Ricardo et la peinture ★★☆☆

Ricardo Cavallo est un peintre argentin né en Argentine en 1954, installé en France depuis 1976. Il peint sur sa boîte à pouce de minuscules compositions qui, assemblées, composent d’immenses paysages, urbains ou naturels.

Ricardo et la peinture est un titre qui n’est pas entièrement fidèle à son sujet.
Sans doute parle-t-il – et en parle-t-il au premier chef – de Ricardo Cavallo lui-même, petit bonhomme plein d’une énergie débordante, malgré son âge avancé, qu’il doit peut-être à un mode de vie érémétique (il se nourrit uniquement de riz et dort en toute saison la fenêtre ouverte sans chauffage). On le voit, chez lui, à Saint-Jean-du-Doigt dans le Finistère nord. On l’y voit dans sa maison ; on l’y voit avec son attirail, crapahuter sur les falaises et profiter de la marée basse pour se glisser dans une grotte marine où il a installé son chevalet. On le voit aussi dans l’école du village qu’il a créée et qu’il dirige éveiller de jeunes enfants à la peinture.

Sans doute parle-t-il aussi de peinture. Il parle de la peinture de Ricardo en nous montrant ses étonnantes compositions et en le filmant en train d’y travailler. Il parle aussi de la peinture, celle que Ricardo aime et dont il nous transmet le goût avec une passion communicative – qui m’a rappelé celle dont savait faire preuve avant sa mort Jean-Claude Carrière dans L’Ombre de Goya. Il faut le voir évoquer avec ardeur Monet, Delacroix, Vélazquez…

Mais ce titre occulte une troisième dimension : l’amitié fidèle qui unit le réalisateur et le peintre. Ricardo, la peinture et moi aurait été un titre mieux adapté, qui aurait rendu compte de ces trois dimensions. Peut-être l’immense Barbet Schroeder y a-t-il renoncé par modestie. Mais c’est ce qui m’a le plus touché dans ce documentaire somme toute assez banal. L’affiche le montre où Barbet Schroeder passe son bras sur l’épaule de Ricardo – pour s’appuyer sur lui ? pour lui manifester son amitié ?
On a l’impression que le réalisateur a réussi à convaincre son producteur de financer ce film pour lui donner l’occasion de passer du temps avec son ami. Et on se dit que ce métier-là est décidément l’un des plus merveilleux du monde.

PS : Doit-on écrire Ricardo et la peinture ou Ricardo et la Peinture ?

La bande-annonce

Les Harmonies Werckmeister (2000) ☆☆☆☆/★★★★

Dans un lieu anonyme, à une époque inconnue – mais que certains signes (l’hélicoptère de l’antépénultième plan) peuvent laisser penser être contemporaine – l’arrivée dans une petite ville sans histoire d’une attraction foraine sème le chaos. Un jeune postier, Janos Valuska, est le témoin impuissant de l’hystérie qui gagne les habitants.

J’ai attaqué l’immense Béla Tarr par la face nord en découvrant récemment son ultime film, Le Cheval de Turin. Son ambition, sa radicalité, son austérité m’avaient terrassé. Il restera pour moi l’un des plus grands films jamais vus. Remontant lentement dans l’oeuvre de Béla Tarr, je découvre son premier film diffusé en France qui est ressorti mercredi dernier dans une salle parisienne. Ce que j’en avais lu me laissait présager un choc esthétique au moins aussi grand que Le Cheval de Turin.

Las ! La magie n’a pas opéré. Les Harmonies Werckmeister m’ont laissé sur le bord du chemin. Je n’y ai rien compris. Et je m’y suis magistralement ennuyé. Ce naufrage me place dans une situation impossible à l’heure d’écrire ma critique quotidienne. Que dire de ce film ? Simuler un enthousiasme que je n’ai pas vécu au risque de l’hypocrisie ou dénigrer un film que je n’ai pas aimé au risque de la cuistrerie ?

En partisan inconditionnel du « en même temps », je vais essayer de faire les deux, en commençant par cette note schizophrène ☆☆☆☆/★★★★ à laquelle j’ai eu recours une ou deux fois dans le passé pour The Whale ou pour le dernier Terrence Malick.

