Nos âmes d’enfants ★☆☆☆

Johnny (Joaquin Phoenix), la quarantaine bien entamée, est un animateur radio new yorkais lancé dans une enquête au long cours : avec ses deux assistants, il sillonne les États-Unis micro au poing pour interroger les enfants sur leur vision de leur avenir, leurs rêves et leurs peurs.
Johnny a un neveu, Jesse (Woody Norman), que sa mère, Viv, la sœur de Johnny, élève seul à Los Angeles depuis qu’elle s’est séparée de son père dont la santé mentale est fragile. À cause de la distance entre les deux Côtes, à cause aussi du décès de leur mère, un an plus tôt, Johnny et Viv se sont éloignés l’un de l’autre. Mais cela n’empêche pas Viv de demander à son frère de s’occuper de Jesse pendant quelques jours, le temps pour elle de rendre visite à son ex-mari à Oakland.

Nos âmes d’enfants m’a encore plongé dans un épisode schizophrène dont je suis décidément de plus en plus fréquemment victime.

Comme son titre le laissait augurer, ce film américain au noir et blanc onctueux est une exaltation sensible de la richesse de l’enfance et du profit que nous, vieux adultes racornis, devrions tirer à demeurer toujours à son écoute. Le jeune Woody Norman y joue un garçonnet attendrissant sourdement tiraillé par le départ de son père. Son oncle vient s’occuper de lui et l’entraîne dans un voyage au travers des États-Unis, à New York et à La Nouvelle-Orléans. Mais des deux voyageurs, comme de bien entendu, c’est autant l’oncle que le neveu que ce voyage fera réfléchir et grandir.

Voilà pour les bons sentiments
Passons aux plus aigres.

Nos âmes d’enfants, dont le titre gnangnan aurait dû m’alerter, déborde de mièvrerie. Il prospère autour d’une idée qui pue le politiquement correct et qu’il est aujourd’hui criminel de remettre en cause : la dévotion à l’Enfant-Roi qu’il faut protéger d’un monde agressif et dont il faut exalter les qualités et faire bourgeonner les talents. L’insupportable Woody Norman y joue un mioche soi-disant HPI, plus probablement mal élevé à force de caprices que sa mère n’a pas su lui passer, qu’on a plus envie d’envoyer se coucher que de continuer à écouter pendant les presque deux heures que dure ce film interminable.

La bande-annonce

Une jeune fille qui va bien ★★★☆

Irène (Rebecca Marder) a dix-neuf ans à Paris en 1942. Elle a une passion, le théâtre, et un rêve, réussir le concours d’entrée au Conservatoire qu’elle prépare avec ses camarades. L’amour de son père (André Marcon), de sa grand-mère (Françoise Widhoff) et de son frère aîné (Anthony Bajon) fait écran avec le monde.

Quelques mois après sa fille, comme si décidément la fièvre de la realisation s’était emparée de la famille Kiberlain-Lindon, Sandrine Kiberlain passe derrière la caméra pour signer son premier film. Il s’agit d’un drame historique au sujet plombant, qui louche du côté d’Anne Frank ou d’Irène Nemirovsky (à laquelle l’héroïne emprunte son prénom), le coming-of-age d’une jeune Juive pendant l’Occupation, mais traitée sur un mode très paradoxal.

En effet, comme d’ailleurs son titre l’annonce, tout va bien pour Irène. Rien ne la soucie dans cette ville où ne circule aucun soldat ennemi. Rien ne résiste à son charme rayonnant, à sa joie de vivre, à son appétit. La jeune fille est si entièrement happée par sa passion qu’elle est sourde et aveugle au monde qui l’entoure et aux menaces qui y rodent.

Est-ce par manque de moyens ou en raison des contraintes sanitaires ? Est-ce au contraire voulu ? On ne verra aucune des scènes de rue dont nous gratifient normalement les films censés se dérouler à cette époque : ces scènes décidément de plus en plus kitsch où circulent deux ou trois traction-avant, où les panneaux routiers indiquent en lettres gothiques la direction de la Kommandantur et où quelques passants déambulent, la coiffure savamment permanentée ou le pantalon tirebouchonné à la mode zazou.

