Les Poings desserrés ★★☆☆

Ada, la vingtaine, étouffe à Mirouz, une petite ville d’Ossétie du Nord, entre son père et son frère cadet. Son malaise tient à un traumatisme qu’elle cache. Son frère aîné, parti travailler à Rostov-sur-le-Don, lui manque. Son retour lui permettra peut-être de s’émanciper enfin d’un environnement familial trop toxique et du traumatisme qui la paralyse.

Il y a quatre ans, j’avais été scotché par Tesnota, le premier film de Kantemir Balagov, un jeune réalisateur formé par Alexandre Sokourov. Les Poings desserrés est le second film de Kira Koulokova, la compagne de Balagov, elle aussi passée par l’atelier de cinéma de Sokourov.

Les deux films partagent bien des caractéristiques : la même énergie fiévreuse, les mêmes longs plans-séquences tournés au plus près du corps de leur actrice principale, la même violence rentrée dont on en vient à se demander si, décidément, elle est partie intégrante de ces frontières chaudes de l’empire soviétique.

En regardant la bande-annonce, quasi muette mais débordante de fièvre, des Poings desserrés, j’attendais le même choc que celui ressenti à la découverte de Tesnota – ou d’autres films russes dont décidément la marque de fabrique semble être leur renversante capacité à nous renverser : Leviathan de Zvianguintsev, Arythmie de Khlebnikov, Classe à part de Tverdovsky… Je suis un peu resté sur ma faim. J’ai moins été touché par l’Ada de Kovalenko que par l’Ila de Balagov. L’atmosphère pesante qui règne dans ce fond de vallée a fini par me peser – même si le film a l’élégance de ne durer que quatre-vingt seize minutes. Et, des deux issues prévisibles (la mort tragique vs. l’échappée libératrice), celle qui a finalement été choisie m’a semblé aussi peu justifiée que celle qui ne l’a pas été.

La bande-annonce

Maigret ★☆☆☆

Une nouvelle énigme se pose au commissaire Maigret de la Brigade criminelle du 36, Quai des orfèvres : le cadavre d’une femme tuée de cinq coups de couteau, retrouvée sans papiers d’identité dans une luxueuse robe de soirée.

Le dernier film de Patrice Leconte est l’adaptation de Maigret et la Jeune Morte, un roman de 1954. Maigret y est fatigué, malade, proche de la retraite – même si Simenon lui consacrera encore une trentaine de romans jusqu’en 1972.

Le célèbre commissaire est interprété par Gérard Depardieu. Il faudrait habiter sur la planète Mars pour l’ignorer tant la campagne de promotion a été omniprésente depuis quelques semaines, à la télévision, (Depardieu a eu les honneurs de La Grande Librairie), au cinéma (où la bande-annonce tourne en boucle depuis trois semaines), sur le flanc des bus….
On pourrait se lasser de notre Gégé national, dire qu’on l’a trop vu comme on le dit parfois d’Isabelle Huppert. On pourrait aussi lui reprocher les choix hasardeux de sa vie privée, comme sa russophilie satrapesque. Mais force est de constater qu’il se coule à merveille dans l’imperméable du commissaire. Il ne lui manque que la pipe – même si on la lui voit à la main sur l’affiche – car son docteur lui a interdit le tabac.

Le problème de Maigret ne vient donc pas de son acteur principal. Il ne vient pas non plus de son réalisateur qui, bien loin des Bronzés du tout début de sa carrière, retrouve les accents crépusculaires et les tons froids de Monsieur Hire, une autre adaptation de Simenon qu’il avait tournée à la fin des années 80 avec un Michel Blanc à contre-emploi et une Sandrine Bonnaire encore toute jeunette.

