Whitney ★★☆☆

Whitney Houston (1963-2012) fut l’une des chanteuses pop les plus célèbres de son temps. Elle aurait vendu plus de 200 millions d’albums et de singles. Son premier album, sorti en 1985, disque de diamant, enregistre les meilleures ventes de tous les temps pour un artiste solo et contient trois singles classés numéro un : Saving All My Love for You, How Will I Know et Greatest Love Of All. Son deuxième est dès sa sortie en juin 1987 en tête des charts avec notamment le hit I Wanna Dance with Somebody (Who Loves Me). En 1992, la gloire de Whitney Houston est à son apogée avec le film Bodyguard et sa B.O. vendue à 44 millions d’exemplaires à travers le monde.
Mais vampirisée par sa famille, brutalisée par son mari, la star sombre peu à peu dans la drogue. Elle ne s’en relèvera jamais.

Le réalisateur britannique Kevin Macdonald prend son temps pour raconter la vie de Whitney. Il y consacre deux heures, qui passent sans regarder sa montre tant l’histoire de la jeune fille de Newark est captivante. On a beau en connaître les principales étapes et l’issue fatale, on la regarde sans s’ennuyer.

Le réalisateur, qui a déjà signé des documentaires consacrés à Eric Campbell, Mick Jagger, Bob Marley, ne force pas son talent en alternant paresseusement les images d’archive et les interviews face caméra des proches de l’actrice. On ne lui en fera pas grief. La raison de notre indulgence ? Sans doute la sympathie coupable qu’on nourrit, comme tous les fans du Top 50 qui finirent leur adolescence dans les années 1985-1987 et achetèrent avec leur argent de poche la cassette ou le 33 Tours Whitney dans ces années-là.

Whitney ressemble à Amy sorti il y a deux ans, car la – courte- vie de Amy Winehouse ressemble à celle – un peu plus longue – de Whitney Houston. Même talent fou, même succès mondial, même famille toxique, même inéluctable plongée dans l’addiction. Avec un chouïa de putasserie, Kevin Macdonald remue les histoires sales et étale ce qu’on reproche aux tabloïds de dévoiler. Le voyeurisme du spectateur en est récompensé. Mais son cœur s’étreint, au moins autant à l’évocation du destin de la chanteuse qu’à celui de sa fille, enfant unique d’un couple toxique, ballottée d’une salle de concert à l’autre, plongée par mimétisme dans la drogue et morte à vingt-deux ans d’une overdose dans sa baignoire dans des circonstances analogues à celles du décès de sa mère.

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Sofia ★★★☆

Sofia est enceinte. Mais elle refuse de l’admettre. Au Maroc, hélas, le déni de grossesse est un délit de grossesse – comme le titre joliment Le Monde – pour qui a conçu un enfant hors mariage. Il faut toute la débrouillardise de Lena, la cousine de Sofia, étudiante en médecine, et de Leila, sa tante, pour permettre à Sofia d’accoucher dans une clinique privée et de sortir du commissariat où elle est ensuite détenue. Pour y parvenir, les trois femmes ont dû convaincre Omar, l’homme que Sofia rend responsable de sa maternité.

Régulièrement nous arrivent du Maghreb des petits films coupants comme le silex. Ils ont en commun de dénoncer le sort réservé aux femmes et de documenter les rapports de classes : l’Algérien À mon âge je me cache encore pour fumer, le Tunisien La Belle et la Meute, le Marocain Much Loved. Couronné par le prix du scénario dans la section Un certain regard à Cannes et au festival du film francophone d’Angoulême, Sofia a sa place dans cette liste de films qui marquent durablement.

La force en vient de son scénario qui rappelle, par son déroulement implacable, ses ellipses et ses coups de théâtre, les meilleurs Dardenne et Farhadi. Sans un temps mort, Meryem Benm’Barek filme les vingt-quatre heures qui séparent la découverte de la grossesse de Sofia de l’accord d’Omar pour reconnaître son enfant. Le film pourrait s’arrêter là ; mais il s’offre une longue postface pour le mariage de Sofia et d’Omar qui est l’occasion d’un coup de théâtre qui en revisite le sens. On n’en dira pas plus.