À tel point que Une jeune fille qui va bien pourrait parfois donner l’impression d’être intemporel, hors sol. Comme s’il s’agissait à modulo 2π du même film que celui tourné par Suzanne Lindon, qui décrivait, lui aussi, les émois d’une jeune fille en fleurs, passionnée de théâtre et découvrant l’amour.

Pour incarner Irène, Sandrine Kiberlain a résisté à la tentation de faire tourner sa fille et lui a préféré Rebecca Marder (qui tenait dans Seize printemps un petit rôle). Le choix est heureux. La jeune sociétaire de la Comédie-Française est rayonnante. Elle irradie le film de sa grâce.

Les deux fils de l’intrigue – le drame historique d’un antisémitisme qui déploie lentement ses règles absurdes et asphyxiantes et la coming-of-age story – tardent à se nouer. Ils le font in extremis avec une violence rare qu’on n’oubliera pas de sitôt. Cette scène ultime, dont j’ai déjà trop dit, leste le film, auquel on était sur le point de reprocher sa frivolité, d’un poids qui lui donne toute sa force.

La bande-annonce

L’Ennemi ★☆☆☆

Louis Durieux (Jérémie Rénier) est un homme politique wallon promis à un brillant avenir. Il entretient une relation passionnelle avec sa femme, Maeva Cordier (Amma Jodorowsky) une journaliste politique. Une nuit, dans un palace d’Ostende, après une soirée très arrosée et une énième dispute bruyante dont attestent les caméras de surveillance, Maeva décède. Crime ou suicide ?

Inspiré d’un fait divers qui avait défrayé la chronique outre-Quiévrain en 2013, la mort mystérieuse de l’épouse d’un homme politique belge dans un hôtel d’Ostende, L’Ennemi est l’œuvre de Stephan Streker qui avait signé en 2017 Noces, un film marquant sur le mariage forcé d’une jeune Belgo-Pakistanaise.

En regardant son affiche, qui fait la part égale entre ses deux personnages principaux, on pourrait croire que L’Ennemi est l’histoire d’un couple uni par une passion destructrice.

Autre direction dans laquelle nous emmène cette fois-ci la bande-annonce : L’Ennemi semble raconter une disparition mystérieuse que les souvenirs épars et contradictoires de ses protagonistes peinent à élucider.

Il s’avère en fait que le principal sujet du film est ailleurs. L’Ennemi est le portrait d’un homme à la recherche de lui-même, incapable de se souvenir des événements qui ont précédé la mort de sa femme. Une longue incarcération aux côtés d’un prisonnier lui aussi bien opaque (Félix Maritaud, brûlante révélation de Sauvage), le soutien indéfectible de son avocate (Emmanuelle Bercot décidément aussi juste devant que derrière la caméra) et les retrouvailles avec le fils desormais poussé en graine qu’il a eu d’un premier lit (Zacharie Chasseriaud) l’y aideront peut-être.

Malgré l’interprétation habitée de Jérémie Rénier, L’Ennemi hésite entre trop de sujets pour convaincre tout à fait.

La bande-annonce

Un monde ★★★☆

Nora a sept ans. Le jour de la rentrée des classes, elle sanglote dans les bras de son frère Abel, de deux ou trois ans son aîné. Son père (Karim Leklou) essaie en vain de la rasséréner.
La rentrée de Nora ne se passe pas si mal. En revanche, Abel devient la tête de Turc de ses camarades. Nora est le témoin de ces vexations quotidiennes qu’Abel lui ordonne de taire.

Un monde embrasse un parti radical : filmer à hauteur d’enfant l’immersion traumatisante d’une fillette dans son école primaire. Dès le premier plan, la caméra se place à un mètre du sol, à côté de Nora, et ne la quittera plus. On verra ce qu’elle verra ; on entendra (ce tohu-bohu stridant des cours de récréation) ce qu’elle entendra ; on ressentira ce qu’elle ressentira.

