Utøya , 22 juillet ★★★☆

Le 22 juillet 2011, Anders Breivik, un fanatique d’extrême droite, commet un double attentat. Il fait d’abord exploser une bombe dans le centre d’Oslo, puis se rend sur l’île d’Utøya où se tient l’université d’été des jeunes socialistes. Lourdement armé, il assassine de sang froid les jeunes qu’il traque dans l’île minuscule. La tuerie dure soixante douze minutes jusqu’à l’intervention des forces de l’ordre.

Peut-on filmer Utøya (ou le Bataclan ? ou Charlie Hebdo ? ou Nice ?) ? Certains se le demandent pointant du doigt le voyeurisme sinon le sensationnalisme dont les films prenant ces tueries pour sujet seraient inévitablement lestés. La réponse est moins éthique que cinématographique : tout est question de point de vue et de distance. Il n’y a aucune raison d’interdire au cinéma certains sujets a priori.

Passons à la question suivante. Comment filmer Utøya (ou le Bataclan ? ou Charlie Hebdo ? ou Nice ?) ? Plusieurs points de vue sont concevables.Quand Oliver Stone filme le 11-septembre, il choisit de suivre une escouade de sapeurs pompiers dans les tours en feu. Martin Guigui dans 9/11 s’attache lui à cinq personnes bloquées dans un ascenseur du World Trade Center. Pour raconter une catastrophe aérienne, l’amerrissage sur la Hudson River du vol 1549, Clint Eastwood se concentre sur le capitaine de l’avion Chesley « Sully » Sullenberger.

Pour la tuerie de Utøya plusieurs angles d’attaque étaient imaginables. On aurait pu se glisser dans le peau de Breivik, décrire son enfance, ses délires idéologiques, la préparation minutieuse de l’attentat, son exécution méthodique. On aurait pu au contraire éclater les perspectives : un film chorale filmant les mêmes scènes de plusieurs points de vue (celui de l’assassin, celui des jeunes pourchassés, celui d’un parent ou d’un ami au bout du téléphone portable, celui des vacanciers sur la rive inquiétés par les détonations venues de l’île toute proche, etc.)

On ne connaît pas celui de Paul Greengras qui vient de sortir sur Netflix (soupirs) Un 22 juillet. Le réalisateur américain semble se faire une spécialité de ces événements puisqu’il a déjà consacré deux films, aussi remarquables l’un que l’autre, le premier aux affrontements de 1972 à (London)Derry Bloody Sunday, le second aux attentats du 11 septembre, Vol 93.

Le Norvégien Erik Poppe adopte un point de vue radical. Il tourne une seule scène, en temps réel, le temps exact de la tuerie. Le plan séquence est d’une virtuosité impressionnante et permet immédiatement à Utøya , 22 Juillet de prendre rang parmi des films aussi célèbres que La Soif du mal, La Corde, Les Fils de l’homme ou Snake Eyes.

Mais ce plan-séquence n’est pas que de l’épate, de la poudre aux yeux. Il a un sens : nous faire ressentir, dans la durée et de l’intérieur, ce qu’ont éprouvé les jeunes. Au départ, pendant quelques minutes, on les voit discuter de l’attentat dont ils viennent d’apprendre la nouvelle dans le centre d’Oslo. Ils sont inquiets pour leurs proches restés en ville, mais n’ont aucune raison de s’inquiéter pour eux-mêmes. Puis des bruits se font entendre. Pétards ? détonations ? L’inquiétude se mue en terreur. Les jeunes courent dans tous les sens, cherchent un refuge, qui dans une tente, qui dans une souche d’arbre. La police, monopolisée par la gestion de l’attentat d’Oslo, est injoignable. Y a-t-il un tireur ? ou plusieurs ? Nous le savons ; mais les jeunes, eux, ne le savent pas.

Le procédé est d’une redoutable efficacité. Ils nous prend à la gorge, nous interpelle : qu’aurais je fait ? où serais-je allé me cacher ? Aurais-je porté secours à mon voisin au risque de ma vie ? La caméra choisit de s’attacher aux pas de Aya, une jeune fille passionnée de politique, effondrée d’avoir perdu la trace de sa petite sœur dans la bousculade. Cette héroïsation ne va pas de soi. Un autre parti aurait été de passer d’un jeune à l’autre. Mais elle nous permet de mettre un – beau – visage sur les victimes d’Utøya.