Plus encore que sur le sort des femmes et l’archaïsme des dispositions du code pénal marocain, c’est dans la peinture des relations de classe que Sofia excelle. Car Sofia, Léna et Omar appartiennent à trois milieux bien différents. Léna, dont la mère a épousé un riche Français, appartient à la classe aisée et habite une belle maison à Anfa en bord de mer. Sofia, dont les parents habitent un appartement du centre-ville de Casablanca, appartient à la classe moyenne. Quant à Omar, soutien de famille depuis la mort de son père, son adresse dans le quartier défavorisé de Derb Sultan signe son appartenance à la classe pauvre. Entre eux trois et leurs familles, un poker menteur se joue qui fait froid dans le dos.

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Ultra Rêve ☆☆☆☆

Un groupe de musique joue une dernière fois ensemble avant de se séparer. Un homme, une femme et un monstre au visage difforme font l’amour sur une scène de spectacle. Une réalisatrice, amoureuse de son actrice, lui raconte son prochain film pour la convaincre de ne pas la quitter.

La société de production Ecce Films sort dans quelques cinémas confidentiels un programme de trois moyens métrages. Formule audacieuse tant ce format semble avoir perdu le chemin des salles.

L’attelage est étrange. Le premier des trois ne ressemble guère aux deux suivants. Il est l’œuvre de deux réalisateurs inconnus qui filment un groupe d’adolescents (une fille, trois garçons) dans une plaine glacée, à l’orée d’un bois, dont on comprend qu’ils se réunissent une dernière fois pour interpréter une de leurs chansons avant leur inéluctable séparation. On dirait un long clip de vingt minutes filmé sans imagination ni talent.

Les deux autres sont bien différents. Ce sont l’œuvre de deux réalisateurs confirmés : Yann Gonzalez et Bertrand Mandico. Le premier des deux vient de signer Un couteau dans le cœur ; le second Les Garçons sauvages. J’ai déjà dit ici tout le mal que je pensais et de l’un et de l’autre.

Rien de surprenant donc à ce que je n’ai guère goûté Les Îles (Yann Gonzalez) et Ultra Pulpe (Bertrand Mandico) qui en reproduit les tics et le toc. Les deux creusent la veine de l’anti-naturalisme et du kitsch sur fond de couleurs criardes et de musique électro. Gonzalez filme un jeune couple qui invite un monstre au sexe turgescent à leurs ébats, deux amants qui font l’amour dans un parc sous le regard de voyeurs onanistes, une jeune femme qui enregistre la scène et se masturbe en la réécoutant… Mandico fait lui aussi de l’erotico-gore. Les Garçons sauvages était un pastiche de film de pirates ; Ultra Pulpe est, de l’aveu même d’un des personnages, de la « science-fiction-frisson-nichon ».

Si les deux moyens métrages de Gonzalez et Mandico avaient été complétés d’un troisième qui partage avec eux la même esthétique, on aurait, à la limite, saluer la cohérence de l’ensemble, à défaut d’en comprendre le sens. Mais la présence pataude du moyen métrage de Poggi & Vinel au générique nous prive de cet unique argument pour sauver Ultra Rêve.

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Les Vieux Fourneaux ★★☆☆

Pierrot (Pierre Richard), Mimile (Eddy Mitchell) et Antoine (Roland Giraud) ont grandi ensemble dans le même petit village du Tarn. Si Pierrot est monté à Paris sans rien sacrifier à ses rêves soixante-huitards, si Mimile se languit dans un mouroir à Meuricy (sic), le trio se reforme à l’occasion de la mort de Lucette, l’épouse d’Antoine.
Aux lendemains des obsèques, le veuf inconsolable découvre que sa femme aurait eu une liaison avec Garan-Servier, le patron de l’usine où elle travaillait comme secrétaire et Antoine comme syndicaliste. Fou de rage, il se précipite en Italie où le vieux capitaine d’industrie, à moitié sénile, s’est retiré. Pierrot et Mimile, accompagné de Lucie, la petite-fille d’Antoine, se jettent à sa poursuite pour lui éviter de commettre l’irréparable.

