Adolescentes ★★★☆

Pendant cinq ans, le documentariste Sébastien Lifshitz a suivi Emma et Anaïs, deux adolescentes de Brive-la-Gaillarde. De la quatrième à la terminale, il a filmé leurs vies, en cours avec leurs camarades, chez elles avec leurs parents, pendant leurs loisirs…

Depuis que sa sortie avait été annoncée le 25 mars, j’attendais avec une sourde impatience Adolescentes. Pour deux raisons.

La première est la grande estime dans laquelle je tiens Sébastien Lifshitz, sans doute l’un des plus grands documentaristes français contemporains. J’avais été durablement impressionné par Les Invisibles, en 2012, qui décrivait la vie ordinaire de couples homosexuels, en démontrant, à rebours des outrances incendiaires des opposants au mariage pour tous, que les gays n’étaient ni des monstres dénaturés ni des pervers partouzeurs.

La seconde est la ressemblance entre le dispositif de Adolescentes et celui de Boyhood, l’un de mes films préférés de la dernière décennie, qui lui aussi faisait le pari risqué de suivre, pendant douze ans, les membres d’une même famille.

Le défi est relevé haut la main. Des cinq cents heures de rushes qu’il a tournées, Sébastien Lifshitz a réussi à tirer un documentaire de deux heures qui va à l’essentiel. On y suit l’évolution de Emma et Anaïs et on en devient même si proche que, comme les membres de sa propre famille, on ne les voit plus vieillir.

Anaïs vient d’un milieu très modeste. Sa mère, obèse et dépressive, enchaîne les hospitalisations. C’est à elle qu’incombe la charge de l’éducation de ses plus jeunes frères. L’adolescente en surpoids n’a pas de bons résultats scolaires et doit être orientée en seconde vers un bac professionnel. Mais cela ne l’empêche pas de garder contre vents et marées une joie de vivre communicative.
Emma au contraire est plus renfermée. Elle est issue d’un milieu beaucoup plus privilégié. Sa mère, très présente, trop peut-être, veille avec un soin jaloux à ses devoirs et à son orientation. Volontiers boudeuse, l’adolescente est en conflit permanent avec elle.

Adolescentes raconte l’amitié de ses deux jeunes filles, réunies au collège par les hasards de la carte scolaire, mais lentement séparées au lycée par leurs études. Perce derrière ce double portrait une ambition sociologique : filmer cette France qu’on ne dit plus « profonde » mais « périphérique » depuis que le géographe Christophe Guilluy en a popularisé l’expression. D’ailleurs Sébastien Lifshitz désireux de s’éloigner de l’archétype qui fait coïncider adolescence et banlieue, dit avoir choisi sciemment de poser sa caméra en Corrèze dans une ville de province « un peu neutre et dormante » (les habitants de Brive-la-Gaillarde apprécieront !)

Quelle image de la France périphérique et de sa jeunesse Adolescentes renvoie-t-il ? On y touche du doigt la part toujours prépondérante des déterminants sociaux – Anaïs suivra des études d’infirmière alors qu’Emma veut intégrer une école de cinéma – corrigée par les dispositifs publics – Anaïs bénéficie d’un contrat « jeune majeur » du conseil départemental lui permettant de quitter sa famille et de s’installer dans un appartement dès ses dix-huit ans. Si les deux adolescentes sont sensibles au monde qui les entoure – Lifshitz filme leurs réactions aux attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan et à l’élection d’Emmanuel Macron (hostile pour l’une, dont on comprend en tremblant que sa préférence allait à Marine Le Pen, indifférente pour l’autre) – elles vivent les mêmes épreuves que les adolescentes de leurs âges : la relation à la mère (les pères sont dans les deux familles étrangement effacés sinon absents), les premiers flirts, l’éveil pudique à la sexualité…

Qu’on ait seize ans ou le triple, qu’on habite Paris ou la province, on sera ému par Adolescentes, par le portrait de ses deux attachantes héroïnes et par l’image qu’il nous renvoie d’une certaine jeunesse contemporaine.

La bande-annonce

Antigone ★★★☆

Antigone, jeune Kabyle dont les parents ont été tués en Algérie pendant la décennie noire, est réfugiée au Canada avec sa grand-mère. Si sa sœur et elle vivent une enfance sans problème, ses deux frères ont versé dans la délinquance. Lors d’une interpellation, l’aîné, est tué par la police ; le cadet, est incarcéré et menacé d’expulsion. Choisissant d’écouter son cœur, Antigone décide de violer la loi des hommes en organisant l’évasion de Polynice.

