Stella, une vie allemande ★☆☆☆

Stella est une jeune femme insouciante qui rêve de chanter à Broadway avec la bande d’amis qui l’entourent. Mais, le nazisme et la Seconde Guerre mondiale brisent la vie de cette jeune juive berlinoise. Arrêtée en 1943 par la Gestapo, elle est soumise à un terrible chantage : dénoncer ses amis ou bien être déportée avec ses parents à Auschwitz.

Stella s’inspire d’une histoire vraie et méconnue. Pourtant, à bien y réfléchir, il était logique que, pour traquer les derniers Juifs qui se terraient en Allemagne, la Gestapo utilisât des Juifs préalablement retournés en leur faisant miroiter, pour eux et pour les leurs, un sauf-conduit inaccessible à leurs coreligionnaires.

Stella Goldschlag est à la fois victime et coupable : victime des Nazis qui la traquent, l’arrêtent, la torturent et lui soumettent ce marché diabolique et coupable d’avoir accepté ce pacte faustien et avoir troqué son salut et celui de ses parents contre la vie de plusieurs centaines sinon milliers de Juifs.

Un tel sujet aurait pu faire un film passionnant. Mais bizarrement, rien n’y fonctionne. Ce n’est pas la faute de Paula Beer (Frantz, Transit, Ours d’argent de la meilleure actrice en 2020 pour Ondine, Le Ciel rouge….) qui paie vaillamment de sa personne et porte le film sur ses – charmantes – épaules. Elle réussit à la perfection à rendre crédible son personnage, mélange de frivolité juvénile, de courage et d’aveuglement. Elle aurait pu facilement verser dans deux défauts symétriques : en faire une victime pathétique ou un monstre répugnant. Elle lui conserve au contraire une ambiguïté qui en fait l’humanité et qui pose au spectateur une question sacrément dérangeante : qu’aurions-nous fait à sa place ?

Mais cette interprétation impressionnante est hélas la seule qualité d’un film qui n’en compte guère d’autres. Sa reconstitution du Berlin des années 40 est trop appliquée, sa caméra trop épileptique, son scénario trop haché, qui aurait mieux convenu au tempo d’une mini-série qu’à celui d’un film, durât-il près de deux heures.

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Un silence ★★☆☆

François Schaar (Daniel Auteuil) est un ténor du barreau propulsé au cœur de l’arène médiatique depuis qu’il assure la défense des parents de deux enfants assassinés par un pédophile. Alors que la pression s’accroît, un lourd secret familial, tu depuis presque trente ans, est sur le point d’être révélé.

J’ai entendu de si mauvais retours de ce film que :
a. j’ai bien failli renoncer à aller le voir et ai laissé passer plus de dix jours depuis sa sortie ;
b. je l’ai trouvé bien moins mauvais que ce que j’escomptais.

Joachim Lafosse est un jeune réalisateur belge, plus si jeune, qui, à chacun de ses films, frappe fort et juste. À perdre la raison (2012) – avec une Emilie Dequenne dont on disait encore hier soir avec des amis combien elle était une grande actrice – essayait d’éclairer les motifs d’un quintuple infanticide ; L’Economie du couple, mon film préféré de l’année 2016, disséquait un interminable divorce ; Les Intranquilles nous plongeait dans le quotidien tourmenté d’un peintre bipolaire. Les distributeurs ne s’y sont pas trompés qui mentionnent ces deux derniers films en haut de l’affiche d’Un silence.

On conçoit aisément le potentiel dramatique que Lafosse a décelé dans l’affaire Hissel, du nom de l’ancien avocat de familles de victimes de Marc Dutroux. On ne saurait rien en dire de peur de spoiler les deux coups de théâtre qui viennent clore le film.