L’affiche du film, le sous-titre aussi drôle qu’élégant qui la barre (« Il n’y a pas d’âge pour faire chier le monde »), la bande-annonce, la brochette d’acteurs principaux, dont l’heure de gloire remonte aux années soixante-dix, tout dans ces Vieux Fourneaux me faisait fuir. Et pourtant, dans un moment de relâchement, parce que je n’avais pas envie de voir un film lituanien en noir et blanc et qu’il passait dans l’UGC Gobelins flambant neuf qui vient de rouvir ses portes à un jet de pierre de chez moi, je suis allé le voir.

Ai-je bien fait ? Oui et non. Mon avis est mitigé comme le sont les deux étoiles que je lui attribue.
Car, dans sa première partie, Les Vieux Fourneaux a hélas conforté mes lourds a priori. Notre trio de vieilles canailles cabotine sans retenue et enchaîne les blagues pas drôles – sauf à trouver hilarant un papy bigleux qui jette la voiture qu’il conduit dans le décor ou fraude les péages d’autoroutes avec le brouilleur d’ondes qu’il a bricolé.
Mais dans sa seconde partie Les Vieux Fourneaux surprend. Non pas en entonnant le chant nostalgique et prévisible du grand âge qu’il faut savoir assumer avec sérénité, mais celui plus surprenant du passé qui ne passe pas. Il le fait à travers trois flash-back tournés chacun dans un style différent. Le troisième est le plus touchant, filmés en stop-motion avec de petites marionnettes en carton mâché.

La comédie pataude avec ses blagues téléphonées se leste soudain d’une gravité inattendue. Le scénario, dont on aurait pu craindre qu’il se contente d’aligner paresseusement les saynètes, se révèle avoir une unité et un sens. Autant de qualités qu’on n’attendait pas.

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Printemps tardif / Fin d’automne ★★★★

Depuis le 1er août, dans plusieurs salles d’art et d’essai de Paris et de province, la rétrospective Ozu est l’occasion de voir ou de revoir quelques uns des meilleurs films du maître japonais. Leur accumulation produit le même effet que la lecture trop rapprochée des livres de Patrick Modiano : ils s’accumulent et se perdent dans nos souvenirs formant une masse aux contours indistincts.

Il faut dire que Ozu – comme Modiano – ne nous aide guère. Ses films aux titres interchangeables sans lien avec leur contenu (Printemps tardif, Eté précoce, Fin d’automne…) sont joués avec la même troupe d’acteurs fidèles (Chishū Ryū dans le rôle du père, Setsuko Hara dans celui de la fille, Haruko Sugimura dans celui de la tante…) et explorent indéfiniment les mêmes sujets, comme autant de variations autour d’un même thème.

Avec Voyage à Tokyo, Printemps tardif est souvent présenté comme le chef d’œuvre d’Ozu. À raison. Car tous les éléments du cinéma du maître y sont poussés à un point de perfection jamais égalé.

On a beaucoup parlé de son art de la mise en scène. Chaque plan, filmé à ras de tatami – Ozu s’était fait construire des pieds spéciaux pour pouvoir abaisser sa caméra au ras du sol – est soigneusement construit. Les arrières plans ne sont jamais rectilignes, mais offrent toujours de savantes lignes de fuite. Si les dialogues ne sont jamais ennuyeux, c’est parce que la façon de les filmer est originale : les champs-contrechamps les filment face caméra – alors que l’usage est de décaler la caméra de l’axe du regard des personnages. Assis sur un tatami, les personnages sont filmés de trois quarts dos. Étonnamment, ces postures artificielles donne une miraculeuse impression de naturel.