Le problème de Maigret vient de Maigret lui-même. On l’a tellement lu, on l’a tellement vu (c’est la cinquième fois que ce roman-là est adapté sans parler des dizaines sinon des centaines d’épisodes qu’on a vus avec Jean Richard ou Bruno Crémer) qu’on le connaît par cœur. Son personnage ne nous surprend plus. Et que dire de ses intrigues qui, si elles furent un jour encensées pour leur subtilité, pâlissent (ou jaunissent) au regard de la complexité de toutes celles que mille et un films ou séries nous ont depuis cinquante ans servie ?

La bande-annonce

Vous ne désirez que moi ☆☆☆☆

En novembre 1982, la journaliste Michèle Manceaux (Emmanuelle Devos) vient à Neauphle-le-Château, chez Marguerite Duras, pour y interviewer à sa demande Yann Andréa (Swann Arlaud) qui partage depuis deux ans la vie de l’écrivaine.

Je lis partout des critiques élogieuses du film de Claire Simon sorti déjà depuis près de deux semaines. On encense l’interprétation de Swann Arlaud et on bien raison de le faire tant elle est subtile, réussissant, sans jamais plagier le vrai Yann Andréa, à en faire vivre les failles. On encense aussi celle d’Emmanuelle Devos, ce qui me laisse plus dubitatif : je n’ai pas trouvé que ses interventions, hésitant entre « Là-dessus, tu dois en dire plus » et « Pardon, je te coupe encore la parole », apportent grand’chose aux échanges.

Mais, au-delà du jeu des acteurs, c’est le regard porté sur le couple hors normes formé par Marguerite Duras (qu’on ne verra jamais sinon à travers quelques images d’archives) et Yann Andréa qui m’a gêné. Sans doute ce couple interroge-t-il : qu’y avait-il entre cette écrivaine au sommet de sa gloire et ce jeune homosexuel un peu (beaucoup) paumé de trente-huit ans son cadet ? De l’amour ? de l’attirance ? du sexe ? Les trois à la fois… et quelques chose d’autre ?

En donnant la parole au seul Yann Andréa, le film se condamne à n’examiner qu’un versant de l’histoire. Et ce versant n’est pas agréable à voir. L’amant souffre. Il souffre au point de confesser une tentative de suicide. Suscite-t-il pour autant l’empathie ? Guère. Car, aussi subtilement interprété soit-il par l’excellent Swann Arlaud, Yann Andréa donne l’impression d’être une grande chiffe molle, totalement envoûtée et dominée, ayant renoncé à toute autonomie. Même si ce reproche jamais n’effleure, les esprits mal tournés – dont je suis – pourraient le suspecter de parasitisme.
Quant à Marguerite Duras – dont la prose faussement simple et horriblement prétentieuse me donne des boutons (Cf Suzanna Andler) – elle ne ressort pas grandie de cette histoire, sorcière maléfique, mante religieuse qui étouffe son amant après l’avoir vidé de son suc.

La bande-annonce

Nous ★☆☆☆

La documentariste Alice Diop suit le tracé de la ligne du RER B pour croquer en quelques tableaux un portrait kaléidoscopique de la banlieue parisienne. Elle y filme notamment un garagiste malien dans une casse à La Courneuve, des catholiques rassemblés à la basilique Saint-Denis pour une messe à la mémoire de Louis XVI, le mémorial de Drancy, l’écrivain Pierre Bergounioux dans sa maison de Gif-sur-Yvette, etc. Elle suit les pas de sa sœur aînée, infirmière libérale en Seine-Saint-Denis dans la tournée de ses vieux patients (dont un carton final nous apprend qu’ils sont tous les quatre décédés depuis le tournage). Elle exhume enfin quelques bandes VHS de sa famille tournées sur les lieux de son enfance dans la Cité des 300.

Jean Rolin que j’adore a écrit plusieurs carnets de voyages où il décrit Paris et ses banlieues anomiques (La Clôture, Le Pont de Bezons…). C’est le même principe qui avait guidé François Maspéro qui, pendant un mois, au début des 90ies, avait arpenté la ligne du RER B, de Roissy à Saint-Rémy-lès-Chevreuse pour en décrire chacune des étapes, accompagnée d’une photographe. Trente ans plus tard, une sociologue, Marie-Hélène Bacqué, reprenait le même chemin que Maspéro pour mesurer les changements survenus sur son itinéraire.

