Profession : reporter (1975) ★★★☆

David Locke (Jack Nicholson) est grand reporter pour la télévision. Mais las de sa vie, il décide de disparaître en prenant l’identité de David Robertson, le voisin de chambre brutalement décédé d’un arrêt cardiaque de l’hôtel qu’il occupe dans une bourgade isolée du Tchad.
Robertson se révèle être un marchand d’armes qui approvisionne un mouvement rebelle. Pour ce motif, Locke/Robertson est poursuivi par la police tchadienne. Nancy, la femme de Locke, qui veut éclaircir les circonstances du décès de son mari, est aussi à ses trousses. De Munich à Almeria, en passant par Barcelone où il fait la connaissance d’une jeune femme anonyme (Maria Schneider), Locke/Robertson doit fuir.

Profession : reporter marque un point d’orgue dans la carrière d’Antonioni, quinze ans après L’Avventura, cinq ans après Zabriskie Point. Le film est enseigné dans toutes les écoles de cinéma pour le plan-séquence qui le conclut. D’une durée de sept minutes, il part de la chambre où Locke/Robertson a enfin trouvé le repos et, dans un lent travelling avant, en franchit la fenêtre pour rassembler dans un long mouvement circulaire tous les protagonistes de l’histoire avant de revenir sur son héros.

Comme dans tout le cinéma d’Antonioni, Profession : reporter – bizarrement traduit en anglais The Passenger alors que son titre italien est bien Professione : reporter) est un drame de l’incommunicabilité et de l’identité. Son héros est à ce point dégoûté de sa propre existence qu’il décide de l’abandonner pour en prendre une autre. Mais ce stratagème rencontre vite ses limites. Locke (le choix du nom du célèbre philosophe anglais de la liberté ne doit bien sûr rien au hasard) découvre vite à ses propres dépens qu’on ne peut jamais se fuir totalement : on est rattrapé par sa propre histoire, comme Locke est rattrapé par sa femme, et l’on doit porter l’histoire de celui dont on a usurpé la vie.

La vénération qu’on voue à Antonioni est si respectueuse (j’en parlais déjà dans mes critiques très mitigées du Désert rouge et du Cri) que c’est du bout des lèvres que je m’autorise toutefois une note dissidente sur ce film unanimement porté aux nues. Je trouve que le choix de Jack Nicholson dans le rôle principal est malheureux. La star hollywoodienne – qui accumulait les nominations aux Oscars pour Easy Rider, Five Easy Pieces et Chinatown avant de tourner quelques mois plus tard Vol au-dessus d’un nid de coucou – a le sourcil trop sardonique, l’œil qui frise trop, l’ironie trop à fleur de peau, pour se cooler dans un personnage si mélancoliquement antonionien.

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L’Enfance d’Ivan (1962) / Le Sacrifice (1986) ☆☆☆☆

Tarkovski fait partie de ces immenses cinéastes qui, avec Bergman, Dreyer, Antonioni et Bresson, plongent dans une vénération admirative tous les cinéphiles du monde entier. L’évocation de son seul nom suffit à les faire se pâmer et à remplir les salles des ciné-clubs.

Je serais bien prétentieux de leur donner tort. Que vaut mon opinion face à celle, autrement mieux renseignée, de dizaines sinon de centaines d’amoureux du septième art qui, à longueur de critiques ou de thèses ont disséqué ces filmographies et en ont souligné la richesse et la profondeur ? Si la morgue des poseurs, qui érigent parfois en chef d’œuvre un enfilement d’inanités, est insupportable, les railleries des démagogues qui font profession d’anti-intellectualisme et se rient des œuvres qu’ils ne font pas l’effort de chercher à comprendre, sont plus méprisables encore.

