Ghostland ★☆☆☆

Pauline et ses deux filles déménagement. Elles s’installent dans une bâtisse lugubre, parcourue de courants d’air, au milieu de nulle part. Soudain, la camionnette qui les avait doublées sur la route, déboule. En sortent deux psychopathes : un ogre aussi violent qu’idiot, un travesti sanguinaire. Commence pour les trois femmes une interminable nuit d’horreur.

La première scène de Ghostland rappelle celle, identique, de Nocturnal Animals : sur une longue route déserte, la voiture d’une famille paisible est doublée par un véhicule à la conduite inquiétante dont les passagers vont se fâcher tout rouge lorsque la jeune fille de la première voiture leur fait un doigt d’honneur. Mais, hélas la ressemblance s’arrête là.

Ghostland reprend bien vite vers les standards du film de genre. La maison hantée. Les innocentes victimes – ici une mère et ses deux adolescentes. Les agresseurs sadiques. Un instant, j’ai cru que le film se résumerait à ce long huis-clos, avec son lot de parties de cache-cache, de tortures sadiques et de rebondissements inattendus. Mais Pascal Laugier, un réalisateur qui compte déjà à son actif plusieurs films d’horreur et dont Ghostland vient de remporter le Grand prix du festival de Gerardmer, est plus retors.

Au bout d’une demie heure, le jeu de cache-cache dans la maison hantée se termine. Je ne dirai pas comment. On retrouve quelques années plus tard Pauline et ses deux filles. L’aînée est devenue une romancière à succès. La cadette en revanche a sombré dans la folie. Sauf que… Sauf que les apparences sont peut-être trompeuses.

Pascal Laugier greffe donc sur un film d’horreur aux recettes traditionnelles – deux psychopathes traquent trois femmes dans une maison lugubre – un film psychologique sur la schizophrénie façon Split le dernier film de M. Night Shyamalan. Du coup, habitué aux intrigues à tiroirs du génial réalisateur américain, on cherche le loup : Pauline est-elle  responsable des persécutions infligées à ses filles ? y a-t-il vraiment deux filles ou bien une seule victime de dédoublement de la personnalité ? y a-t-il vraiment des agresseurs ou sont-ils le produit de son cerveau paranoïaque ? Autant de questions trop sophistiquées pour un film qui l’est beaucoup moins…

J’ai oublié de parler de Mylène Farmer. Pourtant sa présence au casting est pour beaucoup dans l’intérêt que suscite Ghostland – et probablement dans son succès au box-office. Sauf que la chanteuse à succès, si elle parle remarquablement anglais (j’avais oublié qu’elle était canadienne) joue comme une casserole. Et que le botox l’a à ce point défigurée que, si ce n’était sa fière crinière rousse, j’aurais hésité à la reconnaître.

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L’Ordre des choses ★☆☆☆

Corrado Rinaldi, un policier italien, est missionné en Libye pour négocier avec ce qu’il y reste d’autorités étatiques – un seigneur de la guerre responsable d’un centre de rétention, un militaire qui dirige les gardes-côtes libyens – la régulation des flux migratoires vers l’Europe. Ce fonctionnaire rigoureux et méthodique voit bientôt ses convictions se fissurer à la rencontre de Suada, une réfugiée somalienne, en route vers la Finlande, dont le frère vient de mourir dans de mystérieuses circonstances.

Schengen est décidément à la mode. J’ai consacré en 2014 une étude au traitement qui en est fait au cinéma. Elle est désormais dépassée et mériterait d’être réactualisée. Un mois après le documentaire de Ai Weiwei Human Flow sort cette fiction de l’Italien Andrea Segre, déjà remarqué pour son premier film La petite Venise. Le jeune réalisateur a également tourné deux documentaires, en 2008 et 2012, sur la crise migratoire en Italie.

Il connaît bien le dilemme auquel sont confrontées les autorités italiennes et avec elles l’Europe toute entière. Soit, en violation du droit international humanitaire, elles refoulent les immigrants africains qui traversent, au péril de leurs vies, la Méditerranée – ce que fit l’Italie de Berlusconi jusqu’en 2011. Soit elles leur portent secours au risque de créer un appel d’air – c’est l’effet secondaire de l’opération Mare Nostrum décidée à partir de 2013 par le gouvernement d’Enrico Letta.