Sans doute Les Harmonies Werckmeister est-il un chef d’oeuvre qui mérite quatre étoiles. Un chef d’oeuvre par sa forme épurée, ses trente-neuf plans-séquences d’une virtuosité folle (celui qui ouvre le film et en annonce le sujet ou celui du sac de l’hospice), son noir et blanc majestueux, la musique hypnotisante de Mihaly Vig. Un chef d’oeuvre par les thèmes autant politiques que métaphysiques qu’il aborde, sur les totalitarismes, le lien social et la condition humaine.

Les Harmonies Werckmeister n’en demeure pas moins un chef d’oeuvre indigeste, à la durée intimidante (deux heures et vingt cinq minutes), à la lenteur rebutante, à la noirceur désespérante et à l’opacité revendiquée. Ainsi de cette scène que j’ai évoquée du sac de l’hospice où on voit, sans en connaître les motifs, une foule muette, ivre de violence pénétrer dans un hospice insalubre et en bastonner systématiquement les patients hagards jusqu’à trouver, dans la dernière salle, derrière un rideau de bain, un vieillard nu au corps décharné (référence aux prisonniers cadavériques des camps de la mort nazis ?) devant lequel sa violence déchaînée se fige.

Pourquoi lisez-vous ce texte ? Quelques-uns parmi vous sont des amis fidèles que mon avis intéresse et amuse. Mais la plupart sont des inconnus qui, à raison, se contrefichent de mon opinion. Vous me lisez – et vous cesserez bientôt de me lire si je continue à me regarder le nombril – pour avoir un avis éclairé sur un film, soit que vous l’ayez déjà vu et que vous souhaitiez confronter votre point de vue avec le mien, soit que vous ne l’ayez pas encore vu et hésitiez à le voir.
Dans cette mesure, que dois-je vous dire des Harmonies Werckmeister ? Que je n’y ai rien compris ? cela vous fera une belle jambe. Qu’il faut aller le voir parce que c’est un chef d’oeuvre ? Que vaut cette prescription douteuse en faveur d’un film dont je viens de dire que je m’y suis copieusement ennuyé ? Au moins le cinéma de Béla Tarr aura-t-il eu le mérite d’interroger mes limites….

La bande-annonce

Little Girl Blue ★★★☆

La mère de Mona Achache s’est suicidée en 2016 laissant derrière elle des photos, des carnets, des enregistrements et un livre Fille de où elle racontait sa relation fusionnelle avec sa propre mère, Monique Lange (1926-1996). Mona Achache décide de se plonger pour comprendre le geste de sa mère et demande à l’actrice Marion Cotillard de jouer le rôle de sa mère dans un film qui lui sera consacré.

Carole Achache (1953-2016) a eu une vie sacrément cabossée. Lorsque sa mère la conçoit, son père, un jeune réfugié espagnol antifranquiste, qui la quittera pour vivre à Marrakech à visage découvert son homosexualité, essaie de la convaincre par tous les moyens d’avorter. Editrice chez Gallimard, romancière et scénariste, Monique Lange élève seule sa fille qui croise Jean Genet – qui la fait coucher avec l’un de ses amants alors qu’elle est à peine pubère – Jorge Semprun, Daniel Cordier, fait le coup de poing pendant Mai-68 et s’installe à New-York où elle se prostitue avant de revenir en France et de se ranger des voitures.

Devenue réalisatrice, Mona règle ses comptes avec sa mère, comme celle-ci l’avait fait avec la sienne dans son livre. L’exercice, cathartique, pourrait sembler nombriliste. On pourrait se demander en quoi le règlement de ces traumas familiaux mérite de sortir en salles. La réponse tient à la forme que Mona Achache a entendu donner à cette enquête. Elle rappelle celle utilisée par Kaouther Ben Hana dans Les Filles d’Olfa, de mon point de vue l’un des films les plus intelligents et les plus stimulants de l’année. Pour raconter ce drame, la réalisatrice avait filmé Olfa et ses deux filles mais avait parallèlement demandé à trois actrices professionnelles de venir sur le plateau et de prendre, pour certaines scènes, leur place.