S’agissant de Tarkovski, lit-on, son cinéma, qui emprunte à la fois à la pensée orthodoxe slave et au panthéisme et qui convoque des symboles tant chrétiens que païens, aspire à l’universalité. Il baigne dans le mysticisme. Il décrit l’Homme dans toute sa grandeur et dans toute sa lâcheté, naviguant souvent aux frontières de la folie et du génie, hanté par la peur de la mort et par le fol désir de vivre et de créer. Son cinéma entretient un lien particulier avec la Terre et les forces telluriques – l’eau, l’air, le feu. La première scène de L’Enfance d’Ivan ainsi que la dernière du Sacrifice montrent un enfant au pied d’un arbre.

Mon propos n’est pas de contester ces analyses élogieuses. Il est piteusement de faire le constat de ma lamentable incompréhension. J’ai visionné studieusement, au fil de ma formation cinéphilique tous les films de Tarkovski, à commencer par les deux plus connus : Andreï Roublev et Solaris. J’ai vu Stalker l’an dernier – et ai essayé d’en comprendre le sens en allant lire le livre des frères Strougatski dont il était tiré… et dont il s’est copieusement affranchi. Je n’ai d’ailleurs pas réussi à en écrire la critique.

Pour parachever ma formation, j’a visionné coup sur coup son tout premier film,  L’Enfance d’Ivan, tourné en 1962, un film de commande de la Mosfilm sur la Grande Guerre patriotique où il réussit à se dégager de la pesante idéologie soviétique alors de rigueur, et son tout dernier, Le Sacrifice, tourné en 1986, l’année de sa mort à Paris d’un cancer du poumon, tourné sur l’île de Fårö en Suède à l’invitation d’Ingmar Bergman dont l’ombre portée envahit tout le film au point qu’on pourrait presque sans faire de contresens lui en attribuer la paternité.

Je le répète : je serais bien cuistre d’oser dire que ces films sont ennuyeux, interminables, prétentieux et inutilement intellectualisants. Le seul objet de ce billet égocentrique est de confesser mon incompréhension et ma honte.

La bande-annonce de L’Enfance d’Ivan
La bande-annonce du Sacrifice

Le Cheval de Turin (2011) ★★★★

La légende veut qu’en 1889, à Turin, le philosophe allemand Friedrich Nietzsche ait été ému aux larmes par le spectacle d’un cheval violemment fouetté par son cocher et que ce spectacle l’ait traumatisé si durablement qu’il se mura pendant les dix dernières années de sa vie dans le silence.
Cette anecdote est racontée en voix off au tout début du film. L’image suivante nous montre une vieille carne (peut-être s’agit-il du cheval de Turin dont la voix off vient de nous dire qu’on ignore ce qu’il en est advenu) et un cocher cheminant sur une sente battue par les vents. Le cocher rentre chez lui, une ferme isolée et misérable. Sa fille l’y attend.
Pendant les six jours que durera le film, tandis que la tempête bat aux portes de la pauvre masure et que l’obscurité semble recouvrir peu à peu le monde, le cocher et sa fille répètent les mêmes gestes quotidiens : le lever, l’eau qu’on va chercher au puits, le maigre repas pris en silence….

Le Cheval de Turin est un film intimidant d’un cinéaste dont le nom est souvent cité à côté de ceux de Carl Dreyer, d’Andrei Tarkovsky, de Lav Diaz, de Apichatphong Weerasethakul ou de Carlos Reygadas. Ces réalisateurs ont en commun d’avoir réalisé des oeuvres radicales, d’une immense exigence formelle, austères jusqu’à l’épure, d’une durée parfois trop écrasante (Death in the Land of Encantos de Lav Diaz dure neuf heures et Le Tango de Satan de Béla Tarr en dure sept et demi).
Face à ces oeuvres extrêmes, deux réactions paroxystiques se rencontrent qui sont l’une comme l’autre sujettes à caution. La première est l’enthousiasme outré aux relents snobs et germanopratins. La seconde est le procès en supercherie qui verse dans l’excès inverse : l’anti-intellectualisme démagogue et populiste.

