Classified People (1987) ★★★☆

Théorie raciste, système politique, l’apartheid en Afrique du Sud était aussi un régime juridique qui classait la population en trois catégories : les Blancs, les métis et les Noirs. Né en 1896, fils d’un père métis et d’une mère blanche d’origine suédoise, Robert a combattu en France pendant la Première Guerre mondiale. Il en est revenu avec une Française dont il a eu plusieurs enfants. En 1948, lorsque l’apartheid est instauré, sa femme et ses enfants sont considérés comme Blancs, mais Robert est « déclassé ». Son nouveau statut social le marginalise. Relégué dans un ghetto noir, renié par sa propre famille, il trouve auprès de Doris, une femme noire, un nouveau foyer.
Yolande Zauberman, alors jeune documentariste, le rencontre début 1987 dans les faubourgs de Cape Town et, bravant la réglementation qui le lui interdisait, le filme clandestinement.

Classified People ressort sur les écrans plus de trente ans après son tournage. C’est un témoignage sidérant sur un régime honni et disparu. Les délires racistes de l’apartheid trouvaient dans la classification des populations leurs limites. Fondé sur le postulat de la pluralité des races et de leurs différences insurmontables, il ne savait comment classer les populations métisses, preuves vivantes de l’imbrication des races et de l’impossibilité de les délimiter nettement.

Robert est un personnage particulièrement attachant. En 1987, il a dépassé les quatre-vingt-dix ans, mais a gardé toute sa tête et toute son ironie. Son élocution est parfaite, son humour intact. Il porte sur sa vie et sur le stigma qui l’a marqué à jamais un regard plein de philosophie. Pourtant les scènes de repas avec ses deux fils, exemples caricaturaux de la beaufitude boer raciste, auraient de quoi le rendre amer. Mais, comme Mandela quand il aura été libéré, il préfère le pardon à la rancœur. Auprès de lui, Doris, que ses beaux-fils stigmatisent, entoure Robert de son amour chaleureux.

Moyen-métrage d’une cinquantaine de minutes, Classified People rend compte de la violence et de l’absurdité de l’apartheid en faisant le portrait attachant d’un couple aimant.

La bande-annonce

Chronique d’un été (1961) ★★★☆

Le sociologue Edgar Morin et l’ethnologue Jean Rouch se sont rencontrés dans le jury d’un festival dont ils étaient tous les deux membres et ont décidé, malgré leurs divergences qui ont empoisonné sa réalisation, son montage et jusqu’à sa diffusion, de réaliser un documentaire ensemble. Leur objectif était de filmer la jeunesse française telle qu’elle était, dans son intimité et dans son environnement social et politique. L’ambition était titanesque et Chronique d’un été n’y parvient pas. Mais le film invente une méthode – un mot cher à Morin : le cinéma-vérité.

En théoricien du cinéma (Morin a signé trois ans plus tôt Les Stars), les deux réalisateurs s’interrogent sur la « vérité » documentaire. Peut-on filmer la réalité ? peut-on en rendre compte sans la déformer ? la seule présence d’une caméra ne conduit-elle pas automatiquement ceux qui la filment à « jouer » ?
Ces questions sont depuis toujours et seront encore longtemps au centre de la démarche documentaire. Frederick Wiseman – auquel la romancière, et collègue du Conseil d’Etat, Clémence Rivière, consacre un roman chez Stock – a inventé une méthode souvent reprise : accumuler les heures de tournage pour faire oublier la caméra jusqu’à obtenir « l’instant décisif », pour reprendre l’expression du photographe Henri Cartier-Bresson, la vérité nue, sans artifice.
La méthode proposée par Morin et Rouch, que reprendra trois ans plus tard Pasolini dans son Enquête sur la sexualité, est différente. Les intervieweurs sont à l’écran ; on les voit avec leur appareil d’enregistrement – qui nous semble monstrueusement encombrant mais qui était pour l’époque à la pointe de la miniaturisation – et leurs micros ; on entend le dialogue qu’ils nouent avec les interviewés.

