Le Monde d’hier ★☆☆☆

Elisabeth de Raincy (Léa Drucker), présidente de centre-gauche, a décidé de ne pas se représenter. Son ancien Premier ministre, Luc Gaucher (Jacques Weber), est en lice face au chef de l’extrême-droite (Thierry Godart que j’avais tant aimé dans Un village français). Mais, trois jours avant le premier tour, le secrétaire général de l’Elysée (Denis Podalydès) vient annoncer à la présidente que les services russes sont sur le point de diffuser une video compromettante de Luc Gaucher qui le disqualifierait dans la course à l’élection. Que faire ?

Dans les mois et les semaines précédant l’élection présidentielle, les films et les documentaires politiques consacrés à ce moment clé de notre vie démocratique se sont multipliés : Les Promesses, Municipale, La Disparition, La Campagne de France, En même temps… Dans cette (trop ?) longue panoplie, la bande-annonce du Monde d’hier laissait augurer le meilleur : un polar crépusculaire dont le ton et les couleurs n’étaient pas sans rappeler ceux de L’Exercice de l’Etat – qu’on présente souvent comme l’une des meilleures fictions jamais réalisées sur le pouvoir, même si j’ai personnellement sur ce sujet une opinion légèrement dissidente.

La première moitié du Monde d’hier tient ses promesses. La galerie des personnages qui y est présentée est immédiatement attachante, qu’il s’agisse de la présidente, de son secrétaire général, de son Premier ministre (Benjamin Biolay), de son garde du corps aussi mutique que loyal (Alban Lenoir que Diastème avait révélé dans l’excellent Un Français) et même de la fidèle secrétaire interprétée par Emma de Caunes que je n’avais pas reconnue avant que son nom apparaisse au générique de fin.

Cette mise en place ressemble au premier épisode d’une longue série. Et c’est bien là le défaut du Monde d’hier (dont on n’aura pas compris malgré la citation finale pourquoi son titre est emprunté au livre crépusculaire de Stephan Zweig). Les personnages qu’il campe, l’intrigue qu’il dessine pourraient nourrir plusieurs épisodes, dignes de House of cards ou de Baron noir. Or, Le Monde d’hier dure quatre-vingt-neuf minutes à peine. On a l’impression que son réalisateur, pris par le temps, n’a pas tiré tous les fils de l’intrigue qu’il avait nouée. On la quitte en plein milieu, interloqué, sans avoir compris comment elle se dénouait. Dommage…

La bande-annonce

Varsovie 83, une affaire d’État ★★★☆

Le 12 mai 1983, le jeune Grzegorz Przemyk, le fils d’une opposante politique au régime communiste polonais, célèbre joyeusement sa réussite à la première partie des épreuves du baccalauréat avec son camarade Cezary Filozof (renommé dans le film Jurek Popiel) dans les rues de Varsovie. Deux policiers les interpellent, les conduisent au poste et les rossent. Przemyk est conduit à l’hôpital et y mourra deux jours plus tard des suites de ses blessures.
S’ensuit une enquête sur les causes du décès que l’appareil d’État souhaite rapidement étouffer. Le témoignage de Jurek Popiel s’annonce central car il est le seul témoin des violences policières survenues au commissariat.

Varsovie 83 revient sur un épisode méconnu de l’histoire polonaise, coincé entre les grèves des chantiers navals de Gdańsk, l’état de siège proclamé en décembre 1981 et l’assassinat de Jerzy Popiełuszko en octobre 1984. Sous la caméra de Jan P. Matuszyński renaissent les paysages désespérants des pays de l’Est des années 80 – tels qu’on les voyait dans l’excellente série Deutschland 83.