C’est le même procédé qu’utilise Mona Achache. Elle le fait avec Marion Cotillard qui se prête au jeu sans mot dire avec la concentration et le professionnalisme dont on la sait capable. On ne saura rien, et c’est bien dommage, de la façon dont l’idée est venue à Mona Achache de recruter Marion Cotillard : avait-elle d’abord réfléchi à faire revivre sa mère sous la forme plus classique d’un documentaire ? ou sous celle plus radicale d’une totale fiction ? Pas plus ne laisse-t-elle à Marion Cotillard l’occasion de s’exprimer sur ce rôle hors normes sinon à deux occasions. La première lorsque l’actrice répète en playback une interview donnée par Camille et confesse, entre deux répliques, n’avoir jamais rien joué d’aussi difficile, une difficulté qu’on mesure d’autant qu’on la voit répéter, hésiter, trébucher…. La seconde lorsque Mona Achache demande à son actrice de siroter son thé avec le même bruit de déglutition que sa mère, un bruit qui la dégoûtait et qui provoque la question candide de l’actrice : « Mais si ce bruit est si dégoûtant, pourquoi me demander de le rejouer ? »

Assumant l’artifice de son procédé, Mona Achache fait par ailleurs une utilisation étonnante du décor. Le film a été entièrement tourné en studio et la caméra montre ce qui est normalement caché : les cloisons amovibles, les scènes filmées en transparence, les mêmes pièces réutilisées pour plusieurs plans différents…

Little Girl Blue m’inspire des sentiments contrastés. Ce règlement de comptes familial m’a mis mal à l’aise – autrement plus délicate était la façon dont Eric Caravaca révélait le secret qui entourait la mort précoce de sa sœur aînée dans Carré 35. Mais l’audace et l’intelligence de la forme, doublées du talent déployé par Marion Cotillard, ont fini par faire céder mes réticences.

La bande-annonce

Yallah Gaza ★☆☆☆

Roland Nurier est un cinéaste engagé. Il défend la cause palestinienne et ne s’en cache pas. Son documentaire est un plaidoyer. Réalisé avec soin, il revient sur l’histoire de la bande de Gaza, sur la mémoire de la Nakba dans la population palestinienne et sur son aspiration à son retour sur les terres dont elle a été chassée en 1948, sur le  blocus israélien depuis 2007 en réaction à la prise de pouvoir par le Hamas, sur les incessants bombardements et sur la lente asphyxie économique de ce territoire exigu.

Yallah Gaza est sorti en salles, certes dans un circuit très limité, le 8 novembre. Cette date pose problème un mois à peine après l’attaque sanglante du Hamas contre Israël et alors que les représailles israéliennes sur Gaza font rage. D’un côté, on pourrait, avec les distributeurs du film, revendiquer son à-propos. De l’autre on pourrait redouter que les esprits soient trop échauffés et que les applaudissements ou les sifflets qui pourraient accompagner son générique, ne fassent qu’exarcerber les tensions.

Yallah Gaza a une vertu : sa clarté. Il passe en revue avec une grande efficacité l’ensemble des défis auxquels est confrontée la bande de Gaza. Il évoque par exemple le rôle de l’ONU, les résolutions que l’organisation a votées et qu’Israël n’a jamais respectées, ainsi que les instances en cours devant la Cour pénale internationale (CPI). Reprenant le même discours que les études postcoloniales, il dénonce le régime d’apartheid que le colonisateur blanc israélien a mis en place et entretient l’espoir que la résistance courageuse à cette oppression inique finira un jour par l’emporter, comme l’histoire du monde en donne de nombreux exemples.

Mais Yallah Gaza laisse dans l’ombre beaucoup d’aspects. En exaltant un peuple uni par l’oppression qu’il subit et le désir de résistance qui l’anime, il ignore les tensions qui le parcourent. Il ne dit mot des rivalités entre le Fatah et le Hamas. Considérant que le Hamas est un mouvement de résistance, porté au pouvoir en 2006 par des élections démocratiques, il l’absout des crimes qu’il a commis. Affirmer, comme le fait Eleonore Bronstein ou Ken Loach, que le Hamas exerce son droit de légitime défense et « n’a jamais attaqué Israël » n’est plus audible, s’il l’a jamais été, depuis le 7 octobre.