La bande-annonce

Ma mère est folle ☆☆☆☆

La cinquantaine bien frappée, Nina a vécu toute sa vie comme un oiseau sous la branche. Mais le fisc la rattrape qui lui réclame de payer sous un mois cinquante mille euros. Sur les conseils d’Emir, un réfugié bosniaque rencontré dans le métro dont elle coproduit le disque de rap (sic), Nina décide de ramener un go fast de Rotterdam (re-sic). L’accompagne dans son road trip à bord du SUV prêtée par une riche douairière (Arielle Dombasle) un garçonnet mutique (Jules Rotenberg) dont Emir lui a confié la garde.
Ce périple sera l’occasion pour Nina de renouer avec son fils Baptiste (Vianney) qu’elle n’a plus vu depuis deux ans et avec Alvaro (Patrick Chesnais) un amant de jeunesse.

Née en 1948, Diane Kurys a commencé sa carrière cinématographique il y a plus de quarante ans avec des films d’une étonnante fraîcheur : Diabolo Menthe (Prix Louis-Delluc en 1977), Cocktail Molotov (qui révèle François Cluzet en 1980), Coup de foudre (qui représente la France aux Oscars en 1984), Un homme amoureux (sélectionné à Cannes en 1987). Puis, la jeune réalisatrice et son mari Alexandre Arcady se sont lentement mués en notables du cinéma, enchaînant les réalisations sans âme (À la folie avec Anne Parillaud et Béatrice Dalle), les films en costumes qui sentent la naphtaline (Les Enfants du siècle avec Juliette Binoche et Vincent Magimel), les comédies pas drôles (Je reste ! avec Sophie Marceau et Vincent Perez), .

Ma mère est folle, hélas, ne redorera pas son blason. Il aurait pu indifféremment être adapté au théâtre ou au cinéma, il y a vingt ans ou aujourd’hui. Le film repose sur un seul ressort : la folie douce de Fanny Ardant qui cabotine dans le rôle d’une mère gentiment foldingue. Les personnages sont caricaturaux, de ce fils que sa mère insupporte (mais qui lui reste néanmoins indéfectiblement attaché) à cet ex-amant désormais homosexuel installé dans une villa digne de La Cage aux folles en passant par Nono, ce malheureux gamin mutique réduit au rôle de faire-valoir. Les dialogues pèsent des tonnes (« J’ai vécu comme un oiseau sur la branche … jusqu’au jour où la branche s’est cassée »). Les situations n’ont pas une once de crédibilité.

C’est du café théâtre filmé à l’économie entre Rotterdam et Bruxelles histoire de donner du mouvement à un film qui en est cruellement dépourvu. À fuir…

La bande-annonce

Leto ★★★☆

Leningrad. Début des années quatre-vingts. L’URSS étouffe sous la chape de plomb bréjnievnienne. Les jeunes chassent leur ennui en écoutant la musique importée d’Occident sous le manteau. Mike est le chanteur du groupe Zoopark. Il est marié à Natacha. Débarque Viktor un jeune guitariste plein de talent.

Leto arrive sur nos écrans précédé d’une réputation encombrante. Il a raté de peu la Palme d’Or à Cannes en mai dernier. En résidence surveillée à Moscou pour des accusations montées de toute pièce, son réalisateur, Kirill Serebrennikov, est légitimement considéré, avec son compatriote Oleg Sentsov, comme un martyr de la liberté d’expression. Ces a priori risquent de brouiller la réception de ce film.

Car Leto n’est pas le meilleur film de l’année. La Palme d’Or – même s’il y en eut dans l’histoire de Cannes qui tombèrent rapidement dans un oubli mérité – aurait été un peu trop lourde à porter pour ce film certes touchant et original, mais qui n’a rien d’extraordinaire.

Car Leto n’est pas non plus un documentaire sur le rock underground pendant le communisme ou une ode à la liberté d’expression. Leto n’est pas un film politique – sauf à considérer que la politique est partout. C’est plutôt, comme l’écrit mieux que je ne saurais faire le critique du Monde, « un espace esthétique hors du monde et de la société ».

