La Comédie humaine (2008) ★☆☆☆

La Comédie humaine raconte trois histoires qui se déroulent de nos jours à Tokyo et dont les héros de chacune sont des personnages secondaires des autres. Dans la première, deux femmes, la trentaine, se rencontrent par un concours de circonstances à un spectacle de danse, sympathisent et échangent des confidences sur leurs vies sentimentales chaotiques. Dans la deuxième, une photographe sans talent prépare son premier vernissage qui tourne au fiasco. Dans la troisième, un jeune marié, fauché par un camion-poubelle, est amputé du bras droit et souffre du syndrome du membre fantôme.

La sortie en juin de Love Life et son succès auprès d’un public cinéphile ont poussé son distributeur, Art House, à programmer en salles le tout premier film de Kôji Fukada, inédit en France. J’ai souvent parlé de ce jeune réalisateur, né en 1980, qui appartient à une génération d’artistes qui fait souffler un vent frais dans le cinéma japonais. J’ai recensé la quasi-totalité de ses films depuis qu’ils sont sortis ou ressortis en France : Hospitalité (2010), Sayonara (2015), Harmonium (2016), L’Infirmière (2019) le diptyque Suis-moi je te fuis, Fuis-moi, je te suis en 2022 et enfin Love Life cet été. Mes critiques étaient tièdes, sinon négatives, alors que Fukada fait au contraire l’objet d’éloges quasi-unanimes.

Ce n’est pas son premier film qui va me réconcilier avec son œuvre. Il s’agit de trois courts métrages qui pourraient se regarder indépendamment même si un lien ténu les relie les uns aux autres. Chacun raconte une histoire volontairement anodine, sinon la troisième plus dramatique. Dans chacune de ces histoires, ancrées dans la vie quotidienne d’habitants sans histoires de la capitale japonaise, se glisse imperceptiblement un soupçon, ou un poison, comme si la réalité banale cachait en fait des mystères. Qu’on ne s’y méprenne pas : il ne s’agit pas, comme dans certaines œuvres ultérieures de Fukuda d’ouvrir ou d’entrouvrir la porte vers une réalité fantastique, mais au contraire de souligner les petits mensonges  plus ou moins insignifiants dont nos vies sont tissées.

Que chacun d’entre nous charrie dans sa besace son lot de non-dits, plus ou moins avouables, n’a rien hélas de bien nouveau. Qu’il se place sous les auspices intimidants de Balzac par son titre ou de Rohmer par son dispositif, le cinéma de Fukada se borne à revisiter des sillons que d’autres ont déjà creusés avec plus de talent.

La bande-annonce

The Old Oak ★★☆☆

Dans une ancienne cité minière du nord-est de l’Angleterre frappée par la crise, deux misères se percutent : celle des habitants de longue date, paupérisés par le chômage, et celle des récents immigrés syriens chassés par la guerre. Le seul lieu de sociabilité du village est un pub décrépi, The Old Oak. Son propriétaire taiseux, TJ Ballantyne (Dave Turner) se lie d’amitié avec Yara (Ebla Mari) une jeune Syrienne passionnée de photographie. Ensemble ils vont tenter de vaincre les préjugés qui séparent les deux communautés.

Le dernier film de Ken Loach sera-t-il le dernier ? À quatre-vingt-sept ans, l’infatigable réalisateur britannique est de retour. Et il continue de creuser la même veine. Sa longévité, sa constance, l’imminence de son inéluctable disparition font penser à Woody Allen. Mais les ressemblances s’arrêtent là. Woody Allen est à droite, Ken Loach (très) à gauche. L’un saute d’un continent à l’autre pour truffer de bons mots les coucheries sans conséquences d’une classe d’hyper-privilégiés alors que l’autre, les pieds à jamais enfoncés dans l’humus pluvieux du nord de l’Angleterre, nous arrache des sanglots en glorifiant la résilience du lumpenprolétariat. Les scandales sexuels dans lesquels le premier s’est englué en ont fait un paria, ostracisé par les studios hollywoodiens et les grands festivals alors que le second, bi-palmé (en 2006 pour Le vent se lève et en 2016 pour Moi, Daniel Blake), est devenu la coqueluche d’un public bien-pensant.