On aura déjà anticipé le premier si on a lu quelques critiques du film qui l’évoquent sans voile. Il se laisse d’ailleurs très vite deviner dans le film – même si on n’en perçoit pas immédiatement les contours précis. Le scénario ne le traite pas frontalement. Il s’agit plutôt, en biais de traiter du silence – n’est-ce pas le titre du film ? – et de la honte de ceux qui, pensant bien faire, l’ont imposé. C’est ici le rôle d’Astrid, l’épouse de François, à travers les yeux de laquelle l’intrigue est racontée depuis sa toute première scène qui provoque un long flashback. Le rôle casse-gueule est interprété par Emmanuelle Devos qui parvient non sans mal à s’en dépêtrer. C’est qu’il n’est pas facile de jouer l’épouse aimante, qui a cru bon de pardonner à son mari mais qui, trente ans plus tard, découvre combien elle a eu tort de taire ses crimes.
Et le silence – pourquoi le titre utilise-t-il l’article indéfini ? – a des effets dévastateurs. Il corrompt tout, pendant des années. C’est le rôle de Raphaël, le second enfant des Schaar, un enfant adopté et un adolescent en échec scolaire, de porter ce fardeau.

Je comprends qu’on n’ait pas aimé ce film glaçant, son absence revendiquée de tout pathos, ses décors nocturnes, ses dialogues théâtralisés qui sonnent parfois faux. Pour autant, il ne mérite pas les critiques cinglantes que j’en ai entendues.

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Scrapper ★★☆☆

Georgie (Lola Campbell), douze ans à peine, vient de perdre d’une longue maladie sa mère qui l’élevait seule. La gamine s’est inventé un oncle pour tromper la vigilance des services sociaux. Elle réussit parfaitement à se gérer seule avec l’argent qu’elle gagne en trafiquant des vélos volés. Mais un jour son père biologique(Harris Dickinson remarqué dans Sans filtre), adulescent immature qui vivait jusqu’alors de petits boulots à Ibiza, débarque chez elle et s’y installe au grand dam de Georgie.

Scrapper est le premier film de Charlotte Regan. Molly Manning Walker, qui vient de réaliser How to Have Sex, dont j’ai dit ici tout le bien que j’en pensais, la secondait sur le plateau. Grand prix du jury au festival de Sundance 2023 dans la catégorie des films étrangers, remarqué au festival  de Dinard l’automne dernier, Scrapper porte haut les couleurs d’un jeune cinéma britannique en plein renouveau.

C’est un film mignon aux airs de déjà-vu.
Déjà vues les comédies dramatiques tournées dans ces banlieues de l’Angleterre post-thatchérienne si souvent filmées par Stephen Frears ou Ken Loach où le ciel, bas et lourd, pèse comme un couvercle.
Déjà vus les gadgets visuels à la Trainspotting censés donner un coup de fouet à un scénario un peu mollasson.
Déjà vus des gamins débrouillards capables, sans leurs parents, de s’assumer seuls, voire, renversant l’ordre naturel, assumant eux-mêmes la direction de foyers aux parents dysfonctionnels
Déjà vus enfin, comme dans le récent Aftersun, qui avait enthousiasmé la critique, ces duos père-fille voués évidemment à se réconcilier en dépit des obstacles.

Malgré tous ces défauts, malgré son scénario cousu de fil blanc, Scrapper – la bagarreuse en anglais – n’en reste pas moins un feel good movie attachant doublé d’une réflexion touchante sur le deuil.

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Pauvres créatures ★★★☆

À Londres à l’époque victorienne vit le docteur Godwin Baxter (Willem Dafoe). Le corps mutilé par les expériences pratiquées sur lui par son propre père, il mène à son tour des expériences monstrueuses sur des animaux comme sur des humains. Il a repêché dans la Tamise le corps d’une suicidée et l’a ramenée à la vie en lui greffant le cerveau du foetus encore en vie qu’elle portait. La jeune femme, baptisée Bella (Emma Stone) présente l’apparence d’une adulte formée mais a la maturité d’un nouveau-né. Le docteur Baxter s’adjoint un de ses élèves de la faculté de médecine, Max McCandles (Ramy Youssef) pour veiller sur le développement de la jeune ingénue. Mais, avide de découvrir le vaste monde, Bella trompe leur surveillance pour s’enfuir avec un coureur de jupons, Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo). Les voilà partis pour un long voyage.

