La Ferme des Bertrand ★★☆☆

Le dernier documentaire de Gilles Perret  (La Sociale) se déroule dans un lieu unique, la ferme des Bertrand, à Quincy, en Haute-Savoie, dans la vallée du Giffre. Mais il entrelace trois périodes. 1972 : trois frères, Jacques, André et Jean, filmés en tricot de peau, racontent sur FR3 les travaux qu’ils entreprennent pour moderniser l’exploitation laitière familiale. 1997 : Gilles Perret, dans son tout premier documentaire, Trois frères pour une vie, les retrouve vingt-cinq ans plus tard au moment de partir à la retraite et de céder la direction de l’exploitation à leur neveu Patrick, et à sa femme Hélène. 2022 : vingt-cinq ans ont à nouveau passé. Patrick est décédé. Hélène va à son tour partir à la retraite. Son fils, Marc, et son gendre, Alex, lui succèdent.

On pourrait dire que la sortie de ce film, alors que la colère des agriculteurs, sur leur juste rémunération et la mondialisation, gronde jusqu’aux portes de Paris, résonne avec l’actualité. Mais ce serait une facilité d’écriture. Car il n’y a aucune colère dans ce documentaire. Ni aucune revendication. C’est une surprise quand on sait l’engagement à l’extrême-gauche de son réalisateur, compagnon de route de Jean-Luc Mélenchon dont il a fait le portrait élogieux dans L’Insoumis et de François Ruffin (J’veux du soleil !, Debout les femmes !)

La Ferme des Bertrand ne nous montre pas, comme les fictions (Petit Paysan, Au nom de la terre…) ou les documentaires (Cyrille, agriculteur, 30 ans, 20 vaches, du lait, du beurre, des dettesSans adieu, Profils paysans, Bovines…) ont coutume de le faire, des paysans surendettés, exténués, au bord du suicide ou du dépôt du bilan. Il filme, en espérant que l’expression ne soit pas prise en mauvaise part, des agriculteurs heureux sinon prospères dont le lait est consacré à la fabrication de Reblochons [avec ou sans majuscule ?] et de Tomes de Savoie AOP.

Il ne verse pas pour autant dans l’angélisme ou dans le maurrassisme. Les difficultés du métier ne sont pas occultées : André, Jacques et Jean se sont condamnés au célibat pour travailler ensemble. Le sacrifice fut cruel. Ils en ont conscience, eux qui s’imaginaient une vie plus « normale » et n’avaient ni l’envie ni la vocation de rester à la ferme. Ils disent n’avoir pas eu le « choix ». Mais, au crépuscule de leur vie, ils ne sont pas amers. Au contraire, la fierté du travail bien fait affleure, ainsi que celle de la transmission à la génération suivante..

La génération suivante est reconnaissante du legs qu’elle a reçue de ses aînés. Elle ne leur ressemble pas  pour autant. La modernisation et la mécanisation ont eu du bon – et le documentaire ne se prive pas de décocher quelques piques aux « écolos » qui prêchent le contraire. Le travail reste dur et astreignant. Mais les cadences ont diminué. Et une vie de famille normale est désormais possible, qui se paie le luxe d’une semaine de vacances, interdite aux anciens.

La Ferme des Bertrand est un documentaire sur le passé tourné vers le futur. André, une vraie trogne de cinéma, la moustache de Jean Rochefort et la bouille de Jean Lefebvre, traverse les trois périodes. Il est dans la force de l’âge en 1972, pré-retraité en 1997, vieillard courbé par les ans en 2022, endeuillé par la mort brutale de ses deux frères. Mais il garde toujours une foi indéfectible dans le progrès. C’est la clé, selon lui, de la réussite, autant que de la réduction de la pénibilité du labeur agricole. Gilles Perret fait sien ce point de vue pas vraiment ecofriendly. Son film commence par la présentation d’un curieux robot qui remplacera Hélène dans sa tâche quotidienne : la traite des vaches.

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Captives ★★☆☆

Fanni (Mélanie Thierry) feint la folie pour entrer au pavillon des aliénés de La Salpêtrière en 1894 afin d’y retrouver sa mère qui y aurait été enfermée trente ans plus tôt. Mais elle va bientôt se retrouver prisonnière d’un système carcéral inhumain qui cherche moins à soigner les malades qu’à les opprimer.