Fort de cette méthode, Morin et Rouch réunissent quelques jeunes. On reconnaît parmi eux, au détour d’un plan Régis Debray qui avait vingt ans à peine. Marceline (Loridan) raconte dans un long plan tourné sur la place de la Concorde le vide laissé par la mort de son père et sa déportation en camp. Angelo, un fort-en-gueule, travaille chez Renault – et s’en fera licencier pendant le tournage. Marilù, une Italienne installée à Paris – qui fut l’amante de Morin, ce que le film passe sous silence – confesse ses pulsions suicidaires. Modeste Landry, un jeune Ivoirien qui a grandi dans le Lot et que Rouch venait de faire tourner dans La Pyramide humaine (un documentaire d’une incroyable justesse sur les relations entre Noirs et Blancs à l’aube de la décolonisation) évoque le racisme ordinaire qu’il subit.

Chronique d’un été vaut par les témoignages qu’il livre sur une France en noir et blanc aujourd’hui disparue. Ce qui me frappe pourrait sembler anecdotique : c’est l’élocution des Français de l’époque, leur niveau de langage et leur diction, cet accent parisien si prononcé qui me semble avoir disparu.

Mais au-delà de sa valeur historique et sociologique, Chronique d’un été vaut plus encore pour sa construction réflexive. Il s’agit d’un documentaire qui réfléchit à ce que doit être et à ce que peut être un documentaire. Dans sa dernière séquence, il nous montre sa diffusion à ses acteurs et leurs réactions, certains ne s’y reconnaissant pas, d’autres au contraire témoignant de leur gêne à se découvrir, aussi intimement dévoilés, à l’écran.

La bande-annonce

Rabah Ameur-Zaïmeche : Dernier Maquis (2008) ★★☆☆/Les Chants de Mandrin (2011) ★☆☆☆

À l’occasion de la sortie du Gang des bois du temple, le Grand Action a la bonne idée de reprogrammer les précédents films de Rabah Ameur-Zaïmeche. C’est l’occasion, si vous ne l’avez pas vu, de découvrir Histoire de Judas, qui compte au nombre des films préférés d’une personne qui m’est chère, ou de voir, comme j’en ai eu l’occasion, ses autres films.

Dernier Maquis est le dernier film d’une trilogie sur la banlieue, ouverte en 2002 par Wesh wesh, qu’est-ce qui se passe ? et poursuivie en 2006 par Bled number one. Son action se déroule dans une petite entreprise dirigée par Mao, interprété par Rabah Ahmeur-Zaïmeche en personne. Feignant la proximité avec ses employés, Mao ouvre pour eux une salle de prières où ils peuvent exercer leur culte et se choisir un imam. Mais ce libéralisme cache en fait un comportement plus sournois.

Les Chants de Mandrin est à première vue un film radicalement différent, dans le temps et dans l’espace. Il se déroule au milieu du XVIIIème siècle, dans les Causses où les compagnons de Mandrin, un bandit de grand chemin capturé et roué vif à Valence en 1755, poursuivent tant bien que mal l’œuvre de leur chef et font publier par un éditeur clandestin ses écrits révolutionnaires.

Pour autant, les deux films présentent une réelle unité. Au premier chef à cause de la même bande d’acteurs qu’ils font tourner : des amateurs, proches du réalisateur et qui font, pour certains, partie de sa propre famille. Le résultat est assez déconcertant, surtout quand il s’agit de demander à des Français d’origine maghrébine d’interpréter des bandits de grand chemin du XVIIIème siècle.

Au-delà des différences historiques et géographiques, ce qui intéresse R.A.Z. ce sont les mêmes prolétaires – même si l’expression est anachronique pour désigner des bandits de grand chemin au dix-huitième siècle. Des gens de peu qui se battent pour défendre un idéal ou, à tout le moins leur dignité. J’ai trouvé particulièrement intéressant dans Dernier Maquis la place occupée par la religion, opium des peuples, utilisée par Mao pour endormir ses employés. Au contraire, dans Les Chants de Mandrin, je regrette qu’on n’en sache pas plus sur l’idéologie défendue par Mandrin dont seule la veine poétique de ses Chants est évoquée.