Une solution à ce dilemme est envisageable.  Il s’agit à la fois de convaincre les garde-côtes libyens d’arraisonner les embarcations illégales dans leurs eaux territoriales. Mais il s’agit aussi de convaincre les autorités libyennes de traiter dignement les immigrants ramenés à terre. La première étape n’est pas la plus compliquée : il y suffit d’un peu de renseignement, de quelques vedettes rapides d’interception et d’une surveillance satellitaire (le Sénégal y est parvenu après 2006 grâce à l’aide de l’Espagne). La seconde étape est une autre paire de manches : que faire des étrangers emprisonnés ? leur accorder l’asile ? les refouler vers leur pays d’origine ? les laisser croupir dans d’infâmes geôles ?

C’est précisément cette négociation que le principal protagoniste de L’Ordre des choses est chargé de mener en Libye – reconstituée pour les circonstances dans le sud de la Tunisie. L’affiche du film, ses premières images en font le portrait caricatural : un ancien professionnel d’escrime – un sport que l’on pratique masqué et où l’erreur n’est pas permise – qui ne s’embarrasse pas de sentiments. Caricaturalement, cette belle mécanique va s’enrayer au contact d’une réfugiée somalienne. Et c’est là aussi que le film s’enraye. Car on ne croit pas une seconde à ce duo entre lequel aucune étincelle ne jaillit : aucune étincelle amoureuse (Rinaldi est un bon époux et un bon père, Sauda va rejoindre son mari en Finlande), aucun élan d’humanité (pourquoi ce policier se laisserait-il attendrir au sort de cette immigrée, qui n’est ni plus ni moins affreux que celui de tous ses compagnons d’infortune ?). Pas plus qu’on ne croit au dilemme auquel Rinaldi est confronté et à la façon dont il le résout dans la scène finale.

À force d’hésiter entre le documentaire et la fiction, L’Ordre des choses reste au milieu du gué. Il échoue à nous informer sans réussir à nous émouvoir.

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Eva ★☆☆☆

Bertrand Valade (Gaspard Ulliel) est un usurpateur. Il n’a pas écrit « Mot de passes », la pièce de théâtre qui lui vaut le succès du public et l’admiration de sa fiancée (Julia Roy) ; mais il l’a volé à un dramaturge mourant dont il était le giton.
Pressé par son agent (Richard Berry), Bertrand Valade doit écrire une nouvelle pièce et il ne sait pas s’y prendre. À l’occasion d’un voyage à Annecy, il y rencontre Eva (Isabelle Huppert), une prostituée de luxe. Il croit pouvoir faire de l’attraction qu’elle exerce sur lui le sujet de sa prochaine œuvre.

Le dernier film de Benoît Jacquot est assassiné par la critique – à l’exception de Télérama. Le Figaro y voit un « remake inutile du film de Joseph Losey » (Eva 1962 avec Jeanne Moreau à ne pas confondre avec Eve 1950 d’un autre Joseph – Mankiewicz – avec Marilyn Monroe). Libération assassine un film « congelé par son manque d’audace ». Le JDD pointe « l’intrigue nébuleuse » et « le manque de tension ».

C’est donc sans trop d’illusion que je me suis glissé dans les rangs clairsemés d’une salle bien modeste dont Eva risque fort d’être déprogrammé dès sa deuxième semaine d’exploitation. Avec d’autant moins d’illusion que je n’aime guère les deux acteurs principaux : Isabelle Huppert qu’on voit décidément trop (je l’avais vu la veille dans La Caméra de Claire… ce qui révèle de ma part un masochisme inquiétant) et Gaspard Ulliel dont je tiens le César du meilleur acteur l’an passé pour Juste la fin du monde pour une escroquerie).