Il faut reconnaître à Arnaud des Pallières, dont la dernière réalisation, Journal d’Amérique, m’avait pour le moins dérouté, un certain talent pour planter un décor et raconter une histoire. Le décor, c’est l’asile de fous de La Salpêtrière à la toute fin du dix-neuvième siècle. Charcot vient de mourir. Ses travaux sur l’hystérie sont en train de révolutionner la médecine. Mais on y perpétue encore des pratiques barbares. Parmi celles-ci, le « bal des folles » organisé chaque année pour satisfaire la curiosité malsaine du tout-Paris et lever des fonds pour l’hôpital.
L’histoire, c’est celle, pour le moins rocambolesque, d’une femme qui, à l’insu des siens, se laisse enfermer, au risque d’y demeurer recluse à jamais, dans l’asile où elle suspecte sa mère disparue d’avoir été cloîtrée. Sans doute un esprit rationnel aurait-il eu recours à une autre stratégie : solliciter la police ? mobiliser la presse ? recruter un détective privé ? Mais, si tel avait été le cas, le film aurait perdu de son piquant.

Toujours est-il que cette idée de départ nous permet de pénétrer à l’intérieur de La Salpêtrière, en suivant notre héroïne dans un long plan-séquence filmé en très gros plan, qui souligne l’horreur des lieux. Elle y fera vite la rencontre de personnages hauts en couleur : des gardiennes sadiques et des malades avec lesquelles se créera une réconfortante sororité. Pour les interpréter, Arnaud des Pallières a convoqué le gratin du cinéma français : Carole Bouquet – qu’on n’avait plus vue depuis longtemps aussi majestueuse -, Josiane Balasko, Marina Foïs dans un rôle qui rappelle celui qui valut l’Oscar de la meilleure actrice à Louis Fletcher dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, Yolande Moreau, Elina Löwensohn, l’égérie de Bertrand Mandico, Lucie Zhang, la révélation des Olympiades, etc.

Captives a un défaut. Il marche sur les traces de deux films qui racontaient exactement la même histoire : Augustine, dont l’héroïne était une aliénée (Sonko) traitée par le professeur Charcot (Vincent Lindon) et Le Bal des folles de et avec Mélanie Laurent, adapté de l’excellent premier roman de Victoria Mas, sur lequel le scénario de Captives semble avoir été copié au risque du plagiat.

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La Zone d’intérêt ★★☆☆

Officier SS, Rudolf Höss a commandé le camp d’Auschiwtz. Il y a vécu, avec sa femme et ses cinq enfants, dans une maison confortable.

Le titre de ce film est obscur. J’ai dû aller en chercher la signification dans le dossier de presse du film : l’expression « zone d’intérêt » (Interessengebiet en allemand) était utilisée par les SS pour décrire le périmètre de quarante km² entourant le camp d’Auschwitz. Dans cette zone protégée vivaient notamment les soldats allemands chargés de la police du camp. On imagine que son commandant était le mieux loti.

Tout le film de Jonathan Glazer repose sur un contraste monstrueux. À quelques mètres à peine du camp d’Auschwitz, de ses baraquements sordides, de ses chambres à gaz, de ses fours crématoires, Höss, sa femme et ses enfants menaient une vie paisible, semblable à celle de n’importe quelle famille allemande.

Cette percussion entre une vie normale et son arrière-plan génocidaire est soulignée par deux éléments. Les images : beaucoup de scènes se déroulent en extérieur dans le jardin que Höss et sa femme ont patiemment aménagé en y plantant des fleurs et des légumes et en y creusant une piscine où, les beaux jours venus, leurs enfants s’égaient. Systématiquement en arrière-plan, on voit Auschwitz, ses barbelés, ses murs gris et ses cheminées qui fonctionnent à plein régime et dont on comprend avec horreur ce qu’elles expulsent. Le son : la bande-son est saturée de bruits indistincts, des sifflets de locomotives, des ordres hurlés, des cris de désespoir, des tirs de mitraillette… Ce travail sur le son m’a rappelé Le Fils de Saul.