Yallah Gaza a le machiavélisme de donner la parole à de nombreux Juifs pro-palestiniens et antisionistes : Pierre Stambul, porte-parole de l’Union juive française pour la paix qui a beau jeu d’invoquer les mânes de son père, membre du groupe Manouchian et déporté à Buchenwald, pour justifier le recours à la violence, l’anthropologue franco-israélienne Eleonore Bronstein qui dénonce l’amalgame fait entre antisionisme et antisémitisme, Yonathan Shapira, ancien pilote d’hélicoptère de Tsahal, réfugié en Norvège et inlassable pourfendeur des crimes de guerre dont il accuse Israël.
Mais Yallah Gaza a le défaut, rédhibitoire, de ne donner qu’une version de l’histoire. Yallah Gaza est un procès à charge auquel l’accusé n’a pas le droit de se défendre.

Enfin, puisqu’il s’agit d’un blog de cinéma, il faut dire un mot de la forme de ce documentaire. Ses premières images sont déroutantes, qu’on croirait tout droit sorties d’une publicité pour Qatar Airways. Son fil rouge est le spectacle d’une compagnie de danse filmé au milieu des ruines. Roland Nurier utilise une esthétique qui n’est pas celle qu’on aurait spontanément imaginée pour un tel sujet. En filmant les immeubles bombardés de Gaza, il voudrait en même temps dénoncer les violences israéliennes et exalter la résilience du peuple gazaoui.

La bande-annonce

Vincent doit mourir ★★☆☆

Graphiste dans un cabinet d’architecture à Lyon, Vincent, la trentaine, mène une vie banale jusqu’au jour où il est sauvagement agressé par un stagiaire puis par le comptable de son entreprise. Ces réactions ultra-violentes deviennent de plus en plus fréquentes. Chaque regard que Vincent croise avec un inconnu provoque chez celui-ci une bouffée irraisonnée de violence lui rendant bien vite la vie en société insupportable. Vincent doit quitter son travail et sa ville. Il part se réfugier sur la côte atlantique dans la résidence secondaire de ses parents. Sa route y croise bientôt celle de Margaux (Vimala Pons).

Le cinéma français s’aventure depuis peu sur des terrains qu’il n’avait pas osé défricher. Il s’essaie à imaginer la fin du monde. Titane, Acide, Le Règne animal flirtent avec l’anticipation et le film catastrophe. Des séries avaient ouvert la voie. Je pense en particulier au Secret d’Elise ou aux Revenants.

Le pitch de Vincent doit mourir est saisissant. Un homme d’un seul regard suscite une haine meurtrière. Un tel pitch soulève deux catégories de questions. La première renvoie à une interrogation que le scénario pourra, ou pas, lever : quelle est l’origine de cet inquiétant phénomène ? S’agit-il d’une hallucination d’un sujet paranoïaque ? Ou bien, s’il est bien réel, est-il limité à sa seule personne ? en voie de se généraliser à d’autres ? l’effet d’un virus ?
La seconde, plus riche encore, est la conséquence pratique d’une telle situation. Comment vivre, ou plutôt survivre, si un seul regard nous met en péril de mort ?

Le premier tiers du film est celui de la lente prise de conscience par Vincent de son état. C’est le meilleur, mais aussi celui que déflore la bande-annonce et celui qui réserve le moins de surprise, surtout si l’on vient de lire ces lignes. Le deuxième est celui où il en tire les conséquences, essayant d’organiser sa nouvelle vie, en limitant au maximum les interactions sociales, en apprenant quelques rudiments de sports de combat et en achetant (comment y est-il parvenu sans interagir avec le propriétaire du chenil ?) un rottweiler pour se défendre.