Bien conscient de ces deux écueils, je m’étais soigneusement préparé à la séance programmée dans une salle du Quartier latin devant un public nombreux de cinéphiles jeunes et ravis. J’avais doublé la dose de café que je m’administre normalement pour éviter de sombrer dans un irrépressible endormissement narcoleptique. Mais cette précaution s’est avérée inutile.

Certes Le Cheval de Turin dure près de deux heures trente. À l’exclusion de son premier plan – qui suit pendant une dizaine de minutes muettes le cocher et son cheval sur le chemin qui les ramène chez eux – son action se déroule dans un lieu unique. On n’y voit guère que deux personnages, le cocher infirme et sa fille. Ils n’échangent quasiment aucune parole sinon celles, rares et sèches, indispensables à la vie quotidienne. Seules et brèves intrusions : celle d’un voisin bavard et prêcheur d’apocalypse et celle d’une bande de gitans voleurs de poules.  Le film est une longue répétition des mêmes situations, des mêmes gestes. On entend le bruit de la tempête et une phrase musicale entêtante – composée par le musicien attitré de Béla Tarr, Mihály Vig.

Aude Lancelin dans Marianne a parlé d' »expérience limite pour les nerfs du spectateur », d’un « ennui quasi intolérable », et Laurent Pécha dans Écran large de « torture cinématographique ». Je les comprends volontiers et compatis à leur douleur.

Pour autant, Le Cheval de Turin restera une des expériences les plus envoûtantes et les plus intelligentes qu’il m’ait été donné de vivre au cinéma.
La raison en est double. La première est purement formelle. Si, en effet, l’histoire du Cheval de Turin est un long ressassement, la caméra de Béla Tarr jamais ne se répète. Ces scènes quotidiennes dont la répétition pourrait menacer d’épuiser la patience du spectateur sont à chaque fois filmées différemment. Ainsi du repas pris face à face par ces deux commensaux muets qui déchirent à mains nues, au risque de s’y brûler, une patate tout juste sortie du four. Ainsi du puits où la fille se rend chaque matin au réveil pour y prendre deux seaux d’eau malgré le blizzard qui la coupe en deux.

La seconde tient au sujet même du film. Il ne se dévoile que lentement. Son interprétation reste d’ailleurs ouverte. Cette interprétation n’est que la mienne : Le Cheval de Turin est une Genèse à l’envers, une histoire qui se déroule sur six journées et raconte progressivement l’extinction de toute vie. Son dernier quart d’heure est tétanisant. C’est une scène mythique et une expérience métaphysique dont je ne vois guère d’égale que dans le dénouement de 2001, Odyssée de l’espace.

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Le Violent (1950) ★★☆☆

Dixon Steele (Humphrey Bogart) est un célèbre scénariste hollywoodien en panne d’inspiration. Il est suspecté d’avoir tué l’employée d’un restaurant revenue un soir chez lui à son bras pour l’aider à écrire l’adaptation d’un livre médiocre qu’il n’avait pas eu le courage de lire. Mais le témoignage d’une voisine, Laurel Gray (Gloria Grahame), le disculpe. Bientôt se noue une idylle avec elle, qui lui redonne le goût de l’écriture. Mais Dixon cache un fond anxieux et paranoïaque qui resurgit à chaque occasion et hypothèque le bonheur du jeune couple.

Le Violent est un chef d’œuvre oublié, éclipsé par Boulevard du crépuscule de Billy Wilder et All About Eve de Joseph Mankiewicz qui sortirent la même année et traitaient d’un sujet à la mode à l’époque : les coulisses de Hollywood. Il a pour héros, ou plutôt comme anti-héros, un scénariste interprété par Humphrey Bogart qui était alors au sommet de sa gloire et qui accepta pourtant le rôle antipathique d’un homme pathologiquement jaloux et violent.

