Sous le tapis ★★☆☆

Odile (Ariane Ascaride) est une grand-mère épanouie qui s’apprête à accueillir avec Jean, son mari, dans leur belle résidence familiale leurs deux enfants, leurs conjoints et leurs petits-enfants venus comme chaque année fêter son anniversaire. Mais, dans l’après-midi qui précède le début des festivités, Jean s’effondre, tué net par une crise cardiaque. Prise de panique, en plein déni, Odile préfère cacher le corps de son mari sous son lit et profiter avec les siens d’une dernière fête.

Dans un programme bien chargé (Sous le tapis est sorti le même jour que Barbie et Oppenheimer), j’ai bien failli passer à côté du premier film de Camille Japy, actrice discrète qui, la cinquantaine venue, passe derrière la caméra pour son premier long après un court, Petites filles, où une femme refusait d’enterrer sa mère. J’avais l’impression, après en avoir vu la bande annonce, de connaître par avance tous les rebondissements de ce que je considérais à tort comme un petit film français sans surprise.

Je me trompais à moitié. Certes, Sous le tapis est un film sage qui ne révolutionnera pas le cinéma. Si on a raté sa sortie en salles, on pourra sans préjudice le voir sur son portable ou sur sa TV un dimanche pluvieux (je n’ose pas écrire un dimanche d’hiver car la pluie, cet été, à Paris est devenu monnaie courante). Mais c’est néanmoins un film doublement attachant.

Attachant par son casting. Ariane Ascaride – que j’aime beaucoup quand Robert Guédiguian ne la dirige pas – y incarne la grand-mère parfaite que tous les petits-enfants aimeraient avoir mais qui, pour autant, laisse émerger des secrets que le scénario dévoilera peu à peu. Thomas Scimeca et Marilou Aussiloux jouent un couple baba cool, plus occupé à se bécoter (c’est une façon très élégante de sous-entendre des rapprochements plus charnels) et à fumer des joints qu’à pleurer le défunt, mais dont la réaction s’avèrera tout bien considéré la plus saine de toutes. Mais, comme toujours, c’est pour moi Bérénice Béjo qui écrase la concurrence dans un rôle pourtant ingrat de fille aînée, incarnation de l’autorité, et qui plus est lestée d’un boloss obnubilé par le vélo.

Attachant aussi par son scénario. Certes, on passe par toutes les étapes promises par la bande-annonce : la dissimulation du cadavre par Odile puis sa découverte par ses enfants effondrés par le décès de leur père et médusés par le déni dans lequel s’enfonce leur mère. Mais le scénario n’en reste pas là. Il a encore dans sa seconde moitié quelques belles idées et notamment celle d’une révélation que je n’avais pas vu venir (j’en imaginais une autre) et qui m’a fait monter les larmes aux yeux.

La bande-annonce

Les damnés ne pleurent pas ★☆☆☆

Fatima-Zahra (Aicha Tebbae) vit de ses charmes. Son activité l’oblige à se déplacer d’une ville à  l’autre au gré des rencontres qu’elle y fait et des revers de fortune qu’elle y subit. Son fils Sélim (Abdellah El Hajjouji), dix-sept ans, l’accompagne dans toutes ses pérégrinations. Lorsqu’il découvre la réalité sur sa naissance et l’origine des revenus de sa mère, le duo manque se séparer et part s’installer à Tanger. Sélim trouve un travail chez un Français homosexuel (Antoine Reinartz) qui l’emploie comme homme à tout faire dans son riad. Fatima-Zahra, après avoir un temps essayé d’occuper un emploi ouvrier dans une usine textile, espère enfin se marier avec un conducteur de car.

Une semaine seulement après Les Meutes, la sortie des Damnés… démontre, s’il en était besoin, la belle vitalité du cinéma marocain. Ses deux héros ne sont guère mieux lotis que le père et les fils des Meutes. Le milieu dont ils viennent n’est probablement pas moins misérable. Mais Les Damnés… (un qualificatif peut-être impropre, « vagabonds », « misérables », « gueux », « indigents » aurait été plus approprié) n’est pas un film noir, pas un polar qui nous plonge dans les bas-fonds nocturnes de Casablanca ; c’est un film diurne sous le grand soleil de Tanger.