Enfin et peut-être surtout, c’est la même façon de tourner qu’on retrouve d’un film à l’autre, dans les films de R.A.Z. Elle détonne de celle à laquelle on est aujourd’hui habitué, dans des films millimétrés où rien n’est laissé au hasard. Au contraire, chez R.A.Z, la caméra s’attarde sur des détails insignifiants, le scénario se fait la malle, offrant par exemple au beau milieu de Dernier maquis, comme dans cette scène bucolique où Géant (Sylvain Roume) libère un ragondin, une échappée belle. Seul défaut que je reproche à Dernier Maquis : sa fin bâclée.

La bande-annonce de Dernier Maquis
La bande-annonce des Chants de Mandrin

Querelle (1982) ★★★☆

Querelle (l’acteur américain Brad Davis auréolé du succès de Midnight Express et des Chariots de feu) est un matelot embarqué à bord du Vengeur, un aviso commandé par le lieutenant (sic) Seblon (l’Italien Franco Nero, grand héros de westerns spaghettis). Querelle fait escale à Brest où il retrouve son frère Robert (l’Autrichien Hanno Pöschl). Robert est l’amant de Lysiane (la Française Jeanne Moreau) qui tient un bar, la Feria, avec son mari Nono (l’Allemand Günther Kaufmann).
Pour coucher avec Lysiane, les clients de la Feria doivent jouer aux dés avec Nono. S’ils gagnent, ils peuvent jouir des charmes de la patronne ; s’ils perdent, ils doivent se donner au patron.

Querelle est un film mythique. Parce que c’est le dernier de Rainer Fassbinder, brutalement décédé dans des circonstances troubles (rupture d’anévrisme ? overdose ?) alors qu’il travaillait à son montage. Parce que c’est l’adaptation du sulfureux livre du non moins sulfureux Jean Genêt.
Son affiche avait fait scandale et avait été interdite (ne reculant devant aucune audace pour satisfaire, cher lecteur, votre curiosité intellectuelle, je l’ai publiée au regard de ma critique en espérant qu’elle ne me vaudra pas les foudres – avec un d – de la censure).

Mais c’est surtout son atmosphère homo-érotique, artificielle (le film a été entièrement tourné en studio à Munich) et baroque qui donne à Querelle son parfum inimitable. Je n’ai pas réussi à déterminer si Jean-Paul Gaultier s’en est inspiré ou si, au contraire, c’est lui qui a inspiré à Fassbinder cette ambiance immédiatement identifiable.

Dans mes critiques de films « anciens », je pose souvent la question de savoir s’ils ont bien vieilli ou pas. La réponse est éminemment subjective. J’ai l’impression que la mienne est souvent négative, étant peut-être trop influencé par le cinéma d’aujourd’hui, ses tics et ses tocs, pour goûter à sa juste valeur le cinéma dit « classique ».
Je n’ai pas aimé Querelle ; car je n’ai pas aimé son scénario trop confus et son ambiance lourde et poisseuse. Pour autant, je ne crois pas que ce film intemporel ait mal vieilli. Il a réussi à créer une forme incroyablement novatrice et audacieuse, en parfaite adéquation avec son sujet. Qu’on l’aime ou pas, force est d’en reconnaître la cohérence et la force.

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Welfare (1975) ★★★☆

Né en 1930, Frederick Wiseman, après avoir étudié le droit et l’avoir même un temps enseigné dans les plus prestigieuses universités américaines (Boston, Brandeis, Harvard…), décide de réaliser, de produire et de monter ses propres documentaires. Titicut Follies est le tout premier en 1967. Tout le cinéma de Wiseman, le « pape du documentaire » y est déjà en filigrane. Le sujet : une institution, ici, un hôpital psychiatrique, plus tard une école, un commissariat de police, un tribunal, une caserne… Un dispositif minimal pour le filmer : Wiseman prend lui-même le son et n’est assisté que d’un seul cadreur qu’il dirige. Et une méthode originale qui fera école : aucune interview, aucun sous-titre, aucune voix off, mais des heures et des heures de rushes filmés jusqu’à ce que la caméra réussisse à se faire oublier et soigneusement triés durant un long montage qui en fera ressortir la vérité.