Le film est l’adaptation d’un polar de Dorothy Hughes, une auteure à succès elle aussi reléguée dans l’oubli, In a Lonely Place, traduit en français sous plusieurs titres, Tuer ma solitude, Un homme dans la brume et même Le Violent. Nicholas Ray, qui n’avait pas encore tourné Johnny Guitare (1954) ni surtout La Fureur de vivre (1955) mit dit-on beaucoup de lui-même dans le personnage de Dixon Steele, lui aussi rongé par ses démons intérieurs. Il confia le rôle de Laurel à Gloria Grahame qu’il avait épousée deux ans plus tôt et dont il était en train de divorcer (elle avait été surprise en fâcheuse posture avec le premier fils de Ray, qui avait alors treize ans à peine).

Le Violent n’est pas un polar. L’enquête sur le meurtre de Mildred Atkinson n’en constitue pas le sujet essentiel. C’est une description quasi-clinique de la pathologie de Dixon : une anxiété incontrôlable qui l’entraîne aux pires excès. On parlerait aujourd’hui de masculinité toxique et on ne lui consacrerait certainement pas un film.

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Il Bidone (1955) ★★☆☆

Une bande d’amis romains vit d’arnaques qu’ils commettent sur le dos des paysans crédules du Latium en se faisant passer pour des hommes d’Église ou des fonctionnaires. Leur rouerie trompe les plus pauvres mais pas l’aristocratie de la pègre qui les considère comme des moins que rien et leur manifeste son mépris. Augusto, le plus âgé de la bande, rattrapé par son passé familial, est lassé de ces escroqueries à la petite semaine et songe à se ranger.

Est ressorti le mois dernier en salles ce film méconnu du Fellini de la première époque, celui de La Strada (sorti un an plus tôt) des Vitelloni et des Nuits de Cabiria. Influencé par le néo-réalisme des réalisateurs auprès desquels il s’est formé, Fellini filme en noir et blanc, dans une forme encore très classique, le petit peuple italien. Ses films n’ont pas encore la magie et la fantaisie de ses chefs d’œuvre ultérieurs où s’affirmera sa patte. C’est cinq ans plus tard avec La Dolce Vita que commence la transition qui l’amènera à Huit et demi, probablement son film le plus emblématique, et à Amarcord, son film le plus personnel.

Il Bidone est encore englué dans le moralisme un peu pesant du néo-réalisme. Augusto, Raoul et Roberto sont trois escrocs sans foi ni loi qui abusent de la crédulité des plus faibles mais sont écrasés sous la botte des plus forts. Mais le cynisme de ces crapules rencontre bientôt ses limites : Augusto, vieillissant, qui vient de renouer avec sa fille à peine sortie de l’adolescence et aimerait lui renvoyer une bonne image, n’a pas le cœur de dépouiller ce paysan que ses compères viennent de berner, dont la bonté d’âme de la fille paralytique l’émeut jusqu’au tréfonds.

Il Bidone m’a rappelé les situations, les personnages et le grain du Voleur de bicyclette, le chef d’œuvre indépassable de De Sica, qui arracherait des sanglots aux pierres. Mais en dépit du tombereau d’éloges déversés sur lui par Rivette, Mauriac ou Bazin à sa sortie en 1956, j’avoue le rouge au front avec toute l’humilité requise face à des avis aussi éminents, m’être beaucoup ennuyé face à cette démonstration un peu laborieuse des voies de la rédemption.

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La Grande Bouffe ★★☆☆

Ugo est restaurateur, Marcello pilote de ligne sur Alitalia, Michel présentateur de télévision et Philippe magistrat. Ces quatre hommes décident au beau milieu de l’hiver de s’enfermer dans une villa pour un « séminaire gastronomique ». Mais très vite, leur projet se révèle : ces quinquagénaires, las de la vie, ont décidé de manger jusqu’à ce que mort s’ensuive. En bon libertin, incapable de vivre sans femmes, Marcello convainc ses amis d’accueillir trois prostituées. Andréa, une maîtresse d’école, qui avait accompagné ses élèves visiter le tilleul de Boileau au fond du jardin de la propriété, décide de rester avec les quatre hommes.