Le problème de La Zone d’intérêt est qu’une fois ce cadre posé, rien ne se passe. La Zone d’intérêt est un film statique. Certes, de petites saynètes sont égrenées, censées montrer, sous des dehors ordinaires, la monstruosité de la proximité d’Auschwitz : un domestique fume les plantes du jardin avec des cendres dont on comprend aisément l’origine ; Mme Höss s’approprie un élégant vison sans doute volé à une prisonnière qui est en train d ‘être gazée ; un fils Höss joue innocemment avec des dents arrachées aux morts dont on se demande d’ailleurs comment diable elles sont entrées en sa possession ; la famille fait joyeusement ripaille, tandis qu’à quelques mètres à peine, on imagine les prisonniers d’Auschwitz qui ont échappé aux chambres, s’entre-déchirer pour un quignon de pain… Toutes ces saynètes au demeurant figurent dans la bande-annonce.

Ma défunte sœur m’avait offert à sa sortie, pour mon anniversaire, en janvier 2016, le roman de Martin Amis que Jonathan Glazer porte à l’écran. Il m’attend sur ma table de nuit depuis huit ans désormais. Je le lirai en pensant à elle, qui m’a transmis le goût de la littérature, et aux images de ce film glaçant.

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Le Dernier des Juifs ★★☆☆

À vingt-sept ans Bellisha (Michael Zindel) vit encore chez sa mère (Agné Jaoui), à laquelle il sert de garde-malade, dans une tour HLM de la banlieue parisienne. Autour d’eux, les Juifs s’en sont allés, déménageant dans une banlieue plus chic ou partant en Israël faire leur alya. La synagogue a fermé faute de pratiquants et le commerce casher où Bellisha a l’habitude de faire ses courses est voué lui aussi à la faillite.

Jeune scénariste talentueux, Noé Debré, qui a signé la série Parlement sur France.tv réalise son premier long. C’est une comédie drôle et grave à la fois qui entrelace deux sujets. D’une part le double portrait d’un adulescent, d’un Tanguy, incapable de quitter le nid familial et d’une maman juive possessive comme on les aime, qui se meurt inexorablement d’une néphropathie, de leur attachement l’un à l’autre et de leur inéluctable séparation. D’autre part, au-delà de ce microcosme, un film sur la judéité et la difficulté de la vivre en milieu populaire dans la banlieue parisienne aujourd’hui.

Le Dernier des Juifs, dont le titre joue intelligemment, comme le relève Marie Sauvion dans Télérama, sur la polysémie du mot dernier, ultime ou indigne, excelle dans le registre comique, sinon loufoque, en révélant un nouvel acteur, Michael Zindel, qui joue à merveille un adolescent sans âge à la vie réglée de retraité. Bellisha n’a pas de travail. D’ailleurs, quand son cousin lui propose de l’accompagner dans ses tournées commerciales, il y sème une joyeuse zizanie. Il n’a pas de diplôme non plus. Sans voiture, sans permis, sa seule occupation est de faire les courses pour sa mère dans les commerces du coin. A-t-il une sexualité ? Il rend certes visite à une voisine, gironde, arabe et mariée, qui aime qu’il lui susurre des mots sales en hébreu ; je m’étais demandé si leur relation était platonique avant de lire des commentaires qui ne se posent pas cette question pudibonde. Sa judéité est chancelante : Bellisha ne fréquente pas la synagogue, ne parle guère l’hébreu. Mais, pour sa mère, cette identité obsidionale le définit.

Certes, Le Dernier des Juifs n’est pas manichéen. Avec un humour volontiers enclin à l’auto-dérision, il raille le racisme dans lequel certains Juifs manquent de verser au nom précisément de l’anti-racisme. Il n’en évite pas pour autant les clichés, pas toujours drôles et parfois même malaisants. Ainsi de la cérémonie œcuménique qu’une mairie bien-pensante veut à tout prix organiser entre les différents cultes.

Le Dernier des Juifs n’est pas un chef d’oeuvre inoubliable. Loin de là. Il n’en a pas d’ailleurs l’ambition. Il lui manque un scénario, une histoire qui fasse avancer le film dont le seul fil rouge, sans surprise ni tension, est la lente dégradation de l’état de santé de Giselle. Il n’en reste pas moins une chronique drôle et touchante sur la judéité, le vivre-ensemble et le deuil.

