Barbie ★☆☆☆

Barbie (Margot Robbie) vit une vie plus que parfaite à Barbieland jusqu’au jour où des pensées mortifères l’assaillent et de la cellulite apparaît sur ses cuisses. Le seul remède : retrouver dans le monde réel sa propriétaire qui a causé ces changements funestes. La jeune femme se lance dans cette périlleuse odyssée en compagnie de Ken (Ryan Gosling). Elle y découvre que les femmes sont un objet de concupiscence et que le patriarcat domine. De retour à Barbieland, Ken, trop content de sortir de l’état de domination dans lequel lui et les siens étaient maintenus jusqu’alors, décide de renverser l’ordre établi. Toutes les Barbies devront s’unir pour éviter cette subversion.

Je n’avais pas réussi à trouver une place pour aller voir Barbie en avant-première le 18 juillet. J’ai dû ronger mon frein (je suis en effet très souple !) une dizaine de jours avant d’aller le voir hier soir dans une salle encore presqu’aussi comble dont j’étais probablement le plus vieux spectateur. Voilà qui m’a agréablement changé des retraités narcoleptiques et des chômeurs en fin de droit dont je suis régulièrement entouré dans des salles quasi-vides devant des films kazakhs en noir et blanc.

Le pitch génial de Barbie lui garantissait une large audience : « Si vous aimez Barbie, ce film est pour vous. Si vous détestez Barbie, ce film est pour vous aussi ». Le succès est au rendez-vous : Barbie génèrera probablement plus d’un milliard de recettes à travers le monde et a déjà attiré 2,6 millions de spectateurs en France en deux semaines d’exploitation à peine.

Je me faisais une joie régressive d’aller voir ce film. J’ai été bien déçu. Pour deux raisons.

La première était la curiosité suscitée par la mise en scène de cet univers kitchissime. La production n’a pas lésiné sur les moyens. Les décors roses et plastiques de boîtes à jouets, inspirés du design californien du milieu du siècle dernier, réduits à l’échelle 0.77, sans murs, ni portes, ni escaliers, n’ont pas eu recours aux images de synthèse. Les costumes de Barbie et de Ken donnent irrésistiblement envie de (re) jouer à la poupée. Mais, l’effet de surprise dissipé au bout de quelques minutes, tout ce kitsch écœure ; tout ce rose donne la nausée.
Plus grave : l’humour qu’on m’avait tant vanté était aux abonnés absents. Certes, il faut rendre crédit à Ryan Gosling trop souvent accusé de n’avoir aucun talent. C’est lui, plus que Margot Robbie pourtant sublime, qui est le vrai héros du film – et le réel moteur de son scénario. Sa bêtise bas du front est réjouissante. Mais elle n’est pas hilarante. Je n’ai pas ri une seule fois devant Barbie et ne me souviens pas d’une punchline, d’une situation devant laquelle j’aurais dû m’esclaffer si j’avais été plus indulgent. Je regrette notamment que la VF ne se soit pas autorisé les allusions salaces qui m’auraient fait glousser (« Barbie n’a pas envie de Ken » par exemple aurait suffi à mon bonheur).

La seconde est plus substantielle. En allant voir Barbie, j’imaginais spontanément qu’il s’agirait d’un procès en règle du stéréotype hypergenré renvoyé par la bombasse de Mattel. J’ai été immédiatement dérouté par le postulat de départ : Barbieland n’est pas, contrairement au préjugé que j’en avais, un repère de bimbos décérébrées, mais au contraire une gynocratie de femmes fortes, assumant tous les métiers possibles (une présidente gouverne depuis une Maison Blanche… rose et la Cour suprême est composée de neuf femmes) et où le seul rôle des hommes (les Kens) est de les idolâtrer. C’est seulement en revenant du monde réel que Ken plante à Barbieland la mauvaise graine (métaphore condamnée à rester platonique faute pour Barbie et Ken de posséder des organes génitaux) : le patriarcat.

Le film de Greta Gerwig, dont on escomptait plus de chien, mais que le service juridique de Mattel a peut-être obligé à retenir ses coups, se termine par conséquent dans la morale tiédasse d’un dessin animé de Pixar dont l’esthétique semble tout droit sortie d’une publicité d’une Église évangélique : non pas une critique à boulets rouges de la phallocratie, non pas un plaidoyer vibrant pour les femmes et leur libération, mais un appel ultra-consensuel à toutes les Barbies et à tous les Kens à être soi-même. Pouah…..