Il n’est pas besoin d’être un historien du cinéma pour connaître le scandale provoqué par La Grande Bouffe à sa sortie en 1973.  » Honte pour les producteurs […], honte pour les comédiens qui ont accepté de se vautrer en fouinant du groin […] dans pareille boue qui n’en finira pas de coller à leur peau. Honte pour mon pays, la France, qui a accepté d’envoyer cette chose à Cannes afin de représenter nos couleurs […]. Honte, enfin, pour notre époque dont la faiblesse tolère, finance, encourage, dévore et déglutit pareilles pâtées d’excrément« , écrivit Jean Cau dans Paris Match. Sur les ondes d’Europe 1, François Chalais déclara : « Le Festival a connu sa journée la plus dégradante et la France sa plus sinistre humiliation« . Quant à Claude-Marie Trémois, elle exprima en ces mots son dégoût dans Télérama, qu’on imaginait moins bégueule : « Ce qu’on blasphème ici, c’est l’homme, le partage fraternel du pain et la notion même de fête. Ce qu’on sacralise, c’est l’excrément« .

Cinquante ans plus tard, La Grande Bouffe ressort en salles. Ces quatre acteurs – qui approchaient la cinquantaine – sont tous morts, ce qui nous donne un sacré coup de vieux. Andréa Ferréol, dont on peine à croire qu’elle avait vingt-six ans à peine, est en revanche toujours de ce monde. Je me suis demandé pourquoi leurs véritables prénoms avaient été gardés : Marcello, Michel, Philippe, Ugo et Andréa. Qu’est-ce qu’apporte ce procédé, plutôt inhabituel, au film ?

Il en faut beaucoup de nos jours pour choquer le bourgeois qui en a déjà vu beaucoup, des vertes et des pas mûres. On peine rétrospectivement à comprendre le scandale provoqué par la sortie de La Grande Bouffe à Cannes. Quel en était la cause ? Sa critique en creux de notre société de consommation ? Sa scatologie ? La profanation de la nourriture ? Son cynisme sans appel ?
En tous cas, une de ses dimensions n’a pas fait scandale à l’époque et susciterait des cris d’orfraie aujourd’hui : la façon dont les femmes sont traitées, cantonnées à deux rôles exclusifs, celui de la maman et celui de la putain.

Comment La Grande Bouffe a-t-il vieilli ? Pas très bien.
Le parfum de scandale qui l’entourait à sa sortie s’est évaporé, je l’ai déjà dit.
Reste celui inimitable de ces films des années 70 qui montraient de joyeuses camaraderies hédonistes, la clope au bec, le verbe haut, où toujours immanquablement Michel Piccoli faisait figure de chef de bande : on pense à Sautet, à Buñuel, à Chabrol….

Aussi joyeuse cette bande soit-elle, elle a ici l’humour sombre sinon franchement noir. Très vite, le sens du film se dévoile. Ne reste plus qu’à réaliser sans surprise le plan annoncé. J’ai trouvé une formule dont je ne suis pas peu fier pour le résumer – avec le risque qu’elle ne soit pas inédite : La Grande Bouffe est une farce triste.

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Enquête sur la sexualité (1964) ★★★☆

Pendant l’été 1963, alors qu’il travaille aux repérages de L’Évangile selon Saint-Matthieu, Pier Paolo Pasolini tourne, avec une équipe technique réduite, un documentaire, Comizi d’Amore. Le titre original n’a pas la même signification que sa traduction française. Il s’agit moins, dans l’esprit du réalisateur engagé, d’une enquête à proprement parler que d’un échange, d’un meeting autour de la question sexuelle.