Comme il était paradoxalement prévisible, j’ai été plutôt agréablement surpris. Eva n’est pas un inoubliable chef d’œuvre, mais pas non plus le navet annoncé. On y retrouve le parfum claustrophobe des drames bourgeois de Chabrol – qui lui aussi avait beaucoup fait tourner Isabelle Huppert (Violette Nozière, La Cérémonie, Rien ne va plus, L’Ivrese du pouvoir…). On y retrouve ce mélange de snobisme parisien et de provincialisme, dans une intrigue qui multiplie métronomiquement les allers-retours entre la capitale et les Alpes, condamnant le spectateur, comme les vaches, à regarder les trains passer dans un sens puis dans l’autre. On y retrouve la tension maintenue entre le mélodrame et le polar. Pour ses paysages enneigés, ses chalets cossus, son versant noir, j’ai aussi pensé au film des frères Larrieu L’Amour est un crime parfait adapté de Philippe Djian.

L’intrigue ne tient pas debout. Qu’elle soit fidèlement adaptée du roman de James Hadley Chase ne la rend pas plus solide pour autant. La façon dont Bertrand rencontre Eva, la façon dont il s’en entiche, le projet qui naît d’en faire le sujet de sa prochaine pièce sont autant de jalons narratifs bancals. Mais on se laisse prendre aux situations – même si l’attirance du jeune Gaspard Ulliel pour la cougar Isabelle Huppert de trente ans son aînée n’est guère crédible. On se demande où l’histoire va nous mener. Mais on s’y laisse gentiment mener, jusqu’à la conclusion tournée à cinquante mètres de chez moi sur le trottoir de L’Escurial, une salle de cinéma de quartier où, si Eva y avait été programmé, il en aurait probablement disparu dès sa deuxième semaine d’exploitation. La boucle est bouclée.

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La Caméra de Claire ★☆☆☆

Manhee, une jeune Coréenne qui travaille dans une société de distribution de films, est brutalement licenciée par sa patronne pour « malhonnêteté ». Grâce à Claire, une enseignante française rencontrée par hasard dans les rues de Cannes, elle apprendra les causes de sa disgrâce : sa patronne était amoureuse du réalisateur So avec lequel Manhee a eu une liaison éphémère.

Hong Sangsoo est de retour. Deux mois seulement après Seule sur la plage la nuit, le Rohmer coréen nous livre son vingt-troisième film. Une productivité à la Woody Allen pour un réalisateur qui ressasse à l’infini les mêmes thèmes et les mêmes situations : des histoires d’adultère entre des réalisateurs portés sur la bouteille et des jeunes filles en fleur, des longs dialogue filmés alternativement sur une plage ou dans un restaurant enfumé où les nombreux cadavres de bouteille témoignent de libations bien arrosées.

Dans La Caméra de Claire – un titre qui louche vers Le Genou de Claire de Rohmer en évoquant une caméra que Claire n’a pas (elle a certes un appareil photo – en anglais « camera » – mais L’Appareil photo de Claire sonnait sans doute moins bien) – Hong Sangsoo s’est expatrié. Il l’avait déjà fait en Allemagne dans le premier tiers de son précédent film. Ici, il plante sa caméra à Cannes dont chaque plan d’extérieur, dans les rues sinueuses de la vieille ville ou sur la plage face à l’Estérel, même si le soleil n’est pas toujours au rendez-vous, a un parfum de vacances et de festival. Il retrouve Isabelle Huppert qu’il avait déjà fait tourné en 2012 dans In Another Country, qui s’en donne à cœur joie (« C’est la première fois que je viens à Cannes ») dans le personnage d’une gentille fée.

Le film dure soixante-neuf minutes seulement et se finit en queue de poisson. C’est sa principale qualité et son principal défaut. Car cette durée, qui tangente celle d’un moyen métrage, est la forme pertinente d’un cinéma de l’épure, réduit à quelques scènes, comme une nouvelle de Maupassant. Mais c’est aussi l’aveu tacite de ses limites, de son manque de souffle sinon d’ambition.

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La Nuit a dévoré le monde ★☆☆☆

En se réveillant, Sam a une bien mauvaise surprise. La nuit a dévoré le monde le laissant seul, en plein cœur de Paris, dans un appartement assiégé par des zombies peu amènes.

Le film de zombies est un genre cinématographique qui connut son âge d’or dans les années 70 et 80 avant de s’essouffler. Il est revenu en vogue dans les années 2000 avec de vraies réussites telles que 28 jours plus tard, World War Z ou The Last Girl sans oublier la BD/série The Walking Dead. Mais dans ce genre, la France est bizarrement absente au point que je serais bien en mal de citer un seul film de zombie français – sauf à rattacher à ce genre l’excellente série Les Revenants du désormais célèbre Robin Campillo.

