Je vous salue salope : la misogynie au temps du numérique ★★☆☆

Ce documentaire québécois traite d’un sujet d’une brûlante actualité hélas : la misogynie en ligne. Il prend l’exemple du cyberharcèlement subi par quatre femmes : une étudiante canadienne victime d’un camarade de classe, une élue locale du Vermont afro-américaine violemment prise à partie par des internautes suprémacistes blancs, une bloggeuse française féministe et la présidente de la Chambre des députés d’Italie.
Elles ont toutes les quatre vécu la même histoire : leur exposition publique a provoqué un violent retour de bâton (le titre original Backlash est beaucoup plus intelligent que sa traduction française inutilement sacrilège). Elles sont devenues la cible d’une violence débridée, lâche, grégaire. Après une phase de sidération (« pourquoi tant de haine ? »), puis de révolte (« je refuse d’être agressée de la sorte ») et de combat (« je mets en oeuvre tout ce que la police et le droit m’autorisent pour répondre à cette agression »), les victimes, à bout de nerfs, peuvent être tentées de baisser les bras : effacer leur identité numérique, et donc renoncer à leur cyber-activisme, devient en effet la seule façon d’échapper à leurs agresseurs. Bien entendu, ce documentaire est un plaidoyer en faveur d’une prise de conscience du phénomène et d’une réaction citoyenne et juridique.

La violence en ligne, le cyberharcèlement est une pathologie moderne permise, sinon encouragée, par les nouvelles technologies. Heureusement, elle reste limitée. Internet est un lieu virtuel où s’échangent moins d’injures que d’informations, d’opinions, de déclarations d’amour…. et de photos de chatons ou de vacances. Elle n’en reste pas moins dévastatrice, poussant parfois ses victimes au suicide, comme Rehtaeh Parsons, une adolescente canadienne qui s’est suicidée en 2013 et dont le père est devenu un inlassable militant contre le cyberharcèlement.

Le sujet, de plus en plus étudié, est de mieux en mieux connu. On en identifie désormais mieux les facteurs. L’anonymat permis par les réseaux sociaux encourage des opinions que leur auteur ne se permettrait pas d’exprimer à visage découvert. La distance l’encourage aussi : on s’autorise à écrire en ligne des mots qu’on ne se permettrait jamais de dire dans les yeux à une personne en face de soi. Troisième facteur encourageant : l’entraînement du groupe. On rajoute plus facilement un commentaire désagréable voire haineux à une longue litanie de commentaires similaires qu’on n’ose en écrire un sur une page blanche.

Ses effets sont également bien documentés. Certes le cyberharcèlement reste virtuel. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles le droit hésite à l’appréhender – sans parler des difficultés techniques à en identifier l’auteur. Mais pour être virtuel, le cyberharcèlement n’en est pas moins profondément violent et perturbateur. Une injure qu’on reçoit sur son téléphone n’est pas moins blessante que celle qu’on entend au coin d’une rue. Une victime avoue d’ailleurs avoir été moins traumatisée par le viol qu’elle a vécu, limité dans le temps, que par l’interminable cyberharcèlement qu’elle subit, qui s’étend indéfiniment et fait peser sur elle l’épée de Damoclès d’un éventuel passage à l’acte de ses agresseurs. Comme le dit clairement une experte interviewée : « Le cyberharcèlement, c’est du harcèlement. Point »‘

La commission de classification française a proposé l’interdiction aux moins de douze ans assortie d’un avertissement, signe qu’elle a hésité à proposer son interdiction aux moins de seize ans. Je ne comprends pas sa sévérité. Je considère au contraire que ce documentaire est d’utilité publique et qu’il devrait être montré aux adolescents, dès le collège, qui sont hélas exposés très jeunes à ces menaces en ligne.

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Linda veut du poulet ! ★★★☆

Linda a huit ans. Depuis la mort de son père, Paulette, sa mère, l’élève seule. Injustement punie par elle qui, pour se faire pardonner, lui promet de lui passer tous ses désirs, Linda réclame un poulet aux poivrons, souvenir nostalgique de la cuisine que lui mitonnait son père. Mais c’est la grève générale et tous les magasins sont fermés. Pour trouver un poulet, Paulette et Linda se lancent dans une folle odyssée.