Ce parti pris pourrait constituer une posture. Il se révèle diaboliquement efficace. Et il réussit le miracle de faire remonter des souvenirs enfouis de notre plus tendre enfance, de cette école maternelle qu’on pensait oubliée où nous avons tous vécu des expériences fondatrices, aussi enivrantes que traumatisantes.

Ce parti pourrait être lassant. Un monde évite cet écueil par sa brièveté. Il dure soixante quinze minutes à peine, une durée qui le rapproche du moyen métrage. S’il avait duré plus longtemps, on aurait frisé l’asphyxie.

Seul reproche peut-être : un scénario un peu faiblard. Eût-il été plus dramatique (en voyant la bande annonce, j’avais, à tort, imaginé une agression sexuelle), il aurait peut-être encouru le reproche de l’excès. Mais l’histoire qu’il raconte manque un peu de densité et de rebondissement pour justifier l’intérêt d’un film qui vaut avant tout par sa mise en scène.

La bande-annonce

Adieu Paris ☆☆☆☆

Une bande de huit vieux copains, stars de la chanson, du cinéma, du théâtre, du monde de l’art, se retrouve chaque année pour un déjeuner à La Closerie des lilas.

Aimez-vous Édouard Baer, son humour décapant, son charme désopilant, son dandysme mélancolique ? Si oui, courez voir Adieu Paris ! Vous allez adorer ! D’ailleurs la salle comble où j’ai vu Adieu Paris en avant-première lundi soir était tout entière acquise à sa cause. Édouard Baer en personne y présentait son dernier film, entouré de la quasi-totalité de ses acteurs (Pierre Arditi et Gérard Depardieu manquaient quand même à l’appel). En roues libres, avec Benoît Poelvoorde, il a sorti quelques vannes. Certaines, pleines de répartie, étaient drôles, d’autres moins.

Tel est le problème d’Adieu Paris, qui n’est rien d’autre qu’un long tunnel de situations et de bons mots, plus ou moins réussis, plus ou moins drôles.
Son sujet laisse perplexe. Huit anciennes gloires y sont réunies : on reconnaît (ou pas) Pierre Arditi, Daniel Prévost, Bernard Le Coq, Bernard Murat et, bizarrement, François Damiens dont on se demande ce qu’il est venu faire dans ce cénacle de vieux septuagénaires. Jouent-ils leurs vrais personnages sous leur vrai nom ? Non. Bernard Le Coq est une star déchue de la chanson, François Damiens une valeur montante de l’art conceptuel. Quant à Benoît Poelvoorde, qui joue un comédien de stand-up prénommé Benoît, il joue sans succès l’incruste au comptoir du bar adjacent.

Édouard Baer – qui arrive avec trois quarts d’heure de retard et s’abstiendra finalement de passer à table – a-t-il voulu signer un film nostalgique sur le temps qui passe, sur la célébrité qui se fane, sur la mort qui vient ? A-t-il voulu croquer avec causticité les derniers feux de stars vieillissantes empêtrées dans leurs petits défauts, dans leurs petites mesquineries ?

Rien n’est drôle dans ce film paresseux. Rien n’est touchant sinon peut-être le personnage de Jackie Berroyer frappé par un Alzheimer qui n’a pas encore dit son nom mais qui montre déjà, dans les absences de son personnage, son macabre visage.

La bande-annonce

Les Promesses ★★★★

Clémence Collombet (Isabelle Huppert) est la maire de la troisième ville du 9-3 (Aubervilliers ? Aulnay ?). Son second mandat arrive à son terme et, comme elle s’y était engagée, elle s’apprête à passer la main à sa première adjointe. Mais, flanquée de son fidèle directeur de cabinet (Reda Kateb), elle tient à mener à bien avant son départ le projet auquel elle tient  depuis toujours : la rénovation du quartier des Bernardins. Pour y parvenir, elle doit décrocher la subvention de soixante-trois millions d’euros que le Gouvernement lui a promise.

La bande-annonce des Promesses ne vous aura peut-être pas donné l’envie délirante de le voir. Encore Isabelle Huppert vous êtes-vous dit en retenant un soupir ! Encore Reda Kateb dans le rôle d’un immigré de banlieue en mal d’intégration républicaine ! Encore un petit film français qui caricature la vie politique et ses compromissions !