Il dresse le portrait de deux Marocains, une femme d’âge mûr, mi-maman mi-putain, et un tout jeune homme à l’orée de la vie. Ni l’un ni l’autre ne sont très sympathiques. Ni l’un ni l’autre ne font preuve, dans les choix qu’ils font, de beaucoup de bon sens ou d’intelligence. On pourrait en faire le reproche au réalisateur ; on pourrait aussi l’en féliciter.

Au-delà de ces deux portraits, c’est le lien qui les unit qui constitue sans doute le nœud du film. Mais par la faute de la piètre interprétation de ses deux acteurs, ce nœud peine à s’incarner. L’amour maternel de Fatima-Zahra ne s’exprime guère ; l’amour filial de Selim n’est guère plus explicite.

La partie la plus intéressante du film, de mon point de vue, est le tableau qu’il dresse des relations avec les étrangers, ces riches Européens à la fois si proches et si différents, si attirants et si repoussants. Travailler avec eux est, pour un Marocain sans le sou, la promesse d’un revenu stable et élevé ; mais c’est aussi, comme pour Sélim, le risque de se brûler les ailes.

La bande-annonce

The Wastetown ★★☆☆

Bermani, la trentaine, se présente à l’entrée d’une casse automobile, perdue au milieu d’une plaine déserte battue par le vent. Elle sort de prison où elle vient de passer dix années pour le meurtre de son mari. Elle cherche son fils dont elle a accouché en prison. Dans les trois jours que durent le film, elle tentera d’obtenir sur lui des informations du gardien de la casse, de son directeur et de son beau-frère, qui fut avant son mariage amoureux d’elle et qui est suspecté de l’avoir aidée à tuer son mari.

Le dispositif de The Wastetown emprunte au théâtre. Il se passe dans un lieu unique : une décharge filmée en noir et blanc aux airs de fin du monde. Il réunit à peine une poignée d’acteurs : j’en ai compté sept seulement. Il est scandé en trois actes, en autant de journées qui chacune, s’achève et commence pour l’héroïne par le même rituel dont on comprendra progressivement le sens sans pour autant qu’il nous soit jamais entièrement explicité.

The Wastetown a les défauts de ses qualités. C’est un film lent, pesant, qui use et abuse des mêmes dispositifs répétitifs. Si on ne se laisse pas hypnotiser, on risque au bout d’une heure de céder à l’ennui voire au sommeil. Mais ces défauts sont éclipsés par la dernière scène du film. Une scène glaçante et immédiatement culte qu’on n’oubliera pas de sitôt.

La bande-annonce

Blanquita ★★★☆

Le père Manuel Cura dirige au Chili un foyer où il accueille des adolescents en rupture de ban. Parmi eux, Carlo, quatorze ans, dit avoir été victime d’un réseau de pédocriminels contre lequel une enquête judicaire est en cours. Mais l’adolescent est trop fragile pour témoigner. Blanca, surnommée Blanquita, une ancienne pensionnaire du foyer, qui l’a quitté quand elle avait quatorze ans et qui y est revenue avec le bébé qu’elle a eu entretemps, témoigne à son tour des mêmes faits.

J’ai bien failli rater ce petit film chilien sorti au cœur de l’été sans aucune publicité dans trois salles parisiennes à peine. C’est sa bande-annonce, aperçue sur le Net, qui m’a donné envie d’aller y jeter un œil. Bien m’en a pris !

Car Blanquita est un film qui, avec une admirable sobriété, pose des questions diablement intelligentes.

La première, qui occupe la première moitié du film, concerne la véracité du témoignage de la jeune fille. A-t-elle été réellement victime des violences qu’elle prétend avoir subies ? Ou produit-elle un faux témoignage pour que les hommes qui ont brutalisé Carlo soient inculpés ?