Il faut attendre le troisième pour voir arriver l’autre tête d’affiche, Vimala Pons. Elle incarne un amour impossible, comme on en a vu plusieurs déjà, par exemple dans des films de vampire, un amour voué à se détruire s’il était consommé. La relation entre Vincent et Margaux soulève des questions auxquelles je n’ai pas trouvé la réponse : comment Margaux peut-elle regarder Vincent dans les yeux sans se muer en bête furieuse ? Mais surtout, elle me semble, malgré l’immense talent des deux acteurs, banale et sans enjeu. À tel point que les deux seules conclusions possibles du film – ils s’entretuent / ils s’apprivoisent – qui sont successivement montrées, auraient pu tout aussi bien l’une que l’autre être retenues.

La bande-annonce

How to Have Sex ★★★☆

Tara, Skye et Em sont les meilleures amies du monde. Elles viennent de terminer leurs études secondaires. Dans l’attente des résultats à l’examen d’entrée à l’université et avant de commencer leurs études supérieures et se séparer peut-être, les trois Anglaises partent quelques jours à Malia en Crète dans une station balnéaire. Elles sont bien décidées à y faire une bringue d’enfer.

Le springbreak américain a fait des émules en Europe. Quelques destinations lowcost ensoleillées (Ia Crête, Antalya, les Canaries…) sont devenues le point de ralliement de young adults anglais, allemands ou suédois des deux sexes qui dans des pool parties débridées y jettent leur gourme, avant de rentrer gentiment à Newcastle à Dortmund ou à Göteborg.

Tara, Skye et Em font partie de ces Girls Gone Wild. Elles en sont même la caricature. En ont-elles conscience ? Sans doute. Mais peu importe. Elles sont là pour s’amuser et, s’agissant de Tara, pour se débarrasser d’une virginité devenue à dix-huit ans, embarrassante.

Quand j’ai vu la bande-annonce de How to have Sex, j’ai cru à un thriller. On y apprend en effet – sans qu’on puisse me reprocher un spoiler dont la bande-annonce elle-même se rend coupable – qu’après une folle nuit, Tara a disparu. J’ai cru un instant que la seconde moitié du film serait une enquête sur les circonstances de sa disparition.
Mais il n’en est rien. Tara a simplement – si on ose dire – fait l’amour avec un garçon. Une expérience banalement décevante, dont elle peine à se remettre.

How to Have Sex aurait pu être un film #MeToo sur le consentement, comme on en voit tant ces temps-ci, mettant en scène une jeune fille violée sur une plage crétoise. Il a l’intelligence de ne pas céder à cette facilité. Les mots « viol », « consentement », abus de faiblesse » n’y sont jamais prononcés.

Pour autant bien sûr, How to Have Sex n’occulte ni le sexisme de ces séjours sea, sex and sun, ni les rôles obligés que les garçons et les filles se sentent contraints d’y tenir (de ce point de vue, le personnage de Badger et la profondeur qu’il cache m’ont beaucoup touché). Les filles sont condamnées à y être des bimbos décervelées dont le potentiel de séduction est inversement proportionnel à la largeur du tissu qui les habille. Quant aux garçons, la banane en bandoulière, ils sont la caricature de beaufs machistes.

Mais, loin de se réduire à la dénonciation de ces situations, How to Have Sex se révèle être une réflexion autrement plus profonde, et moins manichéenne, sur la féminité, la perte de la virginité, l’entrée dans l’âge adulte. Le personnage de Tara, incroyablement interprété par la révélation Mia McKenna-Bruce, présente plusieurs facettes. C’est une boule d’énergie, la voix éraillée d’avoir trop crié, trop fumé et trop bu. C’est une petite poupée maquillée comme un camion volé, avec deux centimètres de fond de teint et presqu’autant de maquillage. Mais c’est aussi une gosse mal dégrossie, mal à l’aise dans son corps, qui peine à sortir de l’enfance et entre dans l’âge adulte à reculons.

Prix Un certain regard au dernier festival de Cannes, How to Have Sex est un film qui, sans effet de style superflu, laisse une trace durable. Longtemps après, on garde en souvenir, comme le montre fort bien l’affiche du film, Tara, sa solitude dans la foule bruyante, son angoisse existentielle.