Couronné par cinq prix aux Oscars canadiens (dont celui du meilleur film et de la meilleure actrice), Antigone transpose dans le Canada contemporain la pièce de Sophocle, comme Anouilh l’avait déjà fait dans la France de l’Occupation. Sophie Deraspe en a gardé les prénoms des principaux protagonistes d’une élégance hors du temps : Etéocle, Polynice, Ismène, Hémon…. Manque à l’appel Créon, le roi de Thèbes qui chez Sophocle prononce la condamnation à mort d’Antigone : cette figure de l’autorité prend successivement chez Sophie Deraspe les traits du policier qui interroge Antigone, de la juge devant laquelle elle comparait, de l’éducatrice qui l’accueille en centre fermé.

Surtout, Sophie Deraspe reste fidèle à la figure intemporelle d’Antigone. On le sait depuis le lycée, elle présente deux caractéristiques. Le premier est le plus connu : Antigone se rebelle contre la loi des hommes (l’ordre inique de  laisser sans sépulture le corps de son frère défunt) au nom de principes qu’elle estime supérieurs (le respect dû aux morts). Par solidarité familiale, la moderne Antigone de Sophie Deraspe se rebelle contre la condamnation qui pèse sur Polynice son frère – la déportation en Algérie – l’estimant disproportionnée par rapport au crime commis – l’agression sur le policier qui venait d’abattre Etéocle – quand bien même Polynice avait déjà de lourds antécédents criminels.

Le second n’est pas moins important : Antigone incarne une jeunesse fougueuse en rupture avec les adultes qui font peser sur elle leur joug. Cette rébellion se joue ici via les réseaux sociaux qui instruisent, hors de la cour de justice, son procès en taguant le visage de l’adolescente, en reproduisant son cri (« Mon cœur m’a dit de sauver mon frère »), dans des tons rouge qui sont en passe, depuis La Casa de Papel, de symboliser à eux seuls l’insoumission à l’ordre social établi.

La décennie noire algérienne, les guerres de gangs à Québec, la politique migratoire canadienne, la protection judiciaire des mineurs, la contestation sociale via les réseaux sociaux : cette Antigone brasse bien des sujets. Et on aurait pu lui reprocher d’en brasser trop.

Mais pourtant la barque ne croule pas sous leur poids. Antigone réussit à être à la fois d’un élégant classicisme et d’une brûlante actualité. La cause en est en partie involontaire : cette diction québécoise si particulière, à la fois lente et rapide, classique et moderne, cette façon de tordre la langue française, de l’essorer, de la réinventer.

Et enfin il y a l’actrice principale, ses yeux clairs immenses, sa force et sa fragilité combinées. Elle s’appelle Nahéma Ricci. D’origine franco-tunisienne, elle est née à Montréal. J’attends déjà son prochain film.

La bande-annonce

Petit Pays ★☆☆☆

Gaby a dix ans. Il vit une enfance protégée à Bujumbura au Burundi avec Michel, son père, un entrepreneur français expatrié, Yvonne, sa mère, d’origine rwandaise et Ana, sa sœur cadette. Élève de la classe de Mme Economopoulos, il forme avec quatre camarades une bande d’amis indéfectiblement soudés. Mais cet éden enfantin va se fissurer sous le poids des événements extérieurs : le coup d’État d’octobre 1993 qui renverse le président tutsi Melchior Ndadaye et surtout le génocide au Rwanda qui va décimer la famille de Yvonne.

Petit Pays est la fidèle adaptation du best-seller de Gaël Faye, publié en 2016, couvert de prix et désormais au programme dans les collèges. Le film comme le roman entremêlent deux histoires : la petite et la grande.
La petite : la chronique familiale d’un divorce annoncé. La grande : deux pays plongés dans la guerre civile.

