Taxi Sofia aura probablement fait grincer les dents des employés de l’office de tourisme de la capitale bulgare. Car ce film, aux frontières du documentaire, donne de Sofia et de ses habitants une image peu amène. Déprimante. Presque sordide.
Le procédé en est simple. Vingt-quatre heures de temps. Six taxis. Leurs chauffeurs aux vies cabossées conduisent un taxi faute de mieux : un entrepreneur entre deux faillites, un père inconsolable de la mort de son fils, un prof de sport, une universitaire en mal de vengeance, un colosse malhonnête, un prêtre… Leurs passagers composent un tableau déprimant de la sociologie de la Bulgarie : une lycéenne qui se prostitue, un chirurgien qui va s’exiler loin d’un pays qu’il déteste, un couple infidèle, trois jeunes ivres et violents, un prof de philo au bord du suicide, un entrepreneur qui habite à l’étranger et vomit son mépris d’un pays qu’il a pourtant contribué à saboter…
Le taxi, microcosme paradoxal : ouvert vers l’extérieur (il circule partout dans une ville dont, pourtant, on ne verra quasiment rien) et refermé sur lui-même (le temps d’une course, c’est un mini-théâtre où se confrontent le chauffeur et ses passagers). C’est moins Scorcese – le héros de Taxi Driver aurait pu être chauffeur de bus sans que l’intrigue en soit affecté – que les réalisateurs iraniens Abbas Kiarostami (Ten) et Jafar Panahi (Taxi traduit Taxi Téhéran) qui l’ont utilisé. Le Bulgare Stephan Komandarev marche sur leurs pas dans un film qui n’évite pas toujours les défauts des films à sketches (chaque passager est le héros d’un mini-film) et du catalogue sociologique (chaque sketch croque une facette de la société bulgare).
Il en est sauvé par une une caméra nerveuse qui réussit à se glisser dans l’habitacle étroit du taxi et filme en longs plans séquences chaque scène. Il en est sauvé aussi par une construction savante dans laquelle, comme dans les meilleurs films chorales, se croisent et s’entrecroisent les personnages : cet huissier qu’on entrevoit dans la première séquence réapparaît dans la dernière en pigeon malheureux d’un chauffeur malhonnête, ce chirurgien qu’un taxi dépose à l’hôpital pour sa dernière opération avant de quitter la Bulgarie va transplanter le passager malade que le dernier taxi prend en charge.
Taxi Sofia commence très fort. Devant le lycée où il vient de déposer sa fille, Misho prend une passagère qui se maquille et se change en prévision d’un rendez-vous tarifé. Quand Misho s’en offusque – qui craint que sa fille, de quatre ou cinq ans plus jeune, ne prenne un jour le même chemin – elle lui crache à la figure sa fierté de gagner par le commerce de son corps plus d’argent que lui dans son emploi humiliant. Juste après, Misho rejoint l’usurier qui gonfle le pot-de-vin qu’il réclame pour débloquer le prêt qui permettra à Misho de relancer la société dont il a temporairement suspendu l’activité. La conversation tourne mal. Je ne dévoilerai pas la façon dont elle se conclue. Ces deux scènes coup de poing placent la barre très haut. Trop haut. Le reste du film n’est pas au diapason. Il n’en reste pas moins poignant.