Balayez vos a priori et courez voir Les Promesses. C’est peut-être le meilleur film du moment. Il est l’oeuvre de Thomas Kruithof qui avait signé en 2016 un polar politique injustement ignoré (La Mécanique de l’ombre). Son scénario est co-écrit par Jean-Baptiste Delafon, le co-créateur de Baron Noir, sans doute la meilleure série jamais réalisée sur la vie politique française.

Les Promesses a les mêmes qualités que Baron noir. Comme lui, il dépeint avec beaucoup d’intelligence et beaucoup de réalisme le quotidien de la vie politique : le dévouement des hommes (et des femmes ici) politiques, les dilemmes de l’engagement, les processus de décision ministérielle…. Il le fait sans jamais verser dans le manichéisme : le personnage joué par Isabelle Huppert est de ce point de vue remarquable – et l’interprétation de cette immense actrice, dont je dois respectueusement m’incliner devant le talent, est aux petits oignons – qui réussit en même temps à camper une personnalité altruiste dévouée au bien public et une ambitieuse qui s’ignore.
Comme lui, il multiplie les rebondissements au point de nous donner le tournis. Les Promesses, comme Baron noir, nous balade, sans nous dire où on va et à quoi il faut s’attendre. Ce pourrait être une faiblesse. C’est une force. Il n’y a rien de prévisible dans ce film dont on ignore quand on en lit le pitch quel en sera l’enjeu et a fortiori quel en sera le dénouement.
Comme lui, il parie sur l’intelligence des spectateurs. Accrochez vous à votre siège. ne vous laissez pas distraire. Et allez voir Les Promesses accompagné.e pour pouvoir en discuter ensuite !

La bande-annonce

Memory Box ★☆☆☆

Alex est une jeune adolescente d’origine libanaise. Sa mère, Maia, et sa grand-mère, Téta, se sont installées au Canada une trentaine d’années plus tôt. Un carton livré le jour de Noël lui permet de plonger dans leur passé et de comprendre les motifs de leur exil.

Joana Hadjithomas et Khalil Joreige sont tous les deux nés en 1969. Ils ont passé leur adolescence au Liban pendant la guerre avant d’en partir. Les carnets, les cassettes audio, les tickets de cinéma qu’on voit dans le film sont précisément ceux que Joana a gardés de cette époque. La musique new wave qu’on y entend est celle, déjà mondialisée, qui a bercé l’adolescence de tous les jeunes du monde qui ont grandi dans les 80ies.

Memory Box est un film profondément nostalgique sur l’adolescence et sur la perte. On imagine volontiers l’émotion ressentie par ses réalisateurs en l’écrivant et en le filmant. Ce plaisir mélancolique un peu égoïste, ils le font partager aux Libanais qui ont vécu le même traumatisme de l’exil. Pas sûr qu’il touche grand-monde au-delà de ce cercle forcément étroit sinon les spectateurs nés à la fin des 60ies et au début des 70ies.

Pas sûr en particulier que l’autre sujet du film, la transmission du souvenir, émeuve. Car il est trop rebattu. Et il est desservi par la piètre interprétation de l’actrice qui joue Alex. Ses scènes avec sa grand-mère et avec sa mère sont aussi artificielles que des telenovelas mexicaines. En revanche, on retrouve, sous les traits de Maia jeune, Manal Issa, la révélation de Peur de rien, qu’on avait revu sans déplaisir dans Ulysse et Mona et Mon tissu préféré. Et on se prend à regretter que, dans la succession des flashbacks entre le Canada d’aujourd’hui et le Liban d’hier, une part plus grande n’ait pas été laissée aux scènes reconstituées dans le Beyrouth de la guerre. C’est pour lui qu’on était venu voir le film. Et c’est de lui dont on ressort frustré.