Je l’avoue le rouge au front : je n’avais pas aimé le roman de Gaël Faye et n’en avais pas compris l’étonnant succès. J’ai conscience avec cet aveu honteux de me couper de 99 % de mes amis qui, au contraire de moi, ont été sensibles à sa pudeur et à sa force. Tout au plus me gagnerai-je la sympathie de leurs enfants qui se cherchaient un prétexte pour refuser de le lire !
Je lui reprochais un regard éculé – la guerre à regard d’enfant (soupirs) – un scénario trop chargé s’étendant sur un temps trop long et enfin un point de vue qui complique la compréhension à qui ne connaît pas les rebondissements de l’histoire politique burundaise. Dans un genre très similaire, je lui avais préféré Notre-Dame du Nil de Scholastique Mukasonga.

Les critiques que j’adressais au livre, je les adresse à l’identique au film qui en est la sage retranscription. Éric Barbier, qui fut il y a une trentaine d’années un réalisateur français plein d’avenir, est devenu un faiseur sans talent. Après avoir adapté La Promesse de l’aube, avec Charlotte Gainsbourg et Pierre Niney, il se colle à cette adaptation-là. Que fera-t-il ensuite ? Les Fourberies de Scapin ? L’Étranger ?

La bande-annonce

Mano de Obra ★★★☆

Au Mexique, des manœuvres s’activent dans une villa cossue en plein travaux. Un homme tombe du toit par accident. Il décèdera des suites de sa chute, laissant une femme enceinte et sans le sou. Son frère Francisco, manœuvre lui aussi, se bat sans succès pour obtenir une indemnisation. Mais son contremaître ne veut rien entendre et invoque l’état d’ébriété du défunt que rien n’atteste sinon des résultats d’analyse contrefaits. L’exaspération montant, Francisco décide de se venger.

Mano de Obra est un film sobre. Dans la forme comme dans le fond.

Quasi documentaire, Mano de Obra, constitué de longs plans fixes, manifeste pour un premier film un étonnant sens du cadrage. Les acteurs, tous amateurs à l’exception de celui qui joue le rôle de Francisco, forment un ballet millimétré. Le montage de Mano de Obra manie l’ellipse, racontant une histoire qui se déroule sur plusieurs mois sans jamais pour autant nous égarer.

L’histoire qu’il raconte bifurque au milieu du film.
Comme l’annonçait le résumé que j’en ai fait, on croit qu’il s’agira d’une histoire de vengeance. On se demande quelle voie suivra Francisco pour atteindre son but : l’occupation illégale de cette villa au confort indécent alors qu’il survit dans un studio misérable inondé par les intempéries ? le kidnapping voire l’assassinat de ce patron sans cœur qui reste sourd à ses revendications de plus en plus pressantes ?

Le film pourrait s’arrêter une fois ces questions résolues. Mais il rebondit, dans une sorte d’appendice ou de post-scriptum. Les spectateurs qui voudraient s’en réserver la surprise peuvent me quitter ici. On retrouve Francisco dans la villa après le meurtre du propriétaire. Il espère, grâce à une faille de la loi mexicaine, en acquérir la propriété. Il convainc ses anciens collègues de s’y installer avec lui pour rassembler l’argent nécessaire aux frais de justice. Lentement, sa personnalité change….

Cette seconde partie leste le film d’une dimension supplémentaire, au risque de le faire chavirer. La dénonciation, assez simpliste, du quasi-esclavagisme auquel les classes laborieuses mexicaines étaient réduites et l’exaltation, tout aussi simpliste, de la légitimité de leur rébellion sont l’une et l’autre brouillées par le tour que prend la vie de Francisco. Le héros positif ne le reste pas longtemps. Le film n’est plus simpliste ; il devient grinçant sinon désespérant.

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Police ★★★☆

Aristide (Omar Sy), Virginie (Virginie Effira) et Erik (Gergory Gadebois) travaillent au commissariat de police du douzième arrondissement. Chacun a ses blessures secrètes qu’il cache tant bien que mal : Aristide est sujet à des troubles post-traumatiques, Virginie, dont le mariage bat de l’aile, est tombée enceinte d’Aristide, Erik, alcoolique repenti, est sur le point de se séparer de sa femme.
Un soir les trois collègues sont missionnés pour escorter à Roissy un Tadjik en situation irrégulière sous le coup d’une mesure d’éloignement. À la lecture de son dossier, Virginie découvre que le renvoi de cet étranger dans son pays signera probablement son arrêt de mort. Sa conscience se rebelle.