Dans l’esprit de Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin, Pasolini tend son micro aux Italiens et aux Italiennes, jeunes et vieux, femmes et hommes, et leur pose des questions souvent très directes sur la sexualité.
Le protocole de cette enquête n’est pas très scientifique. En particulier, les interviews sont organisées dans un joyeux chahut, au vu et au su de tous, si bien que la sincérité des répondants, influencés par leurs pairs, peut être mise en doute.

Mais le résultat est doublement étonnant. D’une part, il montre l’archaïsme, le sexisme d’une large majorité des sondés qui ont encore du couple, de l’égalité des genres, du mariage (et de son opposé, le divorce qui ne sera légalisé en Italie qu’en 1970) et de la sexualité une vision très conservatrice. Certains propos, ouvertement assumés à l’époque choquent aujourd’hui voire, pour les plus homophobes, tomberaient sous le coup de la loi.
Mais d’autre part, certaines voix minoritaires s’expriment, notamment chez les jeunes et chez les femmes, qui revendiquent crânement, avec une étonnante modernité, l’égalité des sexes et le droit au plaisir.

Pasolini mène son enquête – car, de fait, il s’agit plus d’une enquête que d’une réunion – tambour battant. On le voit à l’image le micro tendu. Ses questions prennent autant de place sinon plus que les réponses des interviewés. Enquête sur la sexualité est presqu’autant l’étalage de ses idées, voire de ses préjugés, qu’un micro objectivement tendu à ses compatriotes.
En bon marxiste, Pasolini est particulièrement sensible aux différences de classe. Il a beau jeu de railler les travers et le conservatisme de la petite bourgeoisie, par exemple son attachement au modèle familial patriarcal et hétérosexuel. Mais s’agissant de la sexualité, Pasolini se heurte à un paradoxe qui le met en porte-à-faux : la grande bourgeoisie est plus libérale que les classes laborieuses, les ouvriers et plus encore les paysans qui sont prisonniers de leurs traditions et n’osent pas s’en affranchir.
Autre dichotomie que Pasolini souligne et à laquelle le spectateur français est moins préparé : la division entre le Nord de l’Italie, plus riche et plus évolué, et le Sud, notamment la Sicile, où les mentalités peinent à changer.

Enquête sur la sexualité est un miroir tendu à l’Italie des années soixante écartelée entre un conservatisme centenaire et une évolution sociologique accélérée qui allait l’emporter. Mais c’est autant sinon surtout une œuvre emblématique de Pasolini dont elle reflète les opinions parfois contradictoires, sur le divorce par exemple.

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Le Coup de l’escalier (1959) ★★☆☆

Dave Burke (Ed Bigley), un ancien policier corrompu, cherche deux acolytes pour braquer une banque dans le nord de l’Etat de New York. Il convainc Earle Slater (Robert Ryan), un ancien soldat, et Johnny Ingram (Harry Belafonte), un chanteur noir criblé de dettes. Mais la rivalité entre les deux hommes compromet vite la réussite du hold-up.

Le Coup de l’escalier est l’œuvre de Robert Wise, un des réalisateurs les plus étonnants de Hollywood. Il tourne d’abord des films de série B, d’horreur, de science-fiction, un western et même un péplum (avec Brigitte Bardot !) avant d’accéder tardivement à la célébrité avec West Side Story en 1961 et La Mélodie du bonheur en 1965 qui seront l’un et l’autre couverts d’Oscars. Il n’avait guère joué de rôle dans Le Coup de l’escalier, sorti quelques années plus tôt, un film de studio dont l’initiative revenait à Harry Belafonte alors au sommet de sa gloire.