Si Blanquita se résumait à ce questionnement là, son intérêt serait assez limité. C’est à ce stade, au risque d’un divulgâchage qu’on pourrait me reprocher – mais que commettent sans vergogne la plupart des critiques du film – qu’il faut révéler ce que les lecteurs les plus perspicaces ont déjà pressenti : Blanquita ment, avec la complicité et le soutien du père Manuel. Elle le fait pour la bonne cause : l’un et l’autre ont acquis la conviction de la véracité du témoignage de Carlo et de la culpabilité des hommes qu’il accuse, notamment le puissant sénateur Enrique Vázquez. Comment sinon connaîtrait-il son asymétrie testiculaire et la pigmentation de son pénis ?

Ainsi est posé le dilemme sur lequel le film est bâti : un faux témoignage peut-il être invoqué au service de la vérité ? un accusé peut-il être condamné par une menteuse ?
Blanquita a l’immense avantage de ne pas trancher la question. Il laisse à son héroïne une part d’ambiguïté. Il ne lui donne ni raison ni tort. Il s’inspire de faits bien réels survenus au Chili au début des années 2000. Le démantèlement d’un réseau de pédocriminalité avait conduit à la mise en cause de trois sénateurs. Une jeune femme de vingt ans avait déposé contre eux avant que la révélation de son faux témoignage ne conduise à son emprisonnement.

On pourrait, comme le fait Frédéric Strauss dans Télérama, reprocher à Blanquita de participer à un mouvement sournois de décrédibilisation de la parole de la victime dont on sait depuis #MeToo combien il faut l’écouter et la respecter. Ce serait se tromper sur le sens et la portée de ce film. Le réalisateur Fernando Guzzoni s’en est expliqué : son propos n’est pas de jeter un doute sur la parole des victimes, mais de montrer les dilemmes auxquels mène parfois la manifestation de la vérité au cours d’une enquête judiciaire.

La bande-annonce

Les Tournesols sauvages ★☆☆☆

Julia a vingt-deux ans et deux jeunes enfants qu’elle couve de toute la tendresse maternelle dont elle est capable. Elle poursuit des études pour devenir infirmière mais fait pour le moment le ménage dans un grand hôtel. Elle peut compter sur son père et sur sa sœur pour l’aider. Mais, éternelle amoureuse, elle ne peut pas vivre sans compagnon.

La bande-annonce alléchante des Tournesols sauvages annonçait l’histoire d’une jeune Catalane rayonnante écartelée entre plusieurs hommes et passant de l’un à l’autre à la recherche du Prince charmant. Le film est en fait différent et plus grave que je ne l’escomptais. Il est organisé en trois parties chacune centrée sur les trois hommes qui se succèdent dans la vie de Julia : Oscar, le beau culturiste au tempérament explosif ; Marcos, le père de ses enfants, son amour de lycée, qui travaille désormais à Meilila, une enclave espagnole au Maroc et Alex, un voisin avec lequel elle trouvera peut-être la sérénité qui lui était jusqu’alors refusée.

À en croire son réalisateur, Jaime Rosales, Les Tournesols sauvages est un film radicalement féministe qui met en scène une fille ultra-contemporaine (Anna Castillo a la beauté et l’énergie d’une jeune Penelope Cruz) confrontée à trois types de masculinité toxique : l’homme violent, l’homme défaillant, l’homme sirupeux. Dont acte. Mais c’est d’un féminisme paradoxal qu’il s’agit où son incarnation ne vit et ne se définit que dans son rapport aux hommes, comme si Julia était incapable de vivre sans eux, comme ces tournesols, rivés au sol, dont la survie dépend de la source de lumière vers lesquels ils s’inclinent. Plus radical (et convaincant ?) aurait été son propos si Les Tournesols sauvages s’était conclu autrement que par sa fin gnangnan, pâle copie d’une publicité pour un site de rencontres.