Yórgos Lánthimos est, comme son nom l’indique, un réalisateur grec qui, depuis une quinzaine d’années s’est fait un nom dans le monde du cinéma. Ses premières oeuvres tournées en Grèce lui ouvrent les portes de Hollywood. The Lobster, Mise à mort du cerf sacré, La Favorite et aujourd’hui Pauvres créatures, adapté d’un roman culte de l’auteur écossais Alasdair Gray, lui valent un succès grandissant et portent la marque d’un cinéaste unique, post-moderne, aux trouvailles formelles étonnantes, posant sur le monde et ses dérives un regard volontiers buñuelien

Pauvres créatures est servi par deux atouts exceptionnels. Le premier est ses décors rétro-futuristes d’une artificialité revendiquée, qui rappellent les dessins animés de Miyazaki. Le second, c’est Emma Stone qui démontre, si besoin en était, qu’elle est l’une des actrices les plus douées et les plus culottées de sa génération. Elle n’a pas volé le Golden Globe qu’elle vient de recevoir et décrochera peut-être l’Oscar pour ce rôle.

Pauvres créatures est sans conteste le film le plus ambitieux et le plus réussi de ce début d’année. Il a le format – 2h21 – et le souffle des chefs d’oeuvre. Pour autant, il fait partie de ces films qui sur le coup nous clouent à nos sièges mais qui, après un temps de décantation, autorisent quelques réserves. La première est peut-être le manque de rythme de ce récit picaresque qui nous fait voyager autour de l’Europe, de Lisbonne à Paris en passant par Alexandrie et une longue croisière en Méditerranée, autant d’étapes sagement alignées, auxquelles on aurait pu en rajouter une ou deux ou en retrancher autant sans rien ajouter ni ôter à l’économie du récit.
La seconde est plus sérieuse. À la réflexion, Pauvres créatures m’a paru être un film faussement transgressif. Sans doute son héroïne, qui se moque des conventions, est-elle un sacré personnage de cinéma comme on n’en a jamais vu (je ne suis qu’à moitié convaincu par le parallèle tracé par Jacques Mandelbaum dans Le Monde avec le personnage de Dustin Hoffman dans Rain Man). On se demande pendant plus d’une heure où le film veut nous mener, quel message il entend délivrer. On le découvre bientôt : c’est un récit d’émancipation féminine sinon féministe. Un sujet bien conventionnel pour un film qui revendique de ne pas l’être.

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Le Voyage en pyjama ☆☆☆☆

Victor, la quarantaine, est professeur de lettres. Il quitte le lycée qui l’emploie pour une année sabbatique. Il découvre, sans guère s’en formaliser, que sa femme entretient une liaison avec un collègue de travail. Il ne se laisse pas démonter pour autant et part à bicyclette sur le chemin de Compostelle avec l’épouse de ce collègue. Mais il lui fausse bientôt compagnie pour musarder sur les bords de la Loire. Il y retrouve d’anciennes maîtresses et y fait de nouvelles rencontres.

Pascal Thomas a bientôt quatre-vingts ans. Alors que ses collègues du même âge (Martin Scorsese, Wim Wenders, Hayao Miyazaki) tournent encore des chefs d’oeuvre, Pascal Thomas nous offre le spectacle piteux d’un cinéaste à bout de souffle qui n’a plus rien à dire. Honnête faiseur du cinéma français, il a toujours creusé le même sillon : celui des amours hédonistes, des liaisons éphémères, des passions fugitives… Pour prendre un seul exemple de son répertoire, hélas significatif, citons Celles qu’on n’a pas eues tourné en 1981 avec Michel Aumont, Daniel Ceccaldi, Michel Galabru et Bernard Menez : des hommes, dans un compartiment de train, racontent leurs déboires amoureux.

Ce cinéma-là a terriblement mal vieilli. Le féminisme et #MeToo en ont définitivement invalidé les lourds sous-entendus machistes des mâles alphas très bêtas. Dans les années 2000, Pascal Thomas a eu la bonne idée d’explorer un nouveau genre : celui du remake loufoque des romans d’Agatha Christie. Il a déniché Catherine Frot et André Dussollier pour y jouer. Le succès a été au rendez-vous, surtout auprès des seniors.