L’affaire Przemyk est l’occasion de mettre à nu l’appareil d’État communiste et ses mensonges – au risque parfois de verser dans la caricature, par exemple avec les personnages outranciers du général Kiszczak et de la procureure Bardon. Tous les moyens lui sont bons pour mener l’enquête à décharge et innocenter les policiers responsables de la mort du jeune lycéen : dessaisir le premier procureur qui avait été chargé de l’affaire et dont les conclusions n’étaient pas favorables à la police, incriminer les ambulanciers qui dans la version officielle auraient roué de coups la victime pendant son transfert, encourager Popiel à revenir sur son témoignage en le menaçant de représailles et en pesant sur sa famille. Est particulièrement abject le personnage du père de Popiel qui, par un mélange d’idéologie et de peur, est encouragé à moucharder son propre fils.

Varsovie 83 est construit comme un thriller haletant qui ne relâche jamais la pression. Sa densité aurait peut-être mieux convenu à une mini-série de trois ou quatre épisodes qu’à un film trop long de 2h39. Mais aussi exigeante que soit l’expérience de ce long spectacle, il n’en demeure pas moins une grande réussite.

La bande-annonce

Qui à part nous ★☆☆☆

Jeune réalisateur madrilène, encensé par la critique (sauf la mienne) pour son précédent film, Eva en août, Jonás Trueba avait décidé en 2015, de filmer une bande d’adolescents. Le projet s’est poursuivi pendant cinq ans. Il en rappelle d’autres aussi ambitieux : Boyhood de Richard Linklater (mon film préféré en 2014), Adolescentes de Sébastien Lifshitz…

Mais Qui à part nous – traduction malhabile de Quién lo impide – a plusieurs défauts que ces précédents remarquables n’avaient pas. Leur principe était de suivre dans la durée des enfants et des adolescents pour raconter cet âge charnière. Qui à part nous est étrangement statique : entre le début du film et la fin, ses personnages ont beau avoir pris cinq ans, à un âge pourtant où ces cinq ans là comptent diablement, on ne les voit pas évoluer, on ne les voit pas changer.
Sans doute, Qui à part nous réussit-il à capter l’essence de l’adolescence : il montre avec beaucoup de tendresse l’émotion des premières amours, la timidité maladive, que peine à cacher les fous rires, des inhibitions adolescentes, la colère rebelle que suscite l’âge adulte dont ces jeunes veulent dépoussiérer les codes ; mais il échoue à montrer, alors même que c’était un de ses objectifs et qu’il s’était inscrit dans le temps long pour l’atteindre, les changements que cet âge emporte.

Deuxième défaut : la confusion constante qu’il entretient entre la réalité et la fiction. Cette confusion est d’ailleurs revendiquée par son réalisateur qui a demandé à ses personnages de jouer des situations. Il se revendique, dit-il, d’un cinéma « possibiliste » : « montrez-moi les « possibilités » de ce que pourrait être votre vie », demande-t-il aux acteurs. On ne sait donc jamais si les scènes qu’on nous montre, par exemple leur voyage scolaire en Andalousie ou les vacances de Candela en Estrémadure, sont des images volées de la vie de ces adolescents ou des situations que Jonás Trueba leur a demandé de jouer.

Troisième défaut, rédhibitoire : Qui à part nous dure trois heures et quarante minutes. Même interrompue par deux entractes de cinq minutes – qui font naître la nostalgie des ouvreuses circulant avec leur panier de confiserie – cette durée obèse est exténuante. Elle l’est d’autant plus que la première partie de ce documentaire-fiction est particulièrement confuse, qui nous introduit un nombre de personnages trop nombreux qu’il est difficile d’identifier. Nombreux sont les spectateurs qui, n’y comprenant rien et peu désireux de n’y rien comprendre pendant trois heures encore, prennent la poudre d’escampette. Ils ont à moitié raison : les deux autres parties se recentrent sur un nombre plus restreint de personnages et sont plus lisibles, mais la durée exagérément longue de chaque scène – une discussion à bâtons rompus sur le sens de la vie dure une bonne vingtaine de minutes – vient à bout de la résistance physique et psychologique du spectateur même le mieux disposé.

La bande-annonce

Allons enfants ★★★☆

Le lycée Turgot dans le troisième arrondissement parisien accueille une cinquantaine d’étudiants  en classe de hip-hop. Allons Enfants les a suivis pendant toute une année scolaire.

