À l’Ouest rien de nouveau ★★★☆

À peine sorti de l’adolescence, Paul Bäumer décide, contre la volonté de ses parents, de s’engager avec plusieurs camarades d’école dans les rangs de l’armée allemande en 1917. Envoyé en France, au Chemin des Dames, il plonge dans l’horreur de la guerre de tranchées. La fin des combats approche. Les plénipotentiaires allemands, dirigés par le social-démocrate Matthias Erzberger (Daniel Brühl), négocient à Rethondes. Mais pendant ce temps les deux états-majors continuent à se livrer une guerre sans répit. Paul survivra-t-il jusqu’à la onzième heure du onzième jour du onzième mois de l’année 1918 ?

La nouvelle adaptation du célèbre roman d’Erich Maria Remarque, après celle de 1930 par Lewis Milestone, fut l’un des produits d’appel de Netflix l’an passé, avec Blonde de Andrew Dominik, après The Power of the Dog de Jane Campion et Don’t Look Up l’année précédente. Nommé neuf fois aux Oscars, À l’Ouest rien de nouveau empocha quatre statuettes : meilleur film international, meilleure musique, meilleure photographie, meilleurs décors.

J’ai eu la chance de le voir sur grand écran dans la seule salle parisienne à le projeter, à l’occasion d’une unique séance dont je me demande par quel tour de passe-passe juridique elle a pu avoir lieu. Je n’imaginais pas qu’il puisse en être autrement : par son sujet, par son traitement, par l’ampleur et l’ambition de ses prises de vue, À l’Ouest rien de nouveau doit être vu en salle. Le regarder sur sa TV ou, pire, sur son ordinateur est un sacrilège.

Son sujet est bien connu et a déjà souvent été traité. Difficile de se confronter à 1917, le chef d’oeuvre (indépassable ?) de Sam Mendes. À l’Ouest… raconte l’horreur de la Première Guerre mondiale vue à travers les yeux d’une jeune recrue allemande.
Le film s’éloigne du livre pour mettre en scène dans sa seconde moitié un compte à rebours, dans les derniers jours de la guerre. Un montage alterné montre d’une part la vie sur le front de Paul et ses camarades et d’autre part, dans le confort douillet d’un wagon ferroviaire, les efforts désespérés du plénipotentiaire allemand pour signer le plus vite possible un armistice qui épargnera des vies humaines inutilement sacrifiées.

Ce montage nerveux crée un suspens et une tension savamment orchestrés. Outre la violence des scènes de guerre, le film, qui a la majestueuse durée des films les plus prestigieux, nous tient en haleine jusqu’à la dernière minute.

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Le Monde d’après 1 et 2 ☆☆☆☆

Le Monde d’après et sa suite, Le Monde d’après 2, sont deux films à sketches tournés sans un cent de subvention publique et distribués en catimini sans aucune publicité ni couverture de presse. Le premier, qui compte neuf saynètes et dure une heure à peine est sorti le 26 octobre. Le second en compte quinze et atteint la durée canonique de 1h30. Il est sorti le 15 mars dernier dans une seule salle parisienne et n’y est diffusé que trois fois par semaine à des séances qui, paradoxalement, affichent quasiment complet.

Dans un immeuble haussmannien, de nos jours, après l’épidémie de Covid et le confinement, plusieurs histoires se nouent. Un couple, obsédé par les risques d’infection, en convie un autre à dîner. Une féministe retorse fait chanter son plombier. Deux amis transgenres discutent maternité et filiation en fumant un joint. Une célibataire patriote reçoit un policier qu’elle vient de rencontrer sur Meetic. Trois enseignantes discutent des protocoles sanitaires mis en place par leur établissement et de la meilleure façon de les faire respecter par leurs élèves. Deux militantes LGBT vegan et écolo recrutent une étonnante colocatrice. Un mari annonce à sa femme éberluée sa conversion à l’Islam. Deux comédiens sans cachet acceptent de jouer le rôle de deux malades du Covid en fin de vie dans un clip faisant l’éloge de la vaccination. Une propriétaire sur le point de vendre son appartement reconnaît l’infirmière qui lui a interdit pendant le Covid de venir au chevet de sa mère mourante. Deux militantes écolo préparent une manifestation non violente. Un hétérosexuel souhaite participer à une manifestation LGBT et se demande dans quelle section du cortège il pourra se glisser. Une femme transgenre donne une leçon de yoga. Une rencontre amoureuse est brutalement interrompue lorsque l’un des deux partenaires apprend qu’il est cas contact. Par solidarité avec sa femme enceinte, son conjoint essaie de reproduire toutes les contraintes qu’elle doit subir pendant sa maternité. Un fils présente à ses parents sa nouvelle fiancée, voilée et intégriste, qu’il a rencontrée en fac de socio où elle écrit une thèse sur les Juifs et le réchauffement climatique..