Anne Fontaine n’est pas très connue ; mais elle est pourtant l’une des réalisatrices françaises les plus accomplies. Elle tourne depuis une trentaine d’années des films qui immanquablement me touchent. Je me souviens l’avoir découverte à la fin des années quatre-vingt-dix avec Nettoyage à sec où un couple provincial, propriétaire d’un pressing, voyait son train-train bouleversé par l’arrivée d’un séduisant inconnu (qu’est diable devenu Stanislas Mehrar qui avait obtenu pour ce rôle le César du meilleur espoir masculin ?). Je me souviens aussi de Nathalie où Emmanuelle Béart interprétait une stripteaseuse moins sulfureuse qu’elle n’en avait l’air et de Perfect Mothers, une adaptation toute en nuances d’une nouvelle de Doris Lessing.

Anne Fontaine a fait tourner tout ce que le cinéma français compte de stars : Fanny Ardant, Daniel Auteuil, Miou-Miou, Fabrice Lucchini, Isabelle Huppert, Charles Berling, Benoît Poelvoorde, Audrey Tautou, Vincent Macaigne… Dans Police, elle réunit trois des meilleurs. Omar Sy, qui tutoie au panthéon des personnalités préférées des Français l’abbé Pierre et Jean-Jacques Goldman, y déploie son irrésistible sourire et son charme fou. Virginie Effira – qui est, de mon point de vue très subjectif, la meilleure actrice française du moment mais qui n’a peut-être pas encore trouvé LE rôle qui ferait d’elle une star – y est comme d’habitude parfaite. C’est peut-être Gregory Gadebois qui est le plus étonnant, creusant de film en film un sillon à la Raimu de bloc d’humanité bougonne et fragile.

Anne Fontaine choisit d’adapter un roman de Hugo Boris publié en 2016, salué par la critique et le public. Elle lui est d’une fidélité scrupuleuse jusque dans la police (sic) du titre et dans le prénom des personnages. Le film comprend trois parties. La première est polyphonique et nous fait découvrir les trois ou quatre protagonistes principaux – on n’apprendra pas grand chose du réfugié tadjik. La deuxième se concentre sur sa reconduite à l’aéroport de Roissy. Sa troisième, dont on peut s’interroger sur l’utilité, suit les quatre personnages après cette nuit riche en rebondissements.

Comme l’avait fait le film homonyme Polisse, couvert de prix en 2011, le film d’Anne Fontaine veut nous faire découvrir le quotidien d’une brigade parisienne. Son sujet résonne avec une actualité brûlante qui voit se confronter deux opinions irréconciliables : celle qui dénonce des violences policières incompatibles avec nos libertés, celle au contraire qui voit dans l’action des forces de l’ordre un rempart nécessaire face à l’inexorable « ensauvagement » de nos sociétés.

À la différence de Polisse qui présentait une galerie de personnages et une multitude de situations, Police se focalise sur un seul événement : la reconduite à la frontière d’un demandeur d’asile débouté. La façon dont les faits nous sont présentés biaise le dilemme. Sauf à avoir un cœur de pierre, on prendra immédiatement fait et cause pour le malheureux Tadjik et, avec Virginie Effira, on s’insurgera contre l’inhumanité de la décision inique prise à son encontre. Cette réaction spontanée et affective – que j’ai eu moi aussi – fait un peu vite litière à la fois de notre droit positif qui définit les règles d’éligibilité au statut de réfugié et de nos tribunaux qui en contrôlent, au cas par cas, la juste application.

La bande-annonce

Ema ★★★☆

Ema (Mariana Di Girolamo) est une jeune danseuse. Elle vit en couple avec Gaston (Gael Garcia Bernal), un chorégraphe plus âgé qu’elle. À cause de l’infertilité de Gaston, le couple a décidé d’adopter. Mais l’adoption s’est mal passée. Polo, le petit Colombien de dix ans qui leur a été confié, s’est révélé violent et a manqué tuer la sœur cadette d’Ema si bien que Ema et Gaston se vont vus contraints de le rendre au service de l’adoption.
Le couple se remet mal de cet échec.

Après avoir surpassé ses aînés, cinéastes de l’exil, Alejandro Jodorowsky, Raul Ruiz et Patrizio Guzman, Pablo Larrain est devenu le cinéaste chilien le plus connu au monde. Ses films ont longtemps scruté l’histoire de son pays, en particulier les plaies mal cicatrisées de la dictature militaire (Tony Manero, Santiago 73, post mortem, No, El Club, Neruda). Après un détour par Hollywood où il a brossé un portrait de la première dame américaine au lendemain de la mort de JFK (Jackie avec Natalie Portman dans le rôle titre), l’enfant prodige revient au pays.