Voilà pour la forme. Mais c’est le fond du cinéma d’Ozu qui bouleverse. Quoi de plus simple, de plus ténu que le sujet de Printemps tardif ? Un veuf vieillissant et aimant une fille unique qui tarde à se marier moins par manque de prétendants – elle est belle comme le jour – que par attachement à son père. Sublime sacrifice : le père feindra de se remarier pour convaincre sa fille de le quitter pour prendre époux. Le traitement n’est jamais languissant ; l’histoire nous surprend qui emprunte des voies qu’on n’attendait pas.

Un chef d’œuvre… qu’Ozu répètera onze ans plus tard dans Fin d’automne en en modifiant légèrement le sujet. Ce n’est plus d’un veuf qu’il s’agit mais d’une veuve (interprétée cette fois ci par Setsuko Hara qui jouait le rôle de la fille dans Printemps tardif) qui viendra lentement à bout des réticences de sa fille avec la complicité de trois amis de son défunt époux. Le ton est plus léger que dans Printemps tardif, presque bouffon quand Ozu se moque des fausses espérances de l’un des amis qui espèrent épouser la mère. Printemps tardif se concluait par une scène d’anthologie : seul chez lui, sa fille mariée, Chishū Ryū pèle une pomme et sent s’abattre sur lui le poids de la solitude. On attendait Ozu et Setsko Hara au tournant onze ans plus tard. Qu’allaient ils inventer pour surpasser cette scène indépassable, pour lui être fidèle sans la singer ? Le résultat est d’une simplicité désarmante. Du grand art…

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Shéhérazade ★★★★

Zachary a dix-sept ans. C’est un ado brinquebalé entre une mère trop jeune incapable de l’éduquer et des foyers éducatifs incapables de l’aimer, une caillera dont les petits larcins l’ont déjà conduit en EPM (établissement pénitentiaire pour mineurs).
Un jour, Zachary rencontre Shéhérazade, le verbe haut, la jupe courte, qui tapine sur les trottoirs de Marseille.

Depuis Zéro de conduite et Les quatre cents coups, la jeunesse délinquante n’a cessé d’inspirer le cinéma. Les films sont légion, en France comme à l’étranger, qui peignent des jeunes gens à peine sortis de l’enfance et plongés trop vite dans la violence de l’âge adulte. Certains sont excellents et mémorables : Orange mécanique (1971), Le Petit Criminel (1990), La Haine (1995), Mon nom est Tsotsi (2005), This is England (2006), Guerrière (2011), La Tête haute (2014)…

Shéhérazade peut sans rougir s’ajouter à cette liste prestigieuse. Ce premier film aux fausses allures de documentaire a largement mérité sa sélection à la Semaine de la Critique et le prix Jean-Vigo qui lui a été décerné. Il nous plonge dans les bas-fonds de Marseille, ses banlieues déshumanisées, ses trottoirs conquis de haute lutte par les gangs pour y placer leurs filles, ses squats sordides… Les acteurs, tous amateurs, y parlent un argot presqu’incompréhensible sans sous-titre, mélange de français avé l’assent et d’arabe où on s’emboucane à tout bout de champ en jurant sur le Coran. Leur abrutissement, leur rage impuissante qu’ils ne savent que convertir en violence contre eux-mêmes et contre autrui nous désolent autant qu’ils nous touchent.

Jean-Bernard Marlin prend son temps en posant ses personnages. Zachary est le principal – qui aurait pu légitimement revendiquer le titre du film. L’histoire tourne autour de lui depuis sa sortie d’EPM jusqu’à sa rencontre avec Shéhérazade dont il devient sans l’avoir vraiment prémédité le proxénète. La relation qu’ils nouent relève de l’évidence. Elle a la pudeur des amours adolescentes et la violence des pactes de sang. Zachary protège Shéhérazade comme un mac protège ses filles mais n’a pas le droit de confesser ses sentiments ni celui de la considérer autrement qu’un tapin.