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Les Herbes sèches ☆☆☆☆

Professeur d’arts plastiques dans un collège perdu de l’est de l’Anatolie où il ronge son frein depuis quatre ans déjà, Samet n’a qu’une idée en tête : obtenir au plus vite sa mutation. Il partage l’appartement et la frustration d’un collègue, Kenan, qui, à la différence de Samet, est originaire de la région, mais rêve comme lui d’en partir. Les deux hommes font la connaissance de Nuray, une professeure d’anglais dans un lycée de la ville voisine, qui a perdu une jambe dans une manifestation anti-gouvernementale. Les deux hommes font l’objet d’une enquête administrative du rectorat suite à la plainte déposée par plusieurs élèves qui leur reprochent leur comportement inapproprié.

Le réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan fait l’objet d’une admiration universelle et révérencieuse qui n’a guère d’équivalent au monde dans le cinéma contemporain sinon peut-être celle qu’inspirent Terrence Malick, Apichatpong Weerasethakul ou Béla Tarr. Il la doit aux nombreuses récompenses glanées dans les plus célèbres festivals (tous ses films depuis Uzak en 2002 ont été sélectionnés en compétition officielle à Cannes, Winter Sleeps y remportant la Palme d’or en 2014 et Merve Dizdar le prix d’interprétation féminine en mai dernier pour ces Herbes sèches).

Il est donc difficile, sauf à vouloir passer pour un esprit rebelle et anticonformiste – ce qui n’est guère mon style – d’en dire du mal.
Or force m’est d’avouer que je ne prends aucun plaisir à ses films obèses (Les Herbes sèches dure plus de trois heures). Pire : je vois dans les louanges qu’on lui adresse une cuistrerie suspecte. J’avais eu la dent très dure pour son film précédent, Le Poirier sauvage, au sujet duquel j’ai écrit une critique au vitriol conclue par un zéro pointé. Je n’aurai la main guère moins lourde pour celui-ci.

J’ai dû m’y prendre à deux reprises pour en venir à bout. La première fois, le soir de la sortie, j’ai plongé dans un profond sommeil, au bout de quinze minutes à peine, dont je suis ressorti beaucoup trop tard pour m’autoriser à en écrire la critique sans le revoir une seconde fois. C’est chose faite depuis hier, non sans avoir au préalable pris trois cafés pour m’autoriser à dire du mal d’un film dont je n’aurai manqué aucun plan.

Mon masochisme – ou mon honnêteté intellectuelle, c’est selon – fut bien mal payé de retour. Car, j’ai trouvé le temps bien long. C’est, je l’ai dit, une des caractéristiques de l’oeuvre de Nuri Bilge Ceylan qui, après des premiers films d’une durée orthodoxe, tangente dangereusement les trois heures dans ses quatre derniers films sans que rien ne justifie un tel format.
Pourquoi faire durer un film au-delà des limites normales que l’attention – et la vessie – humaine autorise ? Certains motifs sont recevables : raconter une riche histoire aux multiples et incompressibles rebondissements (Christopher Nolan, Damien Chazelle), plonger le spectateur dans un état catatonique (Lav Diaz, Bela Tarr), en donner aux fans pour leur argent (la franchise Marvel et sa ribambelle de super-héros). Je n’en trouve aucun pour justifier la durée de ces Herbes sèches.

De quoi y est-il question ? De la vie ennuyeuse d’un enseignant veule relégué dans une province reculée. La durée du film nous fait-elle plus péniblement ressentir l’inconfort de sa situation ? Pas sûr. Et s’il ne se passe rien, ou du moins pas grand-chose, c’est sans doute moins pour accréditer l’idée, au demeurant tout à fait pertinente, que la vie de Samet est oiseuse (Buzzati, Gracq ou Beckett ont bien écrit trois chefs d’oeuvre qui racontent l’attente et constituent autant de métaphores saisissantes de la condition humaine), que parce que le scénario hésite entre deux sujets.

Le premier, qui occupe la première partie du film, tourne autour des accusations portées contre Samet et Kenan. Elles laissent augurer sinon un suspense haletant (les deux hommes seront-ils ou non blanchis ?), à tout le moins un questionnement très contemporain sur les relations profs-élèves à l’ère #MeToo, la part ambiguë des sentiments qui s’y glissent et la foi donnée dans la parole des victimes.