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Les Chambres rouges ☆☆☆☆

Le procès de Ludovic Chevalier, accusé d’avoir kidnappé, violé, filmé et tué trois mineurs, s’ouvre au palais de justice de Montréal. Dans l’assistance prennent place deux groupies de l’accusé : Kelly-Anne, mannequin, geek et hackeuse, propriétaire au sommet d’une des plus hautes tours de Montréal d’un immense appartement avec vue panoramique, et Clémentine, d’une origine beaucoup plus modeste, une Québécoise pur jus débarquée à Montréal.

Après Les Faux Tatouages, inédit en France, et Nadia, Butterfly (que je pensais avoir aimé mais dont la critique que j’en ai écrite à la sortie est mitigée, preuve que le souvenir qu’on garde d’un film fluctue avec le temps), Pascal Plante sort son troisième film.

Son sujet est aussi original que stimulant : qui sont ces groupies qui s’entichent de criminels dangereux inculpés des actes les plus horribles, qui leur écrivent des lettres d’amour en prison, qui prennent courageusement leur défense ? Le sujet aurait mérité une étude approfondie, qui emprunte à la fois à la psychologie, à la criminologie et à la sociologie.

Hélas, Pascal Plante nous livre un plat thriller, tourné comme un téléfilm. Il alterne les joutes oratoires du procureur et de la défense au palais de justice et les plongées périlleuses qu’effectue dans le dark web Kelly-Anne, dont les intentions transparentes sont entourées d’un inutile voile de mystère. Ses actrices sont horriblement mal dirigées. Son héroïne, une top model dont c’est le premier film, n’a guère que sa plastique parfaite à faire valoir.

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Iron Claw ★★☆☆

Les frères Von Erich forment une fratrie légendaire de catcheurs. Entraînés par leur père, Fritz Von Erich qui fut lui-même un catcheur professionnel et créa sa propre association de catch à Dallas à la fin des années 60, ils remportèrent plusieurs titres avant de connaître des destins tragiques.

Le catch est un spectacle fascinant à la frontière du sport et du théâtre. Des athlètes bodybuildés, costumés et grimés, y feignent des combats épiques. Assez bizarrement, cette comédie où tout ou presque est faux fait bon ménage avec la compétition et donne lieu à des classements et des médailles – on me rétorquera, et on aura raison, qu’au théâtre aussi on décerne des prix pours les meilleurs acteurs.

Le catch est un sport fondamentalement américain qui, s’il a essaimé au Japon ou au Mexique n’est guère populaire en Europe sauf au Royaume-Uni. Je serais bien en mal de citer des films qui lui sont consacrés sinon celui dans lequel jouait Mickey Rourke, défiguré par les opérations esthétiques et les médicaments, The Wrestler.

Iron Claw est un film américain des plus classiques qui raconte, sur quarante ans, l’histoire d’une famille. Son titre est malin : Iron Claw est la fameuse prise de Fritz Von Erich avec laquelle il achevait ses adversaires, mais c’est aussi l’étau dans lequel ce père toxique a étouffé ses propres enfants.

Car, autant sinon plus qu’un film sur le catch, la discipline de fer qu’il exige de ses athlètes et la part de chiqué et de combines qu’il comprend, Iron Claw est une tragédie grecque. C’est un film tragique dont les protagonistes sont condamnés à disparaître les uns après les autres, condamnés par la malédiction qui plane sur la famille Von Erich. Cette malédiction n’a rien de surnaturel. C’est la tragique conséquence d’une éducation oppressante exercée par un père autoritaire et complotiste qui entend se venger grâce à ses fils des échecs qu’il a lui-même subis. Il leur a fixé un seul objectif : remporter les trophées qu’il n’a pas été capable de conquérir.

Iron Claw est réalisé par Sean Durkin, honnête faiseur du cinéma américain, auquel on doit en 2012 Martha Marcy May Marlene, un film sur l’emprise sectaire. Il a confié le rôle principal à Zac Efron – que j’ai confondu avec Joaquin Phenix – métamorphosé par le bodybuilding et une coupe de cheveux qui n’est guère à son avantage. Le personnage le plus impressionnant du film est celui de son père, qui aurait pu être plus venimeux encore si l’interprétation de Holt McCalanny avait été moins plate. Mais dans ce film très masculin, qui sue la testosterone, ma préférence est allée à ses deux actrices féminines : Lily James qui, depuis son rôle d’ingénue dans Downton Abbey, creuse lentement son chemin et Maura Tierney, inoubliable dans The Affair.

