Suro ★★☆☆

Elena et Ivan, deux architectes barcelonais, décident de s’installer dans la vieille bicoque que la tante d’Elena leur a laissée à sa mort et d’exploiter le liège des cinq cents hectares qui l’entourent. Mais à ces néoruraux, pétris de bonnes intentions, la vie à la ferme réservera bien des surprises.

Le pitch que je viens d’en faire ne fait pas justice à ce film catalan, le troisième que j’ai vu en quelques jours à peine après Francesca et l’amour  et Les Tournesols sauvages. Car il laisse ouvert l’univers des possibles : à la comédie façon La Soupe aux choux ou Camping à la ferme, ou au thriller façon Les Chiens de paille ou As Bestas. Ce n’est dans aucune de ces directions-là que nous amène Suro dont le contenu est beaucoup plus politique, même s’il traite aussi de l’usure du couple. Il y est question d’écologie, des valeurs de gauche, des relations de classe, des conditions de vie des travailleurs immigrés….

La barque pourrait couler sous tant de sujets pesants, d’autant que le vent se lève et que l’incendie menace. Mais Suro tient fièrement le cap. Il s’en donne le temps : près de deux heures après un premier quart d’exposition très (trop ?) long. Finalement, le voyage en vaut la peine. Car les personnages, et notamment les deux héros, Elena et Ivan, évitent la caricature dans laquelle j’avais craint que le scénario les enferme. Et les questions qui se posent à eux peuvent sembler évidentes sur le papier ; mais le film montre intelligemment que leur solution ne va pas de soi : peut-on accepter que le contremaître qu’on a recruté emploie des travailleurs sans papiers ? doit-on accueillir chez soi celui de ses travailleurs qui se retrouve privé de logis ? quelle réaction si l’un d’entre eux est victime d’un accident du travail ?

La bande-annonce

The Wastetown ★★☆☆

Bermani, la trentaine, se présente à l’entrée d’une casse automobile, perdue au milieu d’une plaine déserte battue par le vent. Elle sort de prison où elle vient de passer dix années pour le meurtre de son mari. Elle cherche son fils dont elle a accouché en prison. Dans les trois jours que durent le film, elle tentera d’obtenir sur lui des informations du gardien de la casse, de son directeur et de son beau-frère, qui fut avant son mariage amoureux d’elle et qui est suspecté de l’avoir aidée à tuer son mari.

Le dispositif de The Wastetown emprunte au théâtre. Il se passe dans un lieu unique : une décharge filmée en noir et blanc aux airs de fin du monde. Il réunit à peine une poignée d’acteurs : j’en ai compté sept seulement. Il est scandé en trois actes, en autant de journées qui chacune, s’achève et commence pour l’héroïne par le même rituel dont on comprendra progressivement le sens sans pour autant qu’il nous soit jamais entièrement explicité.

The Wastetown a les défauts de ses qualités. C’est un film lent, pesant, qui use et abuse des mêmes dispositifs répétitifs. Si on ne se laisse pas hypnotiser, on risque au bout d’une heure de céder à l’ennui voire au sommeil. Mais ces défauts sont éclipsés par la dernière scène du film. Une scène glaçante et immédiatement culte qu’on n’oubliera pas de sitôt.

La bande-annonce

Les Tournesols sauvages ★☆☆☆

Julia a vingt-deux ans et deux jeunes enfants qu’elle couve de toute la tendresse maternelle dont elle est capable. Elle poursuit des études pour devenir infirmière mais fait pour le moment le ménage dans un grand hôtel. Elle peut compter sur son père et sur sa sœur pour l’aider. Mais, éternelle amoureuse, elle ne peut pas vivre sans compagnon.

La bande-annonce alléchante des Tournesols sauvages annonçait l’histoire d’une jeune Catalane rayonnante écartelée entre plusieurs hommes et passant de l’un à l’autre à la recherche du Prince charmant. Le film est en fait différent et plus grave que je ne l’escomptais. Il est organisé en trois parties chacune centrée sur les trois hommes qui se succèdent dans la vie de Julia : Oscar, le beau culturiste au tempérament explosif ; Marcos, le père de ses enfants, son amour de lycée, qui travaille désormais à Meilila, une enclave espagnole au Maroc et Alex, un voisin avec lequel elle trouvera peut-être la sérénité qui lui était jusqu’alors refusée.

À en croire son réalisateur, Jaime Rosales, Les Tournesols sauvages est un film radicalement féministe qui met en scène une fille ultra-contemporaine (Anna Castillo a la beauté et l’énergie d’une jeune Penelope Cruz) confrontée à trois types de masculinité toxique : l’homme violent, l’homme défaillant, l’homme sirupeux. Dont acte. Mais c’est d’un féminisme paradoxal qu’il s’agit où son incarnation ne vit et ne se définit que dans son rapport aux hommes, comme si Julia était incapable de vivre sans eux, comme ces tournesols, rivés au sol, dont la survie dépend de la source de lumière vers lesquels ils s’inclinent. Plus radical (et convaincant ?) aurait été son propos si Les Tournesols sauvages s’était conclu autrement que par sa fin gnangnan, pâle copie d’une publicité pour un site de rencontres.