On sent poindre l’ennui quand arrive la fin des une heure trente réglementaire. Mais Shéhérazade compte vingt minutes de plus qui en bouleverse l’économie et en illumine le propos. Zachary va être confronté à un dilemme moral aussi simple qu’éprouvant comme les frères Dardenne en ont le secret. Il y a un procès. Des témoignages sont filmés sans fioriture. On les a déjà vus mille fois. On est pourtant ému jusqu’à l’âme. Limpide. Terrible. Bouleversant.

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Il ou elle ★☆☆☆

J a quatorze ans et vit dans la banlieue de Chicago dans une famille sans histoire. Moitié fille, moitié garçon, il ou elle ne sait à quel saint/sein se vouer. J va avoir un rendez-vous avec un médecin pour décider ou non de suspendre sa puberté. Mais avant de prendre avec ses parents ce choix décisif, J passe le week-end avec sa sœur, artiste plasticienne, et son fiancé, un immigré iranien.

En version originale Il ou elle est intitulé They, le pronom non sexospécifique désormais recommandé pour éviter de mégenrer les personnes LGBTQ. Il n’est pas absolument indispensable d’avoir compris la phrase qui précède pour apprécier le premier film de Anahita Ghazvinizadeh, une jeune réalisatrice iranienne qui interroge l’identité de genre.

J est-il un garçon ? J est-elle une fille ? la question n’est jamais posée frontalement et le doute est entretenu par la troublante androgynie du jeune acteur Rhys Fehrenbacher. J n’arrive pas à se déterminer, qui est mal à l’aise avec les étiquettes : son attirance pour un de ses camarades d’école fait-il de lui un homosexuel ? ou une future fille hétérosexuelle ? Dans un milieu profondément libéral, au point parfois de le priver de tout repère, à l’instar de ses parents absents, les interrogations identitaires de J sont respectées par l’utilisation de ce pronom neutre.

They aurait pu se concentrer sur J. Mais il fait un choix surprenant : celui de l’entraîner, le temps d’un week-end dans la famille iranienne de Araz, son futur beau-frère. Une fête s’y déroule et on en suit interminablement les préparatifs chaotiques dans un sabir de farsi et d’anglais. On comprend que la réalisatrice, elle-même d’origine iranienne, entend faire un parallèle entre le trouble identitaire de J, entre deux genres, et celui de Araz, entre deux pays, deux cultures, deux langues, sans parler de celui de Lauren, sa sœur, qui elle aussi devra à la fin du week-end prendre une décision qui engage son avenir professionnel.

Un documentaire récent, Coby, décrivait avec une grande finesse le processus de changement de sexe d’une jeune Américaine. De tous les points de vue, They est moins intéressant. Et, quand bien même on ne le compare pas à Coby et on le juge à la seule aune de ses mérites, ses choix audacieux (l’image poétique, le non-récit de ce repas de famille sans enjeu, la dédramatisation du choix pourtant déterminant que J devra faire) ne convainquent pas.

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Sauvage ★★☆☆

Léo a vingt-deux ans. Il se prostitue. Il vit à la rue, se nourrit de fruits volés ou de détritus, se lave dans une flaque d’eau sale. Sa santé s’en ressent.

Le premier film de Camille Vidal-Naquet flirte avec le documentaire. Son sujet est dur sinon glauque : la prostitution masculine. Il le filme frontalement sans l’esthétiser, comme l’avait fait par exemple récemment Brothers of the Night de Patric Chiha. S’il ne quitte pas d’une semelle Léo, il montre les « tapins » qui l’entourent, une petit bande cosmopolite où les étrangers, dont on imagine volontiers que leur situation au regard du droit du séjour n’est pas forcément régulière, prédominent.