Ces deux films provoquent le malaise. Sous couvert de susciter le rire – et reconnaissons leur qu’ils y arrivent souvent, tant les situations qu’ils brossent sont outrancières – ils révèlent vite leur projet : faire le procès des dérives de notre époque. Chaque sketch tourne en dérision l’un de ses travers réels ou fantasmés : l’obession hygiéniste et vaccinaliste créée par le Covid, le transgenrisme, le radicalisme féministe, l’islamophilie….

Bien sûr, l’art peut se moquer de tout. On n’est pas descendu dans la rue en défendant Charlie Hebdo, le droit au blasphème et à la dérision pour venir s’insurger de films qui utiliseraient les mêmes armes au service d’autres causes. Le paysage cinématographique penche à gauche, sinon à l’extrême gauche. Pour prendre par exemple le sujet de l’immigration, on ne compte plus les films, d’ailleurs généreusement subventionnés par le CNC, qui battent en brèche la politique gouvernementale, lui reprochant sa frilosité, sinon son racisme : Welcome, Le Silence de Lorna, Le Havre, Les Engagés, Ils sont vivants… Au contraire, on ne voit pas un seul film qui soutienne le point de vue radicalement inverse et qui reprocherait au Gouvernement d’être trop laxiste ou d’échouer à renvoyer les étrangers en situation irrégulière.

Pour autant, sans appeler à la censure, on a le droit de ne pas rire à des films qui, si on prend la peine de gratter, si on va lire les interviews données par son réalisateur ou la critique évidemment élogieuse, forcément élogieuse, qu’en fait Causeur (« Le cinéma français, « soutenu » par un CNC complaisant et politique, est globalement nullissime. Raison de plus pour aller voir un film qui n’a reçu ni subventions ni critiques élogieuses de la presse progressiste et qui se moque avec intelligence et drôlerie, en une heure chrono, de notre époque hygiéniste, néo-féministe, transgenriste et wokiste ») donnent froid dans le dos.

La bande-annonce du Monde d’après
La bande-annonce du Monde d’après 2

Derniers jours d’un médecin de campagne ★★☆☆

Patrick Laine est médecin généraliste. Il exerce à Saulnot, une petite commune rurale de la Haute-Saône, entre Vesoul et Montbéliard. Depuis 1983, il reçoit à son cabinet et se rend au domicile de ses patients avec un dévouement exemplaire. Mais l’âge venant, le docteur Laine veut prendre sa retraite. Hélas, aucun successeur ne se présente.

En 2016, après avoir sans succès sollicité l’Ordre et l’ARS, le docteur Laine avait passé une annonce sur Le Bon Coin pour céder sa patientèle. Elle avait mis la puce à l’oreille du documentariste Olivier Ducray qui était venu le rencontrer et le filmer. Il en a tiré un documentaire de soixante-neuf minutes diffusé en 2019 sur LCP. Fin octobre 2022, il est sorti à L’Espace Saint-Michel devant un public clairsemé avant de disparaître rapidement de la programmation.

Derniers jours… est le portrait d’un homme admirable, véritable saint laïc, tout entier dévoué à sa tâche qu’il exerce avec une abnégation et une humanité qui forcent le respect. C’est aussi une démonstration à charge de l’extension des déserts médicaux, du vieillissement et de la raréfaction des médecins de campagne et des dangers qu’ils comportent. Leurs causes sont bien connues : les études de médecine privilégient les spécialisations, plus valorisées et mieux rémunérées, et les jeunes médecins d’aujourd’hui n’acceptent plus les conditions de vie harassantes de leurs aînés, prêts à sacrifier leurs nuits et leurs week-ends si leurs patients les appellent en urgence.

On pourrait pinailler en disant que ce documentaire occulte les autres professionnels de santé qui interviennent dans la prise en charge : les infirmières – auxquelles le docteur Laine devrait, pour gagner du temps, déléguer le soin de faire des prises de sang – les assistantes sociales, les aides à domicile…. On pourrait aussi lui reprocher une pratique désuète de la médecine qui ne fait pas assez de place à la collégialité. Mais ce serait faire au bon Dr Laine un bien méchant procès.

