Girl ★★★☆

Lara a quinze ans et deux rêves : devenir danseuse de ballet et devenir une femme.

Le genre n’a jamais autant interrogé. Le cinéma, reflet de notre temps, en porte le témoignage qui, depuis le début de l’année a au moins consacré trois films à des hommes ou des femmes en plein processus de réassignation sexuelle : Finding Phong sorti en février, Coby en mars, Il ou elle en août.

Lukas Dhont, un jeune réalisateur belge de vingt-sept ans à peine, aurait pu consacrer un documentaire similaire à Nora, une adolescente dans un corps de garçon dont la lecture de l’histoire dans un journal l’avait touché. Mais, face au refus de Nora d’être filmée, il a tiré son récit vers la fiction. Et c’est tant mieux.

Car la fiction lui permet d’interroger au plus près ce qui est au centre de la vie de Lara : un double combat qui n’en fait qu’un que l’adolescente livre contre son propre corps. C’est un double défi qu’elle relève avec une détermination que sa gueule d’ange ne laisse pas deviner. C’est une double transition qu’elle vit avec la même impatience au risque de détruire son corps. Elle veut devenir danseuse et martyrise ses pieds et ses orteils qui ne sont pas préparés à la dure discipline des pointes. Elle veut devenir une femme, cacher ce pénis embarrassant, accélérer le traitement hormonal qui tarde à produire des résultats.

On imagine aisément les railleries qu’une telle transition pourrait susciter, les plaisanteries scabreuses que la jeune ballerine aurait pu s’attirer, dans les vestiaires ou sur les planches, les situations embarrassantes voire comiques dans lesquelles Lara aurait pu se retrouver. Lukas Dhont refuse cette facilité scénaristique- au point de laisser croire que la société accepte sans sourciller les Lara. À l’exception d’une scène malaisante où Lara est en bute au chantage des autres ballerines, la jeune adolescente évolue dans un milieu étonnamment et unanimement bienveillant : sa famille, ses docteurs, ses enseignants se coalisent pour son bien. Son père, en particulier, qui a accepté de déménager pour permettre à Lara d’intégrer une meilleur école de danse, est un bloc d’amour prêt à tout sacrifier pour le bonheur de son fils aîné.

En recrutant Victor Polster pour jouer le rôle principal, Lukas Dhont a eu un incroyable coup de chance et/ou de génie. L’adolescent, qui a emporté le prix d’interprétation d’Un certain regard à Cannes, est parfait dans le rôle. Est-il/elle trop joli.e ? Peut-être. Le film aurait-il gagné à filmer un garçon plus masculin, plus grand, plus musclé, en un mot plus déplacé dans le rôle d’une ballerine en devenir ? Peut-être. Mais toujours est-il qu’on n’est pas prêt d’oublier Lara, sa chevelure d’ondine, ses yeux bleus, sa bouche délicate, son étonnante maturité et sa froide détermination.

La bande-annonce

Voyez comme on danse ★☆☆☆

Entre sa femme (Carole Bouquet) et sa maîtresse (Sara Martins), Julien (Jean-Paul Rouve) ne sait plus où donner de la tête. Son fils Alex (William Lebghil) vient d’apprendre qu’il allait être père. Son amie Eva (Jeanne Guitet) a dix-sept ans seulement. La mère d’Eva (Karin Viard) prend très mal la nouvelle. La marraine d’Eva (Charlotte Rampling) la prend, elle, plus sereinement alors même que son mari Bertrand (Jacques Dutronc), sous le coup d’une enquête pour fraude fiscale, est sur le point de la quitter.

Michel Blanc invente une suite à Embrassez qui vous voudrez. Son film était inspiré de Vacances anglaises, un roman de Joseph Connolly qui en avait écrit une suite intitulée N’oublie pas mes petits souliers. Mais celle-ci, qui reprenait les mêmes personnages, se déroulait six mois après seulement. Voyez comme on danse n’a donc plus qu’un lien ténu avec les personnages de Joseph Connolly, mélangeant les acteurs de la première génération (Dutronc, Rampling, Viard et Blanc lui-même) avec d’autres qui n’apparaissaient pas dans le premier volet (Rouve, etc.).