Ema est a priori dépourvu de la charge historique qui lestait ses films précédents. Son action se déroule dans le Chili contemporain, à Valparaiso, loin de la dictature militaire, de ses complices silencieux, de ses prêtres pédophiles. Il n’en est pas pour autant insignifiant, livrant un portrait particulièrement aiguisé des millenials chiliens. Ema incarne cette génération, paradoxalement rebelle et intégrée, individualiste et militante, gender fluid et maternelle.

Ema est danseuse. Elle fait partie de la troupe que dirige Gaston et on comprend que leur rencontre s’est faite ici. Mais il y a entre les danseurs et leur chorégraphe un fossé générationnel. Si Emma et ses partenaires déversent leur trop plein d’énergie dans le reggaeton, Gaston voudrait les canaliser vers des chorégraphies plus abouties. En tous cas, comme le laissait espérer la bande-annonce, Ema n’est pas avare en scènes de danse d’une furieuse vitalité filmées en extérieur sur les toits de Valparaiso. Les afficionados du Théâtre de la Ville – j’en suis – y trouveront leur compte.

Le montage du film est déstructuré. Une telle construction, qui multiplie les ellipses et se joue parfois de la chronologie, exige une vigilance de chaque instant et manque nous égarer. J’ai dit il y a quelques jours combien elle m’avait irrité dans le film japonais L’Infirmière.
Mais, ici, cette construction, qui ne m’a jamais laissé sur le bord de la route, est à la service d’un projet cohérent : coller au bouillonnement intérieur d’Ema, déchirée par la perte de son fils et révoltée par la passivité de son compagnon. Surtout, cette construction kaléidoscopique s’éclaire à la fin du film. On comprend alors que le vrai sujet de Ema n’est pas le chaos intérieur de son héroïne, filmé sans queue ni tête, mais la machination qu’elle a méticuleusement ourdie dont chaque élément du puzzle vient savamment s’agencer.

Peu importe que la machination soit machiavélique et peu crédible, on sort de la salle doublement soufflé : soufflé par la folle énergie d’Ema, soufflé par sa froide détermination.

La bande-annonce

Poissonsexe ★★☆☆

Dans un futur proche, la pollution a vidé les océans de sa population. Il n’y a plus de poissons et une seule baleine qui s’approche des côtes françaises et menace de s’y échouer.
Daniel (Gustave Kervern) est ichtyologue titulaire d’un doctorat que personne n’a lu sur le langage des piranhas (sic). Il travaille dans un laboratoire qui cherche sans succès à éclairer les causes de la baisse de fertilité des poissons. Sa vie privée est elle aussi un champ de ruines. Sans conjoint, sans enfants, sans amis, retrouvera-t-il goût à la vie auprès de Lucie (India Hair), la serveuse qui lui sert tous les matins son café et sa viennoiserie au café où il a ses habitudes ?

Une semaine après Effacer l’historique, on retrouve Gustave Kervern, cette fois-ci de l’autre côté de la caméra. Gros nounours triste et attachant, il joue ici sous la direction d’Olivier Babinet dont le précédent film, Swagger, avait pour cadre les HLM déshumanisés d’Aulnay-sous-Bois.

La présentation que j’en ai faite ne doit pas  induire en erreur : Poissonsexe n’est pas une dystopie façon Black Mirror qui interroge l’avenir de l’humanité confronté aux défis écologiques. Si son action se déroule dans un laboratoire, s’il y est beaucoup question de la reproduction et de la fertilité des poissons, si même une curieuse salamandre y joue un rôle important, l’essentiel est ailleurs : Poissonsexe est avant tout l’histoire d’un homme un peu paumé qui va renaître à la vie.

On a vu se multiplier ces temps ci ce genre de films qui croisent deux sujets en un : une étude de mœurs dans un laboratoire où se réalisent des recherches avant-gardistes. Ce fut le cas l’automne dernier de Little Joe avec une plante capable de diffuser du bonheur ou en 2016 du Secret des banquises où Guillaume Canet étudiait l’ADN des pingouins. La recette ne convainc qu’à moitié. Sans doute l’ambiance futuriste, parfois angoissante, parfois loufoque, donne-t-elle à ces films une connotation particulière ; mais bien vite cette « ambiance » s’épuise, résumant l’histoire à sa plus simple expression, une banale histoire d’amour.