Post-scriptum : En allant fureter sur Internet, on apprend que, malgré tous ses efforts, le docteur Laine n’a pas réussi à trouver de successeur. Il a fermé la mort dans l’âme son cabinet en 2021, à soixante-et-onze ans, et en a fait don à la commune.

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Un couple ★☆☆☆

Le documentariste Frederick Wiseman nous surprend encore à quatre-vingt-dix ans passés. On avait l’habitude de le retrouver à échéances régulières avec des documentaires hors normes où, dans un style bien à lui, sans voix off, ni carton explicatif, il disséquait l’organisation d’une institution : la mairie de Boston (City Hall, 2020), la bibliothèque publique de New York (Ex Libris, 2017), la National Gallery de Londres (National Gallery, 2014), l’Université de Berkeley (At Berkeley, 2013), le Crazy Horse (Crazy Horse, 2011), etc.

Son dernier film n’est pas un documentaire. Il ne dure pas trois ou quatre heures mais une heure à peine. On n’y voit qu’une seule actrice, Nathalie Boutefeu, coiffée d’une élégante natte, enveloppée dans un châle aux motifs bariolés. Elle joue Sophia Tolstoï, l’épouse du célèbre romancier russe, et récite quelques passages de sa correspondance à son mari.

Le propos est étonnamment moderne : Sophia se plaint de son mari qui se décharge sur elle de l’éducation de leurs nombreux enfants et du train du ménage. Elle nourrit une immense admiration pour son mari dont elle recopie patiemment les brouillons (mais dont on ne saura rien des conseils qu’elle lui donne) mais lui reproche sa cyclothymie, sa froideur, ses silences. On regrette que ne soient jamais évoqués les livres qu’écrit Léon Tolstoï : lui consacrer tout un documentaire sans parler de Guerre et Paix ou d’Anna Karénine est bien frustrant.

Frederick Wiseman a opté pour un procédé théâtral intimidant : une seule actrice récite un texte dans les paysages splendides de Belle-Île aux falaises battues par le ressac, aux landes venteuses et aux étangs immobiles. Pourquoi l’avoir filmée dans ce splendide écrin ? Pour donner peut-être un peu de vie à un procédé dont l’austérité devient vite ennuyeuse. Pour autant, même si le film est court, on trouve vite le temps bien long…

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Mon pays imaginaire ★☆☆☆

L’œuvre de Patricio Guzmán peut se lire comme une immense et ambitieuse encyclopédie de l’histoire contemporaine du Chili. Le réalisateur est aujourd’hui octogénaire. Il a quitté son pays après le coup d’Etat de 1973 et le renversement de Salvador Allende. Il s’est réfugié en France.

En 2019, il filme les émeutes populaires qui éclatent à Santiago.  Les affrontements avec la police provoquent plusieurs dizaines de morts et des centaines de lésions oculaires souvent graves. Un rassemblement monstre se tient dans la capitale le 25 octobre mobilisant plus d’un million de manifestants. Le président libéral Piñera réagit en convoquant un référendum qui décide la révision de la Constitution et la convocation d’une assemblée constituante dont les membres élus en mai 2021 offrent une image plus représentative du pays, notamment des femmes et des minorités. L’élection présidentielle de décembre 2021 signe la polarisation du débat politique avec l’affrontement de deux candidats d’extrême droite et de la gauche radicale. Le second, devancé au premier tour, l’emporte finalement : c’est Gabriel Boric, âgé de trente-cinq ans à peine, qui porte l’espoir du renouveau.

Toujours vert, Patrizio Guzmán n’a rien perdu de son énergie, de ses espoirs et de sa rage. Il ne cache pas sa haine pour la police et sa sympathie pour les manifestants dont il partage les mots d’ordre, amalgamant néo-libéralisme et patriarcat dans un slogan efficace mais réducteur : « L’État oppresseur est un macho violeur ».
Son documentaire y gagne en universalité ce qu’il perd en précision. Il nous parle plus de la lutte populaire contre un État liberticide que de la situation réelle au Chili – dont il ne quitte jamais la capitale et dont il surestime le progressisme si l’on en croit le Non opposé en septembre 2022 au projet de constitution rédigé par l’Assemblée constituante élue un an plus tôt. Il rappelle d’autres documentaires tournés sous d’autres cieux sur le même sujet, notamment le remarquable Un pays qui se tient sage dont, malgré mes opinions éhontément centristes, j’avais pourtant écrit le plus grand bien à sa sortie, Un peuple d’Emmanuel Gras ou J’veux du soleil filmé par le duo Ruffin-Perret.