Mais Les Herbes sèches oublie ce sujet là en cours de chemin pour s’intéresser à un autre : la relation à trois – le trouble trouple si j’ose dire – qui se construit entre Nuray, Samet et Kenan, les deux hommes, on l’aura compris, tombant chacun à sa façon amoureux de la même femme. Là encore, le suspense monte… pour se terminer en queue de poisson, dans un épilogue printanier qui, après deux heures trente hiémales pendant lesquelles la neige est tombée à gros flocons, laisse enfin percer le soleil et nous assène en voix off quelques apophtegmes sentencieux (on aura compris à cette dernière phrase amphigourique lestée d’un vocabulaire pompeux que je me suis lentement mais sûrement laissé contaminer).

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Les Ombres persanes ★★★☆

Farzaneh souffre d’une grave dépression. Depuis qu’elle est tombée enceinte, elle a dû interrompre son traitement, ce qui n’arrange rien à son état. Quand elle voit Jalal, son mari, entrer dans l’appartement d’une inconnue, alors qu’il lui avait dit s’absenter de Téhéran pour la journée, elle croit à une hallucination. Mais bientôt se révèle à elle l’incroyable vérité : Jalal a un sosie, il s’appelle Mohsen et il vit avec une femme, Bita, qui ressemble à Farzaneh comme deux gouttes d’eau.

Le cinéma iranien est décidément enthousiasmant. Après L’Odeur du vent le mois dernier, Les Ombres persanes manquera de peu d’être mon film préféré ce mois-ci, juste derrière Les Filles d’Olfa et en attendant Barbie et Oppenheimer que je tarde à voir. Mon enthousiasme pour le cinéma iranien s’explique-t-il par l’envoûtement qu’exerce sur moi la musique du farsi ? ou par la qualité intrinsèque de films aussi âpres que La Loi de Téhéran, Nahid ou Une séparation ?

Les Ombres persanes revisite le thème bien connu du Doppelgänger, ce double fantomatique et angoissant popularisé par la littérature fantastique allemande et utilisé par des écrivains aussi célèbres que Poe, Dostoïevski, Stevenson (Dr Jekyll et Mr Hyde), Wilde (Dorian Gray) ou, plus près de nous Saramago (dont le roman L’Autre comme moi a fait l’objet en 2013 d’une adaptation que j’avais beaucoup aimée, Enemy, avec Jake Gyllenhaal… que j’étais allé féliciter pour ce rôle lorsque je l’avais rencontré en juin 2015 à Paris… c’était ma minute people).

Les Ombres persanes – dont le titre fait peut-être allusion à l’absence d’ombre du Doppelgänger – raconte l’histoire de deux doubles. C’est « le motif du double poussé au carré » pour citer Mathieu Macheret du Monde : Jalal/Mohsen + Farzaneh/Bita, quatre rôles interprétés par deux acteurs diablement talentueux (Taranesh Alidoosti réussit à se métamorphoser à un tel point que j’ai dû aller vérifier dans le casting que c’était bien la même actrice qui interprétait Farzaneh et Bita).

Chaque sosie renvoie à son double et au double de son conjoint une image plus ou moins attirante. Bita, l’épouse de Mohsen, est une version en mieux de Farzaneh, plus maternelle, plus sexy, plus enjouée. En revanche, Mohsen est une version en pire de Jalal, un macho violent, un père mal aimant, un époux mal-aimant.

J’aurais pensé que le film se construirait autour d’une énigme qui l’aurait tiré vers le fantastique : ces doubles sont-ils ou non le produit de l’esprit malade de Farzaneh, noyé dans les pluies diluviennes qui s’abattent sans discontinuer sur Téhéran ? J’aurais encore volontiers imaginé que le film pourrait alternativement se construire sur un suspense : les quatre protagonistes vont-ils découvrir l’existence de leur double et, si oui, quelles seront leurs réactions ? Mais ces arcs narratifs qui sont un temps utilisés, tournent court. Une fois ces hypothèques levées, Les Ombres persanes prend une autre direction encore plus stimulante que les deux précédentes : l’existence de ces doubles va profondément ébranler les deux couples que forment Farzaneh et Jalal d’une part, Bita et Mohsen d’autre part qui, par cette découverte, prennent conscience de leur désassortiment.