La bande-annonce

Oppenheimer ★★★☆

Avant d’être un biopic du « père de la bombe atomique », Oppenheimer est un film de Christopher Nolan, le onzième après des chefs-d’œuvre tels que Memento, Inception, Interstellar ou Dunkerque, où la patte du maître, ses tics et ses tocs sont reconnaissables au premier coup d’œil.

Parmi ses tics, Nolan aime déconstruire son récit en en rompant la linéarité. C’est le cas de ce biopic, sans vrai début ni fin, qui joue à saute-mouton avec la chronologie. La meilleure façon de le décrire est d’imaginer une boule de billard venant en percuter une autre qui ira en percuter une suivante puis une troisième.

La première boule de billard mue par la queue du démiurge Nolan, c’est l’histoire, classiquement racontée de la vie de Oppenheimer : ses études en Europe (à l’époque où, dans un cosmopolitisme et un multilinguisme qui se sont perdus les étudiants américains venaient dans le Vieux continent pour s’y éduquer), à Cambridge, à Leiden, à Göttingen, son retour aux États-Unis où il crée à Berkeley un département de physique théorique et met en lumière les conséquences apocalyptiques de la fusion de l’atome, jusqu’à son recrutement en 1943 pour diriger le projet Manhattan et construire au milieu du désert du Nouveau-Mexique à Los Alamos les deux bombes atomiques larguées à Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945.
La seconde, neuf ans plus tard, c’est la réunion de la commission administrative qui, en plein maccarthysme, va lui retirer son habilitation en raison de sa sympathie pour les idées communistes et de ses liens suspectés avec des espions soviétiques.
La troisième enfin dont on finira par comprendre les liens avec les deux précédentes, c’est la confirmation par le Sénat en 1959 de Lewis Strauss, l’ancien président de la Commission de l’énergie atomique, au poste de ministre du commerce dans l’administration de Eisenhower.

L’ensemble dure trois heures et s’avère un spectacle éprouvant dont on sort laminé. Car chaque seconde d’un film de Nolan se veut un sommet unique d’émotion et d’explosion. Chaque plan est souligné d’une musique envahissante et souvent superfétatoire. Au bout de trois heures d’un tel traitement on crie au génie ou au supplice. Voir un film de Nolan, c’est un peu comme lire un essai touffu dont chaque ligne aurait été stabilobossée.

Mais, si l’on passe par-dessus ces affèteries de fils prodige du cinématographe, force est de reconnaître l’immense talent de Christopher Nolan pour faire de son film une histoire haletante, sans temps mort – même si l’explosion de Trinity aux trois quarts du film constitue un climax après lequel il est difficile de rebondir – et un spectacle d’une beauté plastique étonnante – même si on peut émettre quelques réserves sur quelques séquences oniriques très « malickiennes ».

À l’heure du soi-disant nivellement par le bas par une culture hollywoodienne de masse, Nolan ne se moque pas du spectateur. Au contraire, il fait le pari sacrément culotté de son endurance – qui aujourd’hui est capable de rester trois heures de temps sans checker ses messages ? – et de son intelligence. Certes les docteurs en physique nucléaire (poke Raphaël T.) y trouveront à redire qui trouveront que les mécanismes de la fusion et de la fission sont caricaturalement exposés. Certes ceux des relations internationales (poke moi) estimeront bien simplistes l’opposition entre les bellicistes à tous crins, Folamours partisans de la course aux armements, et les pacifistes en faveur de leur limitation.

Mais pour autant Oppenheimer reste un spectacle hors norme, éreintant mais aussi enthousiasmant, qui dépasse de la tête et des épaules le tout-venant et qui laissera une marque durable chez ses spectateurs et dans l’histoire du cinéma.

La bande-annonce

Sabotage ★☆☆☆

Huit personnages se retrouvent dans l’ouest du Texas pour y saboter un pipe-line. Chacun a ses raisons qu’une série de flashbacks va éclairer.

Sabotage se veut l’adaptation de l’essai théorique  How to Blow Up a Pipeline : Learning to Fight in a World on Fire du militant marxiste et anticapitaliste suédois Andreas Malm,. Partisan de la désobéissance civile, il y fait le constat de l’échec des actions non violentes pour lutter contre le réchauffement climatique et y défend une radicalisation de la lutte voire un recours à la violence contre les biens à l’exception de toute violence contre les personnes.