Après le flop retentissant de À cause des filles ? en 2019, Pascal Thomas revient cinq ans plus tard avec un nouveau film qui se revendique toujours de la légèreté et du dilettantisme (La Dilettante n’était-il pas son  film le plus réussi ?). Las, cette chronique sentimentale fait pschitt.
La faute à un scénario qui accumule les séquences comme autant de sketches interchangeables et plus ou moins dispensables : Victor aurait pu, sur son chemin, croiser deux amies de plus ou de moins sans que l’économie de l’histoire s’en ressente.
La faute plus encore à une interprétation calamiteuse, à commencer par le héros interprété par Alexandre Lafaurie dont on se demande pour quelle raison il a décroché le rôle sinon ses liens de parenté avec le réalisateur ou avec sa fille, Nathalie Lafaurie, qui a cosigné le scénario. Pascal Thomas a demandé à ses anciens complices de jouer quelques scènes : on voit passer Pierre Arditi, Anny Duperey, Hippolyte Girardot, Irène Jacob… et la seule chose qu’on se dise est qu’ils ont beaucoup vieilli.

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L’Usine, le Bon, la Brute et le Truand ★☆☆☆

La papeterie industrielle de Chapelle Darblay, rachetée par un groupe finlandais pour y produire du papier recyclé, a fermé en 2019. Son propriétaire a licencié son personnel et décidé de vendre le site industriel. Trois représentants du personnel, deux ouvriers cégétistes et un cadre sans étiquette, refusent de baisser les bras et mettent tout en oeuvre pour sauver le site et ses emplois.

Des documentaires sur des usines au bord du dépôt de bilan, on en a vu beaucoup. Au point de considérer qu’il s’agit désormais d’un genre à part entière : La Saga des Conti en 2013,  Des Bobines et des Hommes en 2017, Le Feu sacré fin 2020, Il nous reste la colère début 2023 sur l’usine Ford de Blanquefort et son célèbre délégué syndical, Philippe Poutou … On a vu aussi des films plus ou moins réussis sur ce thème : Ressources humaines de Laurent Cantet (qui n’avait pas encore gagné la Palme d’Or pour Entre nos mursLa Fille du patronReprise en main de Gilles Perret il y a un an à peine… Le meilleur du genre, et de loin, est de mon point de vue un film exceptionnel accueilli avec un succès mérité : En guerre de Stéphane Brizé avec Vincent Lindon dans le rôle d’un syndicaliste CGT poussé à bout, ex aequo avec le film suivant de Stéphane Brizé, avec le même Vincent Lindon, Un autre monde.

L’Usine, le Bon, la Brute et le Truand a le défaut de venir se rajouter à cette liste désormais bien longue sans rien apporter au genre de nouveau. Comme toujours, c’est la même réalité économique qui est filmée – un site industriel français fermé par une multinationale – selon le même prisme militant – de courageux syndicalistes se battent contre un patronat anonyme et intransigeant. Comme d’habitude, c’est l’Etat et les politiques qui sont à la fois appelés à la rescousse et accusés de tous les maux s’ils n’accourent pas. Sur ce dernier point d’ailleurs, puisqu’on sait que Chapelle Darblay a finalement été sauvé, on aimerait que, pour une fois, l’action de l’Etat soit saluée au lieu, comme c’est souvent le cas, de crouler sous la triple critique de l’incompétence, du mépris voire de la corruption.

En regardant ce énième documentaire sur ce énième bras de fer, on se prend à espérer que le prochain ait le courage d’embrasser un point de vue différent. On adorerait voir cette histoire racontée du point de vue du patron pour montrer l’autre version des choses, loin de l’image caricaturale que les syndicats en donnent. On attend avec impatience le documentaire ou la fiction qui aura cette audace-là.