Iron Claw pâtit de son classicisme. C’est un grand et beau film, comme Hollywood sait les faire qui, sur un rythme pépère, raconte pendant plus de deux heures de temps, sans un moment d’ennui, une histoire qui se déroule sur plusieurs décennies. Iron Claw ne révolutionnera pas le septième art mais offre aux spectateurs un bon moment de cinéma.

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La Tête froide ★☆☆☆

Marie, la quarantaine, a une vie passablement compliquée. Criblée de dettes, elle vit dans une caravane dans le Briançonnais. Pour boucler ses fins de mois, elle trafique des cigarettes à la frontière grâce à la complicité de son amant, un policier de la PAF. Un jour, elle recueille sur la route enneigée Souleymane, un réfugié gambien, qui lui suggère d’utiliser son break pour transporter d’autres migrants.

Qui osera dire que le cinéma français n’est pas en prise avec l’actualité ? Depuis quelques années, on voit se multiplier les films mettant en scène des migrants exténués, prêts à tout pour franchir nos frontières, confrontés à de braves Français, touchés par tant de souffrance et leur tendant une main fraternelle. Leur action se déroule alternativement à Calais ou à Briançon : Welcome de Philippe Lioret, Ils sont vivants de Jérémie Elkaïm, Les Engagés d’Emilie Frèche, Les Survivants de Guillaume Renusson….

La Tête froide ressemble à tous ces films dont l’accumulation et la bien-pensance frôlent l’overdose. Mais son héroïne, interprétée par Florence Loiret-Caille, une actrice qui n’aurait jamais atteint le haut de l’affiche sans le rôle de Marie-Jeanne dans Le Bureau des légendes, a l’originalité de n’être pas une « brave » Française. Ce n’est pas un monstre non plus. C’est tout simplement une femme, acculée, en découvert bancaire permanent, que les hasards de la vie, avec une logique que le film décrit très bien, conduit à se transformer en « passeuse ».

Et c’est à ce point là que La Tête froide devient intéressant. Au motif que le trafic d’êtres humains est plus rentable que celui des cigarettes, Marie s’est-elle transformée en monstre ? Ou peut-elle se donner bonne conscience en prétextant qu’elle offre à ces malheureux une façon plus sûre et plus confortable de traverser une frontière enneigée où ils risqueraient de perdre la vie s’ils tentaient de la franchir à pied ?

Ce dilemme n’est bizarrement pas assez creusé, même si c’est sur lui que tout le film repose. La Tête froide a le tort, dans son dernier tiers de se perdre dans les hauteurs enneigées – comme l’affiche du film l’annonce sans crainte du divulgâchage.

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Un coup de dés ☆☆☆☆

Mathieu (Yvan Attal) et Vincent (Guillaume Canet) sont architectes à Nice. Diplômés de la même école, ils ont scellé leur amitié lorsque Vincent a risqué sa vie pour Mathieu et pour son épouse Juliette (Marie-Josée Croze) qu’un drogué en crise de manque avait pris en otages. Mais les infidélités de Vincent, qui mettent à l’épreuve le couple explosif qu’il forme avec Delphine (Maïwenn), portent un coup à leur amitié.

Yvan Attal est une personnalité en vue du cinéma français. À cause du couple qu’il forme, depuis plus de trente ans, avec Charlotte Gainsbourg. À cause de ses rôles  dans une floppée de films diffusés et rediffusés à la télévision. À cause aussi plus récemment de son passage derrière la caméra : son adaptation des Choses humaines était particulièrement réussie.

Mais hélas rien ne marche dans ce Coup de dés – dont on sait, depuis Mallarmé que, jamais, il n’abolira le hasard – malgré sa brochette de stars bankables et ses décors ensoleillés. Il m’a constamment rappelé l’oubliable Visions de Yann Gozlan sorti à la fin de l’été dernier auquel j’avais avec une grande indulgence accordé la moyenne : même intrigue policière, mêmes stars interchangeables, mêmes paysages méditerranéens….