The Old Oak ne contient aucune surprise. C’est sa plus grande qualité et son plus grand défaut. Il réjouira tous ceux – et ils sont nombreux – qui aiment sincèrement le cinéma généreux de Ken Loach et de son scénariste attitré, Pau Laverty, qui, une fois encore, signe un scénario millimétré. Plaira-t-il pour autant aux grincheux qui, comme moi, ont le cœur trop endurci pour fondre sur commande et qui surtout reprochent au vieux cinéaste de nous resservir toujours la même formule ?

Le cinéma de Ken Loach a une immense qualité : il sonne juste. Même si parfois, les dialogues au pub, dans cet Anglais si déformé qu’on peine à le comprendre, sont un peu trop calibrés, chaque personnage se voyant assigner la fonction d’incarner un point de vue – celui du raciste hostile à tout corps étranger, celui du Bon Samaritain prêt à accueillir toute la misère du monde, celui de l’arbitre qui cherche à concilier ces positions inconciliables – l’ensemble n’en dégage pas moins un parfum unique d’authenticité, porté par l’interprétation aux petits oignons des deux interprètes principaux : Dave Turner en bloc de tendresse humaine – qui rappelle Daniel Blake et toute une généalogie de héros loachiens courageux – et la jeune et fraîche Ebla Mari, entre lesquels Ken Loach nous épargne une idylle amoureuse qui aurait été particulièrement artificielle.

The Old Oak pose une question d’une brûlante actualité, dans le nord Angleterre comme dans la France dite « périphérique » : les plus défavorisés, ceux que la vie, le chômage, l’alcool, la solitude ont brisés, au lieu de se révolter contre le système qui les opprime, ne déversent-ils pas leur rancœur contre plus faibles qu’eux ? Le racisme n’est-il pas devenu l’opium du peuple ?
La façon dont le débat est posé au début du film est aussi simple que pertinente : les « Anglais de souche », bas du front (national ?) et sérieusement alcoolisés, qui voient débarquer dans leur rue des réfugiés syriens demandent aux services sociaux : « Pourquoi eux et pas nous ? Pourquoi ces réfugiés syriens bénéficient-ils d’une aide financière et matérielle à laquelle nous, Anglais de souche victimes de la crise, n’avons pas droit ? »

Jamais dans The Old Oak, on n’évoque le Rassemblement national ou ses avatars britanniques, UKIP, le BNP, le BNF…. Mais jamais non plus une réponse convaincante n’est apportée à la question posée. Et c’est là que le bât blesse. Le questionnement politique ô combien pertinent soulevé par Loach se dissout dans une mélasse mielleuse. La gentillesse innée des protagonistes est la solution à tous les maux. Cette morale naïvement rousseauiste est cinématographiquement très efficace ; car elle est l’occasion de scènes profondément touchantes qui attendriront même les plus grincheux comme moi. Pour autant, si on s’astreint à un minimum de distance critique, force est de trouver à ce film un goût de trop-peu, un manque d’exigence, une tendance critiquable à préférer nous faire pleurer que réfléchir.

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Second Tour ☆☆☆☆

Sans passé politique, sans réputation sinon celle d’un économiste bardé de diplômes, Pierre-Henry Mercier (Albert Dupontel) est le candidat surprise à la prochaine élection présidentielle. Mademoiselle Pove (Cécile de France), placardée par sa chaîne pour son franc-parler, est chargée à la dernière minute de suivre sa campagne. Avec l’aide de son caméraman (Nicolas Marié), elle a tôt fait de découvrir que le candidat cache un secret.

J’adore Albert Dupontel, son tempo rebondissant, ses doux dingues. Son cinéma m’a tapé dans l’œil depuis son premier film, Bernie, en 1996. Adieu les cons est le film  de l’année 2020 que j’ai préféré et rien ne m’a fait tant plaisir que son succès public et la pluie de Césars qui l’a récompensé (meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur acteur, meilleur scénario original).