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Making of ★★★☆

Réalisateur chevronné, Simon (Denis Podalydès) tourne en province son nouveau film inspiré d’une histoire vraie. Il traite de la résistance d’une poignée d’ouvriers à la fermeture et à la délocalisation de leur usine en Pologne. Son producteur (Xavier Beauvois) a bouclé son plan de financement grâce à une tête d’affiche bankable (Jonathan Cohen) dont le narcissisme sur le plateau et les relations tendues qu’il entretient avec l’actrice principale (Souheila Yacoub) provoquent des étincelles. Mais il y a pire : le chantage des producteurs qui exigent de Simon qu’il modifie la fin de son scénario, trop pessimiste à leur goût.

Cédric Kahn est décidément un réalisateur hors pair dont le seul défaut est d’avoir tourné des films si différents les uns des autres (L’Ennui, Roberto Succo, La Prière, Le Procès Goldman…) qu’on peine à trouver une unité à son œuvre. Dans un tout autre registre que son dernier film, sorti il y a trois mois à peine, il creuse un sillon souvent investi par les plus grands – Godard (Le Mépris), Fellini (Huit et demi), Truffaut (La Nuit américaine), Moretti (Mia Madre) – le film dans le film et les mises en abyme qu’il autorise.

Mais Making of ne se borne pas, comme la bande-annonce pourrait le laisser craindre, à raconter un tournage qui part en cacahuète. Ce film est autrement plus complexe et plus intelligent. Il agence plusieurs pistes de lecture.

La première, que j’ai évoquée, est les conflits d’ego entre acteurs, qui donne la part belle à Jonathan Cohen, dans un registre où on ne l’attendait pas, à cheval entre la comédie, dans le rôle outrancier d’un insupportable connard, et autre chose, plus subtil.

La deuxième, la plus stimulante, est la mise en abyme entre le sujet du film – des ouvriers qui se battent pour leur emploi – et les difficultés de la production consécutives au retrait des financeurs. Aux côtés de Simon, Viviane (Emmanuelle Bercot) tente de tenir la barque d’un navire qui prend l’eau de toutes parts. C’est un cinéma de la débrouille qui est filmé – comme l’avait fait déjà  Tom DiCillo dans Ça tourne à Manhattan dont Cédric Kahn dit s’être inspiré ou, plus récemment, Kim Jee-Won dans Ça tourne à Séoul ! – pour lequel l’enjeu principal est moins de réaliser un chef d’œuvre que de réussir à payer l’équipe à la fin du tournage.

S’ajoute une troisième dimension incarnée par un jeune figurant (Stefan Crépon découvert en geek génial dans Le Bureau des légendes) auquel Simon confie, par un hasard de circonstances, le soin de tourner le making-of. Sa passion du cinéma est dévorante. Il est prêt à tout pour la vivre, jusqu’à se faire embaucher comme figurant afin de glisser le scénario qu’il a écrit à ce réalisateur renommé qu’il n’aurait jamais pu approcher autrement. Double autobiographique revendiqué de Cédric Kahn lui-même, le jeune Joseph incarne, dans ce film qui aurait pu être écrasé par le cynisme, la part de rêve et de folie qui s’attache irréductiblement à l’art cinématographique.

Making of est un film intelligent et malin. Il lui manque peut-être le souffle et l’énergie qui font tout le génie de Coupez !, auquel je me trouve rétrospectivement bien chiche de n’avoir décerné que trois étoiles alors qu’il en méritait une quatrième. Mais j’en ai tout aimé, jusqu’à la fin malicieuse, en forme de clin d’œil plein d’autodérision.

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Jeunesse (le printemps) ★☆☆☆

Il faut attendre trois heures et trente-cinq minutes pour qu’un carton final nous renseigne : l’action de Jeunesse se déroule à Zhili, une cité-dortoir à une centaine de kilomètres de Shangaï, dans le delta du Yangtze qui s’est spécialisée dans la confection textile pour enfants. Les employés qui y travaillent par milliers sont des jeunes hommes et des jeunes femmes originaires des provinces pauvres de la Chine de l’intérieur.

