Des feux dans la plaine ★☆☆☆

Dans une ville anomique du nord-est de la Chine, frappée par la crise industrielle, les chauffeurs de taxi sont en 1997 la cible d’un mystérieux tueur en série. Un policier, Jiang, espère piéger le meurtrier en se faisant passer pour un chauffeur de taxi. Une jeune fille, Li Fei, passionnée de dessin, rêve de quitter cette région déprimée pour le sud de la Chine. Son amoureux, Zhuang Shu, est en conflit avec son père qui s’enrichit sur le dos des ouvriers licenciés. Huit ans passent et le meurtrier court toujours.

Chef opérateur sur les films de Diao Yinan (Black Coal, Ours d’or à Berlin en 2014, Le Lac aux oies sauvages), Zhang Ji a adapté un roman de Shuang Xuetao, traduit en anglais mais inédit en France. Il fait partie d’un mouvement artistique, la « renaissance Dongbei » qui, dans la littérature, la musique et le cinéma, évoque le déclin industriel de la Mandchourie et le mal-être de ses habitants.

Des feux dans la plaine ressemble à ces petits polars poisseux qui nous venaient de Chine dans la seconde moitié des années 2010 : Un été à ChangshaLes ÉternelsUne pluie sans fin… Il n’a plus le parfum de nouveauté dont ces films étaient entourés. Son scénario est particulièrement difficile à suivre. Cette opacité interroge le spectateur occidental qui se demande si elle est la conséquence d’une volonté revendiquée du réalisateur ou si c’est la façon « normale » de raconter une histoire dans le cinéma chinois.

Cette opacité donne peut-être du sel à ce polar. Mais elle en constitue aussi la principale limite. Elle exige du spectateur une attention bien mal récompensée. On sort de la salle perplexe, triste de n’avoir pas tout compris, anxieux de reconstituer tous les éléments d’un puzzle dont on a peut-être saisi l’image d’ensemble mais dont on peine à distinguer les détails. Si on était consciencieux, on irait voir une seconde fois Des feux dans la plaine ; mais on se dit que le film ne le mérite pas et on reste bien seul avec ses questions irrésolues.

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The Return, le retour d’Ulysse ★★☆☆

Après la guerre de Troie et une longue odyssée, Ulysse (Ralph Fiennes) est enfin de retour à Ithaque, tiraillé par la culpabilité de sa si longue absence. Une foule de prétendants s’y pressent, attirés par la beauté et la richesse de Pénélope (Juliette Binoche) qui repousse la date de son nouveau mariage jusqu’à l’achèvement d’une tapisserie qu’elle coud le jour et découd la nuit tombée. Ils menacent de s’en prendre à Télémaque (Charlie Plummer), le fils de Pénélope et d’Ulysse. Avec la complicité du porcher Eumée (Claudio Santamaria), Ulysse se rend au palais déguisé en mendiant. Son chien le reconnaît, puis sa nourrice, la vieille Euryclée (Angela Molina). Pénélope invente une compétition pour départager ses prétendants.

La rumeur qui entourait ce film était si exécrable que j’ai bien failli ne pas aller le voir. Je l’ai trouvé beaucoup moins mauvais que je ne l’avais craint. Si je n’en avais rien entendu, l’aurais-je pour autant trouvé bon ?

Comme les mauvais vins produits de l’assemblage de cépages de la CEE, The Return est un film cosmopolite. Son réalisateur est italien (il n’a aucun lien de parenté avec Pier Paolo Pasolini mais est le neveu de Luchino Visconti et s’est fait connaître en 2013 avec Une belle fin). Ses deux têtes d’affiche sont anglaise et française. Le reste de la distribution est italienne, espagnole ou néerlandaise. Le film a été tourné en décors naturels en Grèce et en Italie.

Le résultat est très classique. Il n’est pas kitsch pour autant. Le budget de The Return est douze fois moindre que celui du prochain film de Christopher Nolan dont l’adaptation de l’Odyssée est attendue en salles à l’été 2026. Ici, pas d’effets spéciaux renversants mais une mise en scène théâtrale et appliquée, aussi fidèle au texte que possible. Le couple mythique du Patient anglais est reformé près de trente ans plus tard. Il est moins glamour que jadis mais toujours aussi talentueux – même si Juliette Binoche me sort par les yeux.