Aussi j’attendais avec beaucoup d’impatience son film suivant et étais tout faraud d’avoir déniché des places pour une avant-première. J’y ai retrouvé les mêmes ingrédients que dans ses films précédents : un sujet original, des acteurs euphorisants, Albert Dupontel en tête, quelques répliques qui font mouche et que la bande-annonce a la bonne idée de ne pas spoiler (Pagnol et ses sources m’a bien fait rire !).

La recette du succès des films de Dupontel repose dans un équilibre instable, dans une surenchère bluffante. Il s’en faut de peu pour que le navire prenne l’eau. Adieu les cons aurait pu être une navrante bluette. Second Tour hélas, à force de trop en faire, fait naufrage. La grinçante satire promise du monde politique et de ses compromissions se dévoie en brûlot populiste lesté de quelques idées écolo à la mode sur les néonicotinoïdes et le glyphosate. Son scénario lourdingue est ultra-prévisible. L’irritation gagne et l’emporte bientôt sur le rire.
On est d’autant plus déçu qu’on aimait Dupontel et qu’on attendait tellement de son nouveau film alléchant.

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L’air de la mer rend libre ★★☆☆

Sous la pression de ses parents, Saïd accepte de se marier avec Hadjira. Les deux mariés ont l’un et l’autre un lourd passif : lui est homosexuel qui n’a jamais eu le courage de faire son coming out, elle ne s’est jamais remise d’une liaison toxique avec un dealer qui l’a conduite jusqu’à la prison. Compte tenu de ces lourdes hypothèques, quel avenir pour leur couple ?

Je suis allé voir à reculons L’air de la mer rend libre ; car j’avais le pressentiment, très présomptueux, d’en connaître à l’avance le déroulement et le point d’arrivée. Ce pressentiment n’a pas été démenti. Comment un tel scénario peut-il en effet se dénouer ? On n’imagine pas les deux époux au bout de quelques mois faire le constat de leurs différences et se séparer pas plus qu’on ne conçoit qu’ils s’apprivoisent lentement et construisent ensemble un couple solide. La première option tournerait court et la seconde serait chargée d’une homophobie intenable.

Pour autant, aussi peu surprenant soit-il, L’air de la mer rend libre m’a plu. La raison en est dans la maîtrise de sa mise en scène et dans sa direction d’acteurs. Nadir Moknèche n’est pas né de la dernière pluie. Depuis plus de vingt ans, ce réalisateur chevronné joue à saute-moutons sur les deux côtés de la Méditerranée et raconte la difficulté d’être Algérien, qu’on vive en France ou en Algérie (Le Harem de Madame Osmane, Viva Laldjérie, Délice Paloma…).

Il retrouve Lubna Azabal, qui tourna dans ses deux précédents films, et lui adjoint les valeurs sûres que sont Zinedine Soualem et Saadia Bentaïeb pour interpréter les parents des jeunes mariés. Hidjara est interprétée par Kenzia Fortas, César du meilleur espoir féminin 2019 pour Shéhérazade. Pour cicatriser une blessure de cœur elle se jette à corps perdu dans la religion. Sexy en diable, dans le rôle de Saïd, Youssouf Abi-ayad a fait ses armes au théâtre, à Strasbourg, sous la direction de Christophe Honoré ou de Thomas Jolly, avant de créer sa propre troupe. Le casting commet toutefois une erreur de carre avec Zahia Dehar dont la célébrité sulfureuse pour son implication dans l’affaire Ribéry autant que la poitrine généreuse éclipsent encore ses talents d’actrice.

L’air de la mer rend libre suit donc lentement un chemin tracé d’avance. Mais il le fait avec tant de charme et de délicatesse qu’on lui pardonne volontiers son manque de surprise. Autre originalité bienvenue : il nous fait découvrir, loin des clichés touristiques, Rennes, la capitale bretonne qui, à ma connaissance, n’avait guère servi de décor à un film.

