Mademoiselle de Joncquières ★★☆☆

Madame de la Pommeraye (Cécile de France) a perdu son mari et s’est retirée sur ses terres. Elle ne s’est jamais fait d’illusion sur l’amour et ne nourrissait nul penchant pour son mari dont le décès ne l’affecte pas.
Le marquis des Arcis (Edouard Baer) lui fait une cour assidue et ne se laisse pas décourager par ses rebuffades amusées. Sa constance est finalement récompensée par la veuve qui lui cède. Mais, passées les premières semaines d’extase, le frivole marquis se lasse de son amante qui, le cœur brisé, n’a d’autre ressource que de lui rendre sa liberté.
Toutefois la femme blessée entend faire payer à l’amant inconstant sa trahison. Une mère désargentée (Natalia Dontcheva) et sa fille à la beauté angélique, Mademoiselle de Joncquières (Alice Isaaz), contraintes de vivre de leurs charmes suite à leurs revers de fortune, seront les instruments de sa vengeance.

Depuis une vingtaine d’années, le marseillais Emmanuel Mouret creuse un sillon bien à lui dans le cinéma français en y semant comme autant de pépites de charmants marivaudages dont les titres faussement candides annoncent l’esprit  : Laissons Lucie faire, Un baiser s’il vous plaît !, L’art d’aimer, Caprice. En regardant son premier film d’époque, on se demande comment il n’est pas venu plus tôt au Siècle des Lumières, à la perfection de sa langue, à l’élégance de ses toilettes.

Emmanuel Mouret emprunte à Diderot un épisode de Jaques le Fataliste qui avait inspiré à Robert Bresson Les Dames du bois de Boulogne. L’intrigue déroule sans anicroches sa mécanique (trop ?) bien huilée. Les scènes se succèdent qui inexorablement voient le marquis des Arcis tomber sous le charme de la jeune demoiselle de Joncquières, d’autant plus séduisante qu’elle ne prononce pas une parole, lui promettre une rivière de diamants, une rente, un hôtel particulier et, bientôt, le mariage.

Lorsqu’au lendemain de la nuit de noces, Mme de la Pommeraye triomphe en révélant au mari berné son aveuglement, on croit l’histoire terminée. Il n’en est rien. Elle dure vingt minutes de plus qu’Emmanuel Mouret emprunte en partie à Diderot et extrapole pour le reste. Ce qu’il emprunte à Diderot, c’est un dénouement bancal que Diderot lui-même avait critiqué : le marquis des Arcis, par amour pour sa femme, accepte sans broncher la mésalliance au risque de devenir la risée du tout-Paris. On se souvient que l’histoire de la Pommeraye est racontée à Jacques et à son maître par la patronne de l’Auberge du Grand-Cerf où ils passent la nuit et la critique qu’en font Jacques et son maître est l’occasion, comme l’a brillamment analysé Kundera, de poser les bases de l’art du roman moderne

Emmanuel Mouret conclut son film avec Mme de la Pommeraye, renvoyée à son amère solitude, qui croyait punir le marquis de son inconstance, mais qui, à son corps défendant, lui a permis de connaître la félicité d’un mariage heureux, nonobstant le passé caché de son épouse. Cette conclusion ne figure pas dans l’œuvre de Diderot. Elle coule pourtant de source. Sa brutalité saisit. En un clin d’œil on passe de Marivaux à Choderlos de Laclos.

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Invasion ★☆☆☆

Quelques extraterrestres ont débarqué sur notre planète avant son invasion générale et ont pris apparence humaine pour comprendre la psyché de ses habitants. D’un simple contact du majeur, ils volent aux humains leurs « concepts » : la famille, la peur, l’amour…

Ce résumé éveille en vous un souvenir ? C’était le même que celui du précédent film de Kiyoshi Kurosawa Avant que nous disparaissions sorti en mars 2018. Entretemps, le prolixe réalisateur japonais a réalisé sur ce sujet une mini-série en cinq épisodes qu’il ramasse aujourd’hui en cent quarante minutes.

L’impression désagréable d’avoir sous les yeux à un « produit dérivé » dont la dispensable sortie en salles n’a guère d’autre but que d’augmenter la rentabilité d’un filon est le premier reproche qu’on peut adresser à Invasion. Ce n’est pas le seul.

À force d’avoir vu ses films qui sortent à jet continu tous les six mois, on n’est plus dépaysé par le cinéma de Kiyoshi Kurosawa. Avec peu de moyens, sinon un art du cadrage consommé et une musique très travaillée, le réalisateur s’est fait une spécialité de glisser dans les failles d’un quotidien anodin mille angoisses. Il (ré)invente le film gore sans hémoglobine, le film de SF sans petits hommes verts. Au premier, on crie au génie ; au vingtième, on étouffe un bâillement d’ennui car la recette ne révèle plus guère de surprises.