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L’Aventura ☆☆☆☆

Sophie (Letourneur) part en vacances en Sardaigne avec ses deux enfants, Claudine, onze ans et Raoul, trois ans. Son compagnon Jean-Philippe (Philippe Katerine) les accompagne.

Sympathique trublion du nouveau cinéma français (La Vie au ranch, Les Coquillettes), Sophie Letourneur reproduit le même dispositif que celui qu’elle avait déjà utilisé dans Voyages en Italie : utiliser ses souvenirs de vacances pour en faire la matière d’un film de fiction…. où elle se met en scène en train de réfléchir au film qu’elle va tourner à partir de ses souvenirs de vacances. Rassurez vous ! Le dispositif est beaucoup plus simple qu’il n’y paraît. Pour le résumer méchamment : c’est l’histoire d’une réalisatrice qui se regarde le nombril en train de bronzer.

Pour faire bonne mesure, elle utilise une nouvelle fois le titre d’un classique du cinéma italien. Après Rossellini, voici Antonioni. Un troisième volet est annoncé pour clore le triptyque. Où sera-t-il tourné ? À Rome ? Dans une île grecque ? Quel titre aura-t-il ? Vacances romaines ? Mamma Mia ?

Sophie Letourneur part d’un postulat très naturaliste : nos vacances, ce sont avant tout mille petites galères, les gamins stridents, le sable qui gratte sur les sièges en skaï d’une voiture chauffée à blanc, le GPS qui nous perd, la location meublée qui ne ressemble pas à l’image qu’on s’en faisait… Bref, les vacances ne ressemblent pas aux cartes postales qu’on envoie – ou qu’on poste désormais sur nos réseaux sociaux. C’est à cette vérité-là que Sophie Letourneur s’attache.

Mais ce parti pris séduisant vire dans un radicalisme qui devient vite insupportable. De ses vacances, la réalisatrice ne nous montre que ces moments-là, stressants, exaspérants, épuisants. Pas un seul moment de répit, de bonheur. Rien n’est à sauver dans ces vacances, pas un seul coucher de soleil, pas une seule seconde de félicité à se plonger dans la Méditerranée ou à lézarder au soleil, pas une seule rencontre… Comme si ce voyage en Sardaigne se réduisait à une somme de désagréments. Tout y passe : des cacas du gamin, des crises de jalousie de la gamine, de la misanthropie de Philippe Katerine – qui ne nous fait pas rire une seule fois.

On souffre déjà suffisamment dans le TGV aux côtés du gamin insupportable de nos voisins pour ne pas avoir le masochisme d’aller au cinéma voir le même se tortiller sur son siège pendant une heure trente !

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Once Upon a Time in Gaza ★☆☆☆

En 2007, à Gaza, Osama mène derrière sa boutique de falafels un trafic de médicaments. Un jeune étudiant idéaliste, Yahya, l’assiste. Le duo se heurte à Abu Sami, un flic corrompu. Deux ans plus tard, Yahya est recruté pour interpréter le rôle principal d’un film gazaoui. Sur le plateau, il croise Abu Sami.

Les frères Nasser sont de retour,  après Dégradé (2016) et Gaza mon amour (2020). Leur cinéma est pain bénit pour les festivals qui peuvent, en les sélectionnant, tout à la fois cocher les cases palestinienne, anti-colonisation et anti-Hamas. Car les frères Nasser tout en demeurant foncièrement pro-palestiniens et critiques virulents de la politique israélienne ont pris leurs distances à l’égard de l’organisation islamiste portée au pouvoir à Gaza en 2006.