Le pitch comme le titre de Linda veut du poulet ! pourraient dissuader bien des adultes d’aller voir ce film d’animation que le festival Télérama a eu la pertinence de reprogrammer en début d’année pour ceux qui, comme moi, en avaient raté la sortie en octobre dernier. Ils auraient bien tort de rater ce petit bijou, cristal du long métrage au dernier festival d’Annecy.

Co-réalisé par Sébastien Laudenbach, qui avait signé La Jeune Fille sans mains, Linda veut du poulet ! en a la même délicatesse de traits, la même gracieuse esthétique, pleine de couleurs et d’énergie. J’ai eu la chance d’entendre sa co-réalisatrice, l’italienne Chiara Malta, venue présenter son film aux dimanches de l’ACID. Elle en parle avec autant d’intelligence que de sensibilité. Linda… est un film pour enfants qui traite de sujets graves. Le deuil : il faut ne pas avoir de cœur pour ne pas verser une larme sur le chagrin de Linda et de Paulette. Le vivre-ensemble : la cité HLM où se déroule l’action (sommes-nous près de Paris ou en province ?) ressemble à un petit village chaleureux dont tous les personnages se tiennent les coudes jusqu’au joyeux sabbat final.

Entrecoupé de séquences musicales dispensables, Linda… est joué par de vrais acteurs dont on reconnaît les voix, Clotilde Hesme, Laetitia Dosch et surtout Esteban à la diction inimitable. C’est un spectacle drôle, tendre, attachant, qui plaira aux grands comme aux petits, à ne pas manquer.

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Déménagement ★☆☆☆

Ren a onze ans. Ses parents divorcent. Elle ne le supporte pas.

Malgré le succès que sa projection à Cannes en 1993 avait rencontré, Déménagement n’était jamais sorti en salles en France. Cet oubli est réparé trente ans après, trop tard hélas pour donner à son réalisateur, Shinji Somai (1948-2001) la place qu’il aurait méritée dans le cinéma japonais entre les grands anciens (Kurosawa, Oshima, Imamura…) et la nouvelle pousse (Kitano qui l’éclipse, Miike, Kiyoshi Kurosawa, Kore-Eda…).

Sans doute, Déménagement fait-il son âge, avec ses longs travellings, le grain de son image en 16mm, son son parasité. Mais il a bien vieilli. Son histoire est de tous les temps et de toutes les latitudes, celle du divorce de deux parents et de ses répercussions sur leur enfant : Diabolo Menthe en France, Kramer contre Kramer aux Etats-Unis, ce chef d’œuvre glaçant qu’était Faute d’amour en Russie…

Le film est porté par l’énergie de sa jeune actrice, Tomoko Tabata, qui a poursuivi depuis une brillante carrière au cinéma et au théâtre et qui raconte dans Le Monde les conditions du tournage qui ne seraient plus tolérées de nos jours. Son interprétation rappelle celle de Jean-Pierre Léaud dans Les Quatre Cents Coups.

Mais hélas, Déménagement, qui dure plus de deux heures, m’a perdu dans sa dernière demi-heure où l’on voit la jeune héroïne s’égarer dans la forêt avant de se retrouver au bord du lac Biwa et d’y accepter l’inéluctable séparation de ses parents. Je comprends que ce long détour était nécessaire à l’économie du film. Mais sa longueur et sa langueur, qui contrastent avec la pétillante énergie du reste du film, ont eu raison de ma résistance.

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Viver Mal/Mal Viver ★☆☆☆

Viver Mal et Mal Viver sont, comme leurs titres et leurs affiches l’annoncent, deux films construits en miroir l’un de l’autre. Ils sont tous les deux tournés au même endroit – un hôtel familial qui connut jadis des jours meilleurs – l’espace de deux ou trois jours. Ils racontent tous deux la même histoire envisagée de deux points de vue : Viver Mal s’intéresse aux trois groupes de clients de l’hôtel tandis que Mal Viver se focalise sur la propriétaire et sa famille.

