité.

La bande-annonce