MMXX ☆☆☆☆

MMXX se déroule, comme son titre l’indique, en 2020. Il se déroule aussi – mais son titre ne l’indique pas – à Bucarest et raconte quatre histoires qui sont peut-être (ou pas) reliées entre elles par un fil ténu.
Oona, une psychanalyste, reçoit à son domicile une cliente imbue d’elle-même. Le soir venu, elle aide son frère à préparer son anniversaire et apprend au téléphone qu’une amie, atteinte du Covid, vient d’accoucher à l’hôpital avant d’être brutalement séparée de son nourrisson. Le mari d’Oona, qui travaille à l’hôpital, y rejoint un ambulancier dans une salle de repos qui lui raconte une étrange histoire. Enfin, un inspecteur de police se rend à l’enterrement d’un collègue et y prend la déposition d’une femme, victime ou peut-être complice d’un réseau de prostitution.

Le cinéma roumain est âpre. Toute une génération de réalisateurs surdoués, nés à la fin des 60ies et au début des 70ies, qui ont atteint l’âge d’homme à la chute de Ceaucescu, décrivent une société anomique où des individus abandonnés à eux-mêmes, sans boussole éthique, sont confrontés à des dilemmes déchirants : Mungiu, Porumboiu, Sitaru, Muntean, Netzer…

Cristi Puiu est peut-être le plus exigeant des réalisateurs roumains. Né en 1967, formé à Genève, il a pris dans ses derniers films un tournant de plus en plus radical. Sieranevada (2016) racontait quasiment en temps réel une réunion de famille. Malmkrog (2020) filmait cinq personnages dans la Russie tsariste enfermés dans une isba.

Si MMXX semble a priori moins intimidant, sa durée l’est tout autant : 2h40 – alors que Malmkrog durait 3h21 et Sieranevada 2h53. Mais le dispositif retenu dans ces quatre segments est similaire à ceux des précédents films de Puiu : une intarissable logorrhée filmée en de non moins interminables plans-séquences.

Ce dispositif plonge le spectateur dans une lente hypnose. Suivre le film et l’inépuisable flux de paroles qu’il déverse devient rapidement difficile sinon impossible. Est-ce l’effet recherché par le réalisateur sadique ? À quel degré de masochisme le spectateur doit-il être parvenu pour accepter pareil traitement ?

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La Passion de Dodin Bouffant ★★☆☆

Dodin (Benoît Magimel) est un gastronome. Ce riche châtelain a une passion dévorante : la cuisine qu’il a érigée en art. Pour l’épauler, il peut compter sur Eugénie (Juliette Binoche), sa fidèle cuisinière qui est devenue, les années passant, sa compagne mais a toujours refusé de légaliser leur union. Tandis que la santé d’Eugénie montre des signes inquiétants de déclin, Dodin travaille au repas qu’il doit donner en l’honneur d’un prince ottoman.

La première scène de ce film est un éblouissement. On y voit, dans une lumière dorée, Dodin préparer un repas, sitôt son petit déjeuner avalé. Sa cuisine, de plain-pied, est spacieuse ; sa porte ouverte donne sur la cour d’une belle demeure. On apprendra plus tard que l’action se déroule en 1885, dans la France de la IIIème République ; mais le temps y est comme suspendu.
Quasiment aucune parole n’est échangée entre les quatre protagonistes, Dodin, Eugénie, Violette (Galatea Bellugi) leur commis ainsi que Pauline, la nièce de Violette qui s’avèrera étonnamment douée pour la cuisine. Tout est fluide dans cette scène que le réalisateur prend un plaisir communicatif à étirer, laissant le temps au carré de veau de mijoter et à l’omelette norvégienne de s’enflammer.

Cette cuisine hors du temps est aussi l’alcôve d’un amour étonnant, loin des conventions bourgeoises, l’amour qui unit Dodin et Eugénie – interprétés par deux acteurs dont on sait qu’ils formèrent jadis un couple et dont on se demande comment vingt-cinq ans plus tard, ils ont vécu ensemble ce tournage-là. Dodin et Eugénie s’aiment d’un amour total, aimantés par la passion qu’ils partagent. Cet amour-là, dont on imagine, sans qu’il soit besoin d’en rien dire, qu’il s’est progressivement noué entre le châtelain et son employée, n’a pas besoin d’un contrat. Au contraire, Eugénie est jalouse de la liberté que son statut lui autorise et repousse les demandes en mariage réitérées de Dodin.