Rompant avec les règles canoniques du cinéma qui veulent qu’un film dure entre quatre-vingt-dix et cent-vingt minutes, on voit parfois se développer, peut-être sous la récente influente des séries, des films au format hétérodoxe : le diptyque japonais de Kôji Fukada Suis-moi je te fuis/Fuis-moi je te suis ou l’interminable pensum argentin de plus de treize heures La Flor. De tels monstres cinématographiques excitent la curiosité, même si j’en suis sorti plus souvent déçu et exténué qu’enthousiasmé.

Viver Mal/Mal Viver est construit selon un cahier des charges très contraignant que Joao Canijo respecte scrupuleusement. Il s’agit de filmer dans le même plan les deux histoires qui s’y déroulent, l’une à l’avant-plan, l’autre à l’arrière plan. Avec un savant jeu de caméra qui réussit à inventer toujours de nouvelles perspectives pour filmer les mêmes décors sans la moindre monotonie, la première histoire est racontée dans le premier film, la seconde dans le second.
Ce parti pris pourrait sembler très artificiel. Il est au contraire d’un grand réalisme. Dans la vraie vie, quand deux personnes discutent dans un café, que la caméra isole, d’autres discussions se déroulent à l’arrière-plan, d’autres intrigues, amoureuses ou policières se nouent qu’un réalisateur panoptique pourrait nous montrer si lui prenait l’envie d’embrasser toute la réalité plutôt que d’en isoler artificiellement un seul pan.

Cette gageure – on pense aux jeux de Perec et à sa Vie, mode d’emploi – est intellectuellement très stimulante. Elle est, je l’ai dit, formellement très réussie grâce à l’inventivité toujours renouvelée des prises de vue. Est-elle pour autant captivante ? hélas non.
Car l’histoire, ou plutôt les histoires, que Viver Mal/Mal Viver raconte, sont bien ordinaires. Ordinaires ne veut pas dire banales : les couples s’y déchirent comme celui de ces deux influenceurs, les rancœurs familiales les mieux enfouies y éclatent. On pense aux huis-clos étouffants et hystériques de Bergman. La figure de la mère, sous toutes ses formes, y est particulièrement mise à mal. Mais cette accumulation de syndromes en tous genres est présentée à un rythme si lent qu’on sombre bien vite dans la neurasthénie, avant d’avoir atteint les quatre heures que durent au total ces deux films réunis.

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The Pod Generation ★★☆☆

Dans un futur proche, de plus en plus aseptisé, où la Nature a reculé au profit de technologies qui garantissent le bien-être et la santé, Alvy et Rachel veulent un enfant. Mais ils ne le veulent pas de la même façon. Alvy, un botaniste, viscéralement nostalgique d’une époque où la Nature dictait sa loi, voudrait le concevoir naturellement. Mais Rachel, working girl très impliquée dans son travail, le convainc d’utiliser une technologie révolutionnaire : une gestation extra-utérine dans un « pod » qui, tout en assurant au fœtus des conditions optimales de gestation, évite à la mère les désagréments de la grossesse.

The Pod Generation a le défaut de tenir tout entier dans son pitch. En le lisant, on imagine par avance le contenu du film : les décors épurés d’un futur faussement rassurant, le couple trop mimi formé par ses deux héros, leurs querelles autour de la conception de leur enfant en attendant leur réconciliation autour de son berceau. Comme prévu, le cahier des charges sera fidèlement rempli.

Cette absence de surprise est sans doute le principal défaut de ce film convenu. Il n’en conserve pas moins un certain charme. D’une part en raison de la grâce de ses deux acteurs principaux. Il nous sont déjà familiers. Chiwetel Ejiofor tourne depuis plus de vingt ans en Angleterre ou aux États-Unis, dans des films d’auteur ou dans des blockubsters. Emilia Clarke, quant à elle, est condamnée jusqu’à la fin des temps à être ramenée à son rôle culte dans Game of Thrones. J’ai découvert avec stupéfaction qu’elle avait trente-sept ans – alors que je lui en aurais volontiers donné quinze de moins !
D’autre part pour ce qui constitue souvent un détail accessoire mais qui, ici, joue un rôle essentiel : les décors. Ils pèchent souvent dans des films futuristes, car ils sont les premiers à être sacrifiés sur l’autel de la rigueur budgétaire. Mais ici, pour les scènes d’extérieur comme pour celles en studio, Sophie Barthes n’a pas regardé à la dépense. Le résultat se voit. Il fait toute la différence.