La bande-annonce

Goodbye Julia ★★☆☆

Nordiste, arabe, musulmane, Mona, la trentaine bien entamée, habite une petite maison bourgeoise de Khartoum. Elle a renoncé à sa passion, le chant, sur les instances d’un mari possessif auquel elle tait sa stérilité de peur d’être répudiée. Sudiste, africaine, chrétienne, Julia  vit avec son mari et son jeune fils dans un bidonville à quelques kilomètres à peine de la maison cossue de Mona.
Une tragédie malheureuse va rapprocher ces deux femmes soudanaises que rien ne prédestinait à se rencontrer.

Il n’existe quasiment pas de cinéma soudanais. À peine deux ou trois films de ce pays ont été diffusés en France ces dernières années : Le Barrage, Tu mourras à vingt ans, Talking about treesGoodbye Julia est le premier film soudanais à avoir été sélectionné en compétition officielle à Cannes dans la section Un certain regard où il a reçu en mai dernier le Prix de la liberté.

Les films africains souffrent d’un double défaut. Le premier est la piètre qualité de leurs acteurs, souvent amateurs, et de leur direction. Le second est l’insuffisante maîtrise de leurs scénarios qui s’effilochent au bout d’une heure faute d’avoir une vraie histoire à raconter avec un début, un milieu et une fin. Goodbye Julia évite ces deux écueils. En particulier, il propose un scénario étonnant, quasiment hollywoodien avec ses rebondissements et ses coups de théâtre dignes d’une tragédie grecque. On pourra d’ailleurs à raison reprocher à Mohamed Kordofani, dont c’est le premier film, une surenchère qui repousse les limites de la crédibilité.

Ema et Julia sont entourées d’hommes qui entendent limiter leur liberté : le mari de Mona ivre de jalousie, le fils de Julia obsédé par la mémoire de son père, le nouvel amoureux de Julia qui cache sous les atours du beau militaire une violence sourde… Pour leur faire front, elles n’ont d’autres solutions que de se rapprocher dans une chaleureuse sororité – un mot bien galvaudé mais qui se justifie ici parfaitement.

Ces deux figures incarnent aussi les deux parties du Soudan qui se sont séparées en 2011, le Nord musulman, le Sud chrétien. C’est une page méconnue de l’histoire contemporaine, souvent confondue avec les massacres du Darfour, que ce film a le mérite d’évoquer. On aurait tort de reprocher à Mohamed Kordofani la nostalgie d’une unité perdue – comme Kusturica dans ses odes à l’ex-Yougoslavie. Il sait la sécession irréversible et ne donne pas à son film une autre conclusion que celle que la logique historique appelle. Mais sa dénonciation du racisme des Arabes du Nord – qui ont toujours considéré les Africains du Sud comme leurs esclaves – et son appel à une relation apaisée et fraternelle, qui évitent la mièvrerie, touchent juste.

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Simple comme Sylvain ★★★☆

Sophia est professeure de philosophie à l’université du troisième âge de Montréal. Le couple qu’elle forme depuis dix ans avec Xavier, un intellectuel qui lui ressemble, s’est lentement enfoncé dans la routine. À quarante ans passés, Sophia rencontre Sylvain, le menuisier que le couple a recruté pour des travaux dans le chalet dont ils viennent de faire l’acquisition dans les Laurentides. Entre Sophia et Sylvain, c’est le coup de foudre immédiat. Mais l’amour pourra-t-il dépasser les différences sociales ?

Le pitch de ce film est désespérément banal. Des films sur le coup de foudre, on en a vu treize à la douzaine. Quant au thème de l’amour plus fort que les différences sociales, c’est l’un des plus éculés de la littérature et du cinéma, qu’on pense aux grands romans victoriens (Orgueil et préjugés, Les Hauts de Hurlevent), à quelques films à succès hollywoodiens (Pretty Woman, Coup de foudre à Notting Hill voire 50 nuances de Grey) ou certaines comédies françaises inoffensives (Mon pire cauchemar, Pas son genre…).

Mais Simple comme Sylvain réussit, sur ce canevas rebattu, un petit miracle. Il le fait à la sauce québécoise, tellement délicieuse, avec cette langue si savoureuse, émaillée de québécismes qu’on peinerait à comprendre sans le recours aux sous-titres. La mise en scène de Monia Chokri joue une large part dans cette réussite, qui aime à multiplier les bruyantes réunions de famille, les tablées hautes en couleur où, à un rythme de mitraillette, s’échangent propos badins et flèches empoisonnées.