Sabotage n’est nullement un documentaire théorique mais un vrai thriller qui emprunte aux canons du film de genre, ici le film de braquage pour mettre en scène, en l’espace de quelques heures, les préparatifs du sabotage et son exécution. Le dispositif est sacrément efficace qui alterne la narration en temps quasi-réel de l’opération et des flashbacks qui présentent alternativement chacun des protagonistes et éclairent leurs motivations.

Sabotage n’en pose pas moins un problème éthique délicat. Ce film ne prend aucune distance avec l’idéologie qui y est prônée. Au contraire, il s’en réclame. Cette idéologie reconnaît, comme le fait Andreas Malm dans ses écrits, la légitimité du recours à la violence mais lui oppose des limites très strictes. Le plus dérangeant est ailleurs, que résume le slogan du film : « If the law will not punish you, then we will » (Si la loi ne vous punit, alors nous vous punirons »).

Contester l’ordre établi n’est pas un crime. C’est au contraire un droit que toute démocratie saine doit activement défendre, dès lors que cette contestation s’exprime selon les procédures prévues (le droit d’expression d’une opinion dissidente, le droit de réunion, le droit de manifestation, le droit d’accès à un tribunal et le droit d’y voir sa cause jugée dans un procès équitable…). À ce titre, les activistes climatiques sont dans leur droit en s’exprimant pour des mesures plus ambitieuses et en manifestant contre l’inertie qu’ils reprochent aux gouvernements de leurs pays.

En revanche est plus problématique le fait de s’ériger en législateur et en tribunal et de décider soi-même des punitions à infliger à ceux qui auront violé les règles qu’on aura érigées en Loi, par exemple les conducteurs de 4×4, les propriétaires de jets privés, ou les sociétés pétrolières.
Quelle légitimité les ecowarriors possèdent-ils pour décréter ces règles et pour mener ces actions ? De quel droit leur reconnaître ce droit au risque d’affaiblir la loi, expression de la volonté générale, et de se retrouver démuni face à des groupes d’opinions, aussi minoritaires soient-ils, qui au nom d’impératifs supérieurs, revendiqueraient eux aussi le droit de violer le monopole étatique de la violence légitime ?

Que dirait-on d’un livre ou d’un film qui raconterait l’action menée par un groupe d’activistes d’extrême droite organisant une battue à la frontière franco-italienne pour y intercepter des immigrés tentant d’entrer illégalement en France et les remettre aux forces de l’ordre ?

La bande-annonce

Yannick ★☆☆☆

Quand « Le Cocu », une médiocre pièce de boulevard jouée sans conviction par trois acteurs cabotins (Pio Marmaï, Blanche Gardin et Sébastien Chassaigne) lui sort des yeux, Yannick (Raphaël Quénard), gardien de nuit sur un parking du 7.7 qui a posé une journée de congé pour venir se divertir au théâtre, ose faire ce qu’aucun spectateur n’ose jamais faire : se lever et crier aux acteurs sa colère. Gentiment prié de se rasseoir et de se taire, l’importun se fâche, dégaine un revolver et prend le théâtre en otage. Il écrit au débotté quelques dialogues et demande aux trois acteurs sidérés de les jouer.

On aime – ou pas – le cinéma absurde de Quentin Dupieux. J’avoue avoir moi-même être passé par tous les stades du sentiment amoureux avec son cinéma, oscillant entre pas du tout (Mandibules), un peu (Au poste !, Fumer fait tousser) beaucoup (Le Daim) et passionnément (Incroyable mais vrai).

J’ai beaucoup aimé le pitch de Yannick que sa bande-annonce nous a ressassé ad nauseam pendant tout le mois de juillet : que se passerait-il si un jour un spectateur brisait le « quatrième mur », rompait le pacte implicite mais inviolable sur lequel est basée la convention théâtrale : la passivité, la soumission des spectateurs, pris en otage par la pièce à laquelle ils assistent, interdits avant le rideau final de  la moindre manifestation – sinon celle de quitter la salle en silence en cours de représentation ?