Leur film, tourné en Jordanie, est censé se passer dans la bande de Gaza. Les lieux nous sont presque devenus familiers tant ils constituent le décor d’un grand nombre de films ou de documentaires récemment sortis en salles : Un médecin pour la paix, Voyage à Gaza, Yallah Gaza, L’Apollon de Gaza, etc. Le parti retenu n’est pas documentaire mais fictionnel. L’humour noir des frères Nasser rappelle celui des films d’Elia Suleiman qui tangentaient le cinéma de l’absurde (Intervention divine, Le Temps qu’il reste…)

Leur film hélas pèche par la faiblesse de son scénario. Il est bizarrement coupé en deux, sa première partie se déroulant en 2007, la seconde deux ans plus tard esquissant une mise en abyme où le héros d’un film interprète un rôle qui reflète sa vie. Cette construction bancale nous empêche de nous attacher aux personnages, celui de Osama, qui disparaît trop vite, étant autrement plus intéressant que celui de Yahya, mis sur le devant de la seconde partie.

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28 ans plus tard ☆☆☆☆

Vingt-huit ans plus tôt, le virus de la Fureur (en anglais Rage Virus) s’est répandu en Angleterre infestant toute la population. Le reste du monde a réussi à s’en protéger, mais a mis l’archipel britannique en quarantaine. Au large de ses côtes, sur une île minuscule, s’est installée une petite communauté villageoise. Spike, douze ans, est le fils d’Aaron et d’Isla, atteinte d’une grave maladie cérébrale. Après avoir passé avec succès avec son père l’épreuve d’initiation, Spike décide de partir avec sa mère à la recherche d’un mystérieux médecin capable de la soigner.

Faut-il que le salaire promis à Danny Boyle ait été rondelet pour le convaincre, un quart de siècle après avoir réalisé 28 jours plus tard, de remettre l’ouvrage sur le métier et de signer cette suite dispensable ! Les plus âgés se souviennent du film sorti en 2002 et de son premier plan hallucinant : Cillian Murphy (dont le film avait lancé la carrière), sortant du coma et traversant, dans sa blouse d’hôpital, la capitale anglaise silencieuse et dévastée par un mal mystérieux. Le film avait déjà eu une suite, franchement mauvaise, 28 semaines plus tard.

28 ans plus tard est calibré pour attirer les fans du premier film, comme moi, tout en assurant à ceux qui ne l’ont pas vu qu’ils seront capables de comprendre sa vraie/fausse suite. Il recycle, sans y rien ajouter, sinon la présence d’un « mâle alpha », plus intelligent, plus endurant et plus violent que ses congénères, la trame habituelle des films de zombies : des créatures cannibales menacent d’infecter ce qui reste de l’humanité.

Son scénario est particulièrement peu crédible : qui irait croire qu’un gamin de douze ans est capable de déjouer l’attention des habitants de son village pour prendre avec sa mère la poudre d’escampette et survivre au milieu d’un territoire infesté de créatures menaçantes ? Interdit aux moins de seize ans, il n’est pas particulièrement traumatisant, sinon avec une scène à déconseiller aux femmes enceintes. 28 ans plus tard trouve néanmoins un peu d’intérêt avec l’apparition tardive de Ralph Fiennes, toujours aussi génial, avec son sourire mielleux, une sorte de Dr Kurtz (le héros d’Apocalypse now), le corps enduit de bétadine, au milieu d’une forêt de crânes.

À noter que le film commence et se termine par deux scènes curieuses. Leur seule fonction est d’annoncer une suite qui aurait déjà été tournée et qui sortira en salles début 2026. Pas sûr que j’aille la voir….

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L’Accident de piano ★★★☆

Après un mystérieux accident de piano, Magali Moreau, une célèbre influenceuse (Adèle Exarchopoulos), accompagnée de son secrétaire (Jérôme Commandeur), se réfugie dans un chalet au cœur des Alpes pour récupérer de ses blessures. Un fan (Karim Leklou) a tôt de fait de la reconnaître et de la harceler. Une journaliste (Sandrine Kiberlain) a vent d’un lourd secret et menace de l’éventer si Magali n’accepte pas une interview exclusive.

Quentin Dupieux est de retour, un an tout rond après Le Deuxième Acte qui avait fait l’ouverture de Cannes et dont le culot transgressif m’avait bluffé, dix-huit mois après Daaaaaalí ! et deux ans après Yannick qui, sans m’enthousiasmer autant, étaient déjà sacrément bluffants.

Quentin Dupieux se heurte désormais à un défi. L’effet de surprise ne joue plus. Pire : son cinéma, basé sur la transgression, semble condamné à une impossible surenchère. Le risque pour lui est de sombrer dans le grand n’importe quoi. On pouvait d’ailleurs craindre avec Mandibules ou Fumer fait tousser que Quentin Dupieux y ait cédé.

