À partir du 31 mars 2016, des citoyens ordinaires se sont réunis chaque jour place de la République à Paris. Pour protester contre la loi El Khomri. Pour réfléchir à un autre ordre politique, économique et social. Leur mouvement a pris un nom : « Nuit debout ». Mariana Otero les a suivis du premier au dernier jour.
Pour qui s’intéresse à la chose politique, « Nuit debout » constitue sans doute l’un des événements les plus intéressants de ces dernières années. Inspiré du mouvement des Indignés en Espagne ou de Occupy Wall Street aux Etats-Unis, il s’agit d’un mouvement spontané de réinvestissement de la sphère publique, d’un refus de l’ordre prévalent, d’une tentative, parfois maladroite, d’en concevoir un autre. Avec Mariana Otero, une réalisatrice déjà remarquée pour Entre les mains, un documentaire sur une usine de lingerie en dépôt de bilan, le mouvement a trouvé sinon son historiographe du moins son gardien de mémoire.
Mariana Otero est modeste. Elle s’est contentée de planter sa caméra et de filmer les débats. Se serait-elle attachée à une personnalité (on aperçoit François Ruffin, le réalisateur de Merci Patron ! qui allait devenir l’année suivant député de La France insoumise ou Monique Pinçon-Charlot, la sociologue des fractures sociales à Paris), on lui aurait reproché de personnaliser à outrance un mouvement caractérisé par son absence de leader. Elle aurait pu à défaut se concentrer sur un thème. Elle le fait d’ailleurs peut-être en rendant compte des débats sur les modalités d’organisation des réunions. C’est le sens de la question inscrite sur l’affiche : « Comment parler ensemble sans parler d’une seule voix ? » C’est aussi le sens de la question subtilement polysémique lancée par un participant : « Comment donner une direction [un objectif] à un mouvement sans direction [sans chef] ? »
Cette question formelle, on le sait, est au cœur du questionnement démocratique. Qui a le droit de parler à l’agora ? Qui a le droit d’y siéger ? Qui a le droit d’y voter ? Avec un roboratif enthousiasme – et dans un joyeux bordel – les participants à « Nuit debout » se posent ces questions-là. Mais au motif que les réponses qui y ont été historiquement apportées doivent être remises en cause, notamment les théories révolutionnaires de la représentation, ils passent un temps infini à réinventer la roue au risque de sombrer dans l’impuissance. Ainsi de ce militant qui, par défiance avec le concept de représentativité refuse de tenir comme légitime une décision prise à la majorité des votants faute d’une assistance suffisante.
Filmée par Mariana Otero, « Nuit debout » se perd dans des débats de pure procédure. Et oublie le fond. Quand il est évoqué, les mesures proposées frappent par leur radicalité – ce qui n’est pas un défaut – par leur irréalisme – ce qui pourrait en constituer un – et, plus tristement, par leur manque d’originalité. Ainsi de la commission Énergie : « Sortie des énergies fossiles – Fin de l’énergie nucléaire – 100 % d’énergie renouvelable » Vaste programme autour duquel d’ailleurs s’est construit depuis une vingtaine d’années un assez large consensus sinon dans la pratique du moins en théorie mais qui se heurte à des obstacles immenses qui n’arrêtent pas les utopistes de « Nuit debout ».
On aurait aimé en savoir plus sur « Nuit debout », sa sociologie, sa généalogie politique, ses héritages. Qui sont les manifestants de la place de la République ? Des jeunes ? des vieux ? des riches ? des pauvres ? Comment sont-ils arrivés là ? Comment en partiront-ils ? Quel bulletin de vote glisseront-ils dans les urnes en 2017 ? Le format documentaire choisi par Mariana Otero, caractérisé par sa sobriété et son effacement, empêche de livrer au spectateur ces informations pourtant utiles. L’Assemblée n’en documente pas moins un mouvement politique en train de se faire. Les premiers jours, la logistique est défaillante. Les orateurs utilisent des mégaphones en carton pour se faire comprendre. Mais petit à petit, une organisation se met en place. On monte des tentes, on installe une sono. Au bout de trois mois le mouvement s’étiole. La loi El Khomri a été adoptée par le 49.3. Les congés d’été approchent. Les militants sont fatigués.