C’est d’abord un film musical qui comblera les amateurs de rock, jeunes ou moins jeunes, de Bowie à Blondie en passant par Iggy Pop, T-Rex et Bolan. La musique est omniprésente. Le travail sur le son est remarquable, jouant sur la frontière entre son diégétique (la musique jouée par les acteurs à l’écran) et extradiégétique (la BO ajoutée aux scènes muettes).

C’est ensuite un film qui joue avec l’image qu’il s’agisse du superbe noir et blanc ou des clips urbains réalisés en draw-on-film animation façon Michel Gondry avec des plans où se rajoutent des dessins crayonnés à la main.

Mais c’est surtout un film d’une paradoxale douceur aux antipodes du rock’n roll traditionnellement associé à la drogue et au sexe. Si on fume des cigarettes à la chaîne dans Leto, on ne s’y drogue pas et ses héros ne meurent pas d’une overdose. Si la joyeuse troupe prend un bain de minuit dans la Baltique en tenue d’Adam, ses musiciens restent sagement monogames. Si un narrateur facétieux prend parfois la parole pour raconter face caméra ce qui aurait pu être mais n’a pas été, c’est pour souligner le calme et la mesure de ces musiciens rebelles mais pas violents. Et enfin, ni Viktor ni Mike n’ont connu le destin suicidaire de leurs alter ego occidentaux Kurt Cobain ou Ian Curtis.

Le triangle amoureux formé par Mike, Natacha et Viktor est d’une étonnante délicatesse. Si Natacha est immédiatement attirée par Viktor, si Viktor n’est pas insensible aux charmes de la belle, le dénouement attendu – sur lequel le réalisateur laisse planer le suspense – n’adviendra pas. C’est Mike qui a le rôle le plus subtil. Loin d’endosser l’habit caricatural du mari jaloux ou du leader tyrannique, il est à la fois respectueux de la liberté de sa femme et accueillant au jeune talent de Viktor.

Leto n’est pas sans longueur. Son formalisme artie frise parfois l’esbroufe. Mais l’originalité de sa forme et la délicatesse de son sujet laissent une marque durable.

La bande-annonce

L’Exorcisme de Hannah Grace ★☆☆☆

Megan Reed (Shay Mitchell remarquée dans Pretty Little Liars) est une ex-policière en cours de désintoxication affectée au service de nuit de la morgue d’un hôpital.
Elle reçoit la dépouille de Hannah Grace, une jeune femme décédée au milieu d’une séance de désenvoûtement dont l’entité démoniaque qui a pris le contrôle n’a pas dit son dernier mot.

Aimez-vous vous faire peur ? Avez-vous regardé la bande-annonce de L’Exorcisme de Hannah Grace ? L’irrépressible décharge d’adrénaline qu’elle aura provoquée vous a-t-elle causé de l’effroi ? ou du plaisir ?

Dans le premier cas, fuyez ce film qui vous fera dresser l’échine d’horreur. Dans le second courez le voir : vous passerez 1h25 à trembler de peur. Dans un cas comme dans l’autre, débranchez votre cerveau : le scénario n’a aucun intérêt, ni d’ailleurs aucun sens (comment une ex-policière se retrouve-t-elle à assurer le service de nuit dans une morgue ?).

La bande-annonce

Les Confins du monde ★☆☆☆

Le 9 mars 1945 en Indochine. Les troupes japonaises attaquent par surprise l’administration coloniale française. Trois mille Français seront tués. Robert Tassen, un jeune militaire (Gaspard Ulliel) échappe de peu au massacre. Remis sur pied au cœur de la jungle dans un village, il rejoint les rangs de l’armée française. Il n’a qu’une idée fixe : se venger.

Guillaume Nicloux tisse une œuvre parmi les plus intéressantes du cinéma français. Longtemps il a signé des polars atypiques : Le Poulpe, Une affaire privée, Cette femme-là… Puis son cinéma a pris le large : avec François Cluzel au départ du Vendée Globe (En solitaire),  avec Gérard Depardieu et Isabelle Huppert dans la Vallée de la Mort (Valley of Love).