Les deux ou trois phrases avec lesquelles Yannick prend la parole et opère cette transgression jouissive sont dans la bande-annonce. La regarder – si vous ne l’avez pas déjà vue le mois dernier (cf. supra) – vous fera gagner une heure et le prix d’une place.
Parce qu’une fois cette prise de pouvoir effectuée, Yannick, comme un moteur sans essence, tombe en panne sèche. La prise d’otages proprement dite, l’écriture par Yannick de ses lignes puis leur interprétation sont d’un ennui total et ne révèlent aucune surprise – sinon celle [attention spoiler] d’un trop bref retournement de pouvoir durant lequel Pio Marmaï personnifie les dérives violentes mises en lumière par la fameuse expérience de Palo Alto et le film allemand La Vague.

Tout bien considéré, à quoi se résume Yannick ? À tourner en dérision le théâtre de boulevard médiocre et répétitif qui attire encore quelques provinciaux égarés dans des théâtres désuets du neuvième arrondissement. Les acteurs finiront d’ailleurs par le reconnaître eux-mêmes, le public au contraire restant étonnamment silencieux.
Yannick mène cette entreprise par la bouche de son héros. Il serait injuste de ne pas saluer la performance de Raphaël Quenard. Il a déjà joué deux fois chez Quentin Dupieux. Son talent a explosé cette année avec Chien de la casse et Sur la branche. Il est la révélation cinéma de l’année 2023.

Que penser de ce personnage ? Je lis dans Télérama que « cet escogriffe à la diction bizarre » (formule parfaite que je suis jaloux de ne pas avoir trouvée moi-même) est un « gars de la France périurbaine » qui exprime « le ressentiment (…) d’être mal représenté, de ne pas être reconnu » et que « dans le monde du faux et du morne » Yannick « réinjecte de l’émotion, en roi de l’impro, en showman illuminé ».
Je comprends ce point de vue, brillamment exprimé. Mais je ne le partage pas. Je peine à voir dans Yannick le porte-drapeau de la France périphérique, écrasé par la snobinarderie sans âme d’un parisianisme formaté. La faute à ma bonne éducation et à mon goût des convenances : sa vulgarité, ses fautes de français, son manque de respect aux autres m’ont horripilé.

Yannick est définitivement un film beaucoup trop transgressif pour moi. C’est affaire de subjectivité. Ce qui m’a mis mal à l’aise ne vous dérangera peut-être pas.

La bande-annonce

Francesca et l’amour ★☆☆☆

Artiste peintre, Francesca Llopis se retrouve bien esseulée quand sa fille décide de quitter le nid familial pour aller faire du surf au Brésil puis de la chanson en Allemagne. Que faire de sa vie quand on est une sexagénaire pleine d’énergie et de charme ? Comment rencontrer un compagnon ?

Il y a une dizaine d’années, un petit film français oublié mais délicieux, Chercher le garçon, mettait en scène une jeune Marseillaise qui cherchait l’amour sur Meetic – rebaptisé Meet Me pour l’occasion. C’était une comédie fraîche et drôle. En allant voir Francesca et l’amour, j’escomptais un peu le même film version Milf – ou gmilf.

Je me trompais doublement.
D’une part Francesca et l’amour n’est pas une fiction mais un documentaire. Il se déroule à Barcelone sous le soleil de la Méditerranée dans une ville dont les habitants mélangent dans un joyeux sabir castillan et catalan. Il a pour héroïne une plasticienne qui réalise avec talent des oeuvres souvent monumentales, maniant à pleines mains les brosses et les pigments.