La bande-annonce

Adieu Monsieur Haffmann ★★★☆/★☆☆☆

Joseph Haffmann (Daniel Auteuil) est joaillier à Montmartre en 1941. Sentant la menace grandir, il envoie sa femme et ses trois enfants en zone libre avant de les y rejoindre. Avant de partir, il passe un marché avec son commis, François Mercier (Gilles Lellouche). Il lui laisse les clés de sa boutique, l’usage de son appartement et les gains de son commerce en échange de la promesse de pouvoir y revenir avec sa famille après la guerre. Mercier accepte, malgré les hésitations de sa femme Blanche (Sara Giraudeau). Le couple prend possession des lieux sous le regard hostile des voisins. Mais coup de théâtre : Haffmann, que la surveillance policière a empêché de quitter Paris, revient à la nuit tombée et doit se cacher dans la cave.

Je ne suis pas parvenu à me décider si je devais écrire une critique gentillette ou scrogneugneu de l’adaptation par Fred Cavayé, un réalisateur français abonné aux thrillers testotéronés (Pour elle, À bout portant), de la pièce de théâtre à succès de Jean-Philippe Daguerre couronnée en 2018 par quatre Molières.

La critique bienveillante serait, on l’a compris, enthousiaste. Elle saluerait la belle leçon d’histoire qui nous plonge dans l’une des périodes les plus sombres de la France contemporaine et nous interroge avec intelligence sur la façon dont on pouvait imperceptiblement y devenir un héros ou un collabo. Elle applaudirait à la qualité d’un scénario d’une parfaite logique qui multiplie les rebondissements jusqu’à une conclusion inattendue pour nous tenir constamment sur la brèche. Elle rendrait enfin un hommage appuyé aux trois acteurs principaux, qui représentent chacun la fine fleur de sa génération : Daniel Auteuil (1950) qui se bonifie comme le vieux vin, Gilles Lellouche (1972) qui réussit à jouer un parfait salaud sans verser dans la caricature et Sara Giraudeau (1985) qui, de film en film, réussit, l’air de rien, à révéler l’ampleur de son talent.

La critique scrogneugneu serait plus sévère. Elle invoquerait les mânes écrasantes de films indépassables qui ont déjà traité ce sujet avec autrement de maîtrise : Monsieur Klein, Le Dernier Métro… Elle reprocherait à cette pièce de théâtre filmée son pesant classicisme, sa reconstitution maniérée de l’époque, sa mise en scène convenue, ses clichés (ach ! l’officier allemand si fin esthète entouré de maîtresses lubriques et à-qui-on-l’a-fait-pas) et ses coups de théâtre un peu trop nombreux et trop téléphonés. Elle le blâmerait peut-être surtout pour vouloir à tout prix faire naître une émotion, une empathie, par des procédés grossiers : les lourds silences de Daniel Auteuil (de l’homme trahi qui en toute circonstance saura garder sa dignité d’homme), les gros plans sur le visage de Gilles Lellouche (qui devient un salaud pour de bonnes raisons), la moue tremblante de Sara Giraudeau, etc.

Ne sachant laquelle des deux critiques écrire, je les ai écrites toutes les deux. À vous de choisir à présent.

La bande-annonce

The Chef ★★☆☆

Panique en cuisine pour Andy Jones (Stephen Graham), le chef étoilé d’un restaurant londonien à la mode. Sa seconde réclame une augmentation ; sa cheffe de salle a accepté plus de réservations que prévu ; une jeune stagiaire française peine à prendre ses marques ; une serveuse arrive en retard ; une cliente est allergique aux fruits à coques ; son ancien mentor débarque sans crier gare accompagné d’une critique culinaire impitoyable, etc. Et pendant ce temps, Andy Jones doit gérer au téléphone sa femme en plein divorce et son fils qui lui reproche son départ.

Le jeune réalisateur Philip Baratini avait travaillé comme serveur dans un restaurant pour payer ses études de cinéma. Il en a gardé l’idée de ce film, raccord à la mode des téléréalités culinaires qui font le succès des prime times de nos soirées télévisées, en France comme au Royaume-Uni.