Sauvage est transcendé par son acteur principal. Félix Maritaud, remarqué dans 120 battements par minute – où il jouait le rôle ingrat de l’amant de Nahuel Perez Biscayard avant sa rencontre avec Arnaud Valois – donne à Léo une troublante authenticité. Léo a gardé l’innocence de l’enfance – dont on ne saura rien mais qu’on imagine malheureuse. Il tapine sans l’avoir vraiment choisi et sans avoir conscience de le subir. C’est pour lui un mode de vie « normal » faute d’en connaître aucun autre.

Comme Brothers of the Night, Camille Vidal-Naquet montre que les tapins masculins sont majoritairement hétérosexuels. C’est le cas de Ahd (Eric Bernard) dont Léo se rapproche et auprès duquel il aimerait trouver une tendresse, un havre que sa vie lui refuse. Il montre aussi, sur un mode quasi-documentaire, les atteintes à la santé que la prostitution provoque. À trois reprises Léo est dans le cabinet d’un médecin – la première fois pour la première scène, surprenante, du film, la deuxième pour la plus belle et la plus émouvante.

Sauvage montre la prostitution sans l’euphémiser. Le film, interdit aux moins de seize ans, filme les corps nus, les sexes en érection, les fellations tarifées. Il interroge en passant la situation des handicapés et des personnes âgées réduits à recourir aux services de prostitué.e.s pour échapper à leur solitude sexuelle. Il contient une scène révoltante où Léo devient le jouet des pulsions sadiques d’un couple SM.

L’accumulation de ces vignettes joue au détriment de l’ensemble qui fait parfois du surplace. Le postulat de départ est clair : Léo est un « sauvage » que le réalisateur se refuse à juger. Mais sa santé déclinante et la rencontre d’un amant aimant qui lui offre l’espace d’un instant une planche de salut ne suffisent pas à en faire un film consistant.

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Burning ★☆☆☆

Quasiment orphelin depuis le départ de sa mère du foyer familial et l’incarcération de son père emprisonné pour coups et blessures, Jongsu travaille comme coursier à Séoul. C’est là qu’une camarade d’école, perdue de vue depuis l’enfance, le reconnaît. Haemi est belle, insouciante et Jongsu tombe instantanément sous son charme. Après avoir couché avec elle, il accepte volontiers de garder son appartement et son chat pendant qu’elle entreprend un long voyage en Afrique.
À son retour hélas, Haemi est flanquée de Ben. Jongsu est à la fois fasciné et jaloux de ce Coréen qui habite les beaux quartiers, roule en Porsche et mène des activités aussi mystérieuses que lucratives.

Difficile de dire du mal de Burning pour lequel toute la critique s’est enthousiasmée déplorant à l’unisson qu’il soit rentré bredouille de Cannes. Prenons cette phrase par exemple trouvée dans Cinéma Teaser sous la plume d’Aurélie Allin : « Le génie de Lee Chang-dong est de (…) faire d’une histoire où « il ne se passe rien » un récit universel imprévisible. » Elle commence par évoquer le « génie » du réalisateur, un mot à la fois éculé et enflé surtout quand on le place au début du raisonnement. Un film « où il ne se passe rien » : voici un aveu objectif qui augure bien mal car on a a priori plus de chance de s’intéresser à un film où il se passe quelque chose qu’à un où il ne se passe rien. Un récit « universel » : encore un pont-aux-ânes dès qu’il s’agit de parler d’un film coréen ou guatémaltèque, comme s’il devait à tout prix faire écho à notre situation ou nos émotions d’homme blanc occidental et s’il ne pouvait pas précisément nous charmer par son exotisme.

Une autre phrase énervante : « Un film qui parie sur l’intelligence du spectateur ». Sauf que … je n’avais rien compris de l’histoire de Burning en sortant de la salle et en étais d’autant plus énervé que d’autres plus intelligents que moi y auraient vu clair. Alors, après une patiente reconstitution, on parvient à deviner, malgré les ellipses du scénario que (attention spoiler) Ben est un meurtrier en série qui commet tous les deux mois environ un crime et que Haemi – dont la grosse valise est toujours dans l’appartement et dont la montre rose a rejoint les reliques que le serial killer garde de ses victimes dans un tiroir de sa salle de bains – n’est pas partie en voyage mais est morte de ses mains.