Tel est le défaut de Poissonsexe. Comme son titre, mot-valise faussement imaginatif, la fable futuriste qu’il échafaude révèle vite ses limites. Ces poissons qui disparaissent, cette baleine qui s’échoue se dévoilent vite pour ce qu’ils sont : la métaphore d’un monde houellebecquien incapable d’aimer et hanté par le spectre de sa disparition. Mais la démonstration ne va pas à son terme. Comme s’il avait été effrayé par pareille noirceur, Olivier Babinet termine son film, ainsi qu’on l’avait pressenti, par un rayon de douceur rassérénant, mais un peu trop convenu.

La bande-annonce

Dans un jardin qu’on dirait éternel ★★☆☆

Noriko a vingt ans et ne sait pas vraiment quoi faire de sa vie. Sa cousine Michiko est plus vive et plus volontaire. Un beau jour, sur la suggestion des parents de Noriko, les deux jeunes filles décident d’aller s’initier à la cérémonie du thé auprès de Mme Takeda. Les années passent ; mais le rituel hebdomadaire de la leçon chez la vieille professeure continue.

Dans un jardin qu’on dirait éternel est l’adaptation d’un livre de Noriko Morishita au titre explicite : La Cérémonie du thé – Ou comment j’ai appris à vivre le moment présent. Y sont entrelacés deux récits. D’un côté, un quasi-documentaire sur la cérémonie du thé au Japon, ses règles ancestrales, ses rituels précis, sa philosophie. De l’autre, l’histoire d’une jeune femme qui se cherche et qui se trouve.

Son rythme est lent voire languide. Mais Dans un jardin… n’est jamais ennuyeux. Sa narration s’étire sur plus de vingt ans pour embrasser la vie d’une femme, de la sortie de l’adolescence à l’âge mûr. Cette vie, on ne l’apprend que par bribes : la fin des études, le premier travail, des fiançailles avortées, la mort du père… Passée à la moulinette de Hollywood, une telle vie aurait été dramatique, pleine de rebondissements, de ruptures et de réconciliations. Sous l’œil d’un réalisateur japonais, tamisée par les shoji translucides du pavillon de thé, ces cloisons de papier qui filtrent la lumière, elle est douce-amère.

La cérémonie du thé y est décrite par le menu. Ce rituel un peu compassé pourrait prêter à sourire. Si certaines de ses règles sont de bon sens, d’autres n’ont pas de logique sinon leur séculaire répétition. Les deux jeunes filles commencent par en rire moqueusement ; mais vaincues par l’irréductible patience de leur professeur, elles finissent par les comprendre et les respecter.

Comme tant d’autres films japonais (on pense aux derniers films d’Ozu ou aux Délices de Tokyo déjà interprétée par la merveilleuse Kiki Kirin depuis décédée), Dans un jardin… est d’une infinie délicatesse. Y règne une immense bienveillance à l’égard des êtres et des choses.

Le bruit du monde vous tympanise ? L’agressivité des rapports humains vous est insupportable ? L’impolitesse vous exaspère ? Courez voir Dans un jardin qu’on dirait éternel. Il agira comme un baume contre les tourments de notre temps.

La bande-annonce

Effacer l’historique ★★☆☆

Trois voisins d’un lotissement anonyme en périphérie d’une ville moyenne du Pas-de-Calais (« Dieu que c’est laid ») ont noué autour d’un rond-point, pendant les occupations des Gilets jaunes, une amitié durable. Marie (Blanche Gardin, nouvelle venue chez Delépine & Kervern), seule dans sa maison depuis que son mari l’a quittée avec son fils, est victime d’un chantage à la sextape. Bertrand (Denis Podalydès) malgré les crédits qui s’accumulent, est subjugué par la voix d’une téléopératrice qui l’appelle de l’île Maurice. Christine est devenue conductrice de VTC mais se désespère de ne recevoir que des mauvaises notes de ses clients.