Même si le souvenir s’en est brouillé avec le temps, j’avais ri aux éclats à Embrassez qui vous voudrez. Au point de me ruer sur le livre de Joseph Connolly – que Points Seuil avait opportunément ressorti avec l’affiche du film en couverture. Ce souvenir est pour beaucoup dans ma hâte à aller voir cette suite.

Hélas, j’ai été affreusement déçu. Est-ce parce que la suite est mauvaise ? Sans doute. J’aurais du me méfier de cette affiche où chaque personnage est photographié dans la pause caricaturale qu’il est censé incarner : Karin Viard a le sourire coincé de la quarantenaire dépressive, Jean-Paul Rouve la mine interloquée du mari surpris en plein adultère, Carole Bouquet le regard suspicieux de l’épouse à qui on ne la fait pas, etc.

Mais n’est-ce pas aussi tout simplement que le premier volet n’était pas aussi bon que le souvenir que j’en ai gardé ? Ou plutôt que les ressorts sur lesquels ils fonctionnaient (le récit chorale, les dialogues ciselés, les hommes adultères et les femmes célibattantes) ne fonctionnent plus ? Voyez comme on danse aurait été drôle s’il avait été tourné à l’époque et dans la foulée de Embrassez qui vous vous voudrez. Mais ce cinéma là, en 2018, a tout bonnement perdu sa raison d’être.

La bande-annonce

RBG ★★★☆

Ruth Bader Ginsburg est juge à la Cour suprême américaine. Nommée en 1993 par Bill Clinton, elle appartient à son aile progressiste. Les opinions qu’elle y a défendues, sa courageuse résistance à la maladie, ses lunettes immenses, son chignon sévère et le col en dentelle dont elle orne sa toge ont fait d’elle une idole.
Le documentaire que lui consacrent Betsy West et Julie Cohen participe à cette starmania, en attendant son biopic dont la sortie est prévue pour la fin de l’année aux États-Unis.

Rien ne prédisposait pourtant cette timide jeune fille, née à Brooklyn en 1933 dans une modeste famille juive, à une telle célébrité. Élevée dans le culte de l’excellence, elle suit des études de droit à Cornell – où elle rencontre à dix sept ans à peine son mari d’un an plus âgé qu’elle – à Yale puis à Columbia.

Elle devient avocate et plaide devant la Cour suprême plusieurs affaires qui permettront, dans les années soixante-dix, la reconnaissance progressive des droits des femmes : Frontiero v. Richardson en 1973, Weinberger v. Wiesenfeld en 1975… Infatigable travailleuse, cette femme chétive et discrète est nommée juge à la Cour d’appel de Washington en 1980 par Jimmy Carter. Treize ans plus tard, elle est la deuxième femme à faire son entrée à la Cour suprême.

En 1996, elle joue un rôle déterminant dans l’affaire United States v. Virginia où la Cour censure le règlement de l’Institut militaire de Virginie qui réservait l’accès de la scolarité aux hommes. Mais ce sont ses opinions dissidentes dans une Cour de plus en plus conservatrice qui la font accéder à la célébrité : dans Bush v. Gore qui clôt au profit du candidat républicain le contentieux de l’élection présidentielle de 2000, dans Ledbetter v. Goodyear en 2007 où la Cour rejette la requête d’une employée victime de discrimination salariale au motif que sa requête est tardive alors que cette tardiveté avait pour cause l’ignorance dans laquelle elle avait longtemps été maintenue de cette discrimination (cette décision allait conduire l’administration Obama à modifier les règles de prescription en cette matière), etc.

Ruth Ginsburg n’est pas la juge la plus progressiste de la Cour suprême. Sonia Sotomayor, nommée en 2009 par Barack Obama, y défend des positions plus radicales. Pour autant elle est devenue une égérie. Elle n’a rien fait pour nourrir un tel engouement. Mais on sent qu’il ne lui déplaît pas. Sans doute apparaît-elle comme un môle de résistance aux inquiétantes dérives de l’administration Trump. Un môle d’autant plus précieux que, depuis la nomination controversée à la Cour suprême de Brett Kavanaugh, quatre jours avant la sortie de RBG en France, la Cour penchera de plus en plus en faveur des conservateurs.

Le documentaire de Betsy West et Julie Cohen n’est guère original. Comme il est de coutume, il mêle photos d’archives et interviews contemporaines. Mais son sujet est si intéressant, la personnalité de Ruth Ginsburg si attachante que RBG constitue une découverte passionnante.