Au fur et à mesure, les documentaires de Wiseman prennent plus d’ampleur. Titicut Follies durait 87 minutes à peine, Welfare, resté étrangement inédit en salles, en dure déjà 167. Near Death, tourné dans un service de soins intensifs explosera tous les records avec 358 minutes, soit près de 7 heures ! Pourquoi une durée si obèse ? Peut-être pour nous immerger corps et âme dans cette institution que Wiseman veut nous faire reconnaître, au risque de nous épuiser (je me souviens avoir beaucoup souffert devant At Berkeley – 244 min – ou City Hall – 272 min).

Welfare se déroule dans les murs – dont jamais la caméra ne sortira – d’un centre d’assistance sociale de Manhattan. Toute la misère du monde semble s’y être donné rendez-vous : des jeunes toxicos, des vieux clodos, quelques Blancs, beaucoup de Noirs ou de Latinos, l’esprit embrumé par l’alcool, les drogues ou des troubles psychiatriques, qui, pour certains sinon pour la plupart, relèvent plus de la médecine que de l’aide sociale. Que cherchent-ils pendant les longues heures où ils patientent dans ces salles enfumées et bruyantes, ballottés d’un bureau à l’autre ? À résoudre des problèmes administratifs kafkaïens et, tout simplement, à trouver un toit pour dormir la nuit prochaine et un peu de nourriture pour manger.
Face à eux, des fonctionnaires débordés et souvent impuissants essaient de comprendre leurs requêtes. Ils dressent devant les demandeurs des obstacles souvent infranchissables : il manque un papier, leur demande relève d’un autre service, il faut revenir demain…. Au point qu’on pourrait presque se demander si Wiseman n’instruit pas le procès de l’administration à charge en la peignant sous les traits inhumainement caricaturaux d’une machine à dire non.

Pour autant, il serait injuste de l’accuser de manichéisme. Les fonctionnaires ne sont pas tous des bureaucrates butés mais bien des hommes et des femmes qui, avec une patience qui force l’admiration, essaient, dans la mesure de leurs moyens et de ce que la réglementation autorise, d’apporter une réponse aux situations douloureuses qui leur sont exposées. Deux cas en particulier sont longuement filmés. Il s’agit de deux femmes noires – indice éloquent des difficultés sociales rencontrées par la minorité noire et par les femmes. La première, rachitique, sort d’hôpital et semble à bout de souffle. Elle a dû quitter son appartement dont elle ne pouvait plus payer le loyer. L’assistance sociale l’a temporairement relogée à l’hôtel ; mais le chèque qu’on lui a fait miroiter pour régler sa note ne lui est pas parvenu à cause de son changement d’adresse. La seconde vient de Caroline soigner à New York son diabète. L’aide sociale est au nom de son mari qui refuse de lui donner sa part. Dans un cas comme dans l’autre, de longues palabres ne permettront pas de régler la situation des deux indigentes.

Si l’on sent bien sûr de quel côté son cœur penche, vers les plus fragiles, Wiseman ne se départ pas de toute objectivité et n’idéalise pas les usagers. Il consacre une longue séquence à un vieil homme, manifestement dérangé, qui vient de subir une trépanation dont la moitié de son crâne rasé garde la trace et qui vomit sa bile et ses délires racistes sur un jeune vigile noir qui conserve un flegme inébranlable.