Son idée de génie est de l’avoir tourné en un seul plan-séquence. Il  ne s’agit pas seulement d’une prouesse technique. Il s’agit d’un procédé qui ici, plus encore peut-être que dans 1917, a du sens. Plus encore que la folle mission des deux héros du film de Sam Mendes entre les lignes ennemies, le « coup de feu » (le titre original anglais est Boiling Point) dans un restaurant est une course contre la montre sans temps mort ni répit. C’est un moment qui se prête particulièrement bien à un plan-séquence. D’autant que celui que tourne Philip Baratini est supérieurement intelligent. Au lieu de coller aux basques du seul chef Andy Jones, il virevolte d’un personnage à l’autre avec une belle élégance – et une organisation qu’on imagine diablement millimétrée.

The Chef encourt un seul reproche : c’est un film désagréable, un film énervant, un film stressant. Bien sûr, ce n’est pas rédhibitoire. Le cinéma n’a pas à être « plaisant ». Le cinéma a le droit – il en a peut-être même le devoir – de nous déplaire, de nous choquer, de nous sortir de notre zone de confort. Si on refuse ce cinéma-là, autant aller regarder des chatons-mignons sur Insta. Pour autant, il faut savoir, en entrant dans la salle voir The Chef, qu’on y passera un sale moment, sans répit, sans oxygène, de la première à la dernière seconde. Amateurs de feel-good movies, passez votre chemin.

La bande-annonce

La Place d’une autre ★★☆☆

Sans feu ni lieu, Nélie Laborde (Lyna Khoudri) s’engage comme infirmière avec la Croix-Rouge en 1914. Sur le front, sa route croise celle de Rose Juillet (Maud Wyler), une Suissesse, en chemin vers Nancy où une place de lectrice l’attend auprès d’une riche veuve de la Haute Société protestante, liée à son défunt père. Un assaut allemand et un éclat d’obus qui blesse mortellement Rose conduit Nélie à prendre sa place et à se présenter chez Mme de Lengwil (Sabine Azéma) qui l’accueille à bras ouverts. Mais, coup du sort : Rose, qui n’est pas morte, arrive à Nancy en comptant bien reprendre sa place.

La Place d’un autre se présente comme un thriller avec pour thème une usurpation d’identité dont on se demande jusqu’à la dernière minute si elle sera ou non dévoilée : Mme de Lengwil, qui fait profession de donner sa confiance avec tant de parcimonie, finira-t-elle par ouvrir les yeux sur l’usurpation dont Nélie s’est rendue coupable ? donnera-t-elle enfin raison à Rose, qui clame sans succès sa bonne foi ? ou se laissera-t-elle aveugler par l’amour maternel qu’elle voue irrépressiblement à la jeune Nélie ?

La Place d’un autre joue avec beaucoup d’intelligence avec le spectateur. À qui en effet ira notre sympathie dans ce face-à-face ? À Nélie, la fausse Rose, qui est l’héroïne du film que nous suivons à chaque plan, dont la rage à sortir de son état de pauvresse nous a séduit, dont nous espérons qu’elle trouvera enfin sa « place » dans une société qui jusqu’alors la lui avait refusée ? Ou bien à la vraie Rose, victime d’une injustice criante dont le sort inique devrait nous révolter ?

La Place d’une autre est un film d’un grand classicisme. Il aurait pu être tourné, à l’identique, dans les années soixante-dix (avec Isabelle Adjani dans le rôle de Nélie et Edwige Feuillère dans celui de Mme de Lengwil). Il suit platement la chronologie du récit, avec quelques rebondissements que la bande-annonce hélas a par avance dévoilés. La diction affectée de ses personnages frôle l’affèterie et rappelle plus le dix-neuvième siècle (le roman de Wilkie Collins a été écrit en 1873) que le vingtième.

Pour autant, il serait injuste de reprocher à ce film de crouler sous son dispositif. Servi par le jeu de ses actrices impeccables, La Place d’un autre ne marquera peut-être pas l’histoire du cinéma mais se regarde sans déplaisir. Libération l’écrit mieux que moi : « On croit bâiller, et puis, la sécheresse de la mise en place, le tact avec lequel le drame psychologique s’immisce dans le sentimentalisme du mélo, l’indécision d’un basculement dans le thriller expriment finalement l’élégance plutôt adroite d’un film qui ne nous indiffère pas complètement. »

La bande-annonce