Wang Bing est un documentariste chinois. Ses œuvres sont d’une envergure monumentale. Je l’ai déjà évoqué dans les critiques précédentes que j’en ai faites : À l’Ouest des rails, une enquête ethnographique chez les ouvriers d’un complexe sidérurgique de Mandchourie en cours de démantèlement, durait 9h11 (sic). Un autre documentaire de Wang Bing, À la folie, tourné dans un asile psychiatrique, durait 3h47. En 2017 Wang Bing avait déjà planté sa caméra à Zhili pour filmer Argent Amer qui durait 2h36 seulement. J’écrivais fort doctement – et pourrais le réécrire sans y changer un mot : « La durée interminable des documentaires de Wang Bing n’est pas anodine. Si ses films durent si longtemps c’est parce que leur réalisateur veut rendre physiquement tangible chez le spectateur l’immersion physique dans son univers ».

Il faut donc prendre son élan – et ne pas oublier un détour par les toilettes – avant de se lancer dans un film de Wang Bing. Jeunesse, je l’ai dit, dure 3h35. Encore est-ce le premier volet d’un triptyque dont la durée totale annoncée excèdera les neuf heures.

Qu’y voit-on ? Des jeunes gens, d’une vingtaine d’années, qui travaillent dans des ateliers de confection. Il s’agit de micro-entreprises familiales. Le patron au rez-de-chaussée réceptionne le tissu et opère une première coupe. Une dizaine d’employés à l’étage assurent la couture. Ils sont logés dans des dortoirs dans les étages supérieures. La caméra les y filme dans leur quotidien.
On pourrait imaginer se retrouver chez Dickens, dans une industrie déshumanisée, avec des cadences d’enfer, des contremaîtres sadiques, des conditions de vie misérables. Ce n’est pas le cas. Il règne dans ces petites communautés bruyantes une ambiance joyeuse. Qu’on ne se méprenne pas : pas d’ambiance Freude durch Arbeit dans les ateliers chinois comme dans les camps de concentration nazis de sinistre mémoire, mais plus naturellement la conséquence naturelle de la cohabitation gentiment bordélique d’une dizaine de garçons et de filles d’une vingtaine d’années réunis par le hasard du recrutement et par une joyeuse confraternité.

Ce qui m’a frappé est la relation très fluide que garçons et filles entretiennent. Ils coexistent dans une mixité sans tension, sans domination patriarcale, sans enjeu. Des couples se forment – on n’évoque en revanche guère ceux qui se défont – caressent le projet de se marier et d’avoir des enfants, malgré les obstacles qui se dressent devant eux.

Jeunesse est constitué d’une dizaine de séquences d’une vingtaine de minutes chacune. Elles se déroulent dans l’un des ateliers où Wang Bing a été autorisé à tourner – on se demande avec quelle inconscience leurs patrons ont donné leur accord pour un résultat qui n’est guère à leur avantage et on se dit aussi que la censure chinoise est décidément bien laxiste pour laisser projeter de tels témoignages qui ne sont guère à l’honneur de l’Empire du milieu. Leur défaut est d’être bien répétitives. À chaque fois, c’est le même décor qu’on retrouve, les mêmes personnages et les mêmes enjeux minuscules. L’un des rares éléments de tension scénaristique est la négociation des salaires qui se déroule dans une étonnante informalité, autour du patron et d’une calculatrice.

Jeunesse aurait été passionnant s’il avait duré une heure trente. Mais je ne comprends pas l’intérêt d’en étirer le propos pendant plus de trois heures. Et a fortiori pendant neuf heures pour ceux qui, comme moi, auront le masochisme d’aller voir les deux volets suivants.

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Le Plongeur ★☆☆☆

Stéphane a dix-neuf ans. Il est inscrit à Montréal en école de design. Mais son addiction au jeu le coupe progressivement de sa famille et de ses amis et le laisse sans le sou. Sa seule planche de salut : le poste de plongeur qu’il a trouvé dans une trattoria.