Dans son Dictionnaire du cinéma, Jacques Lourcelles a consacré quelques lignes à ce film noir méconnu, dont le sujet est moins l’organisation d’un hold-up (Quand la ville dort est son modèle indépassable) que le racisme viscéral de l’un de ses protagonistes. Il parle d’un film sur l’échec, d’une « élégie glaciale », d’une « pavane pour l’agonie de trois losers, de trois has-been saisis dans un univers urbain qui les encercle et les asphyxie ».
C’est l’inconvénient de lire d’autres critiques avant d’écrire la sienne : que peut-on rajouter à celles qui ont déjà tout dit ?

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Tristana (1970) ★★★☆

Dans l’Espagne des Années Vingt, Tristana (Catherine Deneuve) est une jeune pianiste recueillie par son oncle à la mort de sa mère. Vieux sexagénaire libidineux, Don Lope (Fernado Rey) professe des idées avant-gardistes sur le mariage et l’Église et exerce sur sa nièce une emprise étouffante au point de faire d’elle sa maîtresse. La jeune Tristana parvient à lui échapper avec Horacio (Franco Nero), un peintre  sans talent, qui l’emmène vivre à Madrid. Mais, deux ans plus tard, atteinte d’une tumeur au genou qui conduira à son amputation, elle revient vivre auprès de Don Lope et finira par l’épouser.

Tristana est, avec Viridiana, un des rares films tournés par Buñuel en Espagne. Le moindre des paradoxes du plus grand réalisateur espagnol ne fut pas en effet d’avoir quasi-exclusivement tourné hors de son pays : au Mexique, puis en France. Tristana est l’adaptation du roman éponyme de Benito Pérez Galdós écrit à la fin du dix-neuvième siècle. Buñuel avait déjà porté à l’écran deux romans de cet auteur espagnol naturaliste, Nazarin en 1959 et Viridiana en 1961. Buñuel y a en effet trouvé un thème qu’on retrouve dans plusieurs de ses films à commencer par El ou Belle de jour : la toxicité du désir masculin qui enferme son objet dans un amour possessif et jaloux, opposée à la perversité du désir féminin qui parvient à renverser cette domination à son avantage.

Car, si Don Lope est un personnage abject, qui non seulement abuse de la fragilité de la jeune Tristana mais en plus se paie de mots en se faisant passer pour un libre penseur affranchi de la morale étriquée de son temps, Tristana n’est pas une oie blanche et encore moins une victime. La seconde partie du film, à partir de son retour à Tolède et de son amputation, voit les caractères se renverser. Don Lope devient de plus en plus doux alors qu’au contraire Tristana, de plus en plus amère et dure, achève logiquement son parcours par un crime qui ne figurait pas dans le roman de Pérez Galdós.

Autre différence avec le roman, le fétichisme avec lequel Bunuel entoure la terrible amputation de son héroïne. Ce coup du sort asservit moins Tristana à son tuteur qu’il ne la pare d’un érotisme aussi morbide que fascinant, comme le montre la célèbre scène du balcon où elle se dénude sous les yeux médusés du jeune Saturno ou celle, non moins célèbre, où elle interprète une étude de Chopin. La légende voudrait que Hitchcock – qui ne s’en laisser remontrer à personne en matière de fétichisme – ait nourri une fascination particulière pour cette scène dont il connaissait par cœur le découpage.

J’ai eu la chance de voir Tristana au Louxor dans le dixième arrondissement, avec en bonus la conférence très informée de Fabienne Duszynski. Chaque dimanche depuis le 12 mars, elle y analyse un film de Buñuel. Hélas, le cycle s’achève demain avec Le Charme discret de la bourgeoisie. Aurais-je vu Tristana sans ces commentaires éclairés, j’en aurais compris la moitié et l’aurais d’autant moins apprécié. Mais, Buñuel fait partie de ces artistes dont j’apprécie d’autant plus les œuvres que je me les suis fait expliquer.