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Le Syndrome des amours passées ★★★☆

Rémy (Lazare Gousseau) et Sandra (Lucie Debay) cherchent sans succès à avoir un enfant ensemble. Un médecin un peu perché leur diagnostique une maladie rare, le syndrome des amours passées, et leur prescrit une thérapie radicale : pour enfanter, Rémy et Sandra doivent refaire l’amour avec tous leurs ex. S’il accepte sans barguigner de se plier à cet étonnant protocole, le couple est vite confronté à un problème perturbant : Rémy n’a guère eu que trois relations, Sandra au contraire en a accumulé plus d’une vingtaine.

Nous vient de Belgique un bijou. Il est signé par un couple de réalisateurs – dont on imagine, sans en rien savoir, la part de lui-même qu’il a mis dans l’écriture de ce scénario – dont le précédent film, Une vie démente, avait pour héroïne une sexagénaire frappée par la maladie d’Alzheimer. Y jouait déjà la blonde et belge Lucie Debay que rejoint ici le chauve et bordelais Lazare Gousseau. Quelques personnages secondaires les rejoignent : Florence Loiret-Caille, une mère de famille qui ressent le besoin vital chaque mardi soir à Bruxelles de prendre un amant pour épicer d’un grain de folie une vie trop fade, et Nora Hamzawi que j’adore depuis sa réplique culte dans Eléonore (« Tu es sophistiquée, audacieuse…. féline – Féline ? Ça veut rien dire ; c’est juste une façon sophistiquée de dire cochonne »)

Il faut accepter de passer par-dessus le postulat de départ, passablement farfelu sinon totalement incongru, pour entrer de plain-pied dans cette comédie du couple ou du trouple (je n’ai jamais clairement compris si ce néologisme était l’agglutination de couple et trio ou de couple et trouble). Elle renvoie à une double interrogation qui obsède tous les couples : qui as-tu aimé avant moi ? aimes-tu quelqu’un d’autre que moi ?
La seconde interrogation, celle de l’infidélité conjugale, est à ce point essorée qu’on voit mal comment le cinéma ou la littérature pourraient encore l’explorer sans bégayer. Mais la croiser avec la première (les ex, les sentiments qu’ils ont suscités et qu’ils suscitent peut-être encore) est un coup de génie.

D’autant que Ann Sirot et Raphaël Balboni le font avec une ironie et une tendresse communicatives. Leur film est une bulle de savon, un loukoum, un clin d’oeil. Tout y est léger et gracieux. Jusqu’aux scènes de sexe, filmées comme d’élégantes chorégraphies, nous évitant tout à la fois l’ennui et le malaise voyeuriste devant ces intermèdes graveleux que tous les films se sentent obligés de nous infliger.

La conclusion du film est presqu’aussi perchée que son postulat de départ. Mais si on a accepté de s’y laisser embarquer, on l’acceptera avec le sourire.

Sorti en catimini fin octobre, ce Syndrome a vite disparu des écrans. Je ne l’aurais pas vu si un ami, fidèle d’entre les fidèles, ne me l’avait pas signalé. Qu’il en soit remercié.

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Love it was not ★★☆☆

En 1942, Helena Citron a vingt ans à peine. Elle est belle comme un cœur, fraîche « comme une pêche » dira plus tard une de ses compagnes de captivité. Elle fait partie du premier convoi de femmes déportées de Slovaquie à Auschwitz. Elle y survivra près de trois ans grâce à un officier SS, Franz Wunsch, qui tombe éperdument amoureux d’elle, la prend sous son aile et parvient même à sauver in extremis la sœur de Helena de la chambre à gaz même s’il y laisse ses deux neveux. Trente ans plus tard, il sera jugé à Vienne et lui demandera de venir témoigner en sa faveur.