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De la conquête ★☆☆☆

Née en 1952, scripte pour Bresson, monteuse pour Depardon et Goupil, Françoise, alias Franssou, Prenant,  a passé une partie de son adolescence en Algérie où ses parents « pieds-rouges » s’étaient engagés après l’indépendance. À sa patrie de cœur, elle a déjà consacré un premier documentaire en 2012.

Le second est d’une grande exigence. Son titre élégant, qui emprunte aux essais latinisants des siècles passés (De Natura Rerum, De l’horrible danger de la lecture, De la démocratie en Amérique…), en annonce la couleur : il s’agira de mettre en images des textes relatifs à la conquête de l’Algérie par la France entre 1840 et 1848.

Ces textes, lus en voix off par des acteurs ou des historiens, ont été écrits par les acteurs de cette conquête, les militaires français à la tête des troupes d’occupation ou les Algériens qui ont essayé de leur résister, ou par d’éminents commentateurs de l’époque (Hugo, Renan, Tocqueville…). Ils sont tour à tour d’un cynisme révoltant, quand ils décrivent avec complaisance les exactions commises, ou d’une remarquable lucidité quand ils dénoncent la barbarie des conquérants et leur cynisme (« Les pauvres diables se souviendront de notre visite. Que veux-tu, nous leur apportons les lumières, seulement nous leur faisons payer la chandelle un peu cher. »).

De la conquête souffre hélas de deux défauts rédhibitoires. Le premier est que les textes lus ne sont pas sourcés. Il faut attendre le générique de fin pour en connaître sinon la source du moins l’auteur. Si bien que leur longue récitation devient vite une psalmodie répétitive et soporifique, aussi divers que soient les timbres de voix des récitants.
Le second est que les images glanées par Franssou Prenant d’un Alger ensoleillé et contemporain dont on comprend qu’elles montrent la résilience d’un peuple qui a su survivre à cette conquête et conserver malgré tout son âme, n’ont aucun rapport avec les textes lus qui s’y superposent. Le résultat, schizophrène, est d’abord déroutant. Il devient vite lassant. C’est d’autant plus dommage que le sujet s’annonçait passionnant.

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La Fiancée du poète ★☆☆☆

Cabossée par la vie, Mireille (Yolande Moreau) hérite de ses parents une grande bâtisse sur les bords de la Meuse. Pour l’entretenir, elle suit les conseils avisés que lui prodigue un curé fantasque (William Sheller), en met en location les chambres et y accueille bientôt trois lascars : un jeune peintre très doué (Thomas Guy), le jardinier municipal en pleine instance de divorce (Gregory Gadebois) et un chanteur de country (Esteban). Un quatrième locataire les rejoindra bientôt (Sergi Lopez) qui fut jadis l’amour de jeunesse de Mireille.

Yolande Moreau a soixante-dix ans passés. Mais elle a toujours douze ans dans sa tête. Elle instille à tous ses films, qu’elle les tourne, comme celui-ci qui est son troisième derrière la caméra, ou qu’elle y joue comme celui-ci qui est son soixante-quatorzième devant, un parfum unique, mélange de poésie, d’humour absurde, de mélancolie douce et de douceur enfantine.

Tous ceux qui aiment son univers la retrouveront, identique à elle-même. Son motif tient en peu de mots : c’est l’histoire d’une femme au crépuscule de sa vie qui, pour rompre la solitude qui la hante, rassemble autour d’elle des paumés qui lui ressemblent. Le thème qui la sous-tend est aussi ténu : nos vies sont tissées de mensonges plus ou moins graves. Le peintre talentueux va s’avérer être un faussaire redoutable ; le jardinier municipal se travestit la nuit tombée ; Elvis, le chanteur de country, est en fait un immigré turc en mal de régularisation ; quant au fiancé de Mireille, c’est un banal plombier et non un brillant poète comme il avait prétendu l’être pour la séduire.