C’est au Vietnam qu’il nous entraîne dans un film historique qui rappelle inévitablement La 317ème Section et Apocalypse Now. Comme dans le film de Pierre Schoendoerffer, il suit les traces de quelques hommes de troupe, abandonnés à eux-mêmes dans la moiteur tropicale, se battant contre une ennemi invisible dans un milieu hostile. Comme dans le film de Francis Ford Coppola, Les Confins du monde a pour héros un soldat perdu dans sa folie.

Il est difficile de dire si Gaspard Ulliel est un bon acteur tant son regard bizarrement louche, ses yeux étonnamment bleus détournent l’attention du reste de son jeu. Guillaume Nicloux en tire le meilleur parti, y trouvant l’illustration la plus frappante de l’obnubilation contagieuse.

Mais la mécanique tourne à vide. Le personnage interprété par Gaspard Ulliel, muré dans son désir de vengeance, n’évolue pas. Fou au début, il est fou à la fin. Et ce n’est pas le contact d’un frère d’armes (Guillaume Gouix), d’un écrivain philosophe (Gérard Depardieu) ou d’une prostituée au cœur pur (Lang Khê Tran) qui le fera changer.

Le montage n’arrange rien qui alterne des scènes brèves presqu’impressionnistes à d’autres d’une longueur dilatée, comme s’il s’agissait de reproduire le rythme syncopée du temps sous l’équateur, de ses brusques orages, de ses chaleurs immobiles.

On aurait aimé être transporté par ce film ambitieux tourné aux confins du monde, avec une brochette de stars, sur une page méconnue de notre histoire. Hélas, on n’est pas touché par cette histoire désincarnée alors même qu’elle a le corps (corps assassinés, démembrés, malades, blessés par balles…) comme centre de gravité.

La bande-annonce

Assassination Nation ★★★★

La petite ville de Salem est sens dessus dessous depuis qu’un hacker pirate le contenu des téléphones portables de chacun des membres de sa communauté. Toutes les turpitudes privées sont désormais publiques : adultères minables, selfies érotiques, textos haineux…
Au milieu du chaos, Suzy et sa bande de copines délurées : Sarah, Bex et Em.

Rien de pire que le pitch et l’affiche de ce film made in US qui se présente comme un mille et unième teen movie, vaguement épicé par le charme sexy de ses quatre héroïnes et leur violence trash.
Rien de plus surprenant, de plus décoiffant, de plus enthousiasmant que cette excellente surprise qui, à partir des codes convenus du film de genre, accouche d’un brûlot.

Sam Levinson, inconnu au bataillon quoique fils de son père (Barry, réalisateur de Rain Man), signe un film d’une étonnante audace formelle. Le scénario, loin de se dérouler paresseusement, ne se révèle que progressivement. La musique est épatante. Et la caméra sait se faire aérienne comme dans cette scène, pourtant si convenue, où les jeunes femmes réfugiées dans une maison, sont sur le point d’être agressées par une bande d’assassins masqués, filmée en un plan-séquence d’une bluffante virtuosité.

Au-delà de la forme, il y a le fond. Un fond sacrément transgressif. Qui dit merde à la bienséance et à l’hypocrisie de l’Amérique de Trump, phallocratique et ivre d’armes à feu (d’où son titre), d’autant plus prompte à dénoncer les soi-disant maux qui la corrompent qu’elle s’y adonne elle-même en privé. On prendra un plaisir jubilatoire à ce jeu de massacres qui n’épargne rien ni personne : ni les hommes politiques (le maire conservateur pratique le BDSM à ses heures), ni la police (dont le chef obèse et bas du front prend la tête d’une vendetta bien éloignée de l’État de droit) ni horresco referens de la famille (deux parents confits en religion jettent leur fille à la rue quand ils apprennent qu’elle entretenait une liaison avec un homme marié).

Assassination Nation est un film intelligent qui interroge nos relations aux écrans, ce que nous y exposons, le narcissisme de nos selfies, les sociabilités électroniques qu’ils nous permettent de nouer ainsi que les comportements parfois tangents qu’ils nous conduisent à adopter dans le confort d’un soi-disant anonymat.

Enfin Assassination Nation est un brûlot féministe porté par son héroïne Odessa Young et par les trois actrices qui partagent l’affiche avec elle. Il culmine dans une scène finale volontiers décalée, qui désamorce par ses outrances, les violences parfois traumatisantes que le film égrène. Assassination Nation est le meilleur film #MeToo de l’année.

La bande-annonce