La documentariste israélienne Maya Serfaty consacra à Helena un court métrage, The Most Beautiful Woman in the World, qui remporta en 2016 un Oscar. Elle remet le métier sur l’ouvrage avec cette histoire monstrueuse, qu’on croirait droit sortie de l’imagination débordante d’un syndicat de scénaristes hollywoodiens en mal de sensationnel si elle n’était vraie. On pense bien sûr à Portier de nuit, à la relation sado-masochiste qu’il racontait entre Charlotte Rampling et Dirk Bogarde et au parfum de scandale qui continue à l’entourer cinquante après sa sortie en 1974.

Pour faire revivre cette histoire hors normes, Maya Serfaty utilise deux moyens. Le premier est original : elle a construit des dioramas en 3D et y a disposé les silhouettes des principaux protagonistes découpées à partir des rares photos de l’époque. Le second l’est beaucoup moins : elle a interviewé les compagnes de captivité de Helena. La plupart ont émigré en Israël. Elles ont quatre-vingts ans bien sonnés mais encore toute leur tête. Soigneusement coiffées, maquillées, apprêtées pour les besoins de l’interview, elles offrent toute une gamme de réactions. Certaines n’ont pas pardonné à Helena cette relation contre nature, d’autres au contraire lui reconnaissent que tout à Auschwitz était bon pour éviter la mort, le froid, la faim.

L’incroyable histoire de Helena Citron pose deux catégories de questions. Les premières sont purement pratiques : comment un officier SS et une prisonnière juive ont-ils pu s’aimer à Auschwitz ? La relation était-elle connue des autres gardiens qui fermaient les yeux ? Etait-elle connue des autres prisonnières et, dans l’affirmative, comment utilisaient-elles cette information : faisaient-elles chanter Helena en la menaçant de révéler son secret ? ou lui demandaient-elles d’intercéder pour elles auprès de son protecteur ?
Les secondes sont éthiques et indémêlables. Franz était-il sincèrement amoureux de Helena ou ne faisait-il qu’abuser d’une position qui lui donnait droit de vie et de mort sur ses prisonnières ? Helena était-elle sincèrement amoureuse de Franz ou profitait-elle machiavéliquement de l’engouement de son amant pour sauver sa peau ? Pouvait-elle et devait-elle utiliser sa situation pour améliorer les conditions de détention de ses congénères ? En 1972, lors du procès intenté à Franz Wunsch, doit-elle témoigner de la tendresse qu’il a manifestée pour elle au risque de le blanchir des crimes qu’il a commis ou du moins, s’il n’y a pas participé directement, auxquels il a collaboré ?

Le sujet est malaisant et fascinant. Il suffit à lui seul à faire l’intérêt de ce documentaire Libération regrette dans son traitement « une maladresse omniprésente », dénonçant « la musique sirupeuse qui baigne les transitions » et « la parole des survivantes (…) hachée menu par le montage ». Profondément ébranlé par cette histoire incroyable et les questions éthiques qu’elle soulève, je suis nettement plus indulgent sur la faiblesse formelle de ce documentaire pour n’en retenir que le sujet stupéfiant.

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Sissi & Moi ★☆☆☆

Éternelle vieille fille faisant le désespoir de sa mère, la comtesse Irma Sztáray (Sandra Hüller) devient la dame de compagnie de l’impératrice Elisabeth d’Autriche (Susanne Wolff). Sissi, vieillissante, obsédée par son tour de taille, supporte de plus en plus mal les contraintes du protocole et l’autorité de son mari, l’empereur François-Joseph. Toutes les occasions lui sont bonnes pour s’échapper de Vienne. Fidèle d’entre les fidèles, aimantée par sa maîtresse, sa dame de compagnie l’accompagne en Grèce, en Algérie, en Angleterre jusqu’à sa mort à Genève en 1898.

Soixante dix ans après que Romy Schneider en a fait une icône juvénile, romantique et froufroutante, c’est sous de tout autres atours que revient Sissi. Elle n’est plus l’incarnation idéale d’une féminité virginale qui n’existe qu’à travers le regard enamouré de son prince charmant, mais une femme qui ose tenir tête au patriarcat et revendiquer son indépendance.