Welfare constitue un témoignage passionnant de la « sociologie du guichet » – une expression empruntée au sociologue français Alexis Spire – et aussi de son histoire. Dire qu’il a gardé toute son actualité serait avoir la dent bien dure à l’encontre de l’administration. L’informatisation – dont Wiseman a l’intuition de filmer les premières manifestations – a largement accéléré les procédures : en regardant Welfare, on mesure le temps que perdaient les employés à retrouver un dossier qu’un simple clic suffit aujourd’hui à retrouver. On mesure aussi les progrès effectués dans l’accueil du public, dans l’aménagement des bureaux, dans la manière de conduire les entretiens : les conditions de travail des fonctionnaires que montre Welfare seraient inacceptables aujourd’hui comme le sont les conditions d’accueil des demandeurs. Certains diront hélas que si la forme a changé, le fond reste le même : aujourd’hui comme hier, l’aide sociale, aux Etats-Unis comme en France, sous-staffée, sans budget, ne sait pas traiter les situations les plus urgentes. Ont-ils tort ?

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La Voie lactée (1969) ★★★☆

Deux mendiants, Pierre (Paul Frankeur) et Jean (Laurent Terzieff), marchent de Paris à Compostelle, moins par dévotion religieuse, même si en chemin Pierre s’avère croyant, que pour demander l’aumône des pèlerins. En chemin, ils font une série de rencontres, délicieusement anachroniques, avec tout ce que le catholicisme a connu, pendant deux millénaires, d’hérétiques et de dogmatiques.

La Voie lactée est la deuxième collaboration entre Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière, après l’adaptation du Journal d’une femme de chambre de Mirbeau cinq ans plus tôt. C’est une œuvre qui rompt sciemment avec les règles usuelles de la fiction pour dresser un tableau complet de deux mille ans d’hérésies catholiques. L’ambition est immense, excessive. Le propos est savant, trop peut-être.

Tout y passe : l’eucharistie, la Trinité, la transubstantation, la virginité de Marie, le libre-arbitre et le déterminisme… Chacune de ces questions est traitée dans des saynètes qui respectent scrupuleusement le texte des Évangiles ou des conciles (on découvre au passage un canon du concile de Braga de 561 qui condamne sans détour le végétarisme: «Si quelqu’un (…) regarde comme impures les viandes que Dieu a créées pour notre nourriture et qu’aussi il n’ose gouter des légumes mêmes cuits avec de la viande, qu’il soit anathème.») et qui convoquent le ban et l’arrière-ban de tout le cinéma français de l’époque : Michel Piccoli (en marquis de Sade), Jean Piat (en janséniste prêt à dégainer l’épée pour défendre sa foi), Delphine Seyrig, Alain Cuny, Edith Scob (en Vierge Marie), Julien Guiomar, Claude Cerval, Pierre Maguelon (mais si ! vous les connaissez ! allez regarder leurs photos !)…

Buñuel était anticlérical. Mais La Voie lactée n’est pas un film blasphématoire. Ce n’est pas un film prosélyte pour autant même si Buñuel et Carrière y manifestent une curiosité respectueuse pour les mystères de la foi. Sa seule ligne, volontiers anarchiste, pétillante d’ironie malicieuse, est la récusation du dogmatisme et des arguments d’autorité et la dénonciation des crimes commis au nom de Dieu. Buñuel aurait dit de La Voie lactée : « Je voudrais qu’après avoir vu ce film, sept athées trouvent la foi et que sept croyants la perdent. »

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L’Annonce faite à Marie (1991) ★★☆☆

Au Moyen Âge, Violaine, la fille d’un riche fermier, est fiancé à Jacques. Elle se laisse embrasser par Pierre de Craon qui en est amoureux mais qui vient de contracter la lèpre. Mara, la sœur de Violaine, qui est secrètement amoureuse de Jacques, lui révèle l’infidélité de sa fiancée. Elle est aussitôt répudiée et ostracisée tandis que Jacques épouse Mara et a bientôt un enfant avec elle. L’enfant décède. Mara rejoint Violaine et l’implore d’accomplir un miracle et de ressusciter l’enfant. Violaine exauce son vœu.