La bande-annonce

Yannick ★☆☆☆

Quand « Le Cocu », une médiocre pièce de boulevard jouée sans conviction par trois acteurs cabotins (Pio Marmaï, Blanche Gardin et Sébastien Chassaigne) lui sort des yeux, Yannick (Raphaël Quénard), gardien de nuit sur un parking du 7.7 qui a posé une journée de congé pour venir se divertir au théâtre, ose faire ce qu’aucun spectateur n’ose jamais faire : se lever et crier aux acteurs sa colère. Gentiment prié de se rasseoir et de se taire, l’importun se fâche, dégaine un revolver et prend le théâtre en otage. Il écrit au débotté quelques dialogues et demande aux trois acteurs sidérés de les jouer.

On aime – ou pas – le cinéma absurde de Quentin Dupieux. J’avoue avoir moi-même être passé par tous les stades du sentiment amoureux avec son cinéma, oscillant entre pas du tout (Mandibules), un peu (Au poste !, Fumer fait tousser) beaucoup (Le Daim) et passionnément (Incroyable mais vrai).

J’ai beaucoup aimé le pitch de Yannick que sa bande-annonce nous a ressassé ad nauseam pendant tout le mois de juillet : que se passerait-il si un jour un spectateur brisait le « quatrième mur », rompait le pacte implicite mais inviolable sur lequel est basée la convention théâtrale : la passivité, la soumission des spectateurs, pris en otage par la pièce à laquelle ils assistent, interdits avant le rideau final de  la moindre manifestation – sinon celle de quitter la salle en silence en cours de représentation ?

Les deux ou trois phrases avec lesquelles Yannick prend la parole et opère cette transgression jouissive sont dans la bande-annonce. La regarder – si vous ne l’avez pas déjà vue le mois dernier (cf. supra) – vous fera gagner une heure et le prix d’une place.
Parce qu’une fois cette prise de pouvoir effectuée, Yannick, comme un moteur sans essence, tombe en panne sèche. La prise d’otages proprement dite, l’écriture par Yannick de ses lignes puis leur interprétation sont d’un ennui total et ne révèlent aucune surprise – sinon celle [attention spoiler] d’un trop bref retournement de pouvoir durant lequel Pio Marmaï personnifie les dérives violentes mises en lumière par la fameuse expérience de Palo Alto et le film allemand La Vague.

Tout bien considéré, à quoi se résume Yannick ? À tourner en dérision le théâtre de boulevard médiocre et répétitif qui attire encore quelques provinciaux égarés dans des théâtres désuets du neuvième arrondissement. Les acteurs finiront d’ailleurs par le reconnaître eux-mêmes, le public au contraire restant étonnamment silencieux.
Yannick mène cette entreprise par la bouche de son héros. Il serait injuste de ne pas saluer la performance de Raphaël Quenard. Il a déjà joué deux fois chez Quentin Dupieux. Son talent a explosé cette année avec Chien de la casse et Sur la branche. Il est la révélation cinéma de l’année 2023.

Que penser de ce personnage ? Je lis dans Télérama que « cet escogriffe à la diction bizarre » (formule parfaite que je suis jaloux de ne pas avoir trouvée moi-même) est un « gars de la France périurbaine » qui exprime « le ressentiment (…) d’être mal représenté, de ne pas être reconnu » et que « dans le monde du faux et du morne » Yannick « réinjecte de l’émotion, en roi de l’impro, en showman illuminé ».
Je comprends ce point de vue, brillamment exprimé. Mais je ne le partage pas. Je peine à voir dans Yannick le porte-drapeau de la France périphérique, écrasé par la snobinarderie sans âme d’un parisianisme formaté. La faute à ma bonne éducation et à mon goût des convenances : sa vulgarité, ses fautes de français, son manque de respect aux autres m’ont horripilé.

Yannick est définitivement un film beaucoup trop transgressif pour moi. C’est affaire de subjectivité. Ce qui m’a mis mal à l’aise ne vous dérangera peut-être pas.

La bande-annonce

Francesca et l’amour ★☆☆☆

Artiste peintre, Francesca Llopis se retrouve bien esseulée quand sa fille décide de quitter le nid familial pour aller faire du surf au Brésil puis de la chanson en Allemagne. Que faire de sa vie quand on est une sexagénaire pleine d’énergie et de charme ? Comment rencontrer un compagnon ?