Nous vient du Québec l’adaptation d’un roman qui y parut en 2016 et y fit grand bruit – tout en demeurant quasi inconnu de ce côté-ci de l’Atlantique. Son action se déroule au début des années 2000. Épais ouvrage de près de cinq cents pages, Le Plongeur est à la fois le roman d’une génération, une comédie romantique, un thriller et un documentaire dans les cuisines d’un restaurant gastronomique. Le défaut du film de Francis Leclerc est de lui être trop fidèle. Le résultat est un curieux bric-à-brac qui manque de rythme.

Son héros a beau avoir des faux airs de Timothée Chalamet, il n’a pas le talent instinctif d’un DeNiro ou d’un Pacino. Sa plongée dans les bas-fonds de Montréal a beau loucher vers les films de Scorsese, elle n’en a pas le souffle.

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Bonnard, Pierre et Marthe ★★☆☆

Pierre Bonnard (1867-1947) fut longtemps éclipsé auprès du grand public par des peintres plus illustres : Van Gogh, Renoir, Gauguin, Cézanne, Monet, Manet… Depuis une vingtaine d’années, sa cote monte avec les grandes expositions qui lui sont consacrées à Orsay, à Tokyo, à la Tate Modern. Il quitte la deuxième division où ses amis nabis (Sérusier, Vuillard, Vallotton, Denis…) sont encore relégués, pour rejoindre la première. La preuve en est peut-être ce biopic qui lui est consacré.

Son réalisateur est Martin Provost. En 2008, son Séraphine accumula les récompenses (César du meilleur film, de la meilleure actrice pour Yolande Moreau, du meilleur scénario original…) et fit découvrir au grand public une artiste méconnue. Il consacra un autre film à une écrivaine, guère plus connue, Violette Leduc.

Martin Provost est à l’aise dans le biopic historique. Trop peut-être. Il joue sur du velours avec un sujet en or et des acteurs de premier plan : Vincent Macaigne, la tignasse enfin assagie, Cécile de France dont j’ai déjà eu ici souvent l’occasion de dire l’admiration éperdue que je lui voue et des seconds rôles aux petits oignons, à commencer par celui d’Anouk Grinberg, parfaite dans le personnage perché d’une pianiste polonaise excentrique, sans oublier André Marcon qui campe un Monet plus vrai que nature et Grégoire Leprince-Ringuet qui joue Vuillard sans qu’on montre jamais hélas une seule de ses œuvres.

Le film prend le parti, comme son titre l’indique, de raconter la vie de Bonnard à travers l’histoire de sa liaison avec Marthe. Il la rencontre, toute jeune, dans la rue, en 1893 mais refuse de la présenter à sa famille. Il l’épouse en août 1925 seulement et découvre à cette occasion qu’elle lui avait menti sur ses origines et sur son patronyme : loin d’être une aristocrate italienne orpheline comme elle l’avait prétendu, Maria Boursin de son vrai nom est issue d’une modeste famille du Berry qu’elle a toujours cachée par honte de classe.

Marthe fut la muse de Bonnard. Avec elle, dès 1893, il ose le nu. Elle apparaît, réaliste ou stylisée, dans quantité de ses toiles.

Mais outre que leur relation fut longtemps tenue secrète, Marthe est d’une santé fragile. Pour elle, Bonnard quitte de plus en plus souvent Paris pour la Roulotte, une petite maison des bords de Seine près de Vernon, et pour la province où Marthe fait des cures. Par sa faute, il se coupe de ses amis parisiens.

Le film explore l’intimité du couple autant sinon plus qu’il ne décrypte les toiles qu’il inspira. Si on sait que Bonnard eut plusieurs liaisons, le film de Martin Provost n’en évoque qu’une : celle que le peintre entretint pendant plusieurs années avec Renée Monchatty (Stacy Martin), une jeune artiste de vingt-sept ans sa cadette. Il fantasme une relation triangulaire que la biographie officielle de l’artiste ne cautionne pas.

Bonnard, Pierre et Marthe est un film paradoxalement sage. Il raconte la vie d’un peintre hédoniste. Il ne cache rien de sa liaison tumultueuse et créatrice avec sa muse. Mais son déroulé platement chronologique, ses deux longues heures au rythme pépère lestent le film d’un académisme convenu.

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