Il y a beaucoup de défauts dans le documentaire d’Alice Diop que j’étais allé voir avec peut-être trop d’attentes.

Le premier est d’avoir voulu utiliser son histoire familiale. Qu’elle se fût déroulée à la Courneuve sur la ligne du RER B ne suffisait pas à le justifier. Car cette histoire aurait pu, à elle seule, constituer la matrice d’un autre film : un film – qui aurait rappelé Leur Algérie de Lina Soualem – sur l’arrivée en France dans les années soixante du père d’Alice Diop, travailleur immigré sénégalais, et de sa mère, de leur installation en banlieue parisienne, de la naissance de leurs enfants et de leur éducation à cheval entre deux cultures.

Le deuxième est le choix des étapes qui enjambe la capitale intra muros pour aller d’une banlieue à une autre en s’achevant bizarrement dans la forêt de Fontainebleau à des dizaines de kilomètres du terminus du RER B. L’intérêt du tracé du RER B est précisément de relier un centre à sa banlieue. C’est ce lien centre-périphérie qu’ignore Nous. Le documentaire d’Alice Diop aurait pu tout aussi bien prendre l’A86 pour fil rouge.

Le troisième est son titre, son affiche et la chanson de Jean Ferrat, Ma France, qui accompagne son générique de fin. Trois éléments très forts qui revendiquent un message : faire nation. Or, loin de montrer une improbable unité nationale, Nous filme, du fait même du procédé choisi, des entités disparates, sans lien entre elles. Où est le melting pot, le creuset dans lequel se construiront des valeurs communes ? Quoi de commun entre ces adolescentes qui tchipent au Blanc-Mesnil en surfant sur TikTok et ces cavaliers dans la forêt de Fontainebleau dans leur accoutrement d’un autre temps ?

La bande-annonce

La Vraie Famille ★★★☆

Anna (Mélanie Thierry) et Driss (Lyes Salem) sont les parents unis et heureux de deux petits garçons, Adrien et Jules. Ils en élèvent un troisième, Simon, qui leur a été confié par l’Aide sociale à l’enfance quand il avait dix-huit mois à peine.
Simon a maintenant six ans et est devenu un membre à part entière de la famille. Mais son père biologique (Félix Moati) souhaite recouvrer sa garde. Pour Anna, se séparer de lui sera un crève-cœur.

Je suis allé voir La Vraie Famille en traînant les pieds. Car j’avais l’impression de tout en savoir en regardant sa bande-annonce et redoutais un sujet outrancièrement lacrymal.

Ces deux préjugés n’ont pas été démentis. 1. La Vraie Famille ne nous réserve guère de surprise qui raconte, comme annoncé, le déchirement que provoque le départ d’un jeune enfant placé dans une famille d’accueil. 2. La Vraie Famille suscite, comme prévu, depuis ses toutes premières scènes, où la félicité d’une famille unie est d’autant plus émouvante qu’on sait qu’elle sera éphémère, jusqu’aux deux dernières – dont on ne dira rien – des torrents de larmes.

Pour autant, en dépit de ce manque de surprise (faut-il à tout prix qu’un film nous surprenne pour être réussi ?), La Vraie Famille est un bijou. Et si Un autre monde n’était pas sorti le même jour, ce serait haut la main le meilleur film de la semaine sinon du mois dans une programmation de films (français) décidément d’une rare qualité.