Le sujet central de Simple comme Sylvain est la différence de classes sociales au sein du couple. Sommes-nous condamnés à partager la vie d’un conjoint qui nous ressemble, qui a les mêmes origines sociales que nous, avec qui on partage les mêmes références culturelles ? ou l’amour peut-il dépasser ces contingences sociologiques et combler le fossé qui nous sépare de celui ou de celle qui n’est pas comme nous ? J’ai adoré la fin du film qui donne à ces questions une réponse surprenante.

L’air de rien, Simple comme Sylvain est aussi un film profondément charnel qui raconte la passion d’une quadragénaire nullipare BCBG pour un homme des bois. Sophia évoque dans le film Lady Chatterley. La référence est pertinente, qu’il s’agisse de la différence de classes à dépasser (et Simple comme Sylvain prendra un malin plaisir à ne pas reproduire la conclusion du roman de DH Lawrence) et surtout de l’embrasement des sens que cette rencontre suscite.

Simple comme Sylvain est terriblement sensuel. On y perçoit, on y ressent l’excitation de Sophia dont elle a d’ailleurs parfaitement conscience et qu’elle théorise dans le cours de philosophie qu’elle donne sur l’amour en citant les plus grands auteurs (Platon, Schopenhauer, Spinoza…). Sans jamais verser dans la vulgarité ni dans le voyeurisme (on apprécie que les seules fesses dénudées qu’on voit soient celles de Sylvain), le film rend compte de cet embrasement des sens. Sophia et Sylvain font l’amour du soir au matin et du matin au soir. Tout est écrit dans le premier baiser qu’ils échangent furieusement le premier soir dans la voiture de Sylvain, petit bijou de mise en scène avec ce pare-brise qui occulte leurs yeux pour nous focaliser sur le fiévreux ballet de leurs langues emmêlées. En miroir, il livre une image particulièrement cruelle des couples ronronnants dont les partenaires jadis amants se sont mués en meilleurs amis. Il évoque aussi, avec les parents de Sylvain, ces couples âgés, frappés par la maladie, sentant venir la fin prochaine et incapables de vivre sans l’autre.

Si Simple comme Sylvain m’a tant plu, c’est parce que je suis tombé sous le charme de son actrice principale. Magalie Lépine-Blondeau est inconnue en France ; elle est une star au Québec où elle joue à la télé, au cinéma, au théâtre. Elle m’a fait penser à Andie McDowell… et à Frankie Wallach, la fille des pubs pour EDF !

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Le Garçon et le Héron ★★★☆

Mahitio a onze ans. La Seconde Guerre mondiale fait rage au Japon. Il perd sa mère dans l’incendie qui détruit Tokyo et part à la campagne avec son père, qui y dirige une usine aéronautique. Sa nouvelle belle-mère, déjà enceinte de son père, le prend sous sa coupe. Avec la complicité d’un héron cendré doué de parole, Mihito découvre un passage secret qui le mène dans un monde parallèle. Il y pénètre dans l’espoir d’y retrouver sa mère.

Hayao Miyazaki, 82 ans, est de retour, dix ans après Le vent se lève. Il avait pourtant, à plusieurs reprises déjà, annoncé sa retraite. Pour le plus grand soulagement de ses fans, il n’a pas tenu sa promesse.

Le Garçon et le Héron sonne un peu comme un film testamentaire et comme la synthèse de ses films précédents. On y trouve, comme dans Le vent se lève ou dans Porco Rosso, un ancrage historique bien réel et ici largement autobiographique (fils d’un ingénieur en aéronautique, Miyazaki est né en 1941 et sa famille a fui Tokyo en 1944 pour se protéger à la campagne des bombardements). Son héros est un pré-adolescent – ici un garçon alors que souvent il s’agissait d’une jeune fille (Le Voyage de Chihiro, Le Château ambulant). Comme Alice au pays des merveilles, ce héros effectue un voyage initiatique dans un monde imaginaire peuplé d’étranges créatures. Il en ressort transformé et grandi et y aura trouvé, comme Mihito à la fin du Garçon et le Héron les moyens d’y dépasser le traumatisme originel qu’il avait subi.