Certes, le cinéma de Yvan Attal a un atout de taille : on ne s’y ennuie pas. Le scénario réussit à nous tenir en haleine et le montage est ainsi fait qu’il ne nous laisse pas le temps de regarder notre montre. Mais ses défauts l’emportent sur ses qualités. Le principal est pour le moins paradoxal pour un acteur aussi expérimenté : la direction d’acteurs, en roue libre, engluée dans des caricatures maladroites. Quant au récit, on a l’impression à la longue lassante qu’une clause contractuelle lui impose tous les quarts d’heure, jusqu’à l’ultime scène, un coup de théâtre dont la régularité métronomique finit vite par en désamorcer l’intérêt. N’est pas Hitchcock qui veut….

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Si seulement je pouvais hiberner ★★☆☆

Ulzii est un brillant élève que son professeur de physique encourage à se présenter aux Olympiades scientifiques. S’il l’emporte, il pourra décrocher une bourse pour une meilleure école et, qui sait, pour une université à l’étranger. Mais Ulzii est d’un milieu modeste. Sa famille a quitté la campagne pour s’installer en périphérie de la ville, dans une yourte que, depuis la mort de son père, sa mère, qui a sombré dans l’alcoolisme, peine à chauffer. Face à cette mère démissionnaire, c’est à Ulzii qu’incombe la responsabilité de trouver l’argent pour nourrir ses trois cadets.

La Mongolie et ses steppes intimidantes battues par un vent glacial n’ont fait qu’une entrée récente sur la scène cinématographique mondiale. Je me souviens de mon étonnement et de mon émerveillement en 2004 à la sortie de L’Histoire du chameau qui pleure. Et puis il y a eu Le Chien jaune de Mongolie en 2006. Le Mariage de Tuya en 2007, filmé par un réalisateur chinois, avait été tourné en Mongolie intérieure, côté chinois. Ce même réalisateur, Wang Quan’an, a franchi en 2020 la frontière pour s’affranchir de la censure chinoise, et réalisé en Mongolie La Femme des steppes, le Flic et l’Œuf.

Si seulement je pouvais hiberner (dans son titre original Баавгай болохсонBaavgai Bolohson, signifiant littéralement « Si seulement j’étais un ours ») inaugure un sous-genre dans le cinéma mongol dont les quelques précédents reproduisaient, au risque de la répétition, le même schéma : l’histoire d’une famille nucléaire vivant sous sa yourte, au cœur de la plaine déserte, soudainement percutée par l’irruption de la modernité – le cinéma de Pema Tseden (Tharlo, le berger tibétain en 2018, Jinpa, un conte tibétain en 2020, Balloon en 2021) en constituant le pendant tibétain. Ici, la famille nucléaire campagnarde a migré en ville. Une ville filmée en mode documentaire dans un brouillard givrant dont l’opacité trouve sa cause dans la pollution qui y règne.  La famille de Ulzii vit misérablement à sa périphérie, sur un terrain où elle a posé sa yourte, comme si son installation précaire n’avait pas vocation à durer. Sa pauvreté contraste avec les immeubles du centre-ville où la tante d’Ulzii, qui, elle, a fait des études et un beau mariage, est désormais installée.

Si seulement je pouvais hiberner pâtit de la naïveté de son scénario écrit d’avance. Il suit une ligne prévisible : celle du parcours dickensien en diable d’un adolescent méritant qui devra trancher quelques dilemmes douloureux (sécher ses cours au risque de compromettre ses chances de succès au concours pour gagner l’argent nécessaire à soigner son frère poitrinaire) avant de voir ses sacrifices récompensés. Pour autant, on se laissera attendrir par ce gamin sympathique – qui a connu, dans son enfance, les mêmes conditions de vie que le personnage qu’il incarne – et par ce feel-good movie dépaysant, présenté à Cannes le printemps dernier dans la section Un certain regard.

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May December ★★★☆

Gracie Atherton (Julianne Moore) et Joe Yoo avaient défrayé la chronique deux décennies plus tôt lorsque leur liaison avait été rendue publique : mariée et déjà mère de trois enfants, Gracie avait à l’époque des faits trente-six ans et Joe, stagiaire dans l’animalerie gérée par Gracie, treize à peine. Vingt-quatre ans plus tard, alors que le tohu-bohu autour de cette affaire est retombé et que Gracie, une fois purgée sa peine de prison, est revenue vivre à Savannah avec Joe et a fondé avec lui une famille, Hollywood s’apprête à tirer de leur histoire hors normes un film. L’actrice Elizabeth Berry (Natalie Portman) se voit confier le rôle de Gracie. Pour préparer le tournage, la production l’a envoyée à Savannah et a obtenu de Gracie qu’elle ouvre à Elizabeth les portes de sa maison.