Sa réussite tient à trois facteurs.
Le premier est le jeu des acteurs, à commencer bien sûr par Mélanie Thierry, les plus jolis yeux, mais aussi les plus jolies dents, du cinéma français. Quel chemin parcouru depuis Quasimodo d’El Paris où son interprétation d’Esméralda en rousse atomique crevait l’écran ! Mais sa performance ne doit pas occulter celle de son conjoint à l’écran, Lyes Salem, trop souvent relégué aux seconds rôles anonymes alors que son interprétation dans La Vraie Famille démontre qu’il a la carrure d’endosser les premiers.
Le deuxième est la qualité du scénario qui, même si la bande-annonce nous en a déjà révélé la quasi-totalité des rebondissements, nous maintient en haleine tout du long.
La troisième, la plus importante, est la justesse du ton trouvé qui, sur la corde raide, constamment menacé par le manichéisme ou la sensiblerie, évite ces écueils. Il aurait été facile de caricaturer cette situation, de noircir par exemple le personnage du père biologique ou de transformer Anna en hystérique que son amour pour Simon aurait transformé en voleuse d’enfants. Comme le montrent les vacances de Noël à la neige – dont la signification dans la bande-annonce est moins subtile que celle que le film raconte – le scénario a l’intelligence de garder le juste milieu.

Que vous ayez ou non des enfants, courez voir La Vraie Famille. Vous en sortirez en larmes et ravi !

La bande-annonce

Pour toujours ★☆☆☆

Arturo (Stefano Accorsi, acteur fétiche de Ferzan Özpetek) et Alessandro (Edoardo Leo sexy en diable), la quarantaine bien entamée, sont en couple depuis quinze ans. Ils vivent au dernier étage d’un splendide appartement romain en terrasse. Leur meilleure amie Annamaria (Jasmine Trinca révélée par Nanni Moretti), à laquelle une vie sentimentale agitée a donné deux enfants, leur en confie la garde le temps de se faire soigner à Rome. Cette soudaine responsabilité tombe mal pour le couple en pleine crise conjugale.

Le réalisateur turco-italien Ferzan Özpetek a importé dans la péninsule avec succès la romcom gay : Le Fate Ignoranti en 2001, Mine Vaganti en 2010 et La Dea Fortuna en 2019 qui, juste avant la fermeture des salles, a conquis plus d’un million de spectateurs dans la péninsule italienne.

C’est avec plus de deux ans de retard que La Dea Fortuna sort en France, dans un réseau de salles très réduit et sous un titre niaiseux (manifestement la traduction des titres des films d’Özpetek  pose problème car Le Fate Ignoranti est devenu Tableau de famille et Mine Vaganti Le Premier qui l’a dit). Son histoire est cousue de fil blanc. On sait par avance, en regardant l’affiche, en lisant le résumé, ce qu’il adviendra d’Annamaria, de ses deux enfants et du couple tellement séduisant formé par Arturo, l’écrivain maudit, et Alessandro, le plombier musclé. Seule surprise qui rallonge le film d’une vingtaine de minutes pas vraiment nécessaires : un détour par la Sicile qui nous offre quelques jolies vues de carte postale de la baie de Palerme.

Certes, la joyeuse smala qui entoure le couple bobo est attachante ; certes, leur appartement, si joliment décoré, rappelle ceux que filme Almodóvar à Madrid ; certes encore, les deux gamins sont attendrissants en diable… mais les bons sentiments ne font pas nécessairement les bons films.

La bande-annonce

After Blue (Paradis sale) ☆☆☆☆

Après que la Terre est devenue inhabitable, ses habitants ont migré dans une autre planète, After Blue. Seules les femmes survivent à cet exode et s’organisent en micro-communautés autosuffisantes.
La jeune Roxy (Paula Luna) est une adolescente renfermée qui un jour, sur une plage, sauve Kate Bush (Agata Buzek), une femme condamnée à être enterrée vivante. Roxy et sa mère (Elina Löwensohn) sont tenues pour responsables de l’élargissement de cette criminelle et sommées de la retrouver et de la liquider malgré leur manque d’expérience des armes. C’est le début pour elles d’une longue quête ponctuée de nombreuses rencontres.