C’est le cas de cet Invasion qui a le défaut de reprendre, à quelques bémols près, la même trame que son précédent film. Avant que nous disparaissions suivait les traces de trois extra-terrestres. Invasion est plus ramassé – sinon par sa durée – qui en suit un seul, le docteur Makabe (le bien-nommé) qui a pris l’apparence d’un immense chirurgien. Pour l’aider dans ses premiers pas sur terre à déchiffrer ces humains décidément bien imprévisibles, il s’est adjoint les services d’un « guide », Tatsuo, qui travaille comme lui à l’hôpital. Tatsuo a une femme, Setsuko, qui se révèle la véritable héroïne du film, autour de laquelle le récit se construit. Car Setsuko possède le don rare de résister aux viols psychologiques des extra-terrestres. Et on comprendra que ce don exceptionnel trouve son origine dans le sentiment qu’elle éprouve pour son mari : l’amour.

On voudrait nous faire acheter – et je l’avais moi-même écrit en conclusion de ma critique de Avant que nous disparaissions – que, sous couvert de parler d’invasion extra-terrestre, le film de Kurosawa interroge d’abord notre propre humanité. Je conclurai avec moins de grandiloquence ma critique aujourd’hui pour déplorer la vacuité métaphysique de ce pompeux discours.

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Whitney ★★☆☆

Whitney Houston (1963-2012) fut l’une des chanteuses pop les plus célèbres de son temps. Elle aurait vendu plus de 200 millions d’albums et de singles. Son premier album, sorti en 1985, disque de diamant, enregistre les meilleures ventes de tous les temps pour un artiste solo et contient trois singles classés numéro un : Saving All My Love for You, How Will I Know et Greatest Love Of All. Son deuxième est dès sa sortie en juin 1987 en tête des charts avec notamment le hit I Wanna Dance with Somebody (Who Loves Me). En 1992, la gloire de Whitney Houston est à son apogée avec le film Bodyguard et sa B.O. vendue à 44 millions d’exemplaires à travers le monde.
Mais vampirisée par sa famille, brutalisée par son mari, la star sombre peu à peu dans la drogue. Elle ne s’en relèvera jamais.

Le réalisateur britannique Kevin Macdonald prend son temps pour raconter la vie de Whitney. Il y consacre deux heures, qui passent sans regarder sa montre tant l’histoire de la jeune fille de Newark est captivante. On a beau en connaître les principales étapes et l’issue fatale, on la regarde sans s’ennuyer.

Le réalisateur, qui a déjà signé des documentaires consacrés à Eric Campbell, Mick Jagger, Bob Marley, ne force pas son talent en alternant paresseusement les images d’archive et les interviews face caméra des proches de l’actrice. On ne lui en fera pas grief. La raison de notre indulgence ? Sans doute la sympathie coupable qu’on nourrit, comme tous les fans du Top 50 qui finirent leur adolescence dans les années 1985-1987 et achetèrent avec leur argent de poche la cassette ou le 33 Tours Whitney dans ces années-là.

Whitney ressemble à Amy sorti il y a deux ans, car la – courte- vie de Amy Winehouse ressemble à celle – un peu plus longue – de Whitney Houston. Même talent fou, même succès mondial, même famille toxique, même inéluctable plongée dans l’addiction. Avec un chouïa de putasserie, Kevin Macdonald remue les histoires sales et étale ce qu’on reproche aux tabloïds de dévoiler. Le voyeurisme du spectateur en est récompensé. Mais son cœur s’étreint, au moins autant à l’évocation du destin de la chanteuse qu’à celui de sa fille, enfant unique d’un couple toxique, ballottée d’une salle de concert à l’autre, plongée par mimétisme dans la drogue et morte à vingt-deux ans d’une overdose dans sa baignoire dans des circonstances analogues à celles du décès de sa mère.

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Sofia ★★★☆

Sofia est enceinte. Mais elle refuse de l’admettre. Au Maroc, hélas, le déni de grossesse est un délit de grossesse – comme le titre joliment Le Monde – pour qui a conçu un enfant hors mariage. Il faut toute la débrouillardise de Lena, la cousine de Sofia, étudiante en médecine, et de Leila, sa tante, pour permettre à Sofia d’accoucher dans une clinique privée et de sortir du commissariat où elle est ensuite détenue. Pour y parvenir, les trois femmes ont dû convaincre Omar, l’homme que Sofia rend responsable de sa maternité.