La Fiancée du poète est un film plaisant. Ne pas lui reconnaître cette qualité serait malhonnête. Mais c’est aussi un film gentillet et sans surprise. La Fiancée du poète sort la même semaine que Le Consentement dont j’ai fait la critique il y a quelques jours. Un lecteur m’avait laissé le commentaire suivant : « Je n’ai pas envie de voir Le Consentement, trop traumatisant. Je lui ai préféré La Fiancée du poète, tendre et drôle ». Tous les goûts sont dans la nature…

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Anselm ★★★☆

Anselm Kiefer est peut-être l’un des plus grands peintres allemands contemporains. J’avoue l’avoir découvert tardivement, l’an dernier, au Grand Palais Éphémère sur le Champ-de-Mars. J’en ai gardé un souvenir inoubliable. Wim Wenders, qui connut très jeune le succès pour ses premiers films (L’Ami américain, Paris, Texas, Les Ailes du désir…) avant d’abandonner le terrain de la fiction pour celui du documentaire (Buena Vista Social Club, Pina, Le Sel de la terre…) reste peut-être le plus grand réalisateur allemand contemporain.
La rencontre de ces deux monstres sacrés ne pouvait qu’être fascinante.

Wim Wenders utilise le même procédé que celui qu’il avait utilisé il y a une dizaine d’années pour filmer les chorégraphies de Pina Bausch : la 3D. J’ai pris un plaisir régressif à retrouver au fond d’un tiroir les lunettes que j’avais achetées pour aller voir Avatar en 2010 et à les chausser. Mais je ne suis pas totalement convaincu de l’utilité de cette technologie qui se justifiait peut-être pour filmer un ballet mais pas nécessairement une peinture : un ballet est un spectacle vivant dans lequel la caméra 3D permet de s’immerger alors que la peinture, aussi monumentale et réussie soit-elle, reste une œuvre inerte et bi-dimensionnelle.

Pour autant, le documentaire de Wim Wenders n’est pas sans intérêt qui éclaire les toiles écrasantes du peintre allemand en rappelant les sources de son inspiration, notamment les ruines de la nation allemande dans lesquelles il est né en 1945. C’est là que le documentaire s’avère un médium particulièrement bien adapté pour pénétrer l’œuvre d’un peintre en nous la faisant comprendre.

Wim Wenders est un trop grand réalisateur pour mener banalement cette entreprise. Certes il a recours à quelques documents d’archives, où l’on découvre le jeune Kiefer – et sa déroutante coiffure. Mais le plus intéressant sont les images filmées aujourd’hui, dans sa résidence du Sud de la France, qui, compte tenu de la taille de ses toiles, ressemble plus à un hangar aéronautique qu’à l’atelier d’un peintre. On y voit cet homme, étonnamment ingambe pour son âge, manier le couteau ou même le lance-flammes pour donner à ses toiles leur texture si caractéristique, à laquelle on reconnaît immédiatement leur auteur.

Les fans d’Anselm Kieffer n’auront pas attendu ma critique pour courir voir ce documentaire. Je conseille à tous les autres, ceux qui ne le connaissent pas mais sont curieux d’art contemporain, de faire de même.

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Une année difficile ★★☆☆

Albert (Pio Marmaï) et Bruno (Jonathan Cohen) ont les poches trouées, des dettes en pagaille et une montagne de problèmes que leur inépuisable jovialité ne suffit plus à régler. Leur chemin croise par hasard celui  de Cactus (Noémie Merlant). À la tête d’une bande de jeunes activistes écolos, elle multiplie les coups de force pour sensibiliser l’opinion publique aux dangers de la surconsommation et du dérèglement climatique. Autant de préoccupations qui a priori n’émeuvent guère les deux trentenaires goguenards.

Le duo le plus successful du cinéma français est de retour. Après Intouchables, Le Sens de la fête et Hors normes, il signe une nouvelle comédie qui, comme les précédentes, prend le parti du rire pour traiter d’un sujet sérieux. Un sujet ou plutôt deux ici qu’il percute : la fin du mois et la fin du monde.
Cette percussion, qui recoupe un fossé entre deux générations, celle des millenials et de la génération X, est intelligente car les deux sujets peuvent s’opposer : peut-on « en même temps » lutter contre la fin du monde, en réformant nos modes de consommation, sans mettre en péril la fin du mois ? Ou pour le dire autrement, l’éco-anxiété est-elle un luxe d’enfants de riches, qui ont les moyens d’acheter bio, alors que les masses prolétaires ont d’autres priorités hélas plus urgentes à traiter avant de se soucier de ces questions de long terme ? Le sujet opposerait donc non seulement les générations mais aussi les classes sociales.