Il y a une dizaine d’années, un petit film français oublié mais délicieux, Chercher le garçon, mettait en scène une jeune Marseillaise qui cherchait l’amour sur Meetic – rebaptisé Meet Me pour l’occasion. C’était une comédie fraîche et drôle. En allant voir Francesca et l’amour, j’escomptais un peu le même film version Milf – ou gmilf.

Je me trompais doublement.
D’une part Francesca et l’amour n’est pas une fiction mais un documentaire. Il se déroule à Barcelone sous le soleil de la Méditerranée dans une ville dont les habitants mélangent dans un joyeux sabir castillan et catalan. Il a pour héroïne une plasticienne qui réalise avec talent des oeuvres souvent monumentales, maniant à pleines mains les brosses et les pigments.

D’autre part – et c’est le principal reproche que j’adresserais à ce film – il a deux fers au feu et oublie en cours de route celui avec lequel il s’était promu. Au lieu de se focaliser sur la quête amoureuse de Francesca – ce qu’il fait dans sa première moitié – en nous montrant les rencontres qu’elle effectue, le plaisir, ou le déplaisir, qu’elle y prend et, à travers ses expériences accumulées, d’en tirer des leçons sur la vie sentimentale d’une sexagénaire aujourd’hui, Francesca et l’amour dévie de sa route. Le documentaire dans sa seconde moitié oublie les amants éphémères de Francesca, ne nous parle plus de sa vie sentimentale mais la montre en train de peindre, de discuter avec sa fille via Skype puis de l’accueillir lorsque, après un long voyage, plein d’usage et raison, celle-ci revient enfin au bercail.

Si bien que la leçon un peu frelatée – et terriblement désespérante – qu’on en retire est qu’à soixante ans, une femme célibataire ne doit plus espérer rencontrer le grand amour mais ferait mieux de rester chez elle s’occuper de ses enfants.

PS : Pour les fans d’ortographe, une question dont j’ignore la réponse : faut-il écrire « Francesca et l’amour » ou « Francesca et l’Amour » ? [On sait que si un titre est constitué de substantifs énumérés ou mis en opposition (et, ou, ni), chaque substantif prend une majuscule (La Belle et la Bête, Guerre et Paix) mais cette règle vaut-elle pour ce titre-ci met en opposition non pas deux substantifs mais un nom propre et un substantif]

La bande-annonce

Le Colibri ★★★☆

Marco Carrera est né en 1959. Ses deux parents appartiennent à la classe aisée italienne et sont tous deux architectes. Marco a une sœur aînée, Irene, gravement dépressive, et un frère cadet, Giacomo, qui partira plus tard vivre aux Etats-Unis. Chaque été, les Carrera vont en vacances dans la maison familiale lovée au fond d’une crique reculée de la mer Tyrrhénienne. Leurs voisins, un couple franco-italien, les Lattes, ont une fille, Luisa, dont Marco est amoureux depuis l’enfance.
Le Colibri raconte l’histoire de sa vie, sa passion platonique pour Luisa, son mariage malheureux avec Marina, une hôtesse de l’air slovène à laquelle il s’est cru lié par un coup du sort, son amour absolu pour sa fille Irene et pour sa petite-fille, Miraijin, jusqu’à sa mort entouré des siens dans le jardin de sa villa.

Le Colibri est l’adaptation fidèle du roman à succès de Sandro Veronesi, lauréat en 2020 du Prix Strega, l’équivalent de notre Goncourt. Sorti l’automne dernier en Italie, le film y a attiré un public nombreux et d’avance conquis. Il aura probablement la même audience en France où il attirera tous ceux auxquels le livre de Sandro Veronesi avait plu, certains aussi auxquels, comme moi, le livre avait moins plu et enfin d’autres, qui n’avaient pas lu ce livre, mais que le charme de Pierfrancesco Favino (Dernière Nuit à Milan, Nostalgia) ou de Bérénice Béjo (soupirs enamourés…) ne laisse pas insensibles.

Le Colibri joue à saute-mouton avec les époques, passant sans transition de l’enfance de Marco, à son âge d’homme puis à sa vieillesse. Sa vie pourrait se résumer à une formule prononcée par Luisa : « Tu dépenses toute ton énergie à rester au même endroit ». Marco est prisonnier de son premier amour, l’amour de Luisa, qu’il n’aura jamais le courage de consommer, moitié par fidélité pour sa femme – qui ne manquera pas pourtant de le tromper abondamment – moitié aussi par peur de franchir un pas irrévocable.

Il y a peut-être trop de sujets dans ce Colibri qui court sur plus de soixante années pendant plus de deux heures de temps : la passion, la conjugalité, le deuil, la fidélité, l’amour paternel…. Peut-être aurait-il pu se concentrer sur l’histoire d’amour si particulière entre Marco et Luisa et s’éviter sa dernière demi-heure tire-larmiste. Il n’en demeure pas moins une expérience bouleversante, à condition d’accepter dès le départ de se laisser bouleverser.

La bande-annonce