Si la palette de Miyazaki est immédiatement reconnaissable, si on retrouve dans son dernier film les mêmes situations, les mêmes personnages que dans les précédents, cette répétition ne produit aucune lassitude. Au contraire. C’est avec un plaisir toujours renouvelé qu’on se laisse emporter dans cet univers à l’imagination débridée, tout à la fois mystérieux et familier.

J’aurai vu trois films magistraux ces dernières semaines : Killers of the Flower Moon, L’Enlèvement et Le Garçon et le Héron. Ils sont chacun signés par un immense réalisateur octogénaire au sommet de son art. Aucun de ces films n’est crépusculaire. J’ai dit du Garçon et le Héron qu’il était testamentaire – dans la mesure notamment où il ouvre dans son dernier tiers une réflexion sur l’héritage et la succession – mais testamentaire et crépusculaire ne sont pas la même chose.
Je ne sais que penser de cette concomitance. Faut-il déplorer que de jeunes réalisateurs se voient éclipsés par de vieilles gloires et que les meilleurs films qu’on nous propose en cet automne 2023 soient les mêmes que ceux qu’on nous proposait déjà il y a vingt ans à l’époque de Gangs of New York, de Buongiorno, Notte ou du Voyage de Chihiro ? ou doit-on au contraire se féliciter qu’avant de passer la main ces immenses réalisateurs trouvent encore l’énergie de nous léguer un dernier témoignage de leur impressionnante maîtrise et de leur foisonnante créativité ?

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Ça tourne à Séoul ! Cobweb ★★☆☆

Kim (Song Kang-Ho) est un réalisateur vieillissant et obsessionnel, cantonné aux séries B, qui n’a jamais réussi à percer malgré le succès de son premier film dont une rumeur persistante l’accuse d’avoir volé le scénario au maître dont il était l’assistant jusqu’à sa mort. Il est déterminé à retourner la fin de son film, Dans la toile, dont il n’est pas satisfait, et réussit, à force de persuasion, à faire revenir ses acteurs, ses techniciens pour deux jours de tournage supplémentaires. C’est sans compter sur les egos surdimensionnés des acteurs, sur les intrigues de couloir qui les déchirent, sur les problèmes techniques qui s’accumulent et sur la censure officielle (l’action se déroule au début des 70ies sous la dictature coréenne),, heureusement soluble dans le whisky.

Coupez ! fut pour moi – et pour beaucoup d’autres – l’un des meilleurs films de l’année passée. On se souvient de son prétexte, le tournage d’un remake d’une série B japonaise, et d’un montage qui nous montrait successivement les mêmes scènes tournées de plusieurs points de vue différents, nous révélant par ce procédé tout ce qui se déroulait en coulisses.

Ça tourne à Séoul utilise le même procédé, alternant les scènes en noir et blanc de Dans la toile telles que Kim les tourne – ou peut-être tel qu’il rêve de le tourner tant elles sont parfaitement maîtrisées – et les scènes en couleur du film en train de se tourner qui dévoilent sa réalisation chaotique.
Le plateau y devient le lieu de tous les excès avec sa galerie de personnages principaux et secondaires, tous plus truculents les uns que les autres. J’ai notamment beaucoup ri à cet acteur qui interprète le rôle d’un commissaire de police et qui est tellement investi dans son rôle qu’il se met à enquêter sur le plateau.

Aussi réussi soit-il, Ça tourne à Séoul a le défaut structurel de venir après Coupez ! L’effet de surprise qui jouait à plein avec Coupez ! est donc ici hélas éventé. Ce qu’il raconte sur le cinéma, la tension insupportable dans laquelle un réalisateur est pris lorsqu’il aspire à la perfection mais se heurte à une foultitude d’obstacles, n’a rien de bien novateur non plus. Il a aussi le défaut d’une mise en place un peu lente – Coupez ! avait le même, qui montait en puissance dans sa seconde moitié – et de durer plus de deux heures. Sans doute aurait-il gagné à un format plus ramassé. Il n’en reste pas moins un dépaysant et amusant moment de cinéma.

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