Thierry Demaizière et Alban Teurlai filment ensemble depuis une dizaine d’années des documentaires intelligents et réussis : Rocco nous ouvrait l’intimité de la star du porno peut-être la plus connue au monde ; Relève documentait le passage de benjamin Millepied à la direction artistique de l’Opéra de Paris ; Lourdes suivait quelques pèlerins sur les traces de Bernadette Soubirous en évitant le double écueil du prosélytisme et du scepticisme ; Move était une mini-série Netflix qui, en cinq épisodes, nous proposait un tour du monde très pédagogique de la danse contemporaine.

Le rapport au corps, la danse constitue décidément un fil rouge dans leur oeuvre comme le montre leur dernier documentaire. Ils ont filmé un projet pédagogique original sinon hétérodoxe : ouvrir l’un des plus élitistes lycées parisiens à des danseurs de hip-hop issus de milieux sociaux et culturels différents.

C’est bien sûr à ces jeunes qu’on s’attache, la caméra se focalisant vite sur une demi-douzaine : Erwan, qui cherche dans la danse un remède aux souffrances d’une enfance perturbée auprès d’une mère alcoolique, Charlotte, l’orpheline, Michèle qui essaie désespérément de s’affirmer malgré sa timidité maladive, Nathanaël, un cancre d’anthologie, aussi paresseux que doué…

C’est aussi l’équipe pédagogique qui les entoure que nous apprenons à connaître : leur professeur de hip-hop dont on mesure l’investissement, la prof principale, qui a la lucidité de comprendre que les matières scolaires ne sont pas la priorité pour ces élèves, plus attirés par la danse que par l’école, le proviseur qui doit, lors des conseils de classe, arbitrer entre des injonctions contradictoires.

Même s’il ne le revendique pas, Allons enfants est un documentaire profondément politique. C’est une ode à la mixité sociale qui montre comment des jeunes gens de milieux et d’origines différents arrivent à étudier et à vivre ensemble, en partageant la même passion et les mêmes valeurs. On est loin de la paranoia d’extrême droite qui estime cette fusion impossible et délétère. On est tout aussi loin des sempiternelles revendications victimaires de l’extrême gauche qui reproche à l’Education nationale, faute de moyens, d’être incapable de résoudre la double question sociale et raciale qui divise notre société.
Allons enfants est la démonstration qu’un vivre ensemble est possible, qu’il s’enrichit de nos différences, qu’il est créateur de beauté et révélateur de talents.

La bande-annonce

Miss Marx ★☆☆☆

Eleanor Marx (Romola Garai) était la fille cadette de Karl Marx. Elle a vingt-huit ans à peine à la mort de son père, quand elle rencontre Edward Aveling (Patrick Kennedy), un panier percé, coureur de jupons, avec qui elle vivra une longue et tumultueuse passion. Elle aura à cœur de transmettre l’oeuvre de son père et de faire l’avocate avant l’heure du droit des femmes.

Le marxisme, largement dévoyé par l’application qui en a été faite dans l’URSS stalinienne et dans la Chine maoïste, continue d’inspirer quelques esprits qu’on jugera progressistes ou aveugles, selon le bord où on se situe. La personnalité de Karl Marx continue à fasciner. Raoul Peck, cinéaste et militant, ancien ministre de la culture de Haïti, s’était intéressé à la naissance de son inspiration en brossant, à rebours de l’image engoncée qu’il a laissée dans les livres d’histoire, le portrait d’un jeune homme plein de fougue (Le Jeune Karl Marx, 2016). La réalisatrice italienne Susanna Nicchiarelli, qui avait consacré son premier film à Nico, la chanteuse du Velvet Underground, fait le pari curieux de se focaliser sur la dernière fille de l’idéologue allemand. Son film sur Nico avait pour accroche : « La femme derrière l’icône », nous promettant de percer l’intimité de la muse d’Andy Warhol. Miss Marx pourrait avoir le même : la femme – Eleanor Marx – derrière l’icone – Karl son père.