Mais là encore, Les Ombres persanes m’a révélé une dernière surprise. À vingt minutes de la fin, j’en avais pronostiqué le dénouement, avec la morgue péremptoire qui me caractérise. Je m’étais trompé dans les grandes largeurs – même si je maintiens que la fin que j’avais imaginée aurait pu parfaitement s’écrire. [Je reconnais volontiers que ce dernier paragraphe, paralysé par la crainte du divulgâchage, est opaque]. Bref, pour le dire plus clairement, Les Ombres persanes ne se termine pas comme je l’avais prévu… et c’est très bien ainsi !

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Un hiver en été ☆☆☆☆

Aux quatre coins de l’hexagone, des personnages tentent tant bien que mal de faire face au froid sibérien qui s’est abattu sur la France en ce mois de juin : un vigile (Nicolas Duvauchelle) surprend une SDF (Clémence Poesy) en train de marauder dans un supermarché ; un officier de l’armée de terre à la veille d’une mission suicide (Laurent Stocker) recueille un jeune drogué en rupture de ban (Pablo Pauly) ; une star de la chanson (Elodie Bouchez) de retour à Paris est victime d’un malaise et retrouve dans l’ambulance du Samu qui la secourt son premier amour (Cedric Kahn), marié depuis vingt ans à une femme qu’il n’aime pas (Hélène Fillières) ; un riche entrepreneur (Benjamin Biolay) passe la nuit avec une éboueuse (Nora Hamzawi) ; une policière confite en religion (Judith Chemla) recueille un immigré iranien (Rafi Pitts).

Laetitia Masson fut un temps une jeune et prometteuse réalisatrice française : En avoir (ou pas), À vendre, Love me révélaient Sandrine Kiberlain au tournant du siècle et laissaient une marque. Et puis Laetitia Masson s’est perdue. La Repentie (2002), avec Isabelle Adjani et Samy Naceri, est peut-être l’un des plus mauvais films jamais réalisés. Depuis Laetitia Masson n’a plus tourné grand-chose sinon quelques téléfilms.

Un hiver en été aurait pu marquer son retour grâce à son étonnante brochette de stars qui lui donne des airs de Wes Anderson française. Mais c’est un pétard mouillé, dont la sortie, prévue en mars, a été repoussée à une date qui le condamne, entre la sortie de Barbieheimer et les départs en vacances, à l’invisibilité.

Un hiver en été est un film à sketches dont les cinq histoires, qui n’entretiennent quasiment aucun lien entre elles sinon la troublante attirance que ses personnages éprouvent pour les Nymphéas de Monet, sont entremêlées au montage.

Je n’aime pas les films à sketches. Je trouve chacun des volets qui les composent trop courts pour s’y immerger vraiment. Je leur reproche leur qualité inégale : on s’attache toujours plus à une histoire qu’à une autre. C’est un défaut dont Un hiver en été est exempt. Aucune de ses histoires n’est intéressante. Toutes mettent en scène des personnages unanimement antipathiques, le comble étant atteint dans l’auto-caricature par Benjamin Biolay, et sans intérêt. On ne croit pas une seule seconde, devant des personnages têtes nues et sans gants, au froid polaire qu’ils sont censés combattre. Les seuls à tirer leur épingle du jeu, s’il fallait sauver quelque chose de ce naufrage, seraient Nicolas Duvauchelle et Judith Chemla pour leurs outrances.

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Welfare (1975) ★★★☆

Né en 1930, Frederick Wiseman, après avoir étudié le droit et l’avoir même un temps enseigné dans les plus prestigieuses universités américaines (Boston, Brandeis, Harvard…), décide de réaliser, de produire et de monter ses propres documentaires. Titicut Follies est le tout premier en 1967. Tout le cinéma de Wiseman, le « pape du documentaire » y est déjà en filigrane. Le sujet : une institution, ici, un hôpital psychiatrique, plus tard une école, un commissariat de police, un tribunal, une caserne… Un dispositif minimal pour le filmer : Wiseman prend lui-même le son et n’est assisté que d’un seul cadreur qu’il dirige. Et une méthode originale qui fera école : aucune interview, aucun sous-titre, aucune voix off, mais des heures et des heures de rushes filmés jusqu’à ce que la caméra réussisse à se faire oublier et soigneusement triés durant un long montage qui en fera ressortir la vérité.