Le principal reproche qu’on pourrait adresser à Guzmán est son manque de contre-point. Il interviewe longuement des manifestantes qui expriment leur colère et leur détermination ; mais il ne donne jamais la parole à l’autre camp. C’est un défaut que Un pays qui se tient sage n’avait pas. Et ce manque de contrepoint conduit à un manque d’objectivité : quand la voix off de Mon pays imaginaire condamne les violences dont la police chilienne se serait rendue coupable, ses images montrent un véhicule de police incendié par les cocktails Molotov lancés par les manifestants.

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La Conspiration du Caire ★★☆☆

Adam est le fils d’un pêcheur pauvre. Repéré par l’imam de son village pour son intelligence et sa foi, il reçoit une bourse qui lui permet d’aller étudier à la prestigieuse université Al Azhar, le phare de l’Islam sunnite. La mort de son Grand Imam y provoque une guerre de succession. Les autorités civiles veulent à toute force favoriser leur poulain. La Sûreté de l’Etat va recruter Adam pour parvenir à ses fins.

Le réalisateur Tarik Saleh, né en 1972 à Stockholm d’un père égyptien, qui avait fui le régime de Nasser, et d’une mère suédoise, s’était fait connaître du grand public en signant en 2017 Le Caire Confidentiel, un film noir qui ne m’avait qu’à moitié convaincu. Très critique à l’égard des autorités égyptiennes dont il stigmatisait la corruption, il avait dû tourner son film au Maroc. C’est dans le sublime écrin de la mosquée Süleymaniye à Istanbul qu’il a dû tourner son film suivant qui égratigne lui aussi l’Egypte du Prophète et du Pharaon (pour reprendre le titre du livre de Gilles Kepel), son autoritarisme, ses coups tordus.

La Conspiration du Caire (un titre beaucoup plus alléchant que le titre original anglais Boy from Heaven) est un vrai film d’espionnage. Son principal attrait est son exotisme. Il nous transporte dans un pays et dans un lieu qui ont été rarement filmés, mais où les enjeux de pouvoir sont régis par les mêmes règles que celles qu’on retrouve partout.

La Conspiration du Caire compte son lot de renversements de situation. Mais il souffre toutefois d’un scénario pas toujours crédible, dont on s’étonne qu’il se soit vu décerner le prix du Festival de Cannes 2022 (sans doute pour le consoler de ne pas en avoir reçu de plus prestigieux). En particulier, personne autour de moi n’a compris le face-à-face final, en prison. J’en appelle aux esprits plus aiguisés pour nous éclairer sur sa signification (la réponse suppose-t-elle de connaître les circonstances précises de la mort du Prophète et les propos tenus autour de sa dépouille par Omar et par Abu Bakr ?)

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Les Aventures de Gigi la Loi ☆☆☆☆

« Gigi la legge », c’est le surnom affectueux que le jeune réalisateur Alessandro Comodon a donné à son oncle, un policier municipal d’une petite ville de Vénétie, dans le nord de l’Italie. C’est aussi le nom du film qu’il lui consacre. Sans voix off, sans indication chronologique, sans précision sur la nature des fonctions qu’exerce ce moderne garde-champêtre, ce drôle de film oscille entre le documentaire et la fiction.

La première scène de ces Aventures est statique. Elle met aux prises Gigi avec un voisin invisible qui lui reproche le manque d’entretien de son jardin, transformé en jungle impénétrable. La deuxième est tout aussi longue. Elle est filmée depuis l’intérieur du véhicule de service du policier en maraude : il s’arrête à un passage à niveau où un cycliste lui indique qu’un cadavre gît sur la voie ferrée. De ce cadavre, on ne verra rien. Et on n’en saura pas plus. Mais la recherche des causes de cette mort constituera le fil narratif du film… si tant est que ces Aventures en possèdent un.

On apprend bientôt que l’affaire a été classée sans savoir combien de temps s’est écoulé depuis la découverte des restes humains sur la voie. Mais elle n’en continue pas moins à tournebouler Gigi qui s’est mis en tête que Tomaso, le cycliste et le premier témoin, y avait peut-être une part de responsabilité. On le verra sillonner la ville au volant de son véhicule de police, accompagné d’un co-équipier ou d’une co-équipière. La CB le relie à une jeune opératrice, Paola, avec qui Gigi flirte effrontément. Ses rondes le ramènent obsessionnellement sur la piste de Tomaso.