Régulièrement nous arrivent du Maghreb des petits films coupants comme le silex. Ils ont en commun de dénoncer le sort réservé aux femmes et de documenter les rapports de classes : l’Algérien À mon âge je me cache encore pour fumer, le Tunisien La Belle et la Meute, le Marocain Much Loved. Couronné par le prix du scénario dans la section Un certain regard à Cannes et au festival du film francophone d’Angoulême, Sofia a sa place dans cette liste de films qui marquent durablement.

La force en vient de son scénario qui rappelle, par son déroulement implacable, ses ellipses et ses coups de théâtre, les meilleurs Dardenne et Farhadi. Sans un temps mort, Meryem Benm’Barek filme les vingt-quatre heures qui séparent la découverte de la grossesse de Sofia de l’accord d’Omar pour reconnaître son enfant. Le film pourrait s’arrêter là ; mais il s’offre une longue postface pour le mariage de Sofia et d’Omar qui est l’occasion d’un coup de théâtre qui en revisite le sens. On n’en dira pas plus.

Plus encore que sur le sort des femmes et l’archaïsme des dispositions du code pénal marocain, c’est dans la peinture des relations de classe que Sofia excelle. Car Sofia, Léna et Omar appartiennent à trois milieux bien différents. Léna, dont la mère a épousé un riche Français, appartient à la classe aisée et habite une belle maison à Anfa en bord de mer. Sofia, dont les parents habitent un appartement du centre-ville de Casablanca, appartient à la classe moyenne. Quant à Omar, soutien de famille depuis la mort de son père, son adresse dans le quartier défavorisé de Derb Sultan signe son appartenance à la classe pauvre. Entre eux trois et leurs familles, un poker menteur se joue qui fait froid dans le dos.

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Shéhérazade ★★★★

Zachary a dix-sept ans. C’est un ado brinquebalé entre une mère trop jeune incapable de l’éduquer et des foyers éducatifs incapables de l’aimer, une caillera dont les petits larcins l’ont déjà conduit en EPM (établissement pénitentiaire pour mineurs).
Un jour, Zachary rencontre Shéhérazade, le verbe haut, la jupe courte, qui tapine sur les trottoirs de Marseille.

Depuis Zéro de conduite et Les quatre cents coups, la jeunesse délinquante n’a cessé d’inspirer le cinéma. Les films sont légion, en France comme à l’étranger, qui peignent des jeunes gens à peine sortis de l’enfance et plongés trop vite dans la violence de l’âge adulte. Certains sont excellents et mémorables : Orange mécanique (1971), Le Petit Criminel (1990), La Haine (1995), Mon nom est Tsotsi (2005), This is England (2006), Guerrière (2011), La Tête haute (2014)…

Shéhérazade peut sans rougir s’ajouter à cette liste prestigieuse. Ce premier film aux fausses allures de documentaire a largement mérité sa sélection à la Semaine de la Critique et le prix Jean-Vigo qui lui a été décerné. Il nous plonge dans les bas-fonds de Marseille, ses banlieues déshumanisées, ses trottoirs conquis de haute lutte par les gangs pour y placer leurs filles, ses squats sordides… Les acteurs, tous amateurs, y parlent un argot presqu’incompréhensible sans sous-titre, mélange de français avé l’assent et d’arabe où on s’emboucane à tout bout de champ en jurant sur le Coran. Leur abrutissement, leur rage impuissante qu’ils ne savent que convertir en violence contre eux-mêmes et contre autrui nous désolent autant qu’ils nous touchent.

Jean-Bernard Marlin prend son temps en posant ses personnages. Zachary est le principal – qui aurait pu légitimement revendiquer le titre du film. L’histoire tourne autour de lui depuis sa sortie d’EPM jusqu’à sa rencontre avec Shéhérazade dont il devient sans l’avoir vraiment prémédité le proxénète. La relation qu’ils nouent relève de l’évidence. Elle a la pudeur des amours adolescentes et la violence des pactes de sang. Zachary protège Shéhérazade comme un mac protège ses filles mais n’a pas le droit de confesser ses sentiments ni celui de la considérer autrement qu’un tapin.

On sent poindre l’ennui quand arrive la fin des une heure trente réglementaire. Mais Shéhérazade compte vingt minutes de plus qui en bouleverse l’économie et en illumine le propos. Zachary va être confronté à un dilemme moral aussi simple qu’éprouvant comme les frères Dardenne en ont le secret. Il y a un procès. Des témoignages sont filmés sans fioriture. On les a déjà vus mille fois. On est pourtant ému jusqu’à l’âme. Limpide. Terrible. Bouleversant.

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