Au fur et à mesure, les documentaires de Wiseman prennent plus d’ampleur. Titicut Follies durait 87 minutes à peine, Welfare, resté étrangement inédit en salles, en dure déjà 167. Near Death, tourné dans un service de soins intensifs explosera tous les records avec 358 minutes, soit près de 7 heures ! Pourquoi une durée si obèse ? Peut-être pour nous immerger corps et âme dans cette institution que Wiseman veut nous faire reconnaître, au risque de nous épuiser (je me souviens avoir beaucoup souffert devant At Berkeley – 244 min – ou City Hall – 272 min).

Welfare se déroule dans les murs – dont jamais la caméra ne sortira – d’un centre d’assistance sociale de Manhattan. Toute la misère du monde semble s’y être donné rendez-vous : des jeunes toxicos, des vieux clodos, quelques Blancs, beaucoup de Noirs ou de Latinos, l’esprit embrumé par l’alcool, les drogues ou des troubles psychiatriques, qui, pour certains sinon pour la plupart, relèvent plus de la médecine que de l’aide sociale. Que cherchent-ils pendant les longues heures où ils patientent dans ces salles enfumées et bruyantes, ballottés d’un bureau à l’autre ? À résoudre des problèmes administratifs kafkaïens et, tout simplement, à trouver un toit pour dormir la nuit prochaine et un peu de nourriture pour manger.
Face à eux, des fonctionnaires débordés et souvent impuissants essaient de comprendre leurs requêtes. Ils dressent devant les demandeurs des obstacles souvent infranchissables : il manque un papier, leur demande relève d’un autre service, il faut revenir demain…. Au point qu’on pourrait presque se demander si Wiseman n’instruit pas le procès de l’administration à charge en la peignant sous les traits inhumainement caricaturaux d’une machine à dire non.

Pour autant, il serait injuste de l’accuser de manichéisme. Les fonctionnaires ne sont pas tous des bureaucrates butés mais bien des hommes et des femmes qui, avec une patience qui force l’admiration, essaient, dans la mesure de leurs moyens et de ce que la réglementation autorise, d’apporter une réponse aux situations douloureuses qui leur sont exposées. Deux cas en particulier sont longuement filmés. Il s’agit de deux femmes noires – indice éloquent des difficultés sociales rencontrées par la minorité noire et par les femmes. La première, rachitique, sort d’hôpital et semble à bout de souffle. Elle a dû quitter son appartement dont elle ne pouvait plus payer le loyer. L’assistance sociale l’a temporairement relogée à l’hôtel ; mais le chèque qu’on lui a fait miroiter pour régler sa note ne lui est pas parvenu à cause de son changement d’adresse. La seconde vient de Caroline soigner à New York son diabète. L’aide sociale est au nom de son mari qui refuse de lui donner sa part. Dans un cas comme dans l’autre, de longues palabres ne permettront pas de régler la situation des deux indigentes.

Si l’on sent bien sûr de quel côté son cœur penche, vers les plus fragiles, Wiseman ne se départ pas de toute objectivité et n’idéalise pas les usagers. Il consacre une longue séquence à un vieil homme, manifestement dérangé, qui vient de subir une trépanation dont la moitié de son crâne rasé garde la trace et qui vomit sa bile et ses délires racistes sur un jeune vigile noir qui conserve un flegme inébranlable.

Welfare constitue un témoignage passionnant de la « sociologie du guichet » – une expression empruntée au sociologue français Alexis Spire – et aussi de son histoire. Dire qu’il a gardé toute son actualité serait avoir la dent bien dure à l’encontre de l’administration. L’informatisation – dont Wiseman a l’intuition de filmer les premières manifestations – a largement accéléré les procédures : en regardant Welfare, on mesure le temps que perdaient les employés à retrouver un dossier qu’un simple clic suffit aujourd’hui à retrouver. On mesure aussi les progrès effectués dans l’accueil du public, dans l’aménagement des bureaux, dans la manière de conduire les entretiens : les conditions de travail des fonctionnaires que montre Welfare seraient inacceptables aujourd’hui comme le sont les conditions d’accueil des demandeurs. Certains diront hélas que si la forme a changé, le fond reste le même : aujourd’hui comme hier, l’aide sociale, aux Etats-Unis comme en France, sous-staffée, sans budget, ne sait pas traiter les situations les plus urgentes. Ont-ils tort ?