Ces questions sont passionnantes. Toledano & Nakache le savent mais choisissent de ne pas les traiter de front, de peur de lester leur film de trop de gravité. Ils font le choix revendiqué de la légèreté, de l’humour, de la blagounette sinon du cabotinage. Ils sont tellement doués dans leur écriture qu’ils s’en sortent haut la main. Ils sont considérablement aidés par les incroyables show-men que sont Pio Marmaï et Jonathan Cohen, dont on se demande comment ils ont réussi à tourner certaines scènes en gardant leur sérieux.

Dès la première, on est happé. Je me souviens de la première scène de Hors normes qui avait, avec la même efficacité, réussi à me scotcher. Jusqu’à la dernière, sacrément bluffante, dont on se demande avec quel artifice elle a été tournée (la réponse est : à 6 heures du matin), on est conquis. On passe un excellent moment. Et on applaudit à tout rompre au générique de fin.

Mais, avec le recul, quand on a laissé le film infuser, on modère son enthousiasme. On le trouve moins convaincant. On reproche aux réalisateurs une certaine lâcheté, sinon de l’hypocrisie, à vouloir traiter ces sujets brûlants sans vouloir trop se mouiller. Pour être tout à fait honnête, on leur aurait aussi peut-être reproché leur militantisme s’ils avaient pris un parti trop affirmé. Si l’on était militant, on pourrait même trouver blessante la façon dont ils se moquent des jeunes écolos du film. Un peu comme à Thomas Lilti dans son dernier film sur l’Education nationale, on fait grief à ces deux réalisateurs sacrément roués d’avoir appliqué la même recette que celle qui avait fait précédemment leur succès.

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Le Ravissement ★☆☆☆

Lydia (Hafsia Herzi) est sage-femme. Coupée de sa famille, fraîchement séparée de l’homme avec qui elle vivait depuis deux ans, elle a pour seule amie Salomé (Nina Meurisse) qui, le soir de son anniversaire, découvre qu’elle est enceinte. Lydia va accompagner Salomé pendant toute sa grossesse, présider à son accouchement et s’attacher avec une force irrépressible à sa fille, Esmée. Lorsque Lydia recroise Milos, un conducteur de bus avec lequel elle avait eu neuf mois plus tôt, une brève idylle, un quiproquo la conduit à présenter le bébé comme sa propre fille.

J’ai lu beaucoup de critiques très positives du Ravissement, dans la presse ou chez mes amis. Hélas je ne les partage pas. Pour quatre raisons.

La première est son titre prétentieusement durassien, qui louche du côté du Ravissement de Lol V. Stein et qui ne s’en cache pas. Télérama en pâmoison l’évoque dès l’entame de la critique de Jacques Morice : « Ouvert au double sens, voilà un titre séduisant. Le ravissement comme extase ou comme rapt ? ».

La deuxième est l’envahissante voix off d’Alexis Manenti qui leste l’histoire d’un inutile surplomb et en révèle, dès les premières scènes, l’issue et le procès qui viendra la clore, tuant dans l’oeuf tout suspense.

La troisième est l’interprétation de Hafsia Herzi, que je n’ai jamais aimée, dont je trouve le jeu et l’élocution monocordes et à laquelle je reproche depuis quinze ans et sa révélation dans La Graine et le Mulet d’avoir pour seul atout sa longue chevelure de jais.