L’Annonce faite à Marie est d’abord une pièce de théâtre, la première de Paul Claudel à être montée dès 1912. Le jeune Alain Cuny joua en 1941 le rôle de Pierre de Craon au Théâtre de l’Œuvre. Il mit cinquante ans pour en réaliser l’adaptation dans laquelle il interprète lui-même le rôle d’Anne de Vercors, le père de Violaine. Le reste du casting est composé d’amateurs dont la voix a été post-synchronisée ce qui donne à la bande-son une curieuse tonalité.

Le texte de Claudel est éminemment artificiel. Cette artificialité n’est en rien gommée par la mise en scène de Cuny. Au contraire, on sent que c’est ce décalage qui l’inspire et qu’il accentue.

L’effet est radical. Au début, on hésite entre le fou rire et l’émerveillement. Puis on se laisse peu à peu bercer par la mélopée de cette diction ampoulée. Hypnotisé, on sombre dans un lent et délicieux engourdissement qu’amplifient les paysages ouatés de la neige québécoise où le bannissement de Violaine a été filmé.

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Les Désarrois de l’élève Törless (1966) ★★☆☆

Le jeune Törless (Mathieu Carrière) est arraché à l’amour envahissant de sa mère (Barbara Steele) pour intégrer un lycée militaire en Autriche-Hongrie dans les premières années du siècle dernier. Ses camarades, Beinerberg et Reiting, après avoir découvert le larcin commis par un autre élève, Basini, font de lui la victime consentante de leur chantage et de leur sadisme. Törless ne prend pas une part active à ce harcèlement mais ne s’y oppose pas non plus.

Les Désarrois de l’élève Törless, publié en 1906, est le premier roman de l’écrivain autrichien Robert Musil. On y trouve déjà la tension qui parcourra toute son œuvre entre d’un côté la science et la rationalité, de l’autre les sentiments et l’irrationnel.

On vit a posteriori dans ce roman une anticipation du fascisme et de ses ressorts, le jeune Törless manifestant la même passivité face à la violence de ses camarades que la bourgeoisie libérale de Weimar face aux excès des SA nazies.

Les Désarrois de l’élève Törless s’inscrit dans un genre bien identifié : le film de pensionnat – à ne pas confondre avec son cousin : le film qui se déroule dans une maison de redressement. On pense aux Disparus de Saint-Agil, à La Cage aux Rossignols (dont le remake, Les Choristes, connut un étonnant succès en 2004), à Jeunes Filles en uniforme (qui révéla Romy Schneider), à If…, à Au revoir les enfants, au Cercle des poètes disparus… Le genre connut sans doute son expression la plus achevée dans la saga des Harry Potter. Il y aurait un article voire un livre à écrire sur ce microcosme, coupé du monde extérieur, où coexistent deux lois, celle des adultes, organisée selon la sévère routine des cours, des repas, des couchers et celle des lycéens eux-mêmes avec leur code d’honneur et leur hiérarchie non-dite, et à la façon dont le cinéma l’a filmé.

Volker Schlöndorff n’a pas trente ans quand il en tourne l’adaptation en 1966. C’est son premier film, le début d’une longue carrière encore inachevée (à quatre-vingt ans passés, Schlöndorff continue à tourner), qui remporta très (trop ?) tôt son plus grand succès avec Le Tambour en 1978.

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La Passagère (1963) ★★☆☆

Sur le paquebot transatlantique qui la ramène en Europe, Liza, une femme allemande, accompagnée de son mari américain Walter, croit reconnaître parmi les passagères Marta, détenue à Auschwitz. Cette brutale rencontre l’oblige à confesser à son mari la vérité qu’il ignore : Liza n’était pas détenue à Auschwitz, comme elle le lui avait prétendu, mais surveillante SS.

La Passagère est un film étonnant qui est ressorti dans quelques salles parisiennes près de soixante ans après sa projection à Cannes en mai 1964 et sa sortie en France. C’est l’adaptation d’un récit radiophonique autobiographique La Passagère de la cabine 45 enregistré en 1959 par Zofia Posmysz, une écrivaine et scénariste polonaise détenue au camp de concentration d’Auschwitz, puis de Ravensbrück.
C’est la dernière réalisation d’Andrzej Munk qui est mort dans un accident de voiture pendant le tournage en 1961. Son ami Witold Lesiewicz a choisi de ne pas terminer le film, mais de le présenter quasiment en l’état, dans une durée réduite d’une heure à peine. Les scènes sur le transatlantique sont uniquement composées de photos commentées par une voix off.