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Paula ★☆☆☆

Paula a onze ans. C’est une enfant frondeuse qui peine à se plier à la discipline scolaire. Sa mère vit en Corée loin d’elle. Son père, un biologiste qui souffre d’une insuffisance respiratoire grave et a cessé de travailler, la couve d’un amour exclusif. Obsédé par la qualité de l’alimentation de sa fille, il a banni le sucre, la viande et le lait de son régime. Pour l’été il a décidé de partir dans un gîte rural au bord d’un lac perdu au milieu de la forêt. Quand vient l’automne, il n’en part pas et annonce aux services sociaux qu’il assurera désormais son éducation à la maison.

Paula est un premier film troublant basé sur une ambiguïté. Le père – qui demeurera anonyme – est-il un être aimant qui entend consacrer les derniers mois qui lui restent à vivre à sa fille et lui transmettre les valeurs qui lui sont chères ? ou est-il au contraire un monstre farci de connaissances pseudo-scientifiques qui, flirtant avec l’inceste, va étouffer sa fille à force de (mal) l’aimer ?

On imagine la catastrophe qu’aurait été le film si le second parti avait été trop vite révélé, la seconde moitié du film se transformant alors en survival movie avec une gamine tentant de fuir dans la forêt un père devenu hystérique. Le scénario de Paula est heureusement plus subtil qui laisse planer presque jusqu’à la fin le mystère. Le choix à contre-emploi de Finnegan Oldfield, auquel on donnerait le bon dieu sans confession, y est pour beaucoup.

Il faut saluer le courage de la jeune réalisatrice à prendre l’air du temps à rebrousse-poil en faisant de son héros écolo pur jus un ogre en puissance. Autre choix audacieux et réussi : avoir choisi l’acteur transgenre Ocean – et le filmer le sexe à l’air – pour interpréter la figure patibulaire d’un punk à chien, sale et menaçant, qui s’avèrera, contre toute attente, une planche de salut pour la gamine.

Pour autant, Paula peine à convaincre. Les ficelles de ce conte fantastique sont un peu trop grosses. Tout y est paradoxalement à la fois trop elliptiquement suggéré et trop caricaturalement souligné.

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Master Gardener ★☆☆☆

Narvel Roth (Joel Edgerton) veille jalousement sur le domaine de la riche Mrs Haverhill (Sigourney Weaver). Son passé enfoui refait surface quand la douairière lui demande de prendre sous sa coupe sa petite-nièce.

Paul Schrader écrivit le scénario de Taxi Driver il y a près de cinquante ans et réalisa plus d’une vingtaine de films. Les trois derniers – Sur le chemin de la rédemption, que je n’ai pas vu, The Card Counter et ce Master Gardener – ont pour héros un lointain cousin de Travis Bickle, ce conducteur de taxi névrotique immortalisé par Robert De Niro.

Comme on l’apprendra vite, le personnage tout en muscles interprété par le taiseux Joel Edgerton est en quête d’une rédemption impossible pour les crimes qu’il a commis, des années plus tôt, alors qu’il était le membre fanatisé d’un groupuscule néonazi. Son corps en porte encore la trace, couvert d’impressionnants tatouages. Mathieu Macheret dans Le Monde le décrit mieux que je ne saurais le faire : « un personnage volontairement absorbé par une routine afin d’étouffer la brûlure encore vive d’un passé maudit qui reflue par bribes ».

Ce personnage est fascinant. Et le duo qu’il forme avec la veuve (mais Mrs Haverhill a-t-elle jamais été mariée ?) qui l’emploie et à laquelle il est dévoué corps (!) et âme, est plus fascinant encore.

Le problème de Master Gardener est qu’il ne peut pas se borner à présenter ce duo, comme le fait sa première demi-heure, qui constitue sa partie la plus intéressante. Il lui faut raconter une histoire. Et c’est là que les choses se gâtent avec l’entrée en scène de Maya, cette petite-nièce aux mauvaises fréquentations. Le scénario de Master Gardener s’affadit alors brutalement. Le vénéneux huis clos façon Tennessee Williams vire au thriller sans âme façon Luc Besson.