Le programme était alléchant et la bande annonce m’avait mis l’eau à la bouche. Le résultat est hélas décevant. Mis à part une BOF décalée, mêlant des titres originaux du groupe punk Downtown Boys avec des classiques de Chopin ou de Liszt bizarrement réarrangés, Miss Marx est d’un classicisme éhonté. Même si l’excellente Romola Garai lui insuffle une sacrée énergie, la personnalité d’Eleanor Marx peine à susciter l’empathie. Des plans languissants la montrent entourée de quelques intellectuels marxistes qui, grâce à la générosité du riche Engels, théorisent le sort du lumpenprolétariat en fumant le cigare. On applaudit certes à ses discours féministes avant-gardistes, à son dévouement pour l’interdiction du travail des enfants – qui sera bientôt proscrit, preuve du machiavélisme des odieux capitalistes ou de leur humanité ? Mais on ne réussit pas à se passionner pour ses déboires conjugaux auprès d’un mari veule et hypocrite.

La bande-annonce

Le Désert rouge (1964) ★☆☆☆

Giuliana (Monica Vitti) est malheureuse. Elle est mariée à Ugo, un ingénieur qui travaille dans une immense zone industrielle littorale de l’Italie du nord. Elle est la mère d’un petit garçon prénommé Valerio. Elle fait la rencontre de Corrado Zeller (Richard Harris), un collègue de son mari venu dans la région pour recruter des ouvriers afin de partir travailler en Patagonie. Giuliana l’accompagne dans ses démarches, lui confie que l’accident de voiture dont elle a été victime était en fait une tentative de suicide, finit par se donner à lui dans une ultime tentative de retrouver goût à la vie… et se retrouve à la fin du film au même point qu’au début.

Avant Le Désert Rouge, Michelangelo Antonioni vient de signer trois films d’anthologie : L’Avventura (1960, prix du Jury à Cannes), La Nuit (1961, Ours d’or à Berlin), L’Eclipse (1962, prix spécial du jury à Cannes). Monica Vitti y tenait déjà le rôle principal comme elle interprète celui du Désert rouge, Lion d’or à Venise. Elle y est méconnaissable sur son affiche (j’avais longtemps cru qu’il s’agissait de Marlène Jobert en voyant défiler le générique de Carlotta dont je parviens enfin, après une bonne vingtaine d’années, à identifier toutes les références). Avec « ses yeux de lit défait », elle joue encore le rôle d’une femme perdue et angoissée

C’est le premier film en couleurs d’Antonioni qui délaisse les noirs et blancs austères et somptueux qui constituaient jusqu’alors sa marque de fabrique. La légende veut qu’il ait fait repeindre des arbres en blanc, une rue en gris, des pans de murs entiers en rouge ou en bleu pour obtenir la palette de couleurs qu’il souhaitait.
Écologiste avant l’heure, il s’y montre d’une rare prescience en filmant une terre nue, polluée, rongée par les rejets industriels.

Il est de bon ton de tenir Antonioni comme un immense réalisateur et de considérer ses films comme des chefs d’oeuvre. C’est peut-être vrai. Antonioni est le cinéaste de la modernité, de la solitude, de l’incommunicabilité, du désarroi qui ronge les classes sociales enrichies par les Trente Glorieuses, de la difficulté des rapports homme-femme.
Mais Antonioni est aussi le cinéaste revendiqué de l’ennui (comme Moravia qui en fit le titre d’un livre pas ennuyeux du tout). Le problème avec Antonioni est que son cinéma distille sciemment l’ennui. J’ai conscience du sacrilège que je commets en avouant m’être considérablement rasé devant le Désert rouge, comme je m’étais déjà rasé devant L’Avventura, La Nuit ou L’Eclipse. La lecture de l’immense Jacques Lourcelles m’a désinhibé dont le Dictionnaire du cinéma n’a pas de mots assez durs pour Antonioni : « componction », « dialogues de photos-romans », « gravité solennelle », « glaciation de l’impuissance »…

Monica Vitti a beau être « belle comme un papillon de jour, mystérieuse comme un papillon de nuit », sa beauté hiératique qui s’agite nerveusement en talons mi-hauts sur les rives boueuses du delta du Pô finit par lasser. Et la succession de longs plans fixes, aussi léchés soient-ils, a eu sur moi pour effet final de me plonger dans une somnolence que seul le générique de fin, après deux heures bien sonnées, a réussi à interrompre.

