Les Choses humaines ★★★☆

Alexandre (Ben Attal, le fils de Charlotte Gainsbourg et de Yvan Attal, dont on passera la quasi-totalité du film à se demander s’il ressemble plus à son père ou à sa mère) a vingt-deux ans. Bachelier surdoué, polytechnicien à dix-huit ans, élève à Stanford, c’est un « héritier » bourdieusien qui a grandi dans le seizième arrondissement. Son père, Jean Farel (Pierre Arditi) est un séducteur compulsif et un célèbre animateur de télévision qui, malgré l’âge et la baisse de ses audiences, refuse de décrocher. Sa mère, Claire (Charlotte Gainsbourg), est une féministe engagée. Elle a quitté Jean pour refaire sa vie avec Adam (Mathieu Kassovitz), un professeur de lettres. Claire et Adam élèvent ensemble Mila (Suzanne Jouannet), la fille aînée d’Adam, encore mineure.
Le soir du retour d’Alexandre des Etats-Unis, Claire, Adam, Alexandre et Mila dînent ensemble. Encouragés par leurs parents respectifs, les deux jeunes gens finissent la soirée ensemble chez des amis en proche banlieue.
Le lendemain matin, la police investit brutalement le domicile d’Alexandre et le place en garde à vue. Mila vient de déposer plainte et de l’accuser de viol. Alexandre nie les faits. La vie de Mila vient d’être brisée ; celle d’Alexandre va l’être.

En 2019, déjà auréolée du succès de ses précédents romans (L’Invention de nos vies, L’Insouciance), Karine Tuil publie Les Choses humaines. Son livre emporte le prix Interallié et le prix Goncourt des jeunes lycéens. Sa lecture à l’époque m’avait laissé un sentiment mitigé. J’en avais aimé la modernité, le rythme, sa capacité à embrasser des thèmes ultra-contemporains et en faire autant de dilemmes moraux ; mais j’avais trouvé ses personnages parfois trop artificiels, ses enjeux trop lourds et son ton manquant d’élégance, de légèreté et de modestie. Et j’avais craint que le film qu’allait en tirer Yvan Attal (un acteur qu’on connaît bien et qui a déjà réalisé une demi-douzaine de films) partage les mêmes tares.

Je me trompais. Yvan Attal et sa co-scénariste Yaël Langmann délestent Les Choses humaines des intrigues secondaires qui le lestaient au risque de le faire chavirer. Ils se concentrent sur son sujet : le procès d’un viol à l’ère #MeToo.

Dans ces situations là, on dit souvent : c’est parole contre parole. La parole de l’accusé : « je ne l’ai pas touchée » contre la parole de la victime : « il m’a violée ». Le propos ici est plus subtil, plus ambigu. La matérialité des faits n’est contestée ni par l’accusé ni par la victime : il y a bien eu relation sexuelle. La question est celle du consentement. Mila était-elle consentante ? Elle clame que non. Brillamment défendu par son avocat (Benjamin Lavernhe), Alexandre se défend en disant qu’il était persuadé du contraire, que rien dans le comportement de Mila n’indiquait qu’elle ne le fût pas, qu’elle l’a suivi de son propre gré, qu’aucune violence n’a été exercée sur elle, qu’à aucun moment elle n’a, en parole ou en action, exprimé son refus, que son silence et sa gêne pouvaient légitimement être mis sur le compte de son jeune âge et de son inexpérience.

L’interprétation des faits est tellement subjective, leurs perceptions par l’accusé et par la victime, aussi contradictoires soient-elles, sont si légitimes l’une que l’autre, qu’on regrette presque que le film ne se termine pas à l’issue des plaidoiries, laissant le spectateur imaginer le sens du verdict. Un spectateur, une spectatrice qui se sent interpellé.e dans ce qu’il a de plus intime : sa sexualité et la part d’ombre qu’elle recèle – ou pas.

Tout est résumé dans trois mots que Mila affirme avoir entendus et qu’Alexandre ne nie pas avoir prononcés : « Suce-moi, salope ! ». L’injonction, choquante, crue, intolérable, est-elle l’expression d’un machisme démodé, d’un patriarcat séculaire, conscient ou inconscient, qui trouve sa jouissance dans la domination et l’humiliation des femmes ? Ou est-il légitime entre deux adultes consentants qui vivent librement leur sexualité et leurs fantasmes ? Ceux et celles qui s’en offusquent sont-ils des hypocrites, des culs-serrés ou des chiennes de garde ? Ceux qui ne s’en offusquent pas sont-ils des pervers qui s’ignorent ou des traîtresses à leurs sœurs ?

La bande-annonce

3 commentaires sur “Les Choses humaines ★★★☆

  1. On répète régulièrement dans les média cette statistique selon laquelle une plainte pour viol sur dix aboutit à une condamnation. On ignore l’origine de ce chiffre. Peu importe. Le film d’Yvan ATTAL a le mérite de montrer que derrière une plainte pour viol se trouvent bien souvent des situations d’une grande complexité, loin de l’image binaire du dangereux pervers sexuel et de la victime non consentante. Dans bien des cas, l’analyse de la crédibilité des protagonistes de ce type de dossier se heurte à la complexité des relations humaines, aux déclarations évolutives voire contradictoires de la plaignante ou du mis en cause, à notre rapport à la sexualité. La sincérité naturelle de Ben ATTAL et la justesse de l’interprétation de Suzanne JOUANNET (plus vraie que nature dans sa déposition devant la cour d’assises !) brouillent les pistes et nous font osciller tout au long du film entre la culpabilité de l’accusé ou l’insuffisance de preuve, à l’instar des sentiments qui envahissent un magistrat au fur et à mesure qu’il prend connaissance d’un dossier criminel. De ce point de vue, le film est particulièrement réussi. Un petit bémol, néanmoins, sur la fin. Mieux valait, effectivement, ne pas dévoiler le verdict, plutôt que de conclure sur une décision mi-figue, mi-raisin (cinq ans d’emprisonnement avec sursis), qui correspond mieux à un verdict de cour d’assises des mineurs qu’à une peine sanctionnant un adulte reconnu coupable de viol. Comme si, au final, on n’avait pas su trancher dans un sens ou dans un autre. Les jugements de Salomon ont leur place dans la Bible, pas dans le Code pénal.

    • Je salue le commentaire éclairé d’un cinéphile doublé d’un excellent juriste – sans mentionner ici sa qualité de membre d’une importante commission administrative !

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