Ewald, la quarantaine bien entamée, a quitté l’Autriche, où son vieux père se meurt dans un EHPAD, pour la Roumanie. Il décide de rompre avec la barmaid locale qui partageait sa vie pour prendre un nouveau départ. Dans un village perdu de l’arrière pays, il réhabilite une ancienne école pour en faire un centre d’accueil pour les jeunes du village dénommé « Sparta ». Une dizaine de gamins y passent leurs journées. Mais bientôt, leurs parents s’inquiètent du comportement d’Ewald et lui demandent des comptes.
C’est peu dire que le cinéma de Ulrich Seidl est malaisant ou, pour éviter l’emploi de ce terme que le Grévisse condamne probablement, dérangeant. Je me souviens du choc éprouvé à la découverte de son triptyque Paradis, au titre antinomique : ses héros étaient une quinquagénaire dévorée par la solitude en vacances sur la côte kenyane, une Autrichienne confite en dévotion et une jeune boulimique amoureuse de son nutritionniste. Suivait Sous-sols un documentaire sur les délires refoulés d’Autrichiens ordinaires : adeptes du SM, nostalgiques du Troisième Reich, freaks en tous genres… Puis vient ce diptyque racontant la vie de deux frères : le premier, découvert dans Rimini, est crooner sur la Côte adriatique, le second, qu’on avait entr’aperçu dans le premier volet, traîne sa gueule cabossée (que j’avais longtemps prise pour celle de Franz Rigowski mais qui est en fait celle de son partenaire dans Great Freedom Georg Friedrich) et sa voix de fausset en Roumanie. Les deux films peuvent se voir séparément ; mais il serait dommage de se priver du plaisir de les découvrir ensemble.
Le cinéma d’Ulrich Siedl est formellement très original. Refusant tout psychologisme, la caméra du réalisateur autrichien montre sans rien démontrer. Dans Rimini, elle suivait les déambulations de Richie Bravo dans le décor surréaliste d’une cité balnéaire recouverte par la neige. Dans Sparta, elle suit en longs plans fixes celles de son frère, aussi mutique et introverti que son aîné était bavard et plastronneur.
On ne saura rien des motifs qui ont conduit Ewald à quitter l’Autriche pour la Roumanie ni des circonstances dans lesquelles il a rencontré sa compagne. La première moitié du film y raconte – mais s’agit-il d’un récit à proprement parler ? – la vie ennuyeuse qu’il y mène avant une rupture dont on ne comprend pas vraiment lequel des deux partenaires la provoque. C’est la seconde moitié qui est la plus intéressante, et la plus malaisante, pour reprendre ce terme décidément omniprésent.
Un malaise accru par la polémique lancée par Spiegel en septembre 2022 autour des conditions du tournage de Sparta en Roumanie : les parents auraient été tenus dans l’ignorance du sujet du film et les enfants maltraités. Si les procédures judiciaires engagées en Roumanie et en Allemagne depuis lors n’ont pas abouti, la polémique a conduit les organisateurs du festival du film de Toronto à le déprogrammer – ceux du Festival de San Sebastian l’ont au contraire maintenu.
Dans la seconde partie de Sparta, on voit Ewald ouvrir une école de judo dans laquelle on ne fait guère de judo. Il s’agit plutôt d’un centre aéré, d’un lieu de vacances, où les quelques gamins du village viennent chasser l’ennui avec la complicité bienveillante d’Ewald. La canicule estivale aidant, les pré-adolescents passent leur temps en maillot de bain. On voit même Ewald, nu, prendre une douche avec eux.
Le sujet pourrait être choquant s’il n’était traité avec une extrême intelligence. La pédophilie d’Ewald n’y est jamais montrée frontalement. Tout laisse à penser d’ailleurs qu’il n’y a pas eu de passage à l’acte de sa part, son attirance pour ses pensionnaires restant au stade du fantasme. Cette attirance, malsaine et condamnable, s’exprime dans une immense tendresse pour ces gamins. Cette situation met le spectateur en porte-à-faux : faut-il la réprouver au motif des pulsions pédophiles qu’elle cache ou au contraire la saluer comme une sublimation de pulsions réfrénées ?
La réaction des villageois est hélas moins subtile. Et c’est là peut-être le seul faux-pas de ce film si intelligent. Les parents des gosses – et au premier chef le père de l’angélique Octavien – sont décrits comme des abrutis alcooliques et xénophobes. J’aurais bien imaginé une fin christique à la Pasolini. Mais la fin de Sparta m’a réservé une ultime surprise, volontairement anti-spectaculaire.