Le titre de ce film pourra sembler bien opaque aux non anglophones. Je suis d’ailleurs surpris que les distributeurs français – et encore plus les Québecois – ne l’aient pas traduit. J’ai moi-même dû aller en chercher la signification sur Internet : « A “May-December romance” is when someone in the “May” or “spring” of life (youth) is romantically involved with someone in the “December” or “winter” of life (old age). The saying is from a song, “An Old Man Would Be Wooing,” a ballad from at least 1818 ».

L’affaire Russier remonte à 1969. On se souvient de cette enseignante de trente ans qui s’était suicidée après avoir été condamnée – à une peine légère de sursis – pour avoir entretenu une relation inappropriée avec son élève de quinze ans. La mémoire collective n’a pas oublié les paroles inhabituellement poétiques que le Président de la République de l’époque avait prononcées à son sujet après sa mort : « Moi, mon remords, ce fut la victime raisonnable au regard d’enfant perdu, celle qui ressemble aux morts qui sont morts pour être aimés. » On pourrait d’ailleurs se demander les réactions wokistes que susciterait aujourd’hui cette réaction qui semble amnistier, au nom de la passion amoureuse, ce détournement de mineur.

Depuis 1969, les différences d’âge entre les membres de certains couples sont devenues des sujets brûlants. Nul besoin de citer les noms de Brigitte Macron, de Frédéric Beigbeder – qui consacra à ce sujet un livre entier, Oona & Salinger – ou ceux de Judith Godrèche et de Benoît Jacquot. Pour autant, à ma connaissance, aucun film ne s’en est emparé. C’est la principale qualité de May December, de prendre à bras le corps ce couple improbable et en apparence si mal assorti. Il le fait d’une façon doublement intelligente.

Premièrement, il ne nous inflige pas un voyeurisme malaisant en évitant de raconter au présent la rencontre des deux amants. Il les montre au contraire vingt-quatre ans plus tard, formant un couple harmonieux et soudé, avec leurs trois enfants : l’aînée a déjà quitté le nid familial et les deux cadets, dont la cérémonie de remise de diplômes marquant la fin de leurs études secondaires approche, sont sur le point de le faire. Cette apparente félicité est la meilleure des défenses face à tous ceux qui doutaient de la sincérité de leur passion. Voire – mais ce point n’est jamais développé dans le film et c’est dommage – il questionne le bien-fondé de la peine de prison qui a été infligée à Gracie.

Deuxièmement, May December ne se borne pas à raconter l’histoire de Gracie. Elle raconte celle d’Elizabeth, la star hollywoodienne chargée d’interpréter son rôle. Le film se dote ainsi d’une couche de complexité supplémentaire. Il n’y est plus seulement question de la différence d’âge entre Gracie et Joe, mais de celle entre Gracie et Elizabeth, qui a l’âge de Gracie au moment de sa rencontre avec Joe… et donc à quelques mois près l’âge de Joe aujourd’hui !

Il faut ajouter à la finesse de ces deux partis pris deux autres atouts de taille. Le premier est le réalisateur, Todd Haynes, sans doute l’un des plus stimulants du cinéma américain contemporain. Héritier revendiqué de Douglas Sirk, il a signé quelques chefs d’oeuvre : Carol, I’m not There, Loin du paradis… Sa mise en scène embrasse le parti pris audacieux de ressusciter la patine des films des années 70 avec la musique mythique de Michel Legrand et l’usage aujourd’hui passé de mode des zooms arrière.
Le second est les deux stars du film. Julianne Moore accompagne depuis près de trente ans Todd Haynes. Safe en 1995 l’a révélée autant qu’il l’a révélé. Elle est ici d’une troublante ambiguïté jusqu’au dernier plan du film : femme-enfant naïve et fragile ou femme-mère castratrice ? L’autre star est Natalie Portman dont le rôle, en apparence plus lisse, se révèle tout aussi complexe; car elle aussi révèle lentement une vie sentimentale compliquée.

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