La bande-annonce

Babysitter ☆☆☆☆

Jeune père de famille, Cédric (Patrick Hivon), la quarantaine, est mis à pied par son employeur pour un geste déplacé qu’il a eu à la sortie d’un match de MMA en compagnie de ses camarades sévèrement alcoolisés, immortalisé par les réseaux sociaux. Son frère Jean-Michel (Steve Laplante), éditorialiste bien-pensant d’un journal à grand tirage, lui recommande de s’en excuser publiquement. Cédric s’attelle à la rédaction d’une lettre, qui deviendra bientôt un livre.
Sa femme (Mona Chokri), en pleine dépression post partum  reprend le travail avant le terme de son congé maternité. Cédric, incapable de s’occuper seul de son bébé, recrute alors une babysitter (Nadia Tereszkiewicz).

Monia Chokri, réalisatrice tuniso-québecoise, s’était fait connaître par son premier film, La Femme de mon frère, une comédie célibattante dont elle tenait déjà le premier rôle. J’avais trouvé bien des qualités à ce film ; je lui avais trouvé aussi un défaut : entretenir une constante hystérie, souvent hilarante, mais à la longue épuisante.

C’est exactement ce même défaut que j’adresserai à ce Babysitter, bien mal nommé, car le personnage de la babysitter y tient un rôle somme toute secondaire. Chaque scène y est construite, filmée, cadrée avec un excès de sophistication qui en rend l’enchaînement éreintant.
L’autre problème est que ce formalisme particulièrement élaboré n’est au service de rien ou de pas grand chose. Après la première demi-heure, le scénario fait du surplace. On passe la dernière heure du film à s’ennuyer devant une histoire qui n’avance pas et dont le sujet même – le féminisme post #MeToo – nous interdit de nous réjouir publiquement d’une de ses rares qualités : les appâts gironds de Nadia Tereszkiewicz.

La bande-annonce

Employé/Patron ★★☆☆

Rodrigo (Nahuel Perez Biscayart) est un jeune père de famille qui dirige aux côtés de son père une exploitation agricole. Pour conduire ses tracteurs, il recrute Carlos (Cristian Borges), un jeune gaucho de dix-huit ans à peine, passionné d’équitation, qui lui aussi vient d’avoir un bébé. Une tragédie va bientôt les déchirer.

Employé/Patron a d’abord une vertu : nous faire voyager dans un no man’s land terriblement exotique, aux confins de l’Uruguay et du Brésil, une riche terre agricole, plate comme la main, équitablement habitée par les hommes et les chevaux.

Mais il en a une autre, plus centrale : celle d’analyser la relation transclassiste d’un patron et de son employé. Le thème est cher au cinéma d’Amérique latine où la relation entre les employés de maison et leurs patrons a donné lieu déjà à plusieurs films remarquables : le chilien La Nana (2009), l’argentin La Fiancée du désert (2017), les brésiliens Les Bonnes Manières (2018) et Trois Étés (2018). Il y a là manifestement un enjeu très fort dans ses sociétés là, qui est peut-être moins pregnant dans nos sociétés où la domesticité a quasiment disparu, mais qui n’en est pas moins pour autant universel.

Rodrigo et Carlos ont presque le même âge. Ils viennent tous les deux d’avoir un enfant. Cela suffira-t-il à les rapprocher ? Ou la différence de classe restera-t-elle entre eux un fossé infranchissable ?