La bande-annonce

Venom ★☆☆☆

À San Francisco, Eddie Brock (Tom Hardy) est un journaliste d’investigation qui enquête sur les pratiques occultes de la puissante Life Foundation. Son PDG Carlton Drake (Riz Ahmed) s’est lancé dans l’exploration spatiale. L’une de ses navettes a rencontré des formes de vie inconnues et les ramènent sur la Terre. L’un des échantillons disparaît lors du crash de la navette en Malaisie. Un autre parvient à San Francisco où Carlton Drake le soumet à des expérimentations.

Venom est tourné par les studios Sony « en association avec Marvel ». Les mots ont leur importance : il s’agit pour Sony, qui détient les droits sur Spiderman et ses personnages secondaires, de lancer une nouvelle franchise. Venom ressemble à un Marvel (en empruntant aux personnages les plus connus de l’univers) ; Venom a le goût d’un Marvel (pré-générique et cameo de Stan Lee inclus) ; mais Venom n’a hélas pas la qualité d’un Marvel.

Car Venom, malgré l’énormité de son budget et l’envahissante campagne publicitaire qui a accompagné sa sortie aux États-Unis et en Europe, est avant tout un énorme ratage. La raison en est simple : Venom ne sait pas sur quel pied danser.

À lire son pitch on imagine volontiers l’histoire d’une invasion terrifiante de monstres extra-terrestres, d’horribles créatures gélatineuses qui prennent forme humaine pour subvertir l’humanité. Un budget de cent millions de dollars n’a pas été dépensé en vain : les effets spéciaux pour peindre les symbiotes sont particulièrement réussis. Mais très vite Venom quitte le terrain de l’horreur et du fantastique. Il fait un détour interminable par la romance en lestant Eddie Brock d’une encombrante fiancée (Michelle Williams qui fut si jolie mais qui ne l’est plus). Et il sombre dans la comédie façon Deadpool.

Le comique est censé provenir du personnage éponyme. Venom naît de l’union du symbiote extra-terrestre #998 et d’Eddie Brock. Loin de parasiter son hôte, le symbiote va former avec lui une équipe. Mais la coordination entre les deux ne va pas toujours de soi et leur dialogue et leurs maladresses voudraient faire rire. Cette situation est la même que celle du héros de Upgrade sorti une semaine plus tôt seulement dont l’acteur principal, Logan Marshall Green, n’est pas sans ressemblance avec Tom Hardy. La coïncidence est troublante. Elle donne la fâcheuse impression que le cinéma hollywoodien manque cruellement d’imagination.

La bande-annonce

En mille morceaux ★☆☆☆

Nicole Parmentier (Clémentine Célarié) est une mère brisée. Il y a vingt-cinq ans, son fils Nicolas, âgé de dix ans à peine, a été tué en colonie de vacances par Olivier (Serge Riaboukine). Condamné à trente ans de prison, il est libéré grâce à une réduction de peine.
Nicole le convainc de la rencontrer pour solder les comptes du passé.

Voici un film déroutant et pour tout dire décevant. Quand il commence brutalement, mettant face à face une mère hystérique et l’assassin de son fils dans une cave encombrée de mille et un objets disparates, on en imagine immédiatement les deux rebondissements possibles. Premièrement, la mère va se montrer violente, harceler l’assassin de son fils pour obtenir les aveux qu’il n’a jamais livrés, le torturer peut-être voire l’assassiner. Deuxièmement, l’assassin va faire d’étonnantes révélations pour s’innocenter qui jetteront le trouble dans l’esprit de la mère vengeresse et la conduiront à revivre le drame d’il y a vingt-cinq ans et à lui donner un autre sens.

Rien de tout cela dans ce huis clos minimaliste, dans cet interminable face à face auquel Véronique Mériadec et son chef opérateur essaient tant bien que mal de donner un peu de nerf en dopant le montage. Premièrement, Olivier, enfant abusé puis adolescent à la dérive, est sans doute possible l’auteur du meurtre de Nicolas. Il l’a avoué aux policiers et l’a répété devant la cour d’assises. Ce drame a brisé sa vie et il le regrette amèrement. Deuxièmement, Nicole cherche moins la vengeance que le pardon. Tout s’éclairera avec le générique de fin qui explique les principes de la justice restaurative ou réparatrice qui prône le dialogue entre les criminels, les victimes et leurs familles. Elle ferait chuter les taux de récidive et permettrait aux victimes de trouver la paix.