La Nuit a dévoré le monde est un film de zombie terriblement français, à sa façon de revisiter ce sous-genre, loin de l’horreur et du fantastique. Je fais d’ailleurs le pari que cela lui vaudra un certaine curiosité chez les cinéphiles étrangers. Même si l’ambiance en est pesante, pas de jump scare, d’éviscération, de course poursuite. Rien sinon la réclusion d’un homme qui tente de survivre en se défendant contre la menace extérieure des zombies qui l’encerclent et à la menace intérieure de la folie qui guette.

Rien de plus difficile que de filmer un homme seul. Faute d’utiliser les mots – ou une voix off qui pèserait des tonnes – le réalisateur est condamné à rendre chacun de ses gestes parfaitement lisibles. Pour faire comprendre l’écoulement du temps, il doit recourir à des artifices : les saisons qui passent, un calendrier au mur. Dominique Rocher et ses coscénaristes peinent à donner du rythme à une histoire qui en aurait eu bien besoin. L’excellent Anders Danielsen Lie (Oslo, 31 août, Ce sentiment de l’été) a beau payer de sa personne, on s’ennuie ferme. Et ce n’est pas l’apparition bien tardive de Golfshiteh Faharani qui réveillera le spectateur de l’endormissement dans lequel il avait glissé.

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Tesnota – Une vie à l’étroit ★★★☆

Ila a vingt-quatre ans. Elle vit dans le sud de la Russie. Garçon manqué, elle travaille au garage de son père. Ses parents sont des Juifs pratiquants. Mais, en rupture avec la tradition, elle fréquente un musulman kabarde. Son frère David est moins audacieux. Il se fiance à une jeune fille de la communauté. Mais les deux fiancés sont kidnappés. Une rançon exorbitante est réclamée. Les parents de David et d’Ila n’ont pas les moyens de s’en acquitter.

Bienvenue à Naltchik, la capitale de la république de Kabardino-Balkarie en Russie. Ses sympathiques habitants passent le temps en regardant des snuff movies et en rançonnant des Juifs.

Décidément le cinéma russe nous prend aux tripes. Après Tarkovski, Lungin, Zviaguintsev, Loznitsa (qui certes est ukrainien mais tourne ses films en Russie) et Bykov, il faudra peut-être compter sur Balagov, un jeune cinéaste de vingt-cinq ans seulement, qui signe un premier film manifeste qui avait fait sensation à la sélection Un certain regard à Cannes l’an passé et qui a mis plus d’un an à se frayer une place sur nos écrans.

D’abord une façon de filmer qui prend aux tripes. Des personnages cadrés en très gros plan, comme si la caméra était collée à eux, les empêchant de respirer, de se mouvoir dans des espaces confinés – justifiant le sous-titre Une vie à l’étroit. Un montage truffé d’ellipses au risque parfois de perdre le spectateur mais qui donne au film un rythme haletant et font passer ses presque deux heures sans qu’on regarde sa montre.

Ensuite un sujet éprouvant. Mais de quel sujet s’agit-il ? À lire le résumé que je viens d’en faire on pourrait croire qu’il s’agit d’un kidnapping façon Tout, tout de suite, le film de Richard Berry inspiré de l’affaire du gang des barbares. Mais bizarrement, le scénario se désintéresse de ce qui arrive aux jeunes kidnappés, aux conditions de leur incarcération, aux motivations de leurs geôliers. Il se concentre sur les effets que cet enlèvement suscite dans la famille d’Ila. Car, pour payer la rançon réclamée, une famille de la communauté propose son aide. À une condition : qu’Ila épouse leur fils.

Ila est face au plus terrible des dilemmes : sacrifier son frère ou lui sacrifier sa propre liberté en permettant la libération de David ? accepter de rentrer dans le rang, de « vivre à l’étroit » ou oser le sacrilège ? L’habileté du scénario est de rendre ce choix moins binaire qu’il n’y paraît et de faire d’Ila une figure de tragédie qu’on n’oublie pas de sitôt.

La bande-annonce