Pourquoi pas ? Une telle reconstitution donne une satisfaction : rejoindre le club des spectateurs soi-disant « intelligents » auxquels Burning est censé parler. Mais pour autant, l’appartenance à ce club d’happy few ne garantit pas d’aimer ce film trop long qui s’étire interminablement pendant près de deux heures et trente minutes.

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De chaque instant ★★★☆

Nicolas Philibert a suivi la scolarité des filles et des – rares – garçons d’un Institut de formation en soins infirmiers (IFSI) de l’est parisien. Son documentaire est organisé en trois parties annoncées chacune par un vers d’Yves Bonnefoy.
La première montre les étudiants durant leur formation théorique. La pharmacopée, la déontologie leur sont enseignées en cours magistral. Ils s’initient aux gestes de base sur des mannequins en plastique : piqûre, pansement, massage cardiaque…
La deuxième les suit durant leurs stages pratiques (ils en effectueront un par semestre durant les trois ans de leur scolarité) en hôpital, en unité de soins psychiatriques, en EPHAD…
La troisième filme les entretiens de fins de stages des futurs diplômés qui, avec un responsable de l’IFSI, rendent compte de leur expérience, extériorisent leurs joies ou leurs doutes.

Le choix d’un titre. On imagine les hésitations du réalisateur et de son producteur au moment de choisir le titre de son documentaire. On se souvient du beau titre de celui qu’il avait consacré à un instituteur de campagne : Être et avoir. Plus récemment, sa plongée dans les entrailles de Radio-France était plus sobrement titrée La Maison de la Radio. Le choix d’un titre hésite toujours entre deux partis : informer le spectateur sur le contenu du film qu’il s’apprête à voir et/ou annoncer à travers le choix d’un titre plus métaphorique un parti pris esthétique ou politique. C’est d’un côté L’Opéra de Stéphane Bron sur l’Opéra-Garnier, National Gallery de Wiseman sur le célèbre musée londonien ou la trilogie de Depardon Profils paysans. C’est de l’autre Sans adieu de Christophe Agou qui filme, comme Depardon, cette même vie paysanne, À voix haute sur le concours Eloquentia ou Le Président, le documentaire qu’Yves Jeuland consacre à Georges Frêche.

Avec De chaque instant, Philibert opte pour le second choix. Sans doute n’a-t-il pas voulu choisir Infirmières – excluant les garçons – ou Infirmiers – trop masculin – sans se résoudre à l’inclusif Infirmier-ère. D’autant que bizarrement, le mot « infirmier » est absent des dialogues où on lui préfère celui de soignant.e. On comprend volontiers ce que le titre choisi veut dire. Les infirmiers/soignants sont présents à tout instant au chevet de leurs « patients » – un substantif préféré à l’honni « malade ». Pour autant, De chaque instant montre moins cette disponibilité sans faille, cette présence maternelle au chevet d’un malade/patient que l’apprentissage d’un métier.

Car c’est moins le métier d’infirmier que la façon de l’apprendre qui intéresse Nicolas Philibert. L’apprentissage, la transmission du savoir étaient déjà au cour de La vie des sourds et de Être et avoir. Ici, c’est toute la rigueur du métier qui est scrupuleusement présenté. Rien ne nous en détourne, aucune digression sur la vie privée des élèves au pas desquels Philibert refuse de s’attacher, masse indistincte et anonyme d’apprenants attentifs et humbles.

On a parfois, devant ce documentaire trop sage, trop lisse, l’impression de voir un film de propagande sur la grandeur et les servitudes du beau métier d’infirmier. mais ce serait avoir la dent bien dure et le cœur bien sec que de porter sur ce documentaire austère et beau un jugement si cynique.

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