Groland en guerre contre les GAFA. Le duo Delépine & Kervern, devenu célèbre sur Canal + grâce à l’humour satirique et irrévérencieux de leur faux journal, tournent depuis une quinzaine d’années des longs métrages ensemble. Effacer l’historique est le dixième. Son titre (qui n’a aucun écho dans le scénario) et son affiche annoncent la couleur : il y sera question des NTIC – un acronyme que les millenials ne comprendront plus – des réseaux sociaux et de la déshumanisation qu’ils provoquent insidieusement.

Si on aime l’humour potache, on se régalera de celui qui habite chaque scène de Effacer l’historique. Cet humour narquois (le « numéro vert surtaxé », « l’abonnement gratuit à 18 euros par mois ») dénonce avec finesse les absurdités auxquelles les nouvelles technologies nous réduisent : Blanche Gradin qui stocke ses mots de passe dans son congélateur, Corinne Maserio qui peine à renseigner les test de sécurité idiots censés discriminer humains et IA, Denis Podalydès qui doit faire 50km pour retirer un LRAR….

Car l’humour du duo Délépine & Kervern n’est pas une fin en soi. Il est au service d’un projet : peindre le désarroi de la France périphérique devant les nouvelles technologies. Cette « France périphérique » – désormais conceptualisée dans les ouvrages savants du géographe Christophe Guilluy – où se jouent tout à la fois l’avenir de notre vivre-ensemble et le résultat de toutes les élections présidentielles, le duo aime la filmer. Leurs films se déroulent souvent dans des lotissements sans âme perdus autour d’immenses ronds-points sans âme et de centres commerciaux déshumanisés.

Plus ils tirent sur la corde, moins ils convainquent. Car le message, à force d’être martelé, devient inaudible. Car, surtout, Effacer l’historique, se trompe de cible et fait fausse route en nous parlant des nouvelles technologies. Le trio n’est jamais plus touchant que quand on en filme la solitude triste : l’alcool, le jambon sous-vide, les séries télévisées regardées à la chaîne, l’argent qui manque….

Pour le dire autrement, le film n’est jamais autant réussi que quand il s’éloigne de son sujet. La sextape de Blanche Gradin, son voyage à San Francisco pour aller la récupérer dans un data center sont parfois drôles en soi mais ne s’intègrent pas avec harmonie au tableau d’ensemble que Delépine & Kervern peignent de film en film : celui, comme l’aurait chanté Souchon, de la soif d’idéal de foules sentimentales attirées par des choses pas commerciales….

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L’Infirmière ★☆☆☆

Ichiko est infirmière à domicile. Elle a notamment la charge, dont elle s’acquitte consciencieusement, d’une personne âgée, une grand-mère en fin de vie qui fut une grande artiste-peintre. Ichiko s’attache à cette grabataire et à sa famille. Elle va même jusqu’à aider ses deux petites-filles dans leurs révisions scolaires.
Sa vie éclate lorsque la plus jeune des deux sœurs est kidnappée. L’auteur du crime est le propre neveu d’Ichiko. Une part de responsabilité rejaillit sur elle après le témoignage de la sœur aînée, liée à Ichiko par une attirance malsaine. Ichiko voit bientôt son nom jeté en pâture à la presse et sa vie s’écrouler.

L’Infirmière raconte une histoire passablement compliquée – que j’ai essayé non sans mal de résumer dans les quelques lignes qui précèdent. Pour ne rien simplifier, il le fait sous une forme très alambiquée en intercalant des plans d’une différente temporalité : certains sont situés au moment du kidnapping, d’autres racontent quelques mois plus tard la vengeance qu’Ichiko fourbit.

L’Infirmière soulève des questions passionnantes : la responsabilité des crimes commis par les siens (le « suis-je le gardien de mon frère ? » biblique), la vendetta des médias, expéditifs à stigmatiser les accusés, la vengeance et les formes qu’elle emprunte.

L’Infirmière fait partie de ces films intelligents qui laissent une marque, longtemps après son visionnage, par les questions, souvent sans réponse, qu’ils suscitent. Mais, en sortant de la salle, j’avoue honteusement ne pas y avoir compris grand-chose et, pire, m’en être franchement désintéressé faute de toute empathie avec son héroïne – aussi brillamment interprétée soit-elle par Mariko Tsutsui qu’on avait déjà remarquée dans Harmonium, le précédent film de Kôji Fukada

La bande-annonce