La quatrième et la principale est son scénario. Le rapt d’enfant n’est pas un sujet nouveau. Plusieurs films s’en sont emparés depuis La Main sur le berceau un nanar des 90ies qui pourrait revendiquer le titre de plus mauvais film de l’histoire (avec Rebecca De Mornay, une star en devenir qui ne l’est jamais devenue) ou, plus subtilement, Karin Viard dans Chanson douce, l’adaptation poignante du prix Goncourt 2016 de Leïla Slimani. Dans un registre très proche j’ai un souvenir glaçant de l’interprétation d’Emilie Dequenne dans À perdre la raison de Joachim Lafosse.
Outre que le sujet n’est guère novateur, le problème ici, de mon point de vue, est qu’il n’est guère crédible. Je n’ai pas cru une seule seconde à cette histoire, au personnage de Lydia et à l’amitié qui la lie à Salomé à laquelle elle ne dit rien de ses histoires de cœur, et surtout à celui de Milos qui se laisserait convaincre d’être le père d’une enfant qui n’est pas la sienne.

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Le Consentement ★★★☆

Vanessa Springora avait treize ans à peine quand elle rencontra Gabriel Matzneff en 1986. L’année d’après, alors qu’il avait plus du triple de son âge, il en fit sa maîtresse et l’héroïne impuissante de son Journal. Trente ans plus tard, pour exorciser ses vieux démons, la jeune femme, devenue éditrice, décida à son tour de raconter cette histoire.

En janvier 2020, précédé par un parfum de scandale, Le Consentement de Vanessa Springora eut le succès qu’on sait. Elle y racontait l’emprise dont elle fut la victime à un âge où le consentement ne saurait être donné librement, dans un état de faiblesse dont son amant joua et abusa, avec la complicité tacite de la mère de Vanessa et d’un milieu littéraire et bourgeois aveuglé par les idéaux libertaires de Mai 68.

Quand j’ai appris, il y a quelques semaines, que Le Consentement serait porté à l’écran, j’ai été surpris, choqué, intrigué. Surpris, je n’aurais pas dû l’être ; car hélas il est désormais peu de best-sellers qui ne connaissent, dans les mois ou les années qui suivent, leur adaptation à l’écran, pariant sur le succès qu’elle récoltera auprès d’une foule de lecteurs conquis par avance. Choqué, il y avait en revanche de quoi l’être tant le sujet du Consentement était sulfureux et sa mise en image malaisante : la commission de classification l’a d’ailleurs interdit aux moins de douze ans, assortissant son avis d’un avertissement bâclé – « La complexité du film et la brutalité de certaines scènes à caractère sexuel sont susceptibles de heurter la sensibilité d’une jeune public non averti et non accompagné » – ce qui témoigne de ses hésitations à une interdiction plus sévère, qui n’aurait pas été injustifiée : peut-on sérieusement envisager de montrer ce film à des adolescents entre douze et seize ans ? Intrigué enfin de la façon dont la réalisatrice et ses acteurs relèveraient ce défi impossible.

Fallait-il mettre Le Consentement en images ? Le témoignage autobiographique de Vanessa Springora ne se suffisait-il pas à lui-même ? Quel était l’effet recherché, sinon celui de faire de l’argent sur un sujet malaisant, ou un voyeurisme malsain ? La présence de Vanessa Springora elle-même à l’affiche, qui a collaboré au scénario, est rassurante. C’est le signe que son livre ne lui a pas échappé, qu’elle a eu son mot à dire sur son adaptation. Mais c’est surtout la qualité de la réalisation et de l’interprétation qui ont achevé de me convaincre.

J’ai mis pourtant cinq jours à aller le voir, au point d’être incapable pendant ces cinq jours-là de mettre les pieds dans une salle de cinéma. Je savais que Le Consentement serait le film de la semaine, sinon du mois ; je savais que j’irais le voir puisque je professe, à tort ou à raison, d’aller tout voir ; je savais que ce film, qu’il me plaise ou non, si tant est que ce verbe là soit le plus adapté, susciterait un débat. Mais, tel le cheval devant l’obstacle, je renâclais, perturbé d’avance par l’effet qu’il me ferait.

Tout compte fait, je suis content d’avoir franchi l’obstacle. J’ai aimé ce film. Et je le recommande.
Mais j’accompagnerai cette recommandation de nombreuses réserves.