Il y a quatre ans sortait Les Garçons sauvages, le premier long métrage de Bertrand Mandico. Je l’avais détesté. J’en faisais à l’époque une critique assassine, tout en reconnaissant l’originalité du cinéma de ce cinéaste transgressif venu du court et du moyen métrage.

Je pourrais presque la recopier au mot près. Avec une circonstance aggravante. Cette fois-ci, Mandico n’a pas le privilège de l’originalité. Il bégaie le même cinéma que celui que Les Garçons sauvages nous avait fait découvrir. La même esthétique kitsch filmée à grands coups de fumigènes où l’on retrouve la même créature monstrueuse que dans Ultra pulpe. Le même métissage de science-fiction, de fantasy, de roman d’aventures cette fois-ci mâtiné de western. Le même féminisme radical et, en même temps, malaisant : rassembler un casting exclusivement féminin et filmer ses actrices à poil (Le Monde, qui fait rarement preuve d’un tel humour, titre sur « La Planète des seins ») est-il la marque d’un féministe engagé ou d’un vieux voyeur libidineux ? Les mêmes provocations gratuites (des seins éjaculent) qui lui valent une interdiction aux moins de douze ans. Les mêmes actrices (Elina Löwensohn, la compagne de Mandico à la ville, Vimala Pons, Nathalie Richard) aux voix postsynchronisées. Les mêmes dialogues bâclés. Un scénario tout aussi indigent dont on comprend vite qu’il n’est qu’un prétexte à une succession de saynètes.

Comme dans Les Garçons sauvages, Mandico nous propose de nous emmener dans un trip hypnotique qui n’appartient qu’à lui. Heureux ceux qui s’y laissent embarquer. Au vu des spectateurs qui ont quitté le film en cours de séance, étouffant un fou rire ou une injure rageuse, il est à craindre que soient plus nombreux ceux qui, comme moi, seront restés sur le bord du chemin.

La bande-annonce

Un autre monde ★★★★

Philippe Lemesle (Vincent Lindon) est un quinquagénaire fatigué qui tente vaillamment de soigner sa forme physique en enchaînant les runnings en salle de sport. Le couple harmonieux qu’il formait avec Anne (Sandrine Kiberlain) son épouse, qui lui avait sacrifié sa vie professionnelle pour élever leurs deux enfants, est en train d’exploser. Leur fille aînée a quitté le nid familial pour l’autre rive de l’Atlantique. Leur fils cadet (Anthony Bajon), victime d’un burn-out pendant ses études, doit être interné en HP.
Philippe Lemesle dirige en province une usine récemment rachetée par un grand groupe américain qui exige de sa filière française un nouveau plan social. Il se refuse à procéder à des licenciements massifs et tente de persuader Claire Bonnet-Guérin (Marie Drucker), la directrice France, qu’une autre solution serait possible.

Stéphane Brizé clôt une trilogie consacrée au monde du travail, dont, dit-il, il n’avait pas en tête l’architecture générale avant de la réaliser. Vincent Lindon, son acteur fétiche, avec qui il avait déjà tourné Mademoiselle Chambon en 2009, un sommet de délicatesse, et surtout Quelques heures de printemps en 2012 dont je redirai au risque de me répéter qu’il est l’un des films les plus bouleversants que j’aie jamais vu, interprétait dans La Loi du marché en 2015 un chômeur de longue durée réduit à accepter un poste de vigile de supermarché. Son rôle lui valait début 2016 le prix d’interprétation masculine à Cannes et le César du meilleur acteur.
Rebelote en 2018 avec En guerre où il jouait cette fois ci un syndicaliste agenais en colère. Pas de prix à Cannes ni aux Césars… mais quatre étoiles sur mon blog – ce qui constitue probablement pour Stéphane Brizé et Vincent Lindon la plus belle des récompenses !