La tension du film est désamorcée par ces cartons pachydermiques. On se croyait dans un huis clos à tiroirs façon Garde à vue ou Le Limier ; on se retrouve dans une pub du ministère de la justice.

La bande-annonce

Upgrade ★★☆☆

Dans un futur proche où l’intelligence artificielle a envahi notre quotidien, Grey et Asha Trace forment un couple épanoui jusqu’à l’assassinat d’Asha par une bande de voyous sous les yeux de son mari laissé pour mort. Devenu tétraplégique, Grey plonge dans la dépression avant de rencontrer Eron Keen, un milliardaire qui lui propose un implant qui lui rendra l’usage de ses jambes et « upgradera » ses capacités physiques.

Le pitch de Upgrade et sa bande-annonce sont trompeurs. À le lire, on pourrait penser qu’il s’agit d’un revenge movie façon John Wick ou Death Wish, qui raconte la traque par Grey des assassins de sa femme et leur élimination méthodique. À la voir, on imagine plutôt un film de super-héros façon L’homme qui valait trois milliards ou Spiderman où un citoyen ordinaire se voit soudain doté de super-pouvoirs.

De façon surprenante, Upgrade bifurque dans une autre direction. Loin d’être drôle, sinon dans quelques scènes de combat où Grey laisse le contrôle de son corps à Stem, la puce électronique qui le dirige, Upgrade est un film étonnamment sombre qui traite frontalement, et pas seulement pour en faire le prétexte d’une soif de vengeance, le chagrin d’un veuf et le désarroi d’un tétraplégique.

Loin du happy end attendu et convenu, Upgrade ne se termine pas comme on l’imaginait. Ce dénouement d’une rare noirceur donne tout son sens au film dont on comprend qu’il s’agit d’une vision désespérée d’un monde futuriste où les machines ont progressivement pris le pouvoir. Le thème n’est pas nouveau depuis Terminator et Matrix ; mais Upgrade a le mérite de s’y frotter plutôt que de suivre les voies toutes tracées qui s’ouvraient devant lui.

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Chris The Swiss ★★★☆

Christian Wurtemberg était suisse. Journaliste de guerre, il avait rejoint la Croatie en octobre 1991. Il trouva la mort dans des circonstances mystérieuses en Slavonie, sur le front serbe, après avoir rallié un groupe de volontaires internationaux.
Anja Kofmel avait dix ans à peine lorsque son cousin est mort. Devenue réalisatrice, elle mène l’enquête sur sa mort en interviewant sa famille et en se rendant en Croatie.

« Chris the Swiss » était le surnom bon enfant donné à Christian Wurtemberg dans les rangs de la milice croate qu’il avait ralliée. C’est le titre bon enfant d’un film exceptionnel. Il s’agit d’un documentaire qui raconte une « guerre sale », celle qui opposa la Serbie et la Croatie au moment de la Yougoslavie. Il le fait par la bouche de la réalisatrice qui se met volontiers en scène dans sa quête, sans jamais verser dans l’exhibitionnisme ou le sentimentalisme. Pour les scènes de flash-back, elle a eu un coup de génie. Au lieu de les faire jouer par de mauvais acteurs dans des décors vaguement reconstitués, elle a eu l’idée de les dessiner, dans un style expressionniste qui rappelle inévitablement Valse avec Bachir.

Ce mélange entre images documentaires et animation n’est pas une nouveauté. Des films aussi excellents que Couleur de peau : miel (sur l’enfance d’un jeune Coréen adopté par une famille belge) ou Le Voyage de Monsieur Crulic (sur la mort d’un Roumain dans une prison polonaise) l’avaient déjà utilisé. Mais il est utilisé ici avec un parfait équilibre.

Volontiers pédagogue, Chris the Swiss nous raconte un épisode méconnu de l’éclatement de la Yougoslavie, qui précède le siège de Sarajevo et la guerre en Bosnie. Et Chris the Swiss nous touche par l’évocation du destin funeste de ce jeune journaliste, intelligent et sensible, qui découvrit à ses dépens que la guerre n’est jamais belle.

La bande-annonce