La Passagère est un jalon méconnu de l’historiographie de la Shoah dont on a coutume de dire, à tort, qu’elle était longtemps demeurée inconnue sinon tue après 1945. Nuit et Brouillard de Resnais en 1956 avait levé un tabou. Mais les années 60 et 70, avant le téléfilm Holocauste en 1977, Le Choix de Sophie en 1982 et surtout Shoah en 1985, le documentaire-choc de Claude Lanzmann, ne s’étaient guère emparées du sujet, certains cinéastes pointant du doigt, à tort ou à raison, « l’abjection » – le mot est de Rivette dans sa critique de Kapò de Pontecorvo en 1962 – à le filmer.

Sa forme inaboutie donne à La Passagère un goût étrange. Les passages sur le bateau ressemblent à un roman-photo, comme on n’en voit plus depuis des années. Les scènes dans le camp, dont certaines ont été tournées à l’intérieur même du camp d’Auschwitz, sont en même temps artificieuses – les lumières sont surexposées – et poignantes – on y voit des femmes nues et battues, des prisonnières malnutries travaillant dans la boue et le froid, des cohortes d’enfants, serrées de près par des nazis et leurs chiens, pénétrer dans les chambres à gaz dans les ouvertures desquelles deux SS glissent des galettes de Zyklon-B…

Son sujet l’est tout autant. On se demande si Liza, cette gardienne SS aux traits durs, est un monstre de cruauté ou si c’est à elle que Marta doit la vie sauve. Le couple formé par la gardienne et sa prisonnière annonce celui, malaisant, formé par Charlotte Rampling et Dirk Bogarde dans Portier de nuit en 1974. Paradoxalement, la forme inachevée de La Passagère garde à ce personnage une opacité que le film, mené à bien aurait eu le tort de lever.

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Pat Garrett et Billy le Kid (1973) ★★☆☆

Pat Garrett (James Coburn) et Billy le Kid (Kris Kristofferson) ont longtemps été hors-la-loi. Mais Pat Garrett a décidé de se ranger. Il se voit confier la tâche d’arrêter son ancien ami, qui reste sourd à ses avertissements. Une première fois, Billy est appréhendé. La veille de sa pendaison, il réussit à s’évader. Mais Pat Garrett sait qu’il devra mener sa tâche à bien.

Pat Garrett et Billy le Kid est un western crépusculaire entouré d’une légende dorée. Il la doit beaucoup à son réalisateur, alcoolique et violent, réputé pour ses outrances (un jour où les rushes lui avaient déplu, il urina sur l’écran) et le conflit ouvert qui l’opposa à MGM qui lui refusa le final cut (il fallut attendre 1988 pour que la version originale du film ressorte, qui commence notamment par un flashforward en noir et blanc que la version de 1973 n’incluait pas).
Elle le doit également à la présence, aussi rare qu’anecdotique de Bob Dylan au générique. Non seulement il composa la bande originale – avec la célèbre chanson Knockin’ on Heaven’s Door – mais il y tient un rôle secondaire important, celui d’Alias, le bras droit de Pat.

Comme souvent chez Peckinpah, le film est violent, loin des codes manichéens de l’âge d’or du western. Pat Garrett et Billy le Kid sont deux personnages au fond très proches qui auraient pu endosser des rôles différents si les hasards de la vie en avaient décidé autrement. L’un a choisi de défendre la Loi ; l’autre s’entête à la violer. Il aurait pu en aller autrement.
Le problème de ce western, comme souvent de ceux qui furent tournés dans les 70ies, est qu’à force de déconstruire un genre canonisé, il n’en laisse plus rien, frustrant les amoureux de westerns tout sn échouant à convaincre les autres.

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