On aurait aimé que ces questions soient plus fouillées. Malheureusement, la caméra de Manuel Nieto Zas s’en désintéresse. Elle est happée dans le dernier tiers du film par un autre sujet, quasi-documentaire : un raid hippique qui oppose dans la pampa uruguayenne les meilleurs gauchos et les chevaux les plus résistants dans un galop de plus de cent kilomètres.
Ce documentaire n’est pas sans exotisme pour un spectateur européen, jusqu’à sa conclusion, fatale et prévisible. Mais il a le tort de nous éloigner de ce qui aurait dû rester le seul sujet du film.

La bande-annonce

Vortex ★★★☆

Lui (Dario Argento, le pape du giallo italien qu’on avait plus souvent vu derrière la caméra que devant) a quatre-vingt ans et a été victime trois ans plus tôt d’un accident vasculaire qui menace de se répéter ; mais il garde sinon le pied ferme et la tête claire. Elle (Françoise Lebrun, l’égérie de Jean Eustache), ancienne psychiatre, a deux ans de moins que son époux mais est frappée d’un Alzheimer qui ne veut pas dire son nom. Ce couple habite un appartement labyrinthique du vingtième arrondissement parisien. Leur fils (Alex Lutz), un ancien toxicomane qui essaie tant bien que mal de décrocher, ne peut qu’assister impuissant à leur lente déchéance.

Gaspar Noé est un réalisateur qui ne laisse pas indifférent. On aime ou on déteste son cinéma coup de poing, volontiers provocateur, parfois un peu gratuit. Qui a vu Irréversible , la description brutale d’un viol en treize plans antichronologiques, s’en souvient à jamais. Enter the Void, Love ou Climax ne sont pas loin d’avoir eu sur moi le même impact. Critiquant Love, j’écrivais il y a cinq ans : « (…) il y a dans le cinéma de Gaspar Noé, qu’on l’aime ou pas, un dynamisme, une urgence, une ambition qui forcent l’admiration. Loin des « petits » films français pleins d’une ironie souriante, sitôt vus sitôt oubliés, Gaspar Noé ose traiter des sujets ambitieux. Tant pis s’il s’y fracasse. » Je pourrais au mot près dire la même chose de ce Vortex.

De quoi s’agit-il ? Du même sujet que celui traité avec la maestria que l’on sait par Michael Haneke il y a dix ans dans Amour : un couple aimant, au crépuscule de sa vie, dont l’épouse lentement perd la tête face à son mari impuissant. Cette histoire a déjà été racontée dans un film couvert de prix : palme d’or à Cannes, cinq Césars, dont celui du meilleur film, du meilleur réalisateur, du meilleur acteur, de la meilleure actrice, et l’Oscar du meilleur film étranger. Qu’y ajouter ? L’ombre portée d’Amour pèsera toujours sur Vortex et l’éclipsera à jamais.

Gaspar Noé, qui est un petit malin avide d’innovations formelles, utilise un procédé original pour filmer son histoire : le split screen. On voit deux images à l’écran filmées par deux séries de caméras : l’une s’attache à lui, l’autre à elle. Quelle est l’utilité de ce procédé, sinon celle de pouvoir afficher une originalité à tout prix ? Montre-t-il que ces deux vieillards évoluent dans deux univers séparés que rien ne réunira jamais plus ? Ce n’est guère évident, sachant qu’ils passent leurs journées ensemble à se croiser et à se recroiser.

Vortex dure deux heures et vingt deux minutes. C’est beaucoup. C’est trop. Au bout de quelques minutes, à suivre l’héroïne dans ses errances dont on comprend vite qu’aucune logique ne les guide plus sinon le chaos d’un cerveau déréglé, on se dit que le film sera long. Très long. Trop long. Quelques rebondissements viennent le relancer au bout d’une heure, notamment l’irruption de leur fils – au risque, dans deux séquences où on le voit loin de l’appartement parental, de nous faire perdre de vue ce qui aurait dû rester le seul lieu et le seul sujet du film. Mais Vortex n’en reste pas moins exténuant. Au point de se demander si Gaspar Noé n’a pas voulu avec sadisme épuiser notre patience. Tout comme il ne veut rien nous épargner avec tous ses détails scabreux d’une issue que l’on sait par avance fatale à son récit.