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Jeanne Dielman ☆☆☆☆

Jeanne Dielman a été élu l’an passé par la prestigieuse revue professionnelle Sight & Sound meilleur film de tous les temps, juste devant Vertigo et Citizen Kane. Auréolé de ce prestigieux trophée, il ressort dans quelques salles d’art et d’essai et y attire un public nombreux, de cinéphiles et de curieux masochistes. C’est que le film est précédé d’une pesante réputation : il dure 3h21 et dissèque la morne répétition des gestes quotidiens d’une jeune veuve sans histoires qui vit seule avec son fils, dans un appartement bourgeois de Bruxelles.

Jeanne Dielman n’a rien volé de sa réputation. C’est un film radical.

Par son sujet : l’aliénation d’une femme condamnée à répéter chaque jour les mille et un gestes déshumanisants d’un quotidien sans âme. Rien ne nous en est épargné, du lever jusqu’au coucher, filmé quasiment en temps réel, l’espace de trois journées, pour en montrer la longueur et l’ennui. On voit tour à tour la préparation des repas, le lent épluchage des pommes de terre ou la confection d’escalopes panées, les repas proprement dits, pris sans un mot avec Sylvain, cet adolescent taiseux qui ressemble déjà tant à un petit vieux racorni qui jamais n’esquisse un geste pour aider sa mère ni même pour lui manifester la moindre tendresse, la vaisselle dans la cuisine exiguë, les rares courses à l’extérieur, l’accueil chaque après-midi (à l’insu de Sylvain ?) d’un homme différent qui paie Jeanne pour la brève et sordide étreinte qui se déroule, porte close, dans sa chambre, sur une serviette posée sur son couvre-lit qu’elle remplace méticuleusement après chaque usage….

Par son traitement : Jeanne Dielman a beau avoir été tourné par une réalisatrice de vingt-cinq ans à peine, il témoigne d’une maîtrise étonnante du cadrage et de la mise en scène, avec un soin tout particulier apporté au son (la rue dont on entend le bourdonnement, les claquements des talons de Jeanne sur le parquet qu’elle arpente dans tous les sens à longueur de journée) et à la lumière (que Jeanne allume et éteint chaque fois qu’elle passe d’une pièce à l’autre). Quant aux dialogues, c’est bien simple, il n’y en a  quasiment pas, les rares paroles échangées l’étant sur un ton bressonien, volontairement plat, dénué de tout affect – ainsi de la lecture à son fils par Jeanne de la lettre qu’elle reçoit de sa sœur expatriée au Canada grâce à laquelle le spectateur apprend quelques bribes de l’histoire familiale.

Et le sujet et son traitement, il faut en convenir, se nourrissent l’un de l’autre. Un film plus court n’aurait pas fait autant ressentir au spectateur exténué l’écrasant ennui qui régit la vie de Jeanne et la conduit à la folie. Il faut la regarder, dans un interminable plan fixe, éplucher pendant cinq minutes des pommes de terre pour comprendre son état et plus encore pour le ressentir.

Pour autant, aussi impressionnant que soit ce film, il fait partie de ceux qu’on est plus content d’avoir vus que d’être en train de regarder. Comme l’écrit Jacques Morice dans sa critique évidemment extatique, « Il fut à sa sortie le film des fauteuils qui claquent ». Difficile en effet, même quand on en est prévenu, de supporter ce spectacle et de ne pas avoir la tentation de s’en échapper. Tel fut le cas, à la moitié du film, de l’ami que j’avais invité et qui légitimement pourrait m’en faire le reproche pour le restant de nos jours s’il n’était pas l’ami le plus indulgent et le plus altruiste que j’aie jamais eu.

J’écris cette critique sous le coup de la colère que m’a inspirée hier soir, jusqu’à tard dans la nuit, cet interminable martyre. Je regretterai probablement dans quelques mois ce coup de gueule pavlovien. Peut-être même attribuerai-je alors à Jeanne Dielman les quatre étoiles que la critique lui décerne unanimement. Mais, pour l’instant, je vis le contrecoup d’une expérience exténuante que je ne souhaite à personne, et surtout pas à mon meilleur ami !

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