La principale bien sûr est le sujet du film. La pédophilie est récemment devenue le mal absolu. Celle qui est décrite ici est la plus pernicieuse qui soit, qui se cherche, comme Matzneff l’a fait dans toute son oeuvre, sa justification dans la liberté de vivre sa vie à rebours de toute morale et dans la liberté de créer. Celle surtout qui abuse de la crédulité d’une enfant qui vit avec une force inédite la toute-puissance d’un premier amour que tout emporte. La scène du film qui m’a le plus marqué n’est pas en effet celle que l’on pourrait penser, presqu’insoutenable, de la défloration de Vanessa, mais celle qui la précède, celle où la jeune fille, étouffant de timidité et du manque de confiance en elle, explose de bonheur en lisant les lettres d’amour enflammées qui lui sont adressées. Tout en elle s’ouvre et s’éveille, sinon son corps et sa sexualité encore  trop timides : elle, si réservée, mais si sensible, se sent enfin regardée et élue et tombe follement amoureuse d’un homme dont la maturité, la renommée et la sensibilité la fascinent et l’enthousiasment.

Vanessa n’a pas conscience d’être la proie d’un prédateur. L’interprétation glaçante qu’en fait Jean-Paul Rouve ne laisse place à aucune ambiguïté. C’est le principal reproche que je lui ferais après avoir salué le culot – je ne sais pas s’il faut parler de courage – d’accepter un tel rôle. Matzneff, joué par Rouve, est un être odieux, égocentrique, menteur, manipulateur. Les promesses mielleuses dont il couvre la jeune Vanessa sont les paravents transparents de la sexualité la plus brutale et la plus humiliante. On n’oubliera pas de sitôt sa calvitie, son torse épilé, ses mains couvertes de bagues et son élégance décalée.

La dernière scène, où apparaît Elodie Bouchez, clôt le film et lui donne tout son sens – comme celle, après trois mille pages, de La Recherche. Le Consentement nous apparaît alors pour ce qu’il est : l’histoire d’un livre sur le point de s’écrire, d’un livre dont l’écriture prendra à son propre piège son héros écrivain autant qu’il libèrera trente ans après les faits sa victime innocente.

Il est difficile d’émettre une voix dissidente sur un sujet pareil. Je m’y essaierai néanmoins à mes risques et périls. J’adresserai au Consentement deux reproches. Le premier est de faire, à la place de la Justice, le procès d’un homme. On me répondra, à raison, deux choses. La première est que Matzneff est un être haïssable et indéfendable, qui s’est non seulement rendu coupable de crimes condamnables mais les a reconnus dans ses écrits et, pire, en a fait l’ignoble apologie. On me rétorquera aussi, même si ce point est moins incontestable que le premier, que, les faits étant prescrits, la Justice n’a pu faire son oeuvre et que la littérature et le cinéma sont en droit de réparer ce déni.

Le second reproche que j’adresserai au Consentement est d’être un film fermé. Je m’explique. Le Consentement décrit, avec une précision chirurgicale, l’emprise monstrueuse d’un homme mûr sur une adolescente. Il raconte cette manipulation et montre frontalement les actes sexuels commis par ce pédophile sur cette enfant. Gabriel Matzneff y est évidemment coupable ; Vanessa Springora en est l’évidente victime. On me rétorquera que les films sur la Shoah mettent eux aussi en présence des nazis évidemment coupables de la pire barbarie et des victimes juives évidemment innocentes. Sauf que La Liste Schindler, par exemple, a pour héros un homme confronté à un choix : celui de se taire ou d’agir. Ici, c’est vrai, Vanessa Springora décide de ne plus se taire, prend la plume et dénonce son prédateur. Ce courage donne naissance à ce livre, permet à son auteure de se réapproprier son histoire, kidnappée par Matzneff dans ses livres, et témoigne pour toutes les autres victimes muettes d’actes similaires. Mais, son sujet n’en reste pas moins fermé. Le Consentement ne soulève aucune question, aucun débat. Ni sur le « consentement », qui est pourtant le titre du film – comment une enfant de quatorze ans pourrait-elle consentir aux abus sexuels dont elle est la victime ? – ni sur la pédophilie unanimement odieuse et répréhensible.

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