Les Aventures de Gigi la Loi est-il un polar qui ne dit pas son nom ? C’est la seule question qui retient la spectateur de ne pas sombrer dans la léthargie que fait naître la répétition monotone des mêmes plans séquences, filmés de l’intérieur de la voiture. Mais lorsqu’après une vaine attente, le scénario se désintéresse de son sujet, laissant sans élucidation cette disparition, et va s’égarer dans le jardin touffu de Gigi, on se sent dupé.
« Comique et poétique » affirme l’affiche qui a le culot d’invoquer les mânes de monsieur Hulot. Je dirais plutôt : « pas drôle et monotone ».

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Bowling Saturne ★☆☆☆

À la mort de son père, un homme autoritaire, passionné de chasse au gros gibier, Guillaume (Arieh Worthalter), un inspecteur de police, décide de céder la gérance du bowling dont il a hérité à Armand (Achille Reggiani), son demi-frère qui exerçait jusqu’alors un emploi de vigile dans une boîte de nuit. Guillaume enquête sur une série de crimes commis sur des jeunes femmes dont les corps violentés sont retrouvés dans le cimetière où son père a été enterré.

Sélectionné à Locarno, Bowling Saturne est un film dérangeant interdit aux moins de seize ans qui montre frontalement une violence sombre, animale, d’autant plus inquiétante et menaçante que le film postule qu’elle est tapie au fond de chacun d’entre nous et peut surgir à tout moment. Il est l’oeuvre de Patricia Mazuy, une cinéaste confirmée dont les précédentes réalisations (Saint-Cyr, Sport de filles, Paul Sanchez est revenu !) ne laissaient en rien augurer un tel changement de pied.

Son sujet, qui louche vers la tragédie grecque en mettant en scène deux frères ennemis, ses partis pris esthétiques, avec ses filtres rouges et ses décors hyper-signifiants à l’extrême opposé du naturalisme (l’entrée du bowling filmée comme une bouche de l’enfer, l’appartement du père, véritable grotte cauchemardesque) et surtout sa thèse transgressive étaient tous très inspirants. Bowling Saturne nous livre vers sa vingtième minute sa scène la plus impressionnante, qui révèle l’identité du meurtrier que Guillaume poursuit et qui atteint l’acmé de la violence.

Mais hélas, Bowling Saturne, malgré ce programme hypnotisant, déçoit plus qu’il ne convainc. Ce n’est pas tant sa violence qui révulse que, finalement, son manque d’originalité. Le film pâtit d’un scénario lourdement prévisible et d’un manque désespérant de rythme ; il s’étire sur près de deux heures ; il est desservi par son interprétation calamiteuse : le refus de faire jouer tout visage connu – sinon peut-être celui de Arieh Worthalter – ne se serait justifié qu’à condition de confier ces rôles à des acteurs autrement solides et dirigés. Dommage…

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Reprise en main ★☆☆☆

Cédric (Pierre Deladonchamps) est décolleteur, un métier de haute précision exercé depuis des générations par les paysans de la vallée de l’Arve. La PME qui l’emploie est sur le point de se faire racheter par un fonds de pension britannique. Son rachat se fera au détriment de l’appareil industriel et de l’emploi. Aussi Cédric décide-t-il, avec deux amis, avec la complicité d’Alice (Laetitia Dosch), la directrice financière qui l’informe en sous-main des progrès de la négociation, et avec les conseils de Frédéric, un Golden Boy genevois rencontré sur le Bargy, de créer son propre fonds d’investissement et de racheter sa boîte.

Fils d’ouvrier cégétiste, fidèle à son terroir haut-savoyard où il revient toujours, Gilles Perret est un cinéaste engagé. Son tout premier documentaire, sorti en 2006, avait déjà pour cadre la vallée de l’Arve, pour sujet la résistance à la mondialisation d’une usine de décolletage et pour héros le patron d’une PME atypique. Les suivants s’attachaient, à hauteur d’hommes, à incarner les grandes valeurs de la Gauche combattante : Walter, retour en résistance (2009), De mémoires d’ouvriers (2012), Les Jours heureux (2013), La Sociale (2016). En 2018, L’Insoumis accompagne Jean-Luc Mélenchon pendant la campagne présidentielle. En 2019 et 2021, Gilles Perret et le député de La France insoumise François Rufin co-réalisent deux documentaires euphorisants : J’veux du soleil et Debout les femmes !