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Les Meutes ★★★☆

Hassan est un ex-taulard toujours prêt à se vendre au plus offrant pour effectuer des mauvais coups et en retirer un maigre bénéfice. Son fils Issam a pour l’instant réussi à ne pas suivre la voie de son père, quitte à effectuer les boulots les plus ingrats pour un salaire de misère. Les deux acceptent une tâche qui ne devrait leur demander guère d’efforts : pour le compte de Dib, kidnapper et donner une leçon à l’homme qui, la veille, l’a roué de coups, après un combat de chiens perdu.
Hassan et Issam réussissent sans trop de difficultés à mettre la main sur le colosse et à l’embarquer dans le coffre de la camionnette asthmatique qui leur a été prêtée pour l’occasion. Mais le prisonnier ne survit pas à l’épreuve et les deux hommes se retrouvent avec un cadavre volumineux dont ils doivent se débarrasser avant le lever du soleil.

Le scénario des Meutes présente un défaut structurel, le même que celui que j’avais déjà pointé du doigt dans Juste une nuit, un film iranien sorti l’automne dernier, qui présente de nombreuses analogies avec ce film marocain : on sait par avance, au moins pendant les trois premiers quarts du film, que toutes les tentatives des deux hommes de se délivrer de leur encombrant colis seront vaines… sauf à ce que le film perde immédiatement son unique moteur.

Pour tourner cet écueil, il faut donc se désintéresser de l’histoire que Les Meutes raconte pour n’y voir qu’un prétexte à autre chose : la description des bas-fonds de Casablanca, loin de toute l’imagerie de carte postale que la grande cité portuaire marocaine charrie depuis Michael Curtiz, et celle des trognes cassées qui la peuplent – à commencer par celle incroyable de Abdellatif Masstouri dans le rôle de Hassan.

Les Meutes m’a rappelé d’autres films. Avec Médecin de nuit, qui suit à la trace Vincent Macaigne l’espace d’une nuit dans le vingtième arrondissement parisien, ou Juste une nuit que j’ai déjà cité, il partage la même unité de temps : son action, qui en est d’autant plus étouffante, se déroule l’espace d’une nuit. Parce qu’il se déroule au Maroc et parce que son histoire, elle aussi, est ramassée en vingt-quatre heures à peine, j’ai songé à Sofia, qui raconte la machination ourdie par une femme pour s’éviter le stigmate d’une grossesse hors mariage. Mais c’est surtout à l’atmosphère poisseuse de quelques polars iraniens récents que Les Meutes m’a fait penser : bien sûr La Loi de Téhéran, une plongée asphyxiante dans le monde interlope et nocturne de la pègre, mais plus encore Marché noir, un autre film iranien éclipsé hélas par le précédent, qui mettait précisément en scène un père et son fils contraints d’enterrer trois hommes retrouvés congelés dans une chambre froide.

Les avanies qui se succèdent et empêchent Hassan et Imam de faire disparaître leur encombrant colis seraient presque comiques à force d’accumulation. Mais Les Meutes ne prête guère à rire. Au contraire, jusqu’à son ultime plan – un chouïa trop malin pour n’être pas poseur – il glace les sangs.

Après avoir tressé tant de louanges aux cinémas algérien (La Dernière reine, Papicha) et tunisien (Les Filles d’Olfa, Un fils, Une histoire d’amour et de désir), Les Meutes m’offre une nouvelle occasion de vanter les qualités d’un jeune cinéma marocain en pleine effervescence dont quasiment chacune des productions est une réussite.

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Le Retour ★★★☆

Quinze ans après l’avoir quittée dans la précipitation, Khédidja (Aïssatou Diallo Sagna, César de la meilleure actrice dans un second rôle pour La Fracture, le précédent film de Catherine Corsini), revient en Corse où un couple de grands bourgeois parisiens (Denis Podalydès et Virginie Ledoyen, plus caricaturaux que nature), qui y ont une maison, lui ont confié le soin de veiller sur leur nombreuse et bruyante progéniture. C’est l’occasion pour les deux filles de Khédidja, Jessica, 18 ans, qui vient d’intégrer Sciences Po, et Farah, 15 ans, moins brillante et plus turbulente, de découvrir l’île où elle sont nées et de déterrer les secrets sur leurs origines qui y sont enfouis.

Le Retour a réussi à être sélectionné en compétition officielle à Cannes et à faire oublier l’odeur de soufre qui l’entourait avant sa projection. Le tournage, dit-on, aurait été houleux – Catherine Corsini est connue pour être une réalisatrice éruptive – et deux signalements pour agressions sexuelles ont été déposés. Mais la polémique s’est éteinte et le film, revenu bredouille de Cannes, a réussi à se glisser dans la programmation très riche de ce début d’été (Mission Impossible, Oppenheimer, Barbie…) au risque de n’y pas trouver son public.