Ce repas amoureusement préparé, avant le fameux pot-au-peu pour le prince ottoman, est destiné à quatre amis fidèles de Dodin. Ces quatre hommes, la quarantaine, dont on ne saura pas grand-chose, sinon que l’un d’entre eux (Emmanuel Salinger) est médecin, partagent avec Dodin le goût de la bonne chère. Leur seul plaisir semble être de savourer un délicieux repas en échangeant de longs silences approbateurs. Aucune discussion oiseuse, aucune référence à l’actualité politique ou sociale ne vient polluer leur tacite félicité.

La Passion de Dodin Bouffant a été sélectionné pour représenter la France aux Oscars. Il a été préféré à la surprise générale à Anatomie d’une chute, pourtant grand favori. Sans doute le jury a-t-il parié sur le parfum si cocardier de ce film déjà récompensé à Cannes par le Prix de la mise en scène.
C’est un pari audacieux sinon téméraire. Certes La Passion de Dodin Bouffant sublime la gastronomie française, l’amour des produits nobles (son tout premier plan est tourné dans le potager de Dodin où Eugénie ramasse des salades et des carottes) et le soin porté aux préparations minutieuses. Avec les mêmes ingrédients, Le Festin de Babette avait emporté en 1988 un succès inattendu. Pour autant, il n’en reste pas moins un film confit dans un classicisme hors d’âge, sans suspense ni enjeu.

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L’Abbé Pierre ★★☆☆

La vie et l’oeuvre de l’abbé Pierre que sa santé fragile a empêché d’embrasser la vie ascétique des Capucins. Soldat puis résistant pendant la Seconde guerre mondiale, brièvement député sous la IVème République, il achète à Neuilly-Plaisance un édifice en ruines pour y accueillir les vagabonds et les mal-logés. Afin de financer les repas et les  dépenses courantes, il a l’idée de recycler détritus et objets usagés et de les revendre. Emmaüs est né. À l’hiver 54, l’appel déchirant qu’il lance en faveur des sans abris lui confère une célébrité qui l’accompagnera jusqu’à sa mort en 2007.

La génération Z connaît-elle encore l’abbé Pierre ? Ou est-ce une figure définitivement has been, reléguée avec Yannick Noah et Louis de Funès au vert paradis des souvenirs nostalgiques des boomers ?

Je me souviens encore être allé voir à l’automne 1989, dans une petite salle de Cergy-Pontoise sans chauffage, Hiver 54. Lambert Wilson y interprétait l’abbé Pierre. J’en ai gardé un souvenir si vif que c’est la ressemblance de Benjamin Lavernhe avec Lambert Wilson qui m’a frappé dans plusieurs scènes, plus que celle du sociétaire de la Comédie-Française avec son illustre modèle.

Benjamin Lavernhe, parlons-en, est excellent. Je parie mon pain au chocolat que son interprétation lui vaudra l’an prochain le César du meilleur acteur (j’imagine mal Jean Dujardin dans Sur les chemins noirs ou Karim Leklou dans Goutte d’or lui voler la politesse). Il relève le pari difficile d’être crédible dans les scènes où, outrageusement grimé, il se glisse dans la peau de l’abbé Pierre vieillissant voire moribond.

Il porte sur ses épaules un film à la gloire de son héros. Mais sa prestation ne devrait pas éclipser celle de Emmanuelle Bercot qui joue sa fidèle secrétaire – et à laquelle, pas avare de pronostics, je prédis le César du meilleur second rôle féminin.

L’Abbé Pierre est une hagiographie assumée. Sans doute est-ce moins grave pour un homme d’Église que pour un laïc. C’est un film à grand spectacle et à gros budget qui a le souffle et l’ambition de raconter une vie tout entière dédiée aux plus fragiles. Elle peint un homme animé d’une énergie électrisante, toujours en action mais aussi tenaillé par le doute, rongé par l’insatisfaction, travailleur acharné jusqu’à l’exténuation.

Je me demande quelle audience aura ce film. Sera-t-il le grand succès de l’automne, le film consensuel dans lequel les Parisiens et les provinciaux, les jeunes et les vieux, les gens de gauche, touchés par sa fraternité, et ceux de droite, qui contestent aux premiers le monopole du cœur, se reconnaîtront tous. Ou bien son classicisme et son sujet un peu has been feront-ils flop ?