Mais Dupieux réussit avec L’Accident de piano à nous surprendre, à nous faire grincer des dents et à nous faire réfléchir.

La surprise, elle vient de l’interpétation déjantée d’Adèle Exarchopoulos. On l’avait, et moi plus souvent qu’à mon tour, rangée au nombre des bimbos de service, trop sexy pour être tout à fait honnête, pas assez intelligente pour assumer des rôles plus exigeants. Ce qu’elle ose ici, dans ce rôle absolument haïssable, est sidérant. Elle a réussi à s’inventer un rictus impayable, mi hyène mi humain.

Les dents grincent devant un film dont le scénario ne recule devant aucune outrance. La misanthropie atteint des sommets. Dupieux use de la liberté que sa célébrité lui a donnée. Il s’autorise des développements qu’aucun producteur ne soutiendrait chez un réalisateur moins connu. À ce titre, pour une fois, Dupieux clôt son propos – il nous avait frustrés avec des films ultra brefs et des fins bâclées – avec des choix scénaristiques chaque fois plus radicaux que les précédents

Et nos cerveaux sont stimulés dans un film moins absurde que les précédents. Dupieux prend depuis Yannick un tour plus politique en interrogeant la question de la célébrité et en dénonçant notre culture superficielle du paraître. Magali, nous dit-on, est devenue mondialement célèbre en tournant des séquences vidéo d’une rare bêtise. Sa célébrité, loin de la responsabiliser, l’a aigrie et a aggravé son égoïsme et sa rancœur. Ses fans, incarnés par Karim Leklou et son petit frère, sont au moins aussi bêtes et aussi veules qu’elle.

Rien n’échappe à cette purge radicale. On rit beaucoup devant L’Accident de piano. On ne rit pas de gaîté de cœur. C’est un rire amer, grinçant. Mais qui a dit que le cinéma devait faire du bien ?

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Rapaces ★★☆☆

Samuel (Sami Boudjila) est reporter pour Détective, un hebdomadaire spécialisé dans le fait divers, dirigé d’une main de fer par Elizabeth (Andréa Bescond) que ses collègues, Christian (Jean-Pierre Darroussin), Solveig (Valérie Donzelli) et Aubin (Stéfan Crépon), ont surnommée ironiquement maman. Avec sa fille Ava (Mallory Wannecque), étudiante en journalisme recrutée comme stagiaire à la rédaction, il est missionné dans le Nord pour couvrir un féminicide. Son reportage le conduit sur la piste d’une bande de dangereux CBistes masculinistes.

La débauche de publicité qui accompagne la sortie de ce petit film français a de quoi surprendre. Ses distributeurs espèrent avoir le même succès que La Nuit du 12, un polar sans tête d’affiche sur les violences faites aux femmes, qui a remporté en 2022 un succès inattendu public (500.000 entrées) et critique (six César dont celui du meilleur film).

Il y a loin de la coupe aux lèvres. Rapaces n’arrive pas à la cheville de La Nuit du 12. La faute à un scénario mal écrit qui se perd dans des histoires secondaires sans intérêt : qu’apportent le personnage interprété par Jean-Pierre Darroussin – aussi grande que soit la vénération qu’on voue à cet acteur impeccable – et sa mission à Chambéry sur les traces de deux jumelles dont on a tôt fait de se désintéresser ?
La faute aussi à un casting bancal. Sami Bouajila joue le personnage principal. C’est un acteur honnête. Mais il souffre d’un handicap dirimant : chacune de ses apparitions fait regretter l’absence de Roschdy Zem, qui le dépasse sur tous les tableaux. Quant à Mallory Wanecque, star montante, marchant sur les traces d’Adèle Exarchopoulos voire d’Isabelle Adjani, révélée dans Les Pires (je disais d’elle qu’elle y était « belle comme un cœur, affolante Lolita d’une sensualité alarmante ») et consacrée par L’Amour ouf, elle est trop sexy, trop maquillée, pour être crédible dans un rôle qui requérait plus de cerveau et moins de poitrine.