Coup sur coup, deux films ont fait le portrait de cette Sissi 2.0. Le premier, sorti en décembre dernier, portait un titre volontairement polysémique, Corsage. Les démêlés judiciaires de l’acteur qui y interprétait l’empereur – Florian Teichmeister a été arrêté après la sortie du film pour possession de matériel pédopornographique et condamné à deux ans de prison avec sursis – ont éclipsé la prestation impeccable de Vicky Krieps dans le rôle de l’impératrice.

Sorti dix mois plus tard, Sissi & Moi traite le même sujet, mais avec une focale différente. Comme le titre l’annonce, le rôle principal n’est pas celui de Sissi mais celui de sa dame de compagnie. Le procédé est bien connu, et souvent efficace. Chantal Thomas l’utilisait dans Les Adieux à la reine, porté à l’écran par Benoît Jacquot, pour raconter Marie-Antoinette, Maylis Besserie dans La Nourrice de Francis Bacon, etc.

Le problème ici est qu’il fonctionne mal. On a tôt fait de comprendre que Irma, étouffée par l’éducation que lui a donnée sa mère, refoule une homosexualité latente et croit pouvoir l’exprimer auprès d’Elisabeth qui se plaît à la rabrouer. Plus intéressant est le personnage de l’impératrice qui a tôt fait d’éclipser celui de sa dame de compagnie. Son statut lui permet de manifester le plus humiliant des égoïsmes auprès de son entourage immédiat qu’elle persécute sans s’en rendre compte, mais l’oblige à subir un protocole qui l’étouffe.

Le handicap de Sissi & Moi est d’arriver après Corsage et de n’avoir pas grand chose à dire d’autre. Mais ce n’est pas le seul. Il pâtit également d’un scénario atone qui, une fois les personnages campés, n’a aucune proposition à faire, sinon de nous faire voyager à travers l’Europe dans des décors luxueux. C’est déjà pas mal ; mais ce n’est pas assez.

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Killers of the Flower Moon ★★★★

Lorsque l’exploitation pétrolière débuta en Oklahoma au début du XXième siècle, les Indiens Osage, propriétaires des terres arides qui leur avaient été concédées, devinrent du jour au lendemain immensément riches. Cette manne attira immédiatement des Blancs cupides. Cette page méconnue de l’histoire américaine a constitué la matière du livre de David Grann (auteur de The Lost City of Z) que Martin Scorsese porte à l’écran.

L’automne du cinéma est aussi celui des réalisateurs. Après ceux de Roman Polanski (90 ans), de Frederick Wiseman (93 ans), de Nani Moretti (70 ans), de Woody Allen (87 ans), de Wim Wenders (78 ans) et de Ken Loach (87 ans) ces dernières semaines, sortent en salles ce mois-ci des films de fringants octogénaires : Hayao Miyazaki (82 ans), Ridley Scoot (85 ans), Denys Arcand (82 ans), Barbet Schroeder (82 ans)…. Si Clint Eastwood, James Ivory et Costa-Gavras s’en mêlaient, on pourrait créer un EPHAD de luxe baptisé l’Ancienne Vague, rassemblant les gloires toujours sacrément créatives du septième art.

Martin Scorsese (80 ans) en serait probablement le capo dei tutti capi, le parrain des parrains. L’ancien séminariste new-yorkais tourne des films depuis plus de cinquante ans, avec son alter ego, Robert De Niro, qui interprète ici William Hale, un riche éleveur de bétail qui passe pour le meilleur ami des Osages alors qu’il complote secrètement à leur perte. L’autre acteur fétiche de Scorsese depuis une vingtaine d’années, son fils d’adoption, Leonardo DiCaprio joue le deuxième rôle titre. Il interprète le neveu de William Hale, démobilisé après la Première Guerre mondiale, devenu le complice plus ou moins lucide des manoeuvres du patriarche. Comme souvent dans les films hyper-virils de Scorsese, les femmes y sont  réduites à la portion congrue. La prestation de Lily Gladstone, découverte chez Kelly Reichardt, n’en est que plus admirable. Dans le rôle de Mollie, la riche Indienne que William Hale pousse son neveu à épouser et dont celui-ci tombera amoureux, elle en impose par son hiératisme, par ses silences, par son sourire en demi-teinte.