Il le mériterait pourtant ; car Le Retour, malgré le schématisme de son scénario, encorseté dans un cahier des charges peut-être trop lourd, et ses grosses ficelles, est un film réussi.

Le Retour embrasse large. La Corse en est peut-être le personnage principal. Catherine Corsini y a ses racines. Elle en sait la beauté – ses sublimes paysages filmés sous la chaude lumière d’un été finissant – et ses défauts – son virilisme étouffant et son nationalisme sourcilleux. Le Retour embrasse d’autres thèmes sociétaux, et notamment le racisme et l’intégration plus ou moins réussie d’une femme d’origine sénégalaise et des deux filles qu’elle élève courageusement seule. Je n’arrive pas à décider si leur confrontation avec le couple  bien-pensant interprété par Denis Podalydès et Virginie Ledoyen qui, sous couvert d’une hospitalité de façade, laisse transparaître son racisme ordinaire, est particulièrement bien vue ou trop caricaturale.

Le Retour a deux autres dimensions. La première est la coming-of-age story que racontent, chacune à leur façon, les deux filles de Khédidja. Jessica, l’aînée, vit douloureusement les contradictions qui la déchirent.  Elle remet en cause son éducation hétéronormée en tombant amoureuse de Gaïa, la fille des patrons de sa mère. Elle réalise que son ascension sociale et intellectuelle ne pourra pas se faire, façon Annie Ernaux, sans une séparation traumatisante avec sa famille. Farah, la cadette, est un personnage aussi attachant à défaut d’être aussi complexe : l’adolescente, encore engluée dans l’enfance, qui peine à exister aux côtés d’une aînée si parfaite, cherche désespérément sa place en flirtant avec l’interdit.
La seconde est la chronique familiale organisée autour du secret des origines des deux filles. Elle repose sur l’interprétation tout en retenue de Aïssatou Diallo Sagna. Le rôle est splendide. Son actrice se coule dans son personnage avec une belle humanité. Elle réussit à arracher une larme aux spectateurs les plus insensibles.

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Au cimetière de la pellicule ★☆☆☆

Un jeune cinéaste guinéen, Thierno Souleymane Diallo, part, avec la bénédiction de sa mère, à la recherche d’un film disparu : Mouramani, un court-métrage de vingt-trois minutes, tourné en France en 1953 par Mamadou Touré et qui passe pour être le premier film africain. Sa quête est l’occasion d’un voyage à travers la Guinée, en brousse puis à Conakry, et jusqu’en France. Il y montre que le cinéma guinéen, qui fut jadis prospère, n’est plus qu’un champ de ruines : concurrencées par les cassettes vidéo et les DVD, les salles de cinéma sont désaffectées et, privés de toute subvention publique, les jeunes cinéastes guinéens en sont réduits à se former avec des caméras en papier.

Il est de règle que, dans un documentaire, le réalisateur s’efface devant son sujet. Il ne saurait apparaître à l’écran. Tout au plus, parfois, peut-il faire entendre sa voix dans les entretiens qu’il mène. Thierno Souleymane Diallo viole toutes ces règles en ce mettant en scène, pieds nus (pour symboliser son dépouillement, la perche à son plantée dans son sac à dos, la caméra vissée au cou, dans le long périple qu’il entreprend à travers son pays puis, après avoir revêtu un beau costume cravate mais toujours pieds, en France. Un peu Tintin, un peu Monsieur Hulot, il promène sa longue silhouette sur les routes pour mener une quête qu’on sait vouée à l’échec si on connaît déjà un peu l’histoire du cinéma africain et celle de Mouramani, chef d’œuvre définitivement perdu.

La ruine du cinéma a fait déjà l’objet de plusieurs films. Le plus populaire est incontestablement Cinema Paradiso. Plus près de nous, et bien moins célèbres, sont deux documentaires tournés respectivement au Soudan et en Afghanistan : Talking about Trees et Kabullywood.

Aussi sympathique soit-elle, la démarche de Thierno Souleymane Diallo a le défaut de ne pas nous apprendre grand-chose sur une réalité qu’hélas on connaît déjà.

La bande-annonce