Au bout d’une heure, je pensais que les jeux étaient faits et que Rapaces ne valait décidément pas bézef. Quand, soudain, l’histoire m’a cloué dans un restoroute au milieu des champs (de houblon ?) dans une scène haletante, l’une des meilleures qu’il m’ait été donné de voir récemment. La scène dure une quinzaine de minutes, déséquilibre le film, mais lui donne une saveur dont sans elle il aurait été cruellement dépourvu.

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Fragments d’un parcours amoureux ★★★☆

Chloé Barreau est née en 1976. Elle a documenté ses relations amoureuses, conservant photos, lettres et vidéos. Elle a demandé à douze de ses ex, homme ou femme, de raconter leur histoire.

Fragments d’un parcours amoureux est un documentaire profondément original et extrêmement séduisant. Sa réalisatrice y réussit en même temps à être narcissique et modeste.

Sans doute pourrait-on lui reprocher son germanopratisme ou, pour être plus exact, son quartier-latinisme : Chloé Barreau a grandi dans le Quartier Latin, en a fréquenté les meilleurs établissements (Henri-IV, Fénelon, la Sorbonne) avant de s’expatrier en Italie. Parmi ses ex, on compte plusieurs personnalités connues : l’actrice Anna Mouglalis, l’écrivaine Anne Berest, la réalisatrice Rebecca Zlotowski…

Sans doute pourrait-on aussi lui reprocher d’être furieusement dans l’air du temps, avec la bisexualité polyamoureuse de son héroïne et l’empathie si kawai dont ses ex font preuve envers elle.

On ne se sait pas trop si son titre, allusion à peine masquée à l’essai de Roland Barthes, doit être mis à son actif ou à son passif, qui en rajoute, si besoin en était, dans l’élitisme de son propos.

Pour autant, il faut reconnaître à Chloé Barreau un sacré culot pour avoir conçu ce dispositif original, qui alterne donc des interviews face caméra avec des bouts d’archives. Comme une roue dont le moyeu resterait invisible, la réalisatrice est à la fois absente et présente.

Elle n’apparaît quasiment pas à l’écran, sinon dans le coin d’une photographie ou comme destinatrice d’une lettre. Ce n’est pas elle qui a mené les interviews de ces ex, mais une tierce personne, la journaliste Astrid Desmousseaux. Quand on l’évoque, c’est à la troisième personne qu’on parle d’elle. Elle s’est même interdit de répondre aux reproches, pas toujours aimables, qui lui sont adressés. C’est à un procès in abstentia qu’on assiste, qui confine parfois à l’éloge funèbre et nous fait nous demander, si on ne s’est pas renseigné auparavant, si sa principale protagoniste n’est pas décédée.

Et pourtant bien sûr, aussi invisible soit-elle, tout tourne autour d’elle, de son romantisme exacerbé, de son attirance pour les hommes comme pour les femmes, sans considération de genre, dès lors que l’attirance est là, de son goût immodéré pour la passion amoureuse, de ses emballements aussi flamboyants que ses ruptures sont douloureuses….

Fragments fait l’autoportrait en creux de sa réalisatrice, amoureuse de l’amour et moins volage qu’il n’y paraît. Elle raconte aussi une époque et un milieu et possède, à ce titre, une valeur historique et sociologique. Elle raconte une jeunesse parisienne ultra-privilégiée, cultivée, connectée, à laquelle jamais ne se pose semble-t-il la question du travail, du salaire, de la place à trouver dans la société. Son seul loisir semble être de vivre ses amours le plus pleinement, le plus intensément possible. Elle raconte aussi une bi- ou plutôt une pan-sexualité décomplexée, débarrassée de toute stigmatisation comme de toute revendication identitaire. Elle raconte finalement surtout, comme Barthes en son temps, une nouvelle façon d’être amoureux, pas nécessairement sexualisée (on peut s’aimer sans coucher), pas nécessairement exclusive (même si les blessures d’amour naissent souvent de la découverte d’un.e concurrent.e), pas nécessairement hétéronormée.