On a beaucoup glosé sur la durée indigeste de Killers of the Flower Moon : 3h26. Force m’est de reconnaître que c’est par sa faute que j’ai mis près de deux semaines à le voir, soit que je n’en trouvais pas le temps dans un agenda un peu chargé, soit que je n’estimais pas disposer du « temps de cerveau disponible » pour m’y plonger dans de bonnes conditions. Pour autant, vu l’ambition du film, une telle durée n’a rien de disproportionnée. Les plus grands films dépassent allègrement les quatre-vingt-dix minutes canoniques : Autant en emporte le vent, Ben-Hur, Lawrence d’Arabie, 2001, Odyssée de l’espace, La Liste Schindler
Sa durée est d’autant moins pesante qu’on ne regarde jamais sa montre, happé par la fluidité d’un scénario qui ne ménage aucun temps mort. On est loin pour autant du rythme frénétique de certains des films de Scorsese, tournés sous acide, épuisants à force d’accélérations. C’est Jacques Morice dans Télérama qui écrit très intelligemment que le cinéma de Scorsese se rapproche du classicisme d’un Eastwood, sans effet de manche, sans tentation du spectaculaire. Par exemple, une course de vieilles automobiles rutilantes dans les rues de Fairfax, dont on imagine en frémissant le prix que sa reconstitution a coûté, est pliée en quelques plans à peine alors que les scènes clés du film sont des face-à-face en champ-contrechamp filmés dans une salle de séjour sans apprêt.

Killers of the Flower Moon s’inscrit à la croisée des genres. Son sujet fait penser aux westerns ; mais il louche aussi vers la saga historique, le film noir, le film de mafia, le polar… Il se noue et se dénoue avec une (trop ?) parfaite maîtrise dans sa dernière demi-heure, alors que la lassitude aurait pu commencer à se faire sentir. Du grand oeuvre, maestro !

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L’Autre Laurens ★★☆☆

Gabriel Laurens, un détective privé spécialisé dans la filature des couples adultères, vient de perdre sa vieille mère quand sa nièce, Jade vient lui annoncer le décès de son frère jumeau dans de mystérieuses circonstances. Sur l’insistance de Jade, Gabriel accepte de la raccompagner chez elle, dans une luxueuse demeure à la frontière espagnole, et de mener l’enquête.

Claude Schmitz est un jeune réalisateur wallon venu du théâtre. Son premier film, Braquer Poitiers, avait obtenu le prix Jean Vigo en 2019, indice d’un talent en éclosion. Son deuxième, en revanche, Lucie perd son cheval, m’avait laissé au bord du chemin. J’avais peur que son troisième produise le même effet.

Mais j’ai été agréablement surpris par ce mélange foutraque qui joue avec les genres. L’Autre Laurens est un néo-polar à l’intrigue alambiquée façon Le Faucon maltais. Un acteur de second plan, Olivier Rabourdin, qui depuis trente ans court après un premier rôle, y partage le haut de l’affiche avec une Lolita bombissime, Louise Leroy, qui ressemble à Alice Isaaz, le talent en moins. Leur chemin croise celui d’une veuve sans scrupules (Kate Moran), de deux flics décalés, d’un groupe de Hells Angels perpignanais dirigés par Marc Barbé, d’un Marine américain, pilote d’hélicoptère et d’une bande de trafiquants espagnols.

Aussi mal joué soit-il, L’Autre Laurens n’en reste pas moins un film étonnant qui ne ressemble à rien de ce qu’on a coutume de voir sur grand écran, à mi-chemin, si on ose dire, de Preminger pour le scénario et de Marc Dorcel pour les décors. Si son intrigue, qui flirte avec les deux tours d’horloge, aurait gagné à être ramassée, on ne s’y ennuie pas un seul moment.

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