Dix de der avec Un autre monde où, cette fois-ci, Vincent Lindon passe (on le voit chaque matin la nouer soigneusement) la cravate du « patron ». Un rôle contre-intuitif et casse-gueule qui le range a priori non plus du côté des dominés mais des dominants.
Tout l’art de Stéphane Brizé est de montrer que, dans le système capitaliste, les dominants sont toujours les dominés d’un plus haut qu’eux. Lemesle est sous les ordres de Monnet-Guérin, la directrice France, qui elle-même obéit à « monsieur » Cooper, le directeur d’Elsonn aux Etats-Unis, qui lui-même est sous la coupe de…. Wall Street.
La phrase qui précède fera lever un sourcil sceptique ou bouillir de rage mes amis de droite. Ils imagineront, non sans raison, que Un autre monde est une charge anticapitaliste calibrée pour les lecteurs de Libération, prompts à s’insurger contre la férocité d’un système déshumanisant.

Ils ne se tromperont qu’à moitié. Stéphane Brizé comme Vincent Lindon ne cachent pas leur hostilité au système socio-économique dans lequel nous vivons. Pourtant, le film qu’ils co-produisent ne se réduit pas à un pamphlet politique.
Son affiche, où Sandrine Kiberlain tient la part égale avec Vincent Lindon, et sa bande-annonce pourraient nous faire croire qu’il a pour thème central le divorce d’un cadre. Il n’en est rien. Le sujet du film, comme dans La Loi du marché et dans En guerre, est ailleurs : la vie qui se brise d’un quinquagénaire face au dilemme moral que lui pose son travail.

Et c’est dans le traitement de ce sujet que la maîtrise de Stéphane Brizé éclate. Tout est parfait dans Un autre monde (sauf peut-être son titre téléphoné) : les cadres serrés qui rendent certaines réunions irrespirables, la musique omniprésente et pourtant si discrète de Camille Rocailleux, le scénario qui ne ménage aucun temps mort et, bien entendu, le jeu à fleur de peau de Vincent Lindon qui, s’il ne l’avait pas déjà eu il y a six ans pour La Loi du marché, mériterait amplement de décrocher une seconde fois le César du meilleur acteur.

La bande-annonce

La Disparition ★☆☆☆

À l’occasion du quarantième anniversaire de l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en mai 1981, le bédéiste Mathieu Sapin (sans lien de parenté avec l’ancien ministre socialiste) décroche de Libération une commande : raconter ces quarante années de socialisme. Son ami, le réalisateur Jean-Pierre Pozzi, le filme dans les rendez-vous qu’il prend avec quelques grands témoins pour lui raconter cette histoire.

La réputation de Mathieu Sapin, le plaisir que j’avais pris à lire sa BD Le Château (où il racontait la première année du quinquennat Hollande observée de l’intérieur même de l’Elysée) m’avaient laissé augurer le meilleur. J’attendais un documentaire sur la disparition – ou la « diPSarition » comme le suggérait ironiquement l’affiche – du Parti socialiste. Le film commençait bien dont les premières images sont filmées rue de Solférino, dans le bâtiment qui fut l’ongtemps le siège de l’appareil militant et que le parti dut quitter en 2022, faute d’avoir les moyens d’en payer le loyer, pour s’installer dans le Val-de-Marne. Cruelle métaphore d’un mouvement obligé de se remettre en cause après une cinglante défaite (son candidat à l’élection présidentielle venait d’obtenir le score peu enviable de 6.4 %) et courant le risque de disparaître corps et biens.

Mais hélas le documentaire prend une autre direction. Revenant à la commande passée avec Libération, il fait retour sur l’élection de mai 1981, sur les espoirs que la victoire de François Mitterrand avait fait lever chez le peuple de gauche et les désillusions en cascade qui lui ont succédé avec la « pause » de 1984, les années Tapie, la ratification du traité de Maastricht, c’est-à-dire la mue du socialisme français en une social-démocratie émasculée acceptant bon an mal an l’ordre mondial capitaliste et ses règles d’airain.
Cette histoire n’est pas inintéressante. Elle aurait d’ailleurs mérité à elle seule plus de développements qu’un documentaire de quatre-vingt cinq minutes. Mais elle nous éloigne du sujet qui croyais-je devait constituer le cœur du propos : le PS est-il en voie de disparition ?