Reprise en main signe son passage à la fiction. Pour ce faire, il est resté dans le biotope qu’il connaît bien et y a attiré la fine fleur du jeune cinéma français : Pierre Deladonchamps (qui donne l’impression d’avoir été décolleteur toute sa vie), Laëtitia Bosch (qui interprète une transfuge de classe prise de remords), Grégory Montel (attendrissant en amoureux transi et en banquier loser), Finnegan Oldfield, etc.

Pour autant, l’essai n’est pas transformé. La faute à un scénario qui multiplie les invraisemblances. La faute surtout à un manichéisme et à un trop-plein de bons sentiments qui, à la longue, exaspère. Les vaillants ouvriers qui se battent contre la « casse sociale » et la défense des savoir-faire et de l’outil de production  sont vraiment très très gentils. Les banquiers genevois et le directeur cynique et méprisant sont vraiment très très méchants.

Le sujet avait déjà été souvent traité au cinéma. Par Laurent Cantet (Ressources humaines, 2000), par Pierre Jolivet (La Très Très Grande Entreprise, 2008), par Stéphane Brizé (En guerre, 2018). Avec autrement plus de subtilité et de talent. N’est pas Ken Loach qui veut….

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Hallelujah, les mots de Leonard Cohen ★★☆☆

Le sous-titre de ce documentaire Hallelujah: Leonard Cohen, A Journey, A Song aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. Il y sera autant question de la chanson iconique de Leonard Cohen que de la vie et de l’oeuvre de ce poète canadien né en 1934 venu à la musique sur le tard et mort en 2016 après une longue carrière.

On pourrait, si l’on était difficile, lui en faire le reproche et l’accuser de ne pas avoir su choisir son parti : l’histoire d’une chanson ou l’histoire d’une carrière ? À force d’avoir vu tant de biopics qui racontent la vie d’un artiste du début à sa fin, on aurait aimé qu’il ait l’originalité de se focaliser sur la seule chanson. Mais hélas, tel n’est pas le cas. Disons, pour être synthétique, que Hallelujah raconte la vie de Leonard Cohen à travers le prisme de cette chanson-là. C’est déjà pas mal.

On y apprend que Leonard Cohen venait d’une famille juive aisée de Montreal, qu’il a d’abord écrit des poèmes avant de les chanter par hasard. On évoque à mots couverts sa vie amoureuse très riche, ses addictions (à l’alcool), sa quête spirituelle qui le conduisit notamment à se retirer pendant trois ans dans un monastère bouddhiste, ses soucis financiers (son impresario lui vola plusieurs millions de dollars et l’accula à la faillite).

La chanson Hallelujah aurait, à elle seule, justifié tout un film. Le documentaire nous raconte que Leonard Cohen a mis des années à l’écrire et a rédigé plusieurs centaines de couplets différents. Elle figure dans l’album Various Positions produit par Columbia qui refuse étonnamment, pour des motifs que le documentaire n’éclaire guère sinon en évoquant l’animosité du PDG de Columbia, qu’il sorte aux Etats-Unis.
Leonard Cohen en a chanté plusieurs versions, en puisant dans le stock immense des innombrables couplets qu’il avait composés. La première est d’inspiration mystique, qui fait référence au roi David. Ses deux premiers vers sont sublimes de beauté : « Now I’ve heard there was a secret chord/That David played, and it pleased the Lord » – alors que le troisième m’a toujours semblé bien pataud : « But you dont really care for music, do you? ». Mais bientôt, sur scène, Cohen change les paroles pour donner à la chanson un tout autre sens, beaucoup plus séculier.
La chanson ne sera guère connue avant d’être reprise, d’abord par Bob Dylan et John Cale, le chanteur gallois du Velvet Underground, puis par Jeff Buckley en 1994, dont la mort tragique en 1997 finit de conférer à ce tube une aura magique. C’est sa version dans le dessin animé Shrek, elle-même inspirée de la version de Rufus Wainwright, qui la fit connaître en 2001 du grand public.

Le problème de ce documentaire est, comme souvent dans ce genre, son académisme. On y retrouve toujours le même cocktail d’archives de l’époque et d’interviews de quelques survivants – dont on ne peut systématiquement s’empêcher de se dire qu’ils ont bien (= beaucoup) vieilli. Son autre problème est aussi de nous servir jusqu’à l’indigestion la chanson Hallelujah. Elle a beau être sublime, elle risque vite de provoquer une overdose !

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