Arrivé à ce point de ma critique, je devrais logiquement la solder par une note assassine. Pourquoi trois étoiles alors à ce film dont je viens de dire qu’il plagiait le chef d’oeuvre de Haneke, que son split screen était m’as-tu-vu, que sa durée était exténuante ? Parce que, malgré tous ses défauts, Vortex et le cinéma de Gaspar Noé demeurent envers et contre tout un cinéma cent fois plus exigeant, dérangeant, novateur que le tout-venant dont Canal Plus – qui l’a produit – nous abreuve à longueur de semaines.

La bande-annonce

Et j’aime à la fureur ★★★☆

Qu’on l’ait aimé ou pas, on se souvient tous de C’est arrivé près de chez nous, cet Ovni cinématographique transgressif en noir et blanc, débarqué de Belgique en 1992 avec son humour trash en bandoulière. Son héros, Benoît Poelvoorde, a eu depuis la carrière que l’on sait. Ses deux co-réalisateurs en revanche ont disparu de la circulation. L’un d’eux Rémy Belvaux (le frère cadet de Lucas Belvaux) s’est suicidé à trente-neuf ans en se jetant sous un train après une brillante carrière dans la publicité. L’autre, André Bonzel, n’avait pas donné signe de vie avant ce documentaire autobiographique qu’il signe la soixantaine déjà entamée.

Et j’aime à la fureur (dont le titre si poétique est emprunté à Baudelaire) est monté à partir des bobines de films que André Bonzel a collectionnées toute sa vie durant et de celles qu’il a lui-même filmées. Dans un joyeux désordre on y découvre des pans de la vie de ces ancêtres, notamment d’une branche très nantie de sa famille, enrichie par les brevets industriels d’un aïeul imaginatif. On y découvre aussi des images du jeune André qui, dans les années 60 et 70, passait ses vacances sur la Côte d’Opale. Sevré d’amour paternel, le jeune homme s’est trouvé un père de substitution chez un oncle médecin, passionné de cinéma qui lui fit découvrir Chaplin et Keaton. Très tôt, il s’est mis à filmer en Super 8 ses copines. Leurs images ressurgissent, près de cinquante ans plus tard, nimbées d’une aura érotique que les commentaires du réalisateur expliquent avec gouaille.

Et j’aime à la fureur ne dessine pas le portrait d’un jeune homme des Trente Glorieuses. Il n’a aucune portée sociologique et ne nous dit rien, ou pas grand chose, sur son époque contrairement au Retour à Reims sorti il y a quelques semaines. Ce documentaire au nombrilisme revendiqué n’en est pas pour autant dénué d’intérêt.
J’ai trouvé très juste et extrêmement touchant le regard qu’André Bonzel porte sur sa vie. Une vie ratée après un premier film tourné à trente ans à peine et vite porté aux nues. Un premier succès qui ne débouchera sur aucun autre, sinon des projets avortés faute de financement ou des refus de réaliser les films qu’on lui proposait. Ces échecs successifs en auraient rendu amer plus d’un. André Bonzel ne l’est pas. Il considère avoir réussi sa vie grâce à la femme qu’il rencontra en 1987 à Prague qui devint son épouse et la mère de ses trois enfants.

Et j’aime à la fureur a profondément résonné en moi. J’ai parfois – qui ne l’a pas ? – l’impression d’avoir raté ma vie, d’être passé à côté de ce que je rêvais qu’elle devienne, quand j’avais vingt ans et que l’ambition m’étouffait. Mais comme André Bonzel, j’ai eu la chance providentielle de rencontrer une personne qui l’a ensoleillée et lui a donné le sens, la beauté et la richesse que, sans elle, je n’aurais jamais eu la chance de connaître. Merci la vie….

La bande-annonce