Ce choix critiquable laisse nombre de questions palpitantes en jachère : le PS a-t-il été victime du combat d’égos qui a opposé pendant vingt ans ses éléphants ? y a-t-il à gauche la possibilité d’un discours alternatif à la doxa ordolibérale ? la diversité des gauches est-elle un atout ou un handicap irréductible (on aurait tendance, face à l’émiettement des candidatures aux élections présidentielles de 2022 et aux scores pitoyables de chacun, d’opter plutôt pour la seconde réponse) ? comment le PS doit-il parler de l’écologie et parler aux écologistes ? quel défi Macron et son élection-surprise, qui semble nier la dichotomie droite-gauche qui structurait les institutions de la Vème République, lance-t-il au socialisme ? etc.

Julien Drai accompagne les déambulations de Mathieu Sapin dans les rues glacées de Paris. C’est un guide hors pair, aussi truculent qu’informé – qui dit-on aurait inspiré la figure du « baron noir ». Les anecdotes qu’il distille sur ses quarante ans de socialisme sont passionnantes. Mais on est frustré de ne pas avoir passé ce temps avec lui à réfléchir au présent et à l’avenir du socialisme plutôt qu’à ressasser son passé.

La bande-annonce

The Innocents ★★★☆

Ida a neuf ans, une grande sœur autiste et deux parents aimants qui veillent à donner à chacune de leurs filles l’attention qu’elles exigent. Ida et sa famille profitent de l’été nordique pour déménager. Ils s’installent dans une barre HLM où Ida espère se faire de nouveaux amis. Elle rencontre bientôt Ben, un garçonnet qui lui dit posséder des dons étonnants de télékinésie. Anna sa sœur se lie avec Aisha qui semble parvenir à communiquer avec elle par la pensée.

Des enfants dotés de super-pouvoirs ? Ce pitch annonce immanquablement une superproduction américaine avec une débauche d’effets spéciaux du genre de Carrie, Chronicle, X-Men ou Stranger Things. J’avoue les citer sans les avoir tous vus (sinon Carrie qui m’avait durablement marqué à l’adolescence) tant ce genre ne m’attire pas.

The Innocents appartient indéniablement à ce genre-là, mais le renouvelle de fond en comble par le traitement qu’il en propose. On est loin des pyrotechnies hollywoodiennes dans ce film scandinave minimaliste dont le seul décor est une paisible cité HLM perdue au cœur de la forêt norvégienne. Eskil Vogt – qui co-signe tous les scénarios de Joachim Trier et avait déjà réalisé en 2015 un film étonnant sur une femme aveugle et paranoïaque – joue sur les paradoxes : tout semble calme en apparence dans son film, de ses décors sylvestres aux bouilles innocentes de ses jeunes héros pré-adolescents (dont le jeune âge nous évite quelques références toujours malaisantes à l’aube de leur sexualité). S’il fallait lui trouver une généalogie, je citerais Morse, un film scandinave lui aussi, aussi rare que culte.

The Innocents est construit comme un lent crescendo. On pourrait trouver le temps long ; le film dure près de deux heures ; mais on reste cloué à son fauteuil par une tension de plus en plus forte. A posteriori, le film se résume au lent apprentissage moral de jeunes enfants qui n’avaient pas spontanément acquis les notions de Bien et de Mal. Mais cette reconstruction très intellectuelle ne signifie ni que The Innocents soit moralisateur ni qu’il soit manichéen.

Laissez vous sidérer par ce petit film troublant et anxiogène dont la dernière scène, qui surpasse bien des finals des films de super-héros, a été tournée avec un budget au moins vingt fois moindre.

La bande-annonce