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Ange ★☆☆☆

Ange (Arthur H.) est musicologue. Il accumule des témoignages de la musique tzigane : des enregistrements, des partitions, des ouvrages d’art… Dans son van orange, transformé en salon de musique, il traverse la France du nord au sud pour retrouver Marco (Mathieu Amalric) et solder avec lui une vieille dette. Solea (Suzanne Aubert), une fille en mal de père, l’accompagne.

La septantaine bien entamée, Tony Gatlif tourne des films depuis un demi-siècle. Il s’est trouvé une vocation qu’il n’a jamais reniée : être l’ambassadeur des Gitans, témoigner de leur histoire invisibilisée, exalter la richesse de leur culture. Avec Gadjo Dilo, en 1998, il livre son œuvre la plus accomplie. Depuis lors, son cinéma a tendance à bégayer, répétant ad libitum les mêmes motifs.

Ange encourt les mêmes critiques. Son scénario en forme de road movie n’est qu’un prétexte à un long clip vidéo consacré à la musique gitane. Il revendique d’ailleurs sa part de surréalisme : le van Mercedes d’Ange croise des trios et des quatuors qui se produisent sur le bord de la route, au milieu de nulle part comme sur l’affiche du film. Il sert aussi de prétexte à distiller quelques aphorismes aussi édifiants qu’ampoulés sur la condition tzigane, son amour irréductible de la liberté, les persécutions que la communauté s’est attirées.

Arthur H., le fils de Jacques Higelin, y tient le haut de l’affiche. Sa silhouette dégingandée, le galurin vissé sur le crâne, le gilet noir forment un personnage très crédible. En revanche, je ne supporte plus Mathieu Amalric, qui fait une courte apparition dans le dernier quart du film, ses yeux hallucinés, sa diction grandiloquente.

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Différente ★★★☆

Katia (Jehnny Beth) a toujours été « différente ». Mais à trente ans passés, elle n’avait toujours pas mis un mot sur cette différence avant de découvrir, à sa grande surprise, au hasard de l’enquête que le journal où elle travaille comme documentaliste lui a confiée, qu’elle coche toutes les cases de l’autisme.

Près d’un million de Français souffriraient de troubles du spectre de l’autisme (TSA), l’appellation désormais reconnue pour englober tous les troubles comportementaux, plus ou moins graves, chez l’enfant comme chez l’adulte, qui altèrent la communication et les interactions sociales. Le diagnostic en est souvent malaisé, oscillant entre le trop et le pas assez.

Lola Doillon courait le risque de réaliser un film-dossier de l’écran, un film tout entier consacré à un sujet, ici l’autisme et son diagnostic tardif. Elle ne l’évite pas tout à fait en passant par tous les passages obligés et attendus : autisme et travail, autisme et famille, autisme et relations sociales…

Lola Doillon contourne toutefois en partie cet écueil en prenant son sujet à l’envers. Différente évoque autant l’autisme que la façon de vivre une histoire d’amour compliquée, comme le montre d’ailleurs l’affiche du film. La relation entre Katia et Fred est en effet au centre du film. C’est son évolution et ses rebondissements qui font avancer l’histoire et maintiennent l’attention. Katia et Fred s’aiment passionnément ; mais la condition de Katia rend leur relation impossible. S’installe un (petit) suspense : l’amour de Fred pour Katia sera-t-il suffisamment fort pour venir à bout de ce qui y fait obstacle ?

Le film est servi par son casting. Lola Doillon n’a pas choisi des stars. Jehnny Beth, dans le rôle principal, peut donner l’impression, dans les premières scènes, de surjouer les affections de son personnage, sursautant craintivement à chaque interaction, à chaque bruit inattendu. Mais la sincérité de son jeu réussit à nous convaincre. Thibaut Evrard avait la tâche plus facile, dans le rôle du bon bougre aimant mais dépassé.

J’ai lu des critiques acides, reprochant à Différente son classicisme et son didactisme. Je les ai trouvées bien sévères. Loin des caricatures à la Rain Man, Différente donne des TSA une image autrement authentique. Et il le fait dans un film qui, sans être larmoyant, m’a profondément touché. Que demander de plus ?

PS : Différente a été tourné à Nantes et j’ai cru reconnaître le même immeuble et la même cage d’escalier que ceux qu’on voit dans L’Attachement qui y a été tourné aussi je crois

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