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Love it was not ★★☆☆

En 1942, Helena Citron a vingt ans à peine. Elle est belle comme un cœur, fraîche « comme une pêche » dira plus tard une de ses compagnes de captivité. Elle fait partie du premier convoi de femmes déportées de Slovaquie à Auschwitz. Elle y survivra près de trois ans grâce à un officier SS, Franz Wunsch, qui tombe éperdument amoureux d’elle, la prend sous son aile et parvient même à sauver in extremis la sœur de Helena de la chambre à gaz même s’il y laisse ses deux neveux. Trente ans plus tard, il sera jugé à Vienne et lui demandera de venir témoigner en sa faveur.

La documentariste israélienne Maya Serfaty consacra à Helena un court métrage, The Most Beautiful Woman in the World, qui remporta en 2016 un Oscar. Elle remet le métier sur l’ouvrage avec cette histoire monstrueuse, qu’on croirait droit sortie de l’imagination débordante d’un syndicat de scénaristes hollywoodiens en mal de sensationnel si elle n’était vraie. On pense bien sûr à Portier de nuit, à la relation sado-masochiste qu’il racontait entre Charlotte Rampling et Dirk Bogarde et au parfum de scandale qui continue à l’entourer cinquante après sa sortie en 1974.

Pour faire revivre cette histoire hors normes, Maya Serfaty utilise deux moyens. Le premier est original : elle a construit des dioramas en 3D et y a disposé les silhouettes des principaux protagonistes découpées à partir des rares photos de l’époque. Le second l’est beaucoup moins : elle a interviewé les compagnes de captivité de Helena. La plupart ont émigré en Israël. Elles ont quatre-vingts ans bien sonnés mais encore toute leur tête. Soigneusement coiffées, maquillées, apprêtées pour les besoins de l’interview, elles offrent toute une gamme de réactions. Certaines n’ont pas pardonné à Helena cette relation contre nature, d’autres au contraire lui reconnaissent que tout à Auschwitz était bon pour éviter la mort, le froid, la faim.

L’incroyable histoire de Helena Citron pose deux catégories de questions. Les premières sont purement pratiques : comment un officier SS et une prisonnière juive ont-ils pu s’aimer à Auschwitz ? La relation était-elle connue des autres gardiens qui fermaient les yeux ? Etait-elle connue des autres prisonnières et, dans l’affirmative, comment utilisaient-elles cette information : faisaient-elles chanter Helena en la menaçant de révéler son secret ? ou lui demandaient-elles d’intercéder pour elles auprès de son protecteur ?
Les secondes sont éthiques et indémêlables. Franz était-il sincèrement amoureux de Helena ou ne faisait-il qu’abuser d’une position qui lui donnait droit de vie et de mort sur ses prisonnières ? Helena était-elle sincèrement amoureuse de Franz ou profitait-elle machiavéliquement de l’engouement de son amant pour sauver sa peau ? Pouvait-elle et devait-elle utiliser sa situation pour améliorer les conditions de détention de ses congénères ? En 1972, lors du procès intenté à Franz Wunsch, doit-elle témoigner de la tendresse qu’il a manifestée pour elle au risque de le blanchir des crimes qu’il a commis ou du moins, s’il n’y a pas participé directement, auxquels il a collaboré ?

Le sujet est malaisant et fascinant. Il suffit à lui seul à faire l’intérêt de ce documentaire Libération regrette dans son traitement « une maladresse omniprésente », dénonçant « la musique sirupeuse qui baigne les transitions » et « la parole des survivantes (…) hachée menu par le montage ». Profondément ébranlé par cette histoire incroyable et les questions éthiques qu’elle soulève, je suis nettement plus indulgent sur la faiblesse formelle de ce documentaire pour n’en retenir que le sujet stupéfiant.

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L’Enlèvement ★★★☆

En juin 1858, dans les États pontificaux, le jeune Edgardo Mortaro est soustrait à la garde de ses parents par les soldats du Pape au motif qu’il aurait été secrètement baptisé et doit recevoir une éducation catholique. Le rapt provoque une campagne internationale de soutien à ses parents, des riches marchands israélites bolognais, qui exigent sa libération. Mais le pape Pie IX, dont l’autorité vacille sous les coups du Risorgimento, refuse de relâcher l’enfant.