D’autre part – et c’est le principal reproche que j’adresserais à ce film – il a deux fers au feu et oublie en cours de route celui avec lequel il s’était promu. Au lieu de se focaliser sur la quête amoureuse de Francesca – ce qu’il fait dans sa première moitié – en nous montrant les rencontres qu’elle effectue, le plaisir, ou le déplaisir, qu’elle y prend et, à travers ses expériences accumulées, d’en tirer des leçons sur la vie sentimentale d’une sexagénaire aujourd’hui, Francesca et l’amour dévie de sa route. Le documentaire dans sa seconde moitié oublie les amants éphémères de Francesca, ne nous parle plus de sa vie sentimentale mais la montre en train de peindre, de discuter avec sa fille via Skype puis de l’accueillir lorsque, après un long voyage, plein d’usage et raison, celle-ci revient enfin au bercail.

Si bien que la leçon un peu frelatée – et terriblement désespérante – qu’on en retire est qu’à soixante ans, une femme célibataire ne doit plus espérer rencontrer le grand amour mais ferait mieux de rester chez elle s’occuper de ses enfants.

PS : Pour les fans d’ortographe, une question dont j’ignore la réponse : faut-il écrire « Francesca et l’amour » ou « Francesca et l’Amour » ? [On sait que si un titre est constitué de substantifs énumérés ou mis en opposition (et, ou, ni), chaque substantif prend une majuscule (La Belle et la Bête, Guerre et Paix) mais cette règle vaut-elle pour ce titre-ci met en opposition non pas deux substantifs mais un nom propre et un substantif]

La bande-annonce

Le Colibri ★★★☆

Marco Carrera est né en 1959. Ses deux parents appartiennent à la classe aisée italienne et sont tous deux architectes. Marco a une sœur aînée, Irene, gravement dépressive, et un frère cadet, Giacomo, qui partira plus tard vivre aux Etats-Unis. Chaque été, les Carrera vont en vacances dans la maison familiale lovée au fond d’une crique reculée de la mer Tyrrhénienne. Leurs voisins, un couple franco-italien, les Lattes, ont une fille, Luisa, dont Marco est amoureux depuis l’enfance.
Le Colibri raconte l’histoire de sa vie, sa passion platonique pour Luisa, son mariage malheureux avec Marina, une hôtesse de l’air slovène à laquelle il s’est cru lié par un coup du sort, son amour absolu pour sa fille Irene et pour sa petite-fille, Miraijin, jusqu’à sa mort entouré des siens dans le jardin de sa villa.

Le Colibri est l’adaptation fidèle du roman à succès de Sandro Veronesi, lauréat en 2020 du Prix Strega, l’équivalent de notre Goncourt. Sorti l’automne dernier en Italie, le film y a attiré un public nombreux et d’avance conquis. Il aura probablement la même audience en France où il attirera tous ceux auxquels le livre de Sandro Veronesi avait plu, certains aussi auxquels, comme moi, le livre avait moins plu et enfin d’autres, qui n’avaient pas lu ce livre, mais que le charme de Pierfrancesco Favino (Dernière Nuit à Milan, Nostalgia) ou de Bérénice Béjo (soupirs enamourés…) ne laisse pas insensibles.

Le Colibri joue à saute-mouton avec les époques, passant sans transition de l’enfance de Marco, à son âge d’homme puis à sa vieillesse. Sa vie pourrait se résumer à une formule prononcée par Luisa : « Tu dépenses toute ton énergie à rester au même endroit ». Marco est prisonnier de son premier amour, l’amour de Luisa, qu’il n’aura jamais le courage de consommer, moitié par fidélité pour sa femme – qui ne manquera pas pourtant de le tromper abondamment – moitié aussi par peur de franchir un pas irrévocable.

Il y a peut-être trop de sujets dans ce Colibri qui court sur plus de soixante années pendant plus de deux heures de temps : la passion, la conjugalité, le deuil, la fidélité, l’amour paternel…. Peut-être aurait-il pu se concentrer sur l’histoire d’amour si particulière entre Marco et Luisa et s’éviter sa dernière demi-heure tire-larmiste. Il n’en demeure pas moins une expérience bouleversante, à condition d’accepter dès le départ de se laisser bouleverser.

La bande-annonce