J’évoquais, dans ma récente critique de Killers of the Flower Moon l’étonnante créativité de plusieurs réalisateurs octogénaires au sommet de leur art qui continuent, avec une insolente jeunesse, à tourner des films exceptionnels. J’ai eu le tort d’oublier Marco Bellocchio, quatre-vingt-trois ans au compteur, qui, depuis plus de cinquante ans, domine le cinéma italien : Les Poings dans les poches, Buongiorno, Notte, Vincere, Le Traître

Son dernier film en date – avec toujours la crainte qu’à son âge il s’agisse effectivement du dernier – témoigne d’une étonnante maîtrise. Il appelle selon moi les mêmes éloges respectueux que le dernier Scorsese. Tout y est parfait, du scénario, de la mise en scène, de la direction d’acteurs et de la musique. Avec le défaut parfois des films trop parfaits qui n’ont pas ce je-ne-sais-quoi, ce petit-rien qui nous les rendraient attachants.

L’Enlèvement raconte une page édifiante de l’histoire de l’Italie. Il campe avec le personnage de Pie IX, bouffi d’orgueil, un portrait édifiant de la papauté vacillante, sur le point d’entrer dans une des périodes les plus sombres de son histoire. Mais, comme savent l’être les grands films, L’Enlèvement raconte aussi un drame intime, celui de deux parents brutalement séparés de leur enfant. Chacun des deux réagit à sa façon à la douleur bestiale que cet arrachement provoque : la mère se mure dans une rage silencieuse, le père se projette dans un activisme débordant au risque de nuire à la cause de son fils.

Mais le plus intéressant est Edgardo lui-même. Sera-t-il fidèle à l’amour de ses parents et à sa foi, comme le spectateur l’espère secrètement ? Ou, du fait de son jeune âge, se laissera-t-il influencer par ses nouveaux tuteurs qui portent à son éducation à la foi catholique à Rome un soin minutieux ?

L’Enlèvement m’a fait penser à un opéra italien. Il en a la grandeur, l’énergie, la noire beauté. Sa musique, je l’ai trop vite évoquée, est majestueuse. Son final m’a cloué.

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À l’intérieur ★☆☆☆

Un cambrioleur pénètre dans un luxueux penthouse new-yorkais pour y dérober des oeuvres d’art. Il s’y retrouve piégé, sans contact avec l’extérieur. La crainte d’y être à tout jamais enfermé se substitue bientôt à celle d’y être cueilli par la police. D’autant que l’eau y a été coupée et que la climatisation fait des siennes.

À l’intérieur a évité de justesse la sortie en bac. Il n’est guère distribué que dans une seule salle parisienne, l’UGC des Halles, où une foule nombreuse s’y pressait hier après-midi. Elle était composée de quelques cinéphages comme moi, qui ne ratent aucune sortie, et de beaucoup de jeunes mangeurs de pop-corn, attirés par un pitch qui leur faisait miroiter un thriller. Ils sont sortis de la salle dépités, s’insultant joyeusement : « Trop nul ce film ! Plus jamais je te laisserai choisir le programme ! »

C’est qu’À l’intérieur joue sur deux ou trois registres. Le premier, qui a attiré ces jeunes spectateurs, est celui du survival movie. On connaît les lois du genre et quelques précédents d’anthologie : Tom Hanks échoué sur une île déserte (Seul au monde rediffusé ce soir), Robert Redford prisonnier d’un voilier en perdition (All is lost), James Franco, le bras coincé sous un rocher (127 Heures)… Sacré gageure pour le scénario que de ménager des rebondissements à une histoire qui se déroule avec un seul acteur dans un lieu unique. Et de lui trouver une conclusion qui sorte de l’inévitable alternative : le héros est sauvé/pas sauvé.

Mais, à cette dimension là, À l’intérieur en greffe une autre, plus audacieuse. Voire deux autres. La première, à peine ébauchée, mais bien présente, est une critique anticapitaliste des hyper-riches, de leurs privilèges scandaleux, des oeuvres d’art qu’ils entassent dans des appartements qu’ils désertent. La seconde, plus approfondie, est une réflexion sur l’Art. Très alambiquée, elle se résume tout compte fait à pas grand-chose : la destruction est créatrice. Car notre Arsène Lupin new-yorkais, incarné par un William Dafoe incandescent qui, à près de soixante-dix ans, garde une forme olympique tout en portant sur son corps marqué les stigmates de l’âge, se pique d’être artiste lui aussi. Et, moitié par désœuvrement, moitié par l’effet de la folie qui gagne, il transforme l’appartement où il est piégé en gigantesque oeuvre d’art.

On ressort du film, sans doute moins catégorique que ses voisins mangeurs de pop corn. Tout n’est certes pas à jeter dans ce film. Mais, faute d’être un survival movie palpitant, faute de proposer sur l’Art une réflexion stimulante, il échoue sur tous les tableaux. Un comble pour un film sur la peinture !

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Portraits fantômes ★☆☆☆

Le réalisateur Kleber Mendonça Filho est né et a grandi à Recife, la capitale du Pernambouc dans le Nordeste brésilien. Il a gardé le souvenir de la maison familiale qui servit de décor à ses premiers essais filmiques et celui des nombreux cinémas du centre ville aujourd’hui désaffectés.

Divisé en trois chapitres d’inégale importance, Portraits fantômes est un documentaire frappé au sceau de la nostalgie, construit à partir de vieilles cassettes VHS filmées par le jeune Kleber pendant sa jeunesse et d’images d’archives plus anciennes.

On y voit l’incroyable explosion démographique de Recife dont la population a quintuplé entre 1920 et 1980. Le paisible front de mer où les parents du jeune Kleber ont acheté une petite maison à deux étages s’est transformé en bouillonnant quartier résidentiel hérissé de buildings. Cette mutation urbaine était précisément le sujet de ses deux premiers films, Les Bruits de Recife en 2012 et Aquarius en 2016.

La deuxième partie des Portraits fantômes, de loin la plus longue, est une promenade mélancolique dans les anciens cinémas de Recife. Le sujet n’est pas nouveau. Il n’est pas illogique que des réalisateurs ou des documentaristes soient, de par leur profession, plus sensibles à la nostalgie des vieilles salles de cinéma qu’à celle des anciennes usines de ciment. On pense à Cinema Paradiso bien sûr, à Splendor d’Ettore Scola, à Serbis du philippin Brillante Mendoza et plus récemment à deux documentaires tournés au Soudan (Talking about Trees) et en Guinée (Au cimetière de la pellicule).

Non content d’être sensible à ce sujet, le réalisateur, en consacrant un film à la fermeture d’un vieux cinéma sait qu’il touchera un public conquis d’avance. Le cinéphile que je suis ne peut qu’être plus ému par la fermeture d’une salle de cinéma que par celle d’une usine de ciment. Pour autant, un bon sujet ne suffit pas à faire un bon film. Pour sincère que soit Kleber Mendonça Filho, ses Portraits fantômes ne présentent pas suffisamment de densité ni d’intérêt pour marquer durablement la mémoire.

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Le Théorème de Marguerite ★★★☆

Marguerite Hoffmann (Ella Rumpf) travaille à l’ENS sous l’autorité de Laurent Werner (Jean-Pierre Darroussin) à une thèse de mathématiques. Mais la présentation au public de ses premiers résultats tourne au fiasco. Dégoûtée, Marguerite claque la porte de l’ENS, décide de renoncer  à jamais aux mathématiques et part s’installer dans un meublé crasseux du 13ème arrondissement parisien.

Quelques mois après De grandes espérances et La Voie Royale, voici le troisième volet de ce qu’on pourrait baptiser « la trilogie des grandes écoles » ou, si l’on était un boomer misogyne, « Martine passe des concours ». De grandes espérances offrait au César du meilleur espoir féminin 2023, Rebecca Marder, le rôle d’une jeune et brillante diplômée de Sciences Po qui, à la veille de réussir le Grand’O de l’ENA voit ses espoirs se fracasser sur un chemin de campagne corse. L’héroïne de La Voie royale, interprétée par Suzanne Jouannet, César du meilleur espoir féminin 2022, était une fille d’agricultrice parachutée dans une prépa lyonnaise et rêvant d’intégrer Polytechnique.

Ella Rumpf n’a pas (encore) reçu le César du meilleur espoir féminin – même si elle l’aurait mérité pour son interprétation dans Grave qui révéla Julia Ducournau, future Palme d’or à Cannes. Quand, dans les premières scènes, on la voit le regard baissé, les épaules rentrées, le pas traînant en chaussons dans les couloirs de la rue d’Ulm, on craint qu’elle force la caricature de la quasi-autiste qui ne vit que par les mathématiques. Mais sans qu’il soit besoin au papillon de sortir de sa chrysalide, elle réussit, avec son accent indéfinissable (Ella Rumpf est suisse et l’allemand est sa langue maternelle) à incarner son personnage, aussi perché qu’obstiné. Elle y est aidée par une distribution très bien dosée. En particulier, le choix de Jean-Pierre Darroussin, englué jusqu’à la garde depuis des décennies dans la gentillesse mielleuse des films de Guédiguian, pour jouer le rôle d’un parfait salaud, s’avère machiavélique.

Pour la troisième fois, une femme est filmée dans un monde d’hommes hyper-compétitifs où, dit-on, tous les coups sont permis – comme si les classes prépas et les grandes écoles étaient devenues, autant sinon plus que le monde politique ou les grandes entreprises, le lieu hobbesien archétypal de « la guerre de tous contre tous ». Mais le Théorème de Marguerite ne se réduit pas à cela. C’est aussi, c’est surtout un film sur les mathématiques dont il montre – autant que je les connaisse… et je les connais fort mal – les avantages et les limites : créer un ordre raisonné et rassurant dans le chaos du monde au risque de s’en couper.

Certes, Le Théorème de Marguerite est construit selon un plan ternaire qui ne réserve guère de surprises : l’ascension de l’héroïne, sa chute et sa rédemption. Certes, sa conclusion est banalement prévisible, autant qu’elle est fébrilement attendue. Pour autant, même si Le Théorème de Marguerite ne révolutionne pas le cinéma et ne méritait peut-être pas d’être sélectionné à Cannes, il n’en reste pas moins un film haletant et bien joué sur un sujet original.

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Sissi & Moi ★☆☆☆

Éternelle vieille fille faisant le désespoir de sa mère, la comtesse Irma Sztáray (Sandra Hüller) devient la dame de compagnie de l’impératrice Elisabeth d’Autriche (Susanne Wolff). Sissi, vieillissante, obsédée par son tour de taille, supporte de plus en plus mal les contraintes du protocole et l’autorité de son mari, l’empereur François-Joseph. Toutes les occasions lui sont bonnes pour s’échapper de Vienne. Fidèle d’entre les fidèles, aimantée par sa maîtresse, sa dame de compagnie l’accompagne en Grèce, en Algérie, en Angleterre jusqu’à sa mort à Genève en 1898.

Soixante dix ans après que Romy Schneider en a fait une icône juvénile, romantique et froufroutante, c’est sous de tout autres atours que revient Sissi. Elle n’est plus l’incarnation idéale d’une féminité virginale qui n’existe qu’à travers le regard enamouré de son prince charmant, mais une femme qui ose tenir tête au patriarcat et revendiquer son indépendance.

Coup sur coup, deux films ont fait le portrait de cette Sissi 2.0. Le premier, sorti en décembre dernier, portait un titre volontairement polysémique, Corsage. Les démêlés judiciaires de l’acteur qui y interprétait l’empereur – Florian Teichmeister a été arrêté après la sortie du film pour possession de matériel pédopornographique et condamné à deux ans de prison avec sursis – ont éclipsé la prestation impeccable de Vicky Krieps dans le rôle de l’impératrice.

Sorti dix mois plus tard, Sissi & Moi traite le même sujet, mais avec une focale différente. Comme le titre l’annonce, le rôle principal n’est pas celui de Sissi mais celui de sa dame de compagnie. Le procédé est bien connu, et souvent efficace. Chantal Thomas l’utilisait dans Les Adieux à la reine, porté à l’écran par Benoît Jacquot, pour raconter Marie-Antoinette, Maylis Besserie dans La Nourrice de Francis Bacon, etc.

Le problème ici est qu’il fonctionne mal. On a tôt fait de comprendre que Irma, étouffée par l’éducation que lui a donnée sa mère, refoule une homosexualité latente et croit pouvoir l’exprimer auprès d’Elisabeth qui se plaît à la rabrouer. Plus intéressant est le personnage de l’impératrice qui a tôt fait d’éclipser celui de sa dame de compagnie. Son statut lui permet de manifester le plus humiliant des égoïsmes auprès de son entourage immédiat qu’elle persécute sans s’en rendre compte, mais l’oblige à subir un protocole qui l’étouffe.

Le handicap de Sissi & Moi est d’arriver après Corsage et de n’avoir pas grand chose à dire d’autre. Mais ce n’est pas le seul. Il pâtit également d’un scénario atone qui, une fois les personnages campés, n’a aucune proposition à faire, sinon de nous faire voyager à travers l’Europe dans des décors luxueux. C’est déjà pas mal ; mais ce n’est pas assez.

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Killers of the Flower Moon ★★★★

Lorsque l’exploitation pétrolière débuta en Oklahoma au début du XXième siècle, les Indiens Osage, propriétaires des terres arides qui leur avaient été concédées, devinrent du jour au lendemain immensément riches. Cette manne attira immédiatement des Blancs cupides. Cette page méconnue de l’histoire américaine a constitué la matière du livre de David Grann (auteur de The Lost City of Z) que Martin Scorsese porte à l’écran.

L’automne du cinéma est aussi celui des réalisateurs. Après ceux de Roman Polanski (90 ans), de Frederick Wiseman (93 ans), de Nani Moretti (70 ans), de Woody Allen (87 ans), de Wim Wenders (78 ans) et de Ken Loach (87 ans) ces dernières semaines, sortent en salles ce mois-ci des films de fringants octogénaires : Hayao Miyazaki (82 ans), Ridley Scoot (85 ans), Denys Arcand (82 ans), Barbet Schroeder (82 ans)…. Si Clint Eastwood, James Ivory et Costa-Gavras s’en mêlaient, on pourrait créer un EPHAD de luxe baptisé l’Ancienne Vague, rassemblant les gloires toujours sacrément créatives du septième art.

Martin Scorsese (80 ans) en serait probablement le capo dei tutti capi, le parrain des parrains. L’ancien séminariste new-yorkais tourne des films depuis plus de cinquante ans, avec son alter ego, Robert De Niro, qui interprète ici William Hale, un riche éleveur de bétail qui passe pour le meilleur ami des Osages alors qu’il complote secrètement à leur perte. L’autre acteur fétiche de Scorsese depuis une vingtaine d’années, son fils d’adoption, Leonardo DiCaprio joue le deuxième rôle titre. Il interprète le neveu de William Hale, démobilisé après la Première Guerre mondiale, devenu le complice plus ou moins lucide des manoeuvres du patriarche. Comme souvent dans les films hyper-virils de Scorsese, les femmes y sont  réduites à la portion congrue. La prestation de Lily Gladstone, découverte chez Kelly Reichardt, n’en est que plus admirable. Dans le rôle de Mollie, la riche Indienne que William Hale pousse son neveu à épouser et dont celui-ci tombera amoureux, elle en impose par son hiératisme, par ses silences, par son sourire en demi-teinte.

On a beaucoup glosé sur la durée indigeste de Killers of the Flower Moon : 3h26. Force m’est de reconnaître que c’est par sa faute que j’ai mis près de deux semaines à le voir, soit que je n’en trouvais pas le temps dans un agenda un peu chargé, soit que je n’estimais pas disposer du « temps de cerveau disponible » pour m’y plonger dans de bonnes conditions. Pour autant, vu l’ambition du film, une telle durée n’a rien de disproportionnée. Les plus grands films dépassent allègrement les quatre-vingt-dix minutes canoniques : Autant en emporte le vent, Ben-Hur, Lawrence d’Arabie, 2001, Odyssée de l’espace, La Liste Schindler
Sa durée est d’autant moins pesante qu’on ne regarde jamais sa montre, happé par la fluidité d’un scénario qui ne ménage aucun temps mort. On est loin pour autant du rythme frénétique de certains des films de Scorsese, tournés sous acide, épuisants à force d’accélérations. C’est Jacques Morice dans Télérama qui écrit très intelligemment que le cinéma de Scorsese se rapproche du classicisme d’un Eastwood, sans effet de manche, sans tentation du spectaculaire. Par exemple, une course de vieilles automobiles rutilantes dans les rues de Fairfax, dont on imagine en frémissant le prix que sa reconstitution a coûté, est pliée en quelques plans à peine alors que les scènes clés du film sont des face-à-face en champ-contrechamp filmés dans une salle de séjour sans apprêt.

Killers of the Flower Moon s’inscrit à la croisée des genres. Son sujet fait penser aux westerns ; mais il louche aussi vers la saga historique, le film noir, le film de mafia, le polar… Il se noue et se dénoue avec une (trop ?) parfaite maîtrise dans sa dernière demi-heure, alors que la lassitude aurait pu commencer